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Article de revue

L’oreille des peuples

Pages 101 à 106

1Affirmer qu’il existe une « oreille des peuples » revient à poser la question de ce que l’on met de personnel, mais aussi de collectif, dans l’écoute d’une œuvre. La réponse, ambitieuse et délicate, se situe sans doute à la croisée de l’histoire des sensibilités, de la sociologie, de l’anthropologie et de la psychologie, avec, c’est probable, un zeste de politique. Vaste et passionnant sujet de recherche ! La réponse apportée ici sera bien plus modeste et impressionniste. L’évocation d’une oreille des peuples est, dans les lignes qui suivent, prétexte à une réflexion sur la musique et ses frontières, l’Europe, les hymnes nationaux ou encore, en guise de points de suspension, la Syrie.

L’Europe des musiciens

2Il est peu de dire que frontières et arts n’ont jamais fait bon ménage ! Il suffit de voir combien les orchestres d’outre-Manche sont dépités par le résultat du Brexit. L’incertitude règne en Grande-Bretagne où les musiciens appréhendent la sortie de l’Union européenne. Or, l’Europe et la musique font bon ménage depuis l’époque baroque. François Couperin (1668-1733) n’évoquait-il pas les « goûts réunis » pour définir les styles musicaux du Vieux Continent ? Sans oublier que l’hymne européen est l’une des plus belles pages de la musique occidentale. Compositeurs et interprètes ont toujours été d’infatigables voyageurs et, en 2018, les musiciens se sentent profondément européens. Il faut dire que leur métier est résolument international : tournées d’orchestres, expatriation de musiciens… Sans oublier que les jeunes musiciens français sont de plus en plus nombreux à partir dans le cadre du programme Erasmus. Ces quelques mois passés à l’étranger leur offrent l’opportunité de se frotter à des sonorités différentes et de confronter les esthétiques nationales. Autant d’outils qui délient l’oreille. Les orchestres, quant à eux, font preuve d’un réjouissant cosmopolitisme, prélude à une ouverture d’esprit, plus que jamais précieuse. Les tournées internationales permettent aux publics d’entendre les différences de style et de couleurs entre tel orchestre français et telle phalange allemande. C’est cette diversité qui façonne le goût et aiguise la sensibilité. Nombreux sont les musiciens à défendre les tournées, vitales pour un orchestre qui, dans l’universalité de son message, ne doit pas se contenter d’être un phénomène local. Au-delà des frontières, la musique a la faculté, unique, de pouvoir relier toutes les cultures, à l’instar du programme d’éducation musicale El Sistema qui, né au Venezuela en 1975, s’est récemment implanté en Grèce, dans les camps de réfugiés. Des enfants syriens, afghans, irakiens ont ainsi chanté l’Ode à la joie de Beethoven, hymne d’une Europe qui leur ferme ses portes. Si la musique est profondément transnationale, force est de constater que l’on n’écoute pas toujours une symphonie de Beethoven à Londres comme on le ferait à Berlin. Ou encore qu’un air de Verdi joué dans une salle parisienne n’est pas entendu avec l’ardeur du public italien…

Un soir, à l’Opéra de Rome…

3Nous sommes en mars 2011, à l’Opéra de Rome. Riccardo Muti dirige Nabucco de Verdi. Arrive le fameux chant « Va, Pensiero », qui clôt le troisième acte. « J’ai immédiatement senti que l’atmosphère devenait tendue dans le public », confiera le chef d’orchestre au Times, quelques jours après la représentation. « Il y a des choses que vous ne pouvez pas décrire, mais que vous sentez. Auparavant, c’est le silence qui régnait. Mais au moment où les gens ont compris que le "Va, Pensiero" allait démarrer, le silence s’est gonflé d’une véritable ferveur. On pouvait sentir la réaction viscérale du public à la lamentation des esclaves qui chantent : "Ô ma patrie, si belle et perdue !" » Alors que le chœur touche à sa fin, des « Viva Italia ! » et « Viva Verdi ! » fusent du public. Depuis le poulailler, on jette des papiers sur lesquels sont griffonnés des messages anti-Berlusconi. Le Chef du gouvernement est assis au premier rang. Muti se tourne vers le public et prend la parole pour dénoncer les coupes budgétaires drastiques dont est victime la culture en Italie : « J’ai honte de ce qui se passe dans mon pays. Donc j’acquiesce à votre demande de bis pour le "Va, Pensiero". Ce n’est pas seulement pour la joie patriotique que je ressens, mais parce que, ce soir, alors que je dirigeais le chœur qui chantait "Ô mon pays, beau et perdu", j’ai pensé que, si nous continuons ainsi, nous allons tuer la culture sur laquelle l’histoire de l’Italie est bâtie. Alors, notre patrie serait vraiment belle… et perdue. » Applaudissements à tout rompre. Tout l’Opéra de Rome se lève et chante avec les musiciens. Preuve qu’en Italie, on écoute la musique de Verdi autrement qu’à Londres ou à Berlin. Et, ce soir-là, aux oreilles italiennes, le « Va, Pensiero » revêtait une valeur d’hymne – national et, plus encore, humaniste.

Du côté des hymnes nationaux

4Les hymnes nationaux justement. L’oreille des peuples y est particulièrement sensible : leur musique brasse et cristallise les émotions patriotiques. S’ils servaient essentiellement à célébrer les souverains jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, ils exaltent, à partir du XIXsiècle, le sentiment populaire d’appartenance aux nations, alors en pleine construction. L’âge des nationalismes a besoin de musique. Nombre d’hymnes se sont imposés lors de révolutions ou de guerres d’indépendance – en France, en Italie, en Belgique… –, d’où leur valeur symbolique. On notera que la plupart des hymnes nationaux sont de style musical européen, du fait de l’influence coloniale. Mais il y a quelques exceptions, comme le Japon et son Kimi Ga Yo, poème médiéval et anonyme adressé à l’Empereur. S’ils sont parfois controversés car accusés d’être surannés, voire d’être les porte-étendard d’un nationalisme rance, les hymnes nationaux continuent, malgré les critiques, de toucher l’oreille des peuples. La preuve : les passions que suscitent les interprétations jugées politiquement incorrectes ! Les exemples les plus fameux sont sans doute le traitement de choc infligé à l’hymne américain par Jimmy Hendrix lors de sa prestation à Woodstock en 1969, à grand renfort de distorsions et de saturations. Un dynamitage qui en disait long sur une nation fragilisée par l’enlisement dans le bourbier de la guerre du Vietnam… Dix ans plus tard, en France, Serge Gainsbourg s’attaque à La Marseillaise, dans une version reggae, aussi chaloupée que sulfureuse.

Le cas Wagner

5Si certains hymnes sont devenus nationaux, reste qu’il n’y a, heureusement, nul besoin de connaître l’allemand pour savourer un concerto de Mozart, pas plus que d’être Français pour lire une partition de Debussy. Il faut connaître la musique, langage abstrait qui s’acquiert au prix d’une longue formation. Mais si le langage musical n’a a priori pas grand-chose à voir avec des sujets tels que l’histoire ou la littérature, reste qu’il faut connaître le contexte dans lequel s’inscrit une œuvre musicale pour pouvoir la comprendre et l’interpréter. De tour d’ivoire il n’est pas question et la musique n’est pas coupée du monde. L’oreille non plus. L’écoute est poreuse et l’histoire des peuples guide l’oreille, portée par les nébuleuses propres aux mécanismes inconscients et à la mémoire collective. Le boycott des œuvres de Wagner en Israël en est sans doute l’exemple le plus fameux. Et le plus délicat. L’œuvre du compositeur est en effet l’un des derniers éléments de la culture allemande boycotté en Israël. Un tabou qu’a ébranlé le chef d’orchestre Daniel Barenboïm au début de l’été 2001. Une audace qui lui a immédiatement valu un violent appel au boycottage de la part de la commission culturelle de la Knesset. L’orchestre du Staastoper de Berlin était alors à Jérusalem pour trois concerts et Daniel Barenboïm, qui s’était vu refuser la programmation de l’ouverture de la Walkyrie, proposa tout de même au public, à la fin du premier concert, d’entendre, en bis, un extrait de Tristan et Isolde. Dans les rangs, le ton monte. Le chef suggère à ceux que cela choque de quitter la salle, ce que font certains. Chacun sait que Wagner, compositeur génial et antisémite avéré – une lettre comportant de nombreux passages antijuifs a récemment été proposée aux enchères à Jérusalem –, fut le musicien favori d’Hitler. Si elle passe parfois à la radio et qu’on trouve certains enregistrements en vente dans le pays, la musique de Wagner est toujours interdite de représentation publique en Israël. Le cas Wagner montre à quel point l’appréciation d’une œuvre musicale peut dépendre de sa valeur symbolique aux yeux d’un peuple ou d’une partie de la population.

Réveiller l’oreille des peuples

6Le parcours de certains musiciens leur confère une ouverture musicale et une qualité d’écoute extraordinaires, au sens premier du terme. C’est le cas du pianiste palestinien Aeham Ahmad qui a publié, cet hiver, Le pianiste de Yarmouk (La Découverte), une autobiographie au parfum d’exil. Réfugié en Allemagne depuis 2015, Ahmad est connu pour avoir transporté son piano dans les décombres du quartier assiégé de Yarmouk, en banlieue de Damas. Filmés et postés sur Youtube, ses concerts de rue l’ont rendu célèbre dans le monde entier. Ahmad est né en 1988, à Yarmouk, un camp installé par le gouvernement syrien pour accueillir les réfugiés palestiniens chassés d’Israël. Alors qu’Aeham a six ans, son père l’emmène passer le concours de l’Institut arabe, le conservatoire de Damas. L’établissement a ouvert au début des années 1990. « Les jeunes Syriens pouvaient étudier le piano, la trompette, le hautbois dans leur pays sans être obligés de partir à New York, Montpellier ou Heidelberg », écrit Ahmad. Cette année-là, sur un millier de candidats pour une centaine de places, le petit garçon est le premier reçu. Pourtant, quelques années plus tard, à 13 ans, il se rebelle contre cette musique classique occidentale que personne ne connaît autour de lui. L’oreille de l’adolescent ne reconnaît pas un répertoire qu’il juge trop éloigné de sa culture arabe. « Je disais de plus en plus souvent à mon père : “Je suis Palestinien ! Qu’est-ce que j’en ai à faire de Mozart ?” Il me répétait, calmement : “Tu dois apprendre une langue que tout le monde comprend.” » La rébellion adolescente passe et Aeham Ahmad acquiert une oreille internationale. En 2018, le pianiste de Yarmouk donne près de deux cents concerts, où il mêle pages de Rachmaninov, Sibelius ou Mozart, mais aussi de Riadh Sombati, « le Beethoven du monde arabe », et des chansons de sa composition, écrites pendant les années passées dans Yarmouk assiégé par l’armée syrienne. Des programmes éclectiques et bien peu conventionnels qu’il s’acharne à porter aux oreilles de tous les pays et de tous les publics – Allemagne, France, États-Unis, Japon… – pour, confie-t-il « faire entendre le peuple syrien ».

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