Études 2018/6 Juin

Couverture de ETU_4250

Article de revue

Écrire et éditer de la poésie

Pages 91 à 104

Notes

  • [1]
    Alors que je reprends ces pages, je vois, depuis la fenêtre de ma chambre, les nuées monter et se défaire sur les pentes de la Baisse d’Anan. Je lis ces lignes de Raimon Panikkar : « C’est dans ma finitude, dans ma concrétion, dans la conscience de ma contingence [cum tangere] que je touche l’infini, la divinité. » (La plénitude de l’homme. Une christophanie, Actes Sud, 2007). Si vous saviez, frères humains, combien j’ai soif de cette seule Source pour le temps qui me reste. Mais il y a aussi la terre que nous saccageons, les enfants broyés par les guerres rapaces et ceux auxquels le droit de naître est dénié pour une main palmée, un chromosome en trop…

Puisse la poésie

1  
Pascal RIOU

2 Il n’est guère de vrai poème qui ne soit adressé. Même les plus fastueux, ceux qui paraissent au premier regard ne se soucier que d’eux-mêmes, de leur élan, de leur secret. Oui, lisez ou relisez un peu attentivement par exemple Vents de Saint-John Perse. Sous la solennité des versets, vous entendrez battre le souci de ce que Rimbaud nomma « une main amie ». La poésie est ainsi, à tout le moins voudrait être, pour ceux pour qui elle importe vraiment, une parole de confiance. Plus que toute autre forme d’écriture, elle est confiée, tendue au risque de l’écoute d’autrui. Les « Va, mon livre » qui ouvrent tant de recueils du XVIsiècle en sont un signe manifeste et non l’obéissance à quelque obligation de rhéteur. Traversée par la requête du monde muet qu’il lui faut dire, la poésie n’a de cesse de viser un bien : celui d’une communauté invisible mais rassemblée par une parole partagée, reçue, transmise, incarnée. Dès lors l’exigence de la justice devient en elle indissociable de son souci de la beauté et de la vérité, cette justice qu’il faudrait donc, non pas tant rajouter, que lire en filigrane dans les peut-être trop fascinants vers de John Keats :

3

« Beauty is truth, truth beauty – that is all
Ye know on earth and all ye need to know. »

4 Au cœur de l’expérience poétique, et cela est vrai pour le poète comme pour le lecteur, vient battre le désir d’une vie ouverte et droite, vie que la poésie préfigure et qui lui confère donc, toute idolâtrie esthétique bannie, ce statut ancillaire que Baudelaire nomma, même s’il lui arriva de rêver à plus haut, celui de « la servante au grand cœur ». Servante au grand cœur de la vie.

5 L’on comprendra, dès lors, que je veuille soustraire la poésie à cette oscillation qui caractérise la valeur que, du moins en Occident depuis le Romantisme, on lui accorde : soit voix de l’oracle, parole sacrée issue en direct d’un poète prophète, de la bouche d’ombre ou de l’ombilic (ces variantes n’en sont guère), soit bibelot dérisoire voué aux poubelles de l’Histoire, soit, enfin, selon un avatar récent combinant les deux extrêmes de façon presque comique, la façon qu’aurait le langage de s’offrir un glorieux et vain miroir par des bégaiements prétentieux (en fait des platitudes), singeant Beckett. Cette volonté est tout sauf une facilité car, dans les temps qui sont les nôtres, l’extrême désintérêt porté à la poésie conduit aisément ceux qui en écrivent soit à se replier sur des radicalités systématiques et des singularités exacerbées fermées a priori au lecteur, soit à s’enticher d’un indécrottable sentimentalisme s’enchantant de vers de mirliton. Il est étrange et triste de constater que nos plus grands poètes vivants connaissent au mieux quelques centaines de lecteurs alors que des milliers de personnes écrivent régulièrement, aujourd’hui en France, des vers désolant de platitude et que les querelles byzantines enflamment chapelles et coteries. Et puis, la volonté de soustraire la valeur de la poésie au balancier que j’ai dit, cette volonté est d’autant moins facile à mettre en œuvre que l’on ne saurait fustiger trop vite l’absence de considération dont jouit la poésie. De fait, l’évitement du réel propre à tant d’œuvres contemporaines, leur « inconsistance sémantique » (Alfonso Berardinelli) ou, ce qui revient in fine au même, le choix qu’elles font d’un prosaïsme misérabiliste, n’est pas sans responsabilité majeure dans le désamour actuel.

6 Pourquoi si peu de voix, depuis fort longtemps, en France tout spécialement, pourquoi si peu de voix malgré d’admirables exceptions – René Char, Odyssèas Elỳtis, Pier Paolo Pasolini, O. V. de L. Milosz, Mahmoud Darwich – pour parler en poésie du monde en son état ? Pourquoi ce silence sur nos démences idéologiques, la marchandisation du vivant, l’hallucinante capacité de nous détruire, l’enlaidissement accéléré de la planète ? Pourquoi cette réticence devant toute affirmation – ou négation – un peu forte ? Cette frilosité devant tout sens un peu fermement et clairement énoncé, le « oui » et le « non » étant immédiatement taxés de dogmatisme ? Pourquoi, sur un autre plan, si peu de poèmes sur ce qui structure l’intériorité : les relations humaines, tout spécialement les relations familiales, comme si la psychanalyse avait pris toute la place ou que seul comptât un « dedans » abstrait ou idiosyncrasique sans aucun lien avec quelque entourage que ce soit ? Pourquoi, dès lors, tant de poèmes saturés de métaphores, réellement écrits pour ne rien dire, interdisant tout accès au sens, tant d’autres à la syntaxe a priori rompue, sans que leurs auteurs ne relèvent ni du sens de l’Ouvert d’un André du Bouchet, ni de l’expérience dramatique d’un Paul Celan ? Et tant d’autres encore voués au culte du rien, du peu, du manque, culte, faut-il le préciser, à des années-lumière de tout éloge d’une sobriété heureuse ? Notre temps est-il si paisible, si satisfaisant, qu’il justifie ces « produits » n’intéressant pas même la corporation, mais valant blanc-seing ?

7 Je crains que la réponse à toutes ces interrogations ne réside dans un étrange mélange d’orgueil et de dépression, sacralisés tous deux : un orgueil qui ne craint pas de se gargariser de telle ou telle sentence glorifiant la poésie, une dépression qui se complaît dans l’autocélébration du nihilisme, à l’instar de tant de manifestations de l’art dit « contemporain » qui aime si fortement déguiser, sous l’apparence de l’ascèse ou le néoacadémisme de la transgression, l’absence de sens qui constitue son fonds de commerce. À reprendre pour la nième fois le vers de Hölderlin ruminé par Heidegger et consorts : « Ce qui demeure, les poètes le fondent », la tentation est grande de s’établir ipso facto dans l’éternel avec la langue forcément « inouïe » qui convient à une telle ambition. Et, versant inverse, lorsque l’on tient tant à faire savoir que l’on ne peut rien dire parce que l’époque et la langue nous y contraignent, eh bien, l’on y arrive sans problème ! Que nul ne s’étonne, dès lors, de la désertion des lecteurs.

8 Qu’on m’entende bien : je n’attends pas de la poésie qu’elle soit de tous les combats, qu’elle épouse toutes les angoisses historiques ou entonne le péan du « travail nouveau », et je redouterais fort qu’elle veuille à nouveau claironner, sans réflexion ni mesure, quelque Diane que ce soit. Je comprends parfaitement qu’elle se sente fort mal à l’aise en s’affrontant à des réalités, par exemple celle de l’état de la Terre, de la destruction des paysages, où rien n’est à célébrer. Je n’attends surtout pas qu’elle déserte ce que Saint-John Perse nomma « le seuil métaphysique ». Je continue à trouver de profondes joies dans de simples et pures voix exemptes de presque tout lien avec « l’actualité ». J’entends dans ces voix – tout spécialement dans celle de Philippe Jaccottet – une résistance secrète contre les leurres de notre temps, la volonté de maintenir, au cœur même de notre précarité, un espace pour, justement, la célébration. Oui, c’est beaucoup d’interroger notre finitude et de savoir entendre dans tel lieu aimé, dans tel instant par définition fugace, le mystérieux passage de la beauté et donc une raison d’aimer, de vivre et d’espérer. C’est aussi beaucoup, sur un autre versant, d’accorder sa main au lacis de l’inconscient qui sait, parfois, notre bien mieux que toute raison, et de nous rendre ainsi plus humbles et plus lucides. C’est enfin beaucoup, en un temps qui confond systématiquement le présent et l’immédiat, de savoir se soustraire à l’emballement de l’information en « temps réel » – expression inepte entre toutes – et d’avoir pour seul et grand souci « l’ardente patience » dont parlait Rimbaud [1].

9 Par ailleurs, je sais d’expérience qu’à se pencher sur certains délires contemporains, et notamment sur ceux qui marient la toute-puissance de la manipulation technicienne du vivant aux revendications sans limite du désir, certains, même parmi les mieux assurés, vacillent et chancellent. Mais l’absence de prise en charge de tant d’aspects du réel, le manque d’ardeur dans l’empoignade avec le monde – quand tant de manifestations artistiques contemporaines ne sont que le fruit d’une audace convenue, programmée et stipendiée –, ces manques me semblent plus que regrettables. Et je redoute la constitution de conservatoires poétiques dûment labélisés semblables à ces conservatoires botaniques qui, pour nécessaires qu’ils soient, ne constituent qu’un palliatif à la destruction programmée de la diversité vivante. Se créent ainsi des réserves pour Apaches ou Guaranis de l’Occident postmoderne, néoamish ou post-punks, anciens rimeurs ou jeunes slameurs – peu importe leur dégaine et leur style –, chapelles avec leurs rituels, leurs orthodoxes et leurs hérétiques, petites enclaves qui, grâce à je ne sais quelle vertu, préserveraient je ne sais quelle flamme pâlotte (dûment subventionnée) au nom du « supplément d’âme qui manque à notre temps » ! Réserves ou chapelles souvent ennemies entre elles où la sacro-sainte autonomie du sujet – fût-il résiduel – permettra « à chacun d’être libre de dire ce qui n’importe à nul autre » (Christophe Carraud).

10 De s’être trop souvent repliés sur la seule « action restreinte » (l’écriture selon Stéphane Mallarmé), sur ses prestiges et ses défaillances ou sur les vertiges et les vestiges d’un moi tout à la fois idolâtré et dénigré, les poètes ont oublié de nous entretenir du monde commun. Or, je le crois très profondément, quand la poésie se souvient que ce qui dans la relation au monde peut parler à tous est son espérance, ou tout du moins sa nostalgie d’un bien commun, elle n’a plus à laisser aux seuls experts scientifiques ou politiques le soin du réel et de son entretien.

11 Parce qu’elle est, en ses plus hauts moments, saisie intuitive de l’unité du monde, elle n’a pas à exciper (comme tant d’autres aujourd’hui) de la complexité ou de l’éclatement de ce dernier pour justifier son impuissance ou son mutisme. Parce que l’éloquence qui la porte n’est pas rhétorique de pouvoir mais souci d’un bien dire, d’une bénédiction partageable, elle peut affronter avec raison (ou réson, comme l’eût écrit Francis Ponge) l’inhumain dont elle sait que nous pouvons être porteurs et replacer la parole au cœur de ce qui la bannit. Et, par pitié, je veux dire par respect des cendres, que cesse cette odieuse rengaine qui nous serine qu’après Auschwitz, le poème serait caduc !

12 Le souci de la dignité de la parole qui habite tout vrai poème est bien éthique. Il ne procède pas d’une hiérarchisation des façons de dire qui excluraient a priori d’immenses catégories de lecteurs. Pour autant, ce souci, noblesse oblige, interdit toute complaisance envers un langage réduit aux platitudes et à la vulgarité de la communication standardisée. La porte qui ouvre à une parole juste, belle, vraie et libre est donc étroite. Qui s’en étonnerait ? Qui ne comprendrait que le mystère de notre condition, mystère que la poésie n’a jamais cessé, depuis l’origine, de creuser, n’exige d’elle une parole qui lui soit accordée ? Qui ne comprendrait que son émerveillement, comme son interrogation face à la présence joyeuse et douloureuse du monde, lui interdisent de ne pas être à la hauteur d’une telle présence ?

13 Je me souviens que Denis Vasse écrivit qu’à la fin d’une psychanalyse réussie, il arrivait souvent que le patient entrât dans un chœur. Eh bien, je souhaiterais aussi, pour la poésie, qu’après tant d’analyses, elle tienne – et donc décide de prendre – sa place dans le chœur ou, si l’on préfère, que, dans la société des hommes, elle soit mémoire du chœur. De cette parole à la fois chantée, savante et commune. De cette parole toute d’élan, de mesure et de pensée.

14 Puisse la poésie s’inquiéter à nouveau du monde et, s’en inquiétant, lui porter querelle et amour.

L’aventure d’Arfuyen

15 Entretien avec Gérard PFISTER

16 Créée en 1975 par Gérard Pfister, Arfuyen est une maison d’édition installée dans le Haut-Rhin. Elle accorde une place centrale à la poésie, mais elle propose aussi des ouvrages de spiritualité, de littérature et de sciences humaines. À l’origine, « arfuyen » est le nom d’une montagne et d’une bergerie, tout un programme pour l’éditeur et tout un emblème pour l’écrivain, poète et traducteur que vous êtes aussi ?

17 Gérard Pfister  :Notre aventure éditoriale est née, en effet, dans une petite bergerie où j’avais l’habitude d’aller avec quelques amis, au début des années 1970, près de Malaucène (dans le Vaucluse), sur une petite montagne du nom d’Arfuyen. Au milieu des vergers d’abricotiers, on voyait le soleil se lever au sommet du mont Ventoux. C’étaient les lendemains encore pleins d’enthousiasme de Mai 68, nous passions notre temps à marcher dans ces collines d’où Pétrarque était parti pour son ascension du Ventoux, et à arpenter tous les lieux de musique et de théâtre de la région. Dans cette terre qui portait le souvenir de troubadours comme Raimbaut de Vaqueiras, du renouveau littéraire autour de Frédéric Mistral, mais aussi du romancier du Mal de la terre (1947), André de Richaud, vivaient alors des écrivains et des poètes que nous admirions : Philippe Jaccottet à Grignan, René Char à l’Isle-sur-la-Sorgue, Henri Bosco à Lourmarin, Paul de Roux à Fontaine-de-Vaucluse, Pierre Seghers à Murs-de-Sault, Jean Tortel à Avignon. Ce lieu était comme une petite Toscane, un paradis de la littérature, et le désir nous est venu de le célébrer et peut-être de comprendre pourquoi. Qu’est-ce qui fait la force d’un lieu ? Ce n’est pas seulement la beauté : il en est de magnifiques qui n’ont jamais suscité de grandes œuvres. C’est autre chose, d’évident et de mystérieux. Bien plus tard, en Alsace, nous retrouverons cet émerveillement. Avec l’intrépidité de la jeunesse, nous nous sommes ouverts de notre projet à Philippe Jaccottet qui nous a accueillis avec confiance et donné les plus utiles conseils. Tous nous ont pareillement encouragés. Michel Piccoli nous a confié des inédits d’André de Richaud, Pierre-André Benoît nous a prêté des manuscrits de sa collection, Victor Vasarely a poussé la générosité jusqu’à nous offrir quelques lithographies pour financer notre projet. Nous ne connaissions rien à l’édition, mais l’environnement culturel était porteur et tout nous semblait facile. Les libraires parisiens – Autrement dit, La Hune, etc. – nous ont pris en dépôt et nous avons appris le travail.

18 Au-delà du lieu-dit de la petite bergerie native, songiez-vous à d’autres sens particuliers dans ce nom d’« Arfuyen » dont vous avez baptisé votre maison d’édition ?

19 G. Pf. : Un lecteur érudit m’a appris récemment l’étymologie du nom d’« Arfuyen ». Ce n’est pas un mot provençal mais celtique, qui signifie le « lieu du glaive ». Ce qui peut susciter bien des méditations… Pourquoi ce nom ? Un nom de famille était évidemment exclu, nous étions une équipe. Un nom abstrait ? L’Éphémère était à la mode. Un nom de matière ? Argile, Granit, etc. plaisaient. Mais nous ne voulions pas nous enfermer dans une esthétique. Nous voulions que cette publication soit un lieu comme c’était un lieu qui lui avait donné l’impulsion. Un lieu d’échange, de contemplation. Quoi de mieux alors que le nom d’une montagne, et de celle où nous étions : Arfuyen.

20 Très beau et d’une inépuisable richesse symbolique…

21 G. Pf. : Nous pensions au mont Ararat ou à la montagne d’Arunachala. Nous pensions au Sinaï, au Thabor ou au Carmel. Au mont Athos. Un lieu sur la terre pour chercher le ciel. Un lieu aussi pour prendre refuge quand menacent les hautes eaux. Car, déjà, nous les voyions venir.

22 Un symbole qui nourrit vos choix d’éditeur et vos collections ?

23 G. Pf. :Cette montagne, qui était celle d’Arfuyen, est aujourd’hui, depuis bien des années, celle du lac Noir, en Alsace, où se trouve notre siège. C’est celle que montre notre logo : quelques traits de pinceau empruntés à un peintre classique chinois. Certes, le travail d’édition a beaucoup changé depuis quarante-trois ans qu’est né Arfuyen : les outils, les modes, l’environnement se sont métamorphosés. Mais l’essentiel de nos choix – ou notre choix de l’essentiel – n’a pas varié. Nous avons commencé par des numéros de revue. Le premier numéro s’ouvrait par une gravure de Jean Lurçat, La Création du monde, et un texte de Bonnefoy, intitulé « Par expérience ». Dans cette rencontre, tout était dit : le souci que l’écriture soit une expérience, profonde, radicale (je terminais ma thèse sur le dadaïsme…). Et que le monde, par elle, soit comme recréé. Nous souhaitions mettre en parallèle cette expérience avec d’autres formes de création : la musique (par des entretiens avec André Jolivet et Maurice Ohana), le cinéma (avec un texte de Jean Eustache) et la peinture (avec François Rouan, Étienne Hajdu, Raymond Mason…). Quelques années plus tard, nous avons conçu avec Raymond Depardon deux ouvrages de photographie d’un genre totalement nouveau, Notes et Hivers. Le troisième numéro a précisé notre réflexion sur le lieu et la création, à travers une enquête, à laquelle ont répondu des poètes comme Edmond Jabès ou Eugène Guillevic, des écrivains comme Georges Perros ou Bertrand Munier, mais aussi des artistes comme Constantin Xenakis, Jean Dubuffet ou Zao Wou-Ki.

24 La revue s’arrêta avec ce troisième numéro et se transforma en véritable maison d’édition. Pourquoi et comment ?

25 G. Pf. :Une revue doit capter l’air du temps, elle n’est pas faite pour durer. Nous avons créé une autre revue, bien plus tard, avec Michel Camus, François-Xavier Jaujard, Valérie-Catherine Richez et la galerie parisienne Marwan-Hoss. Au bout de cinq numéros, L’Autre s’est arrêté quand notre ami Jaujard est décédé. Pour Arfuyen, c’est une certaine impatience qui nous a fait arrêter : tout en respectant une périodicité fixe et un prix de vente stable, une revue littéraire se doit de composer des sommaires variés et cohérents. Comment, en quelques pages, au milieu de voix très différentes, faire entendre la singularité d’un auteur ? Or, c’est cette singularité qui, depuis le départ, nous importe plus que tout : ce qui fait de chaque œuvre un continent différent, un lieu à part. Nous avons décidé, en gardant le format de la revue, de publier des sortes de tirés à part consacrés chacun à un seul auteur. Dans le même temps, nous nous livrions à diverses expérimentations. Par exemple, des textes publiés sous forme de dépliants, ce qui créait un mode de lecture sans début ni fin et permettait des prix très bas : cette collection, nommée « Les insoumis », n’a pas résisté aux problèmes de diffusion. Dans une direction opposée, un livre d’art sur le Japon, avec des textes et des gravures originales d’Otto Schauer. Faire lire autrement, et par d’autres que les lecteurs habituels, voilà ce qui nous a toujours guidés. L’édition a toujours été pour nous un travail de pédagogie. Une pédagogie de liberté.

26 Après ce temps de maturation, les collections sont nées de façon très progressive ?

27 G. Pf. :En 1981, lorsque nous avons opté pour un format plus classique, nous avons voulu garder trace de nos tirés à part en nommant cette nouvelle collection « Les cahiers d’Arfuyen ». Le premier volume, tout mince, était consacré à des textes d’Eugène Guillevic, accompagnés de vignettes d’Abidine Dino. Plus tard, Guillevic allait traduire pour nous des poèmes de son grand ami Nathan Katz (de l’alsacien), puis des poèmes du poète expressionniste Ernst Stadler (de l’allemand). Car le poète de Carnac, ayant passé son enfance dans le Haut-Rhin, parlait l’alsacien couramment. Depuis bientôt quarante ans, « Les cahiers d’Arfuyen » demeurent l’axe de notre catalogue : le volume 235, préfacé par Catherine Chalier, vient d’être consacré à un recueil de notre ami Alain Suied, décédé en 2008, La langue oubliée. Lorsque nous avons commencé à explorer la littérature spirituelle du XIVsiècle rhénan (Maître Eckhart, Henri Suso…) et du XVIIsiècle français (Pierre de Bérulle, Rancé…), il nous est vite apparu qu’il était absurde de confondre, en une même collection, littérature et spiritualité. Lorsque nous avons publié en 1993 une nouvelle édition revue et augmentée de L’errant chérubinique d’Angelus Silesius, traduit par Roger Munier, nous avons donc créé une deuxième collection, d’un format plus grand, que nous avons appelée « Ivoire » (puis « Ombre », la couverture changeant de couleur). De même, lorsque nous avons conçu en 2001 le projet de publier en deux forts volumes bilingues la totalité de l’œuvre poétique de Nathan Katz, nous avons créé une troisième collection, bilingue et grand format, que nous avons appelée « Neige », consacrée à des classiques modernes et contemporains. La même année, en 2001, nous avons créé une quatrième collection, « Les carnets spirituels », dont les couvertures, très colorées, sont illustrées d’un détail d’une gravure du XIXsiècle représentant un paysage des parages du lac Noir. En 2015, dans un monde à nouveau menacé par l’obscurantisme et la barbarie, nous avons senti l’urgence de faire découvrir autrement le trésor d’humanité que recèlent les plus grandes œuvres littéraires, philosophiques et spirituelles. Malheureusement, de moins en moins de lecteurs ont le temps, la curiosité ou la culture pour se confronter à ces œuvres, devenues souvent largement inaccessibles et enterrées dans leur gloire. C’est ainsi qu’est née une cinquième collection, que nous avons nommée en référence au sage d’une autre montagne, « Ainsi parlait ». Comme les maximes d’Épicure avaient pour but d’introduire les commençants à la pensée du maître et de la récapituler pour les plus avancés, cette collection vise à faire apparaître, en quelque deux cents fragments bilingues (ou quatre cents fragments français) la vision du monde et de la vie de ces grands témoins de notre humanité. De Dickinson à Wilde, de Paracelse à Novalis, de Hugo à Baudelaire, cette collection offre déjà une riche matière de méditation pour ceux qui veulent sortir du prêt-à-penser des réseaux sociaux comme du prêt-à-croire des faux prophètes. En 2016, enfin, à l’approche d’échéances essentielles pour la démocratie, nous avons créé une sixième collection, « La faute à Voltaire ». Comme souvent dans le passé, c’est pour publier un texte, Le sacré, le divin, le religieux d’Henri Meschonnic, que nous en avons eu l’idée. Il s’agit, au fond, de faire, dans le domaine de la Cité, ce que nous avons fait dans le champ de la spiritualité : donner à lire des textes substantiels, capables de nourrir une véritable pensée.

28 Je sais que vous travaillez beaucoup, mais comment avez-vous pu concilier, quotidiennement, votre travail d’éditeur et de poète avec votre gagne-pain ?

29 G. Pf. :C’est la contradiction entre ces deux mondes qui m’a donné la tension nécessaire pour tenter de rester libre et lucide. Je n’aurais jamais pu survivre dans le milieu suffocant où j’ai travaillé si je n’avais trouvé, sur ma chère montagne, la respiration nécessaire. Mais je crois aussi, à l’inverse, que rien ne permet mieux d’apprécier l’air des cimes que de vivre dans la vallée. Il est bon de laisser les chamois là-haut et de vivre l’époque telle qu’elle est, dans sa complexité et sa brutalité.

30 Pourquoi, dans vos publications, accordez-vous une place centrale aux textes poétiques et mystiques ? Poésie et mystique sont-elles deux domaines qui convergent, l’une et l’autre marquées par une expérience intérieure et littéraire de la radicalité ?

31 G. Pf. :Que de nombreux spirituels, de Jean de la Croix à Madame Guyon, tendent à s’exprimer par le poème, c’est une évidence. Et ils en peuvent trouver les plus beaux modèles dans les psaumes ou dans le Cantique des cantiques. L’intensité, la liberté, la suggestivité qu’offre l’écriture poétique permet de faire dire aux mots ce qu’ils ne diraient pas autrement. Et, dans la prose même, la tension que les spirituels imposent au texte les amène souvent à d’étonnantes créations littéraires. Je me suis toujours étonné que de telles œuvres, au seul motif de leur sujet, soient en France à ce point délaissées. Mais je ne m’étonne pas moins aujourd’hui que, par un étrange retournement de la mode, certains écrivains n’hésitent pas à se poser eux-mêmes en mystiques. À ces zèles néosulpiciens, qu’on me permette de préférer le vieux cardinal de Bérulle.

32 Depuis ce début de XXIsiècle, il semblerait que l’on redécouvre la spiritualité qu’on a longtemps voulu écarter de l’expérience poétique et littéraire ?

33 G. Pf. :Malheureusement, on la redécouvre à partir de zéro. On se pique de spiritualité avec le même zèle et la même ignorance qui la faisaient naguère rejeter. Rien n’a changé que la mode : faut-il préférer Tartuffe ou Don Juan ? Sans hésiter, je penche pour le second, et nos nouveaux « mystiques » me semblent plus redoutables que les « esprits forts » qu’ils jouaient autrefois. Le conformisme d’aujourd’hui est la pâle copie du dogmatisme d’hier.

34 Votre catalogue, lui, n’est pas dogmatique. Au contraire, il est ouvert à toutes les grandes traditions spirituelles (judaïsme, christianisme, bouddhisme, etc.) de même qu’à différents types d’écriture. Quelles sont vos motivations d’éditeur ?

35 G. Pf. :Ce qui prime, c’est la force d’une expérience intérieure, la tension du style n’en est que la résultante. « Le style, dit Marcel Proust, n’est pas une question de technique, mais de vision. » C’est tout le problème aujourd’hui. La technique la plus brillante ne peut suppléer l’absence de vision. C’est ainsi que Rainer Maria Rilke concevait le mûrissement du poème : comme un exercice spirituel. Et c’est ainsi que le lisait ma cousine Etty Hillesum. L’étonnante force spirituelle dont elle fait preuve, elle ne la doit pas tant au judaïsme ni au christianisme qu’à une approche proprement rilkéenne.

36 Publier de la poésie aujourd’hui, n’est-ce pas une entreprise éditoriale extrêmement risquée ?

37 G. Pf. :Non, pas risquée, presque impossible. « La France a horreur de la poésie, notait déjà Baudelaire en 1866, elle n’aime que les saligauds comme Béranger et Musset. » Serait-il satisfait, cent cinquante ans plus tard, que les Béranger, les Musset d’aujourd’hui ne soient eux-mêmes guère lus ? Depuis quarante-trois ans que nous publions de la poésie, les mises en place des poètes les plus reconnus ont été divisées par deux ou par trois. Dans ces conditions, les éditeurs de poésie n’ont souvent plus les moyens d’être distribués ni diffusés, et des manifestations comme le Marché de la poésie sont un moyen essentiel de rencontrer les lecteurs. Ou des auteurs car, de ce côté-là, la poésie est bien vivante : si on en lit de moins en moins, on en écrit de plus en plus.

38 Ce qui compte aussi surtout pour vous, n’est-ce pas de faire œuvre de résistance par le biais même des textes poétiques ?

39 G. Pf. :Ce qui est terrible aujourd’hui, c’est l’abdication des personnes : ce manque de ressort intime, ce manque de liberté foncière qui leur fait accepter peu à peu tous les renoncements. Baudelaire ou Wilde ont senti venir cette massification, cette servitude volontaire. Cette fatigue. Nous essayons de livrer de petits ballons d’oxygène pour reprendre souffle, retoucher un peu terre.

40 Vous êtes éditeur, mais aussi poète et traducteur. S’agit-il là aussi de transmettre ?

41 G. Pf. :L’écriture nous permet de prendre conscience de ce qui nous est le plus précieux mais aussi le plus inconscient : la langue. De nous libérer des automatismes et des conventions que les mots nous ont imposés. C’est une ascèse, et des plus radicales ; un éveil, des plus illuminants. Et quel meilleur moyen qu’une autre langue pour prendre conscience de la sienne ? Toute langue impose une vision du monde, et ce n’est que dans le miroir d’une autre, par la traduction, qu’on peut le mesurer. À travers les livres, c’est cette liberté qu’il faut transmettre. Inutile de se battre s’il ne s’agit que d’objets de divertissement ou de collection. Liber, « le livre », ou liber, « libre » : c’est le même mot en latin. Et au pluriel, liberi, « les enfants ». Car nous sommes ces éternels enfants qui doivent se libérer par le livre. Au lieu de cela, l’industrie du livre produit toujours de nouvelles recettes pour nous euphoriser ou nous assommer comme des drogues. Au lieu de cela, les nostalgiques « poétisent », comme disait Meschonnic, à tour de bras. On veut faire « poétique », on prend des poses, on se paie de mots. Alors que la poésie est un travail de longue patience, d’exigeante liberté. Une aventure qui engage toute la vie.

42 Y a-t-il lieu de créer aujourd’hui ?

43 G. Pf. :Il n’est de lieu que de pierres, de terre et de poussière. Sans cette substance-là, que nous laisse le passé, imagine-t-on une création ? Des hologrammes, des simulacres. Une littérature hors sol. Comment se nourrir de cela ? Comment y trouver goût ? Même notre corps s’y refuse.

44 Visez-vous un lectorat particulier ?

45 G. Pf. :L’honnête homme. Qui ? me direz-vous. Peut-on imaginer qu’il n’y ait bientôt plus de lecteurs de poésie ni même de littérature que parmi les universitaires – ni d’écrivains en dehors d’eux. Je m’y refuse. La poésie n’est pas affaire de spécialistes, elle est la substance nourricière de tout homme qui s’interroge sur le monde et sur sa vie, qui pense. J’aimerais par-dessus tout que nos livres puissent servir à de jeunes lecteurs, les aider à être libres. À s’éveiller au mystère, au miracle de notre destin. Il ne s’agit plus de remplir des bibliothèques – il n’y a plus de place dans les logements. Mais de faire apparaître, rien qu’un instant, une étincelle de lumière, parfois, dans le gris des journées.

Notes

  • [1]
    Alors que je reprends ces pages, je vois, depuis la fenêtre de ma chambre, les nuées monter et se défaire sur les pentes de la Baisse d’Anan. Je lis ces lignes de Raimon Panikkar : « C’est dans ma finitude, dans ma concrétion, dans la conscience de ma contingence [cum tangere] que je touche l’infini, la divinité. » (La plénitude de l’homme. Une christophanie, Actes Sud, 2007). Si vous saviez, frères humains, combien j’ai soif de cette seule Source pour le temps qui me reste. Mais il y a aussi la terre que nous saccageons, les enfants broyés par les guerres rapaces et ceux auxquels le droit de naître est dénié pour une main palmée, un chromosome en trop…
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