1 Après un engagement politique de plus de vingt ans dans le champ de l’action sociale auprès d’Alain Juppé, maire de Bordeaux, vous êtes présidente du Secours catholique depuis trois ans. Qu’est-ce qui motive votre goût durable pour l’action sociale ? Quelles sont les figures qui vous ont marquée dans votre itinéraire et qui vous inspirent ?
2 Véronique Fayet : J’ai eu le goût de l’action sociale assez jeune. Lorsque j’étais au collège à Mulhouse, les ursulines avaient invité l’abbé Pierre et j’ai eu un coup de foudre pour cet homme. Cela est resté enfoui en moi jusqu’à ce que j’arrive à l’âge où l’on doit faire les premiers choix qui comptent. Quand j’étais à l’université, je voulais « changer le monde », alors j’ai choisi de faire de l’économie et je me suis spécialisée dans l’économie des pays du tiers-monde. Par la suite, je suis revenue vers l’abbé Pierre en étant chiffonnière d’Emmaüs, l’été, dans des camps internationaux. On y vivait de cet esprit de l’abbé Pierre et du souffle de sa parole. Lorsqu’il s’adressait à nous, c’était l’extase… Il y a une parole qui m’a longtemps accompagnée : « Devant toute souffrance humaine, selon que tu le peux, emploie-toi non seulement à la soulager sans retard, mais encore à en détruire les causes. Emploie-toi non seulement à en détruire les causes mais aussi à la soulager sans retard. Ces deux tâches ne peuvent se séparer sans se renier. » Cette dialectique entre soulager la souffrance immédiate et en détruire les causes m’a beaucoup marquée. En 1974, nous sommes partis avec mon mari en coopération en Afghanistan, avec toujours cette idée qu’on allait pouvoir changer le monde. C’était une période calme dans ce pays, et deux années bénies pour nous. On s’est promené dans tout le pays. On a découvert qu’ils n’avaient pas besoin de nous, et que c’était plutôt nous qui avions beaucoup à apprendre d’eux : apprendre leur langue, apprendre comment ils vivaient, c’est-à-dire dans une certaine pauvreté mais avec beaucoup de solidarité. Il n’y avait pas de mendiants dans les rues, toutes les solidarités fonctionnaient. Et puis nous avons découvert un islam extrêmement ouvert. Nous avions la chance d’être proches d’un père dominicain : le père Serge de Beaurecueil (1917-2005) – une sorte de fou de Dieu qui avait commencé sa brillante carrière à l’université du Caire, avant de s’occuper de la bibliothèque du roi d’Afghanistan, pour la terminer quasiment à l’école maternelle, afin d’être proche des enfants les plus démunis. Il avait accueilli chez lui une quinzaine d’enfants handicapés, malades ou séparés de leurs parents, que l’on gardait quand il partait en voyage. J’ai retenu de lui cette phrase qui m’a marquée : « Tout le monde pense que je suis un homme généreux, formidable – pas du tout ! Si j’accueille tous ces enfants, c’est parce que je suis un vieil égoïste et qu’il y a des choses dans mon enfance que je n’ai pas résolues. C’est pour moi que je le fais. » Je crois effectivement que l’altruisme pur n’existe pas, on fait toujours les choses pour se faire plaisir, et c’est très bien ainsi.
3 Cette dimension du plaisir dans l’action sociale vous paraît plus importante que la compassion ou le devoir ?
4 V. F. : Oui. Je n’ai pas le goût de la vertu triste et des choses qu’on ne fait que par devoir. Quand il n’y a plus de plaisir dans ce qu’on fait, il faut partir. J’aimais bien cette lucidité du père dominicain sur lui-même, sur ses motivations réelles, et puis sa joie de vivre immense – il était aux anges. C’est en rentrant d’Afghanistan que j’ai découvert ATD – quart-monde. En 1979, lors des premières élections européennes au suffrage universel, j’ai soutenu une liste de bric et de broc composée des premiers écolos alsaciens, de membres d’ATD – quart-monde, de représentants du monde du handicap, etc. : la société civile dans toute sa diversité. J’ai collé mes premières affiches pour cette liste-là.
5 En 1979, c’est donc le début de votre engagement politique ?
6 V. F. : C’est plutôt le début de mon engagement avec ATD – quart-monde. J’ai pris conscience que c’était cet engagement-là qui me plaisait, avec un accent très fort mis sur les causes de la pauvreté. La pauvreté n’est pas une fatalité, comme l’a dit son fondateur le père Joseph Wresinski (1917-1988), c’est l’œuvre des hommes. Et ce que les hommes ont fait, ils peuvent le défaire. L’éradication de la grande pauvreté est uniquement une question de volonté humaine. Pour cela, on a besoin de toutes les compétences. Au début, je croyais que, pour être utile, il fallait que je fasse des études d’assistante sociale – qu’est-ce que j’allais faire avec une maîtrise d’économie ? Avec le père Joseph, j’ai compris qu’au contraire les plus pauvres ont besoin d’alliés dans toutes les couches de la société, dans tous les métiers, y compris des magistrats, des économistes, etc. Geneviève de Gaulle-Anthonioz voulait être volontaire à ATD – quart-monde, ce que le père Joseph a refusé : il avait besoin d’elle dans son milieu. Elle côtoyait André Malraux et tous les grands de ce monde : c’est là qu’elle devait agir, c’est là qu’il avait besoin d’elle. Geneviève de Gaulle-Anthonioz a été complètement retournée par l’engagement du père Joseph et la rencontre avec des familles en situation de grande pauvreté, mais tout en restant elle-même. J’ai gardé cette conviction que, pour éradiquer la pauvreté, on a besoin de tout le monde : du patron d’entreprise, du syndicaliste, du magistrat, du parent d’élève, etc. Parce que les pauvres sont à la fois des parents d’élèves, des personnes qui veulent travailler dans des entreprises, qui ont affaire à la justice, qui sont accueillis à l’hôpital, etc. Il faut qu’ils aient en face d’eux des personnes capables de porter sur eux un regard autre que celui de la peur ou du mépris, et de changer leurs pratiques pour les accueillir de façon différente. Mon adhésion à la démarche d’ATD – quart-monde fut plus intellectuelle que compassionnelle. Je ne suis pas une personne spécialement généreuse, mais je partage cette conviction que la pauvreté n’est pas une fatalité et que chacun peut agir là où il se trouve, puis se mettre en réseau avec d’autres pour la faire reculer.
7 Il est intéressant de rappeler ces motivations à un moment où les politiques se méfient du rôle des associations et des « bons sentiments » qui animent leurs bénévoles. Vous avez occupé des fonctions politiques, quel était alors votre regard sur l’action sociale ?
8 V. F. : Je suis entrée dans la vie politique un peu par hasard, parce que j’étais d’abord engagée avec ATD – quart-monde et que c’est dans ces circonstances que j’ai rencontré des élus. J’ai beaucoup aimé la vie politique où je me suis trouvée embarquée presque malgré moi au début. Mon engagement politique débute en 1989 à Bordeaux avec Jacques Chaban-Delmas (1915-2000), parce que l’adjointe en charge de toutes les questions sociales était une amie du père Joseph. On s’est connues et appréciées, et elle m’a fait entrer dans la vie politique pour prendre sa relève. J’ai fait un premier mandat (1989-1995), en l’observant et en essayant de comprendre comment fonctionnait la vie politique. En 1995, Chaban-Delmas jette l’éponge, Alain Juppé est adoubé et je deviens son adjointe pour toutes les questions de solidarité. J’ai eu alors la chance de pouvoir définir mon périmètre d’action qui a été tout de suite assez large, d’une part, parce que n’ayant pas de métier à côté de mon engagement politique j’avais le temps de m’y investir et, d’autre part, parce que j’avais compris dans mon premier mandat qu’il fallait élargir le périmètre de son action pour lui donner de la cohérence et une certaine efficacité. J’ai donc été adjointe pendant trois mandats (de 1995 à 2014).
9 En fait, j’avais un objectif principal : faire sortir l’action sociale de son ghetto, parce que le social est souvent cantonné au centre communal d’action sociale. J’ai mis du temps à faire adhérer l’équipe municipale à cette idée que la question sociale concerne toute la vie municipale : elle concerne la politique de l’urbanisme, celle de l’éducation, la politique culturelle, sportive, etc. Si chaque adjoint n’a pas ce souci-là, rien ne changera. Ce n’est vraiment qu’au deuxième mandat que j’ai pu lancer ce que j’appelais « le » projet social, c’est-à-dire un projet social qui touchait à tous les domaines de la vie municipale. Ce qui m’a aidée, c’est la rédaction d’un Agenda 21 [1]. Avec l’Agenda 21, cela paraissait normal que l’environnement concerne toutes les directions de la ville. Je souhaitais que ce soit la même chose pour le social.
10 Est-ce que vous pensez que le rôle du politique est de coordonner davantage le travail de solidarité des différentes associations ?
11 V. F. : C’est une conviction profonde. Le maire a sur son territoire deux responsabilités : la solidarité et la fraternité. Je rapproche la question de la solidarité de celle de l’accès aux droits. Le maire a en fait très peu de compétences sociales, mais il doit s’assurer que, sur son territoire, les droits sont accessibles et fonctionnent. Et puis il est le garant de la fraternité. Là, son rôle de médiation est irremplaçable : il doit s’assurer que les citoyens de son territoire travaillent ensemble et se rencontrent au sein de chaque quartier, puis de la ville dans son ensemble. Le mérite du projet social était de faire sortir chacun (administration ou association) de son pré carré, afin qu’il puisse regarder ce que faisait l’autre et qu’il accepte que l’autre ait un regard sur son pré carré. J’ai été en fonction à un moment où l’on a vu naître un fourmillement d’associations à but social : économie circulaire, recycleries, économie verte, économie douce, jardins urbains… L’économie solidaire était restée assez traditionnelle dans les années 1980, avant l’explosion des années 2000-2010, riches en croisements de plusieurs disciplines, même dans une mairie de droite…
12 J’ai aussi acquis la conviction que, sans les associations, les politiques ne peuvent rien faire. Sans les associations, les politiques sont sans bras pour tout un tas d’actions concrètes qui supposent de la proximité. Les associations ont une connaissance du terrain, un sens de la fraternité et de la gratuité qui sont irremplaçables. La médiation avec les populations les plus pauvres ne peut se faire que par le biais du monde associatif. Nous ne savons pas comment entrer en contact avec elles autrement, car elles ne viennent pas à nous, il faut aller vers elles. Et qui peut aller vers elles si ce n’est les associations ? C’est par les associations qu’on peut toucher des personnes très fragiles et très éloignées de la vie publique. Les associations aident aussi à construire une parole publique, une parole politique sur la grande pauvreté et à sortir du simple témoignage. Rencontrer des personnes qui ont la vie difficile, entendre leur témoignage change les cœurs. Mais, il faut aussi arriver à construire avec elles une parole politique, de manière à entrer en débat avec d’autres acteurs de l’espace public : des municipalités, des entreprises, etc.
13 Si votre expérience politique vous a fait prendre conscience de la nécessité de travailler avec les associations, est-ce que le fait d’être passée aujourd’hui à une responsabilité associative, et du coup d’être en tant que militante associative confrontée au politique, a changé aussi votre regard sur l’action politique ?
14 V. F. : Mon regard sur la vie politique n’a pas changé. Du fait de mon expérience, j’ai acquis un regard bienveillant sur les élus. De manière générale, les élus locaux sont des gens de bonne volonté, qui ont un sens élevé de l’engagement pour le bien commun. Je suis également plus exigeante quand je suis confrontée aux élus, parce que je connais leurs petites lâchetés ordinaires et leurs fausses excuses pour refuser un soutien. Quand je suis arrivée à la présidence du Secours catholique, j’ai immédiatement voulu situer l’engagement de l’association sur le champ politique, en dépit de certaines incompréhensions et résistances. Le cœur de la maison est convaincu qu’il faut faire du plaidoyer, qu’il faut être en contact avec les institutions, mais les équipes locales et les bénévoles de base, ou même parfois les bénévoles responsables, sont moins convaincus de la nécessité de dialoguer avec des élus ou de faire de la politique.
15 Malheureusement, pour bien des citoyens et parmi eux de nombreux chrétiens, la politique reste quelque chose de « sale », et l’élu est considéré comme un individu qui pense d’abord à ses propres intérêts. C’est un regard qui n’est pas bienveillant, et cela est ennuyeux. Or, l’engagement politique n’est pas pour nous un choix optionnel. L’enseignement social de l’Église le dit bien : l’engagement politique est le degré le plus élevé de la charité. Il faut s’engager politiquement, nous n’avons pas le choix. Le Secours catholique n’a pas pour seule mission d’avoir des lieux d’accueil et de partage sympathiques. Nous devons nous attaquer aux causes de la pauvreté, et les causes de la pauvreté relèvent d’un système politique. Cela commence aux niveaux communal, départemental et régional, jusqu’aux niveaux national et international.
16 J’invite beaucoup les équipes du Secours catholique à aller dialoguer avec les élus pour faire connaissance, leur exprimer notre désir d’avoir avec eux une relation bienveillante de partenariat, leur faire savoir que nous avons une connaissance de la vie des personnes pauvres ou fragiles de la commune que le maire n’a peut-être pas, et que nous avons des expertises à nous apporter mutuellement. Prenons l’exemple de la cantine. J’ai découvert en participant à un groupe de travail sur la stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants qu’il n’y a en fait que 30 % des communes qui ont un tarif social pour les restaurants scolaires. Il existe une multitude de communes, petites ou moyennes, où la cantine n’est pas accessible aux familles pauvres. Voilà un sujet de conversation qu’il est urgent d’avoir avec un maire. Et c’est un sujet politique. Ce dialogue avec les élus est vraiment indispensable sur de nombreux sujets, de la restauration scolaire jusqu’aux transports, etc. Tout est politique, même au niveau microlocal. Pour des personnes en situation de précarité, c’est aussi un apprentissage de la citoyenneté, un encouragement à ne pas s’enfermer dans la plainte, à savoir s’adresser à la bonne personne, ce qui suppose de comprendre comment fonctionne la société, et qui est responsable de quoi. En général, les familles pauvres, quand elles rencontrent une difficulté, écrivent directement au président de la République pour qu’il les aide à la résoudre. Nous savons bien que cela ne sert à rien.
17 Dès que le Secours catholique prend position ou fait du plaidoyer sur un sujet, il se positionne politiquement. Comment une association telle que le Secours catholique, qui est apolitique, gère-t-elle ce paradoxe ?
18 V. F. : Une association apolitique, cela n’existe pas. Précisément parce qu’une association fait de la politique. Sauf celles qui disent clairement ne pas vouloir agir sur les causes de la pauvreté. À partir du moment où l’on veut agir sur les causes de la pauvreté, on est forcément une association politique. Mais il existe, au sein même d’une association comme le Secours catholique, qui compte 70 000 bénévoles, une pluralité d’opinions politiques. Cela ne nous empêche pas de prendre une position politique dont j’aurais bien du mal à dire si elle est de droite ou de gauche. Sur bien des sujets, les clivages explosent. Par exemple, la politique du « logement d’abord », qui consiste à attribuer directement un logement stable – à la fois moins cher, plus digne et plus efficace – aux personnes sans domicile, n’est ni de droite ni de gauche. Sur la question des migrants, on trouve auprès des députés de LREM une oreille de plus en plus attentive. Au centre de l’échiquier politique, une majorité de la population et des élus sont sortis de ce clivage droite – gauche. On est dans l’action politique, on est dans un jeu politique, mais on n’est plus dans le clivage politicien.
19 Avec le gouvernement, nous sommes tantôt dans le partenariat, tantôt dans une opposition qui se veut constructive, cela dépend des sujets. En ce moment, on est dans une attitude d’opposition sur la question des migrants : on n’arrive pas à dialoguer avec le ministre de l’Intérieur. En revanche, sur la stratégie de lutte contre la pauvreté des enfants, on est dans une position de dialogue, voire de coconstruction, avec Agnès Buzyn [2] et avec le délégué interministériel [3]. Nous ne sommes pas contre le gouvernement d’Édouard Philippe mais, suivant les sujets, nous prenons les positions qui nous semblent justes, et qui s’inscrivent dans un espace de coconstruction, quitte à diverger sur d’autres sujets. Je prends position par respect pour les personnes les plus pauvres et les plus fragiles. Elles ne nous demandent pas de nous couper du monde et de rester dans notre superbe isolement.
20 Pourrait-on revenir sur les raisons de votre colère face à la politique du gouvernement sur les migrants ?
21 V. F. : La colère est un aveu de faiblesse et d’impuissance, quand on n’arrive plus à se faire entendre. Je suis consciente que ce n’est pas forcément une bonne chose. Mon premier coup de colère, c’était à Calais sur le traitement réservé aux migrants, à la suite des interventions policières massives. Cette colère a produit des effets puisque Bernard Cazeneuve [4] m’a appelée aussitôt. Avec Cazeneuve, nous avions un respect mutuel, beaucoup de dissensus, mais du dialogue quand même. Alors qu’avec l’actuel ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, après la parution de la circulaire sur la loi Asile, le dialogue est complètement rompu.
22 Est-ce que vous pensez que, sur la question des migrants, le gouvernement hésite entre un principe politique de prudence et un discours humaniste inspiré par ce principe d’hospitalité ?
23 V. F. : Emmanuel Macron est à la fois sensible au principe d’hospitalité et à la défense de la souveraineté nationale. Il tient un discours assez humaniste mais pose des actes orientés vers la fermeture des frontières. Tout cela, dans une certaine urgence, et avec une loi sur l’asile qui ne va rien résoudre du tout. Je pensais qu’Emmanuel Macron serait capable d’ouvrir un grand débat national sur la question des migrants, en réunissant autour d’une table les politiques, les associations, les entreprises, les chercheurs, etc. Car personne n’a la solution. Nous avons besoin de l’intelligence collective pour construire des solutions, connaître les vrais chiffres, parce que la vérité des chiffres sur l’immigration est très mal connue, on la cache le plus possible. Dans ce débat national, on essaierait également d’affronter tous les problèmes posés par l’intégration des immigrés qui sont sur le territoire depuis une ou deux générations. C’est ce qui pèse en fait : au prétexte que ceux-là sont déjà mal intégrés, il n’apparaît pas envisageable d’en accueillir de nouveaux. Ce sujet-là est d’une extrême gravité et aurait mérité un tel débat. Je rêve d’un forum social sur les migrants qui puisse être un lieu de débat et de confrontation, parce que le problème va encore évoluer – cette question de l’immigration est loin d’être close. L’opinion publique est très partagée. On dit que les gens ne sont pas accueillants, mais nous voyons le contraire sur le terrain. Il y a eu notamment une forte mobilisation des chrétiens. La conviction du pape François, que nous partageons, ce qu’il appelle la culture de la rencontre, marche à tous les coups. Quand on rencontre un migrant d’humain à humain, on n’a plus le même discours sur les migrants. Les migrants économiques – qu’il faudrait, selon le discours actuel, tous rejeter – viennent aussi ici pour des raisons politiques, ils ont souffert. Cette volonté de simplifier la question des migrants par un projet de loi qui caricature un peu leurs parcours, ne fera pas vraiment avancer le débat en profondeur.
24 Certains discours mettent en concurrence les migrants et « nos » pauvres, accusant les premiers de prendre la place des seconds. Comment le Secours catholique gère-t-il cette « concurrence » génératrice de tensions ?
25 V. F. : Nous essayons d’éviter toute « concurrence » mais, de fait, elle se joue malgré tout, au Secours catholique comme partout ailleurs, dans les accueils de jour. C’est un phénomène connu : un public chasse l’autre. Les SDF du quartier sont remplacés par une vague d’Albanais ou de Kosovars, eux-mêmes chassés par une vague d’Africains subsahariens, puis par une vague de Soudanais. Et, si l’on n’y veille pas, la cohabitation entre populations se fait en fait assez mal.
26 Il est vrai que la proportion de personnes migrantes dans nos accueils augmente. Notons néanmoins que les statistiques du Secours catholique sont surtout urbaines, or il y a plus de migrants en centre urbain qu’en milieu rural. Malgré l’urgence de la situation des migrants, je suis très attachée à ce qu’on garde un certain équilibre et qu’on n’apparaisse pas comme une association spécialisée dans l’aide aux migrants. Les migrants sont dévoreurs de temps : ils sont nombreux, leur situation est complexe et demande beaucoup d’investissement. En même temps, ils sont gratifiants, parce qu’ils sont jeunes, ils sont réactifs et ils rebondissent, alors que parfois nos bénévoles peuvent être découragés d’accompagner pendant des années des personnes et des familles plus écrasées par la pauvreté, la solitude, et dont les situations évoluent très lentement. Il ne faut pas abandonner ces Français les plus pauvres et les plus fragiles, sinon il n’y aura plus personne pour être à leurs côtés.
27 Emmanuel Macron s’est exprimé récemment sur le problème des SDF et de leur hébergement, expliquant par une nouvelle pression migratoire la saturation de nos dispositifs d’accueil.
28 V. F. : Les systèmes d’accueil et d’hébergement d’urgence sont effectivement embouteillés par toutes ces populations qui arrivent. Mais pourquoi le sont-ils ? Parce que la sortie vers un logement durable n’est pas assurée. On ouvre des hébergements d’urgence, mais on ne désembouteille pas en aval. Il faut donc construire beaucoup plus de logements sociaux. Il faudrait également rapidement régulariser ou, pour mieux dire, donner des droits à des familles avec enfants qui sont là depuis plusieurs années et qui ne sont pas expulsables, pour qu’elles sortent des hôtels ou des hébergements d’urgence. Il s’agit de 30 000 à 40 000 personnes.
29 Pouvez-vous évoquer le projet du Secours catholique de création d’une agence immobilière sociale ?
30 V. F. : Une agence immobilière sociale est un dispositif très simple qui permet de capter du logement privé. Le logement social public est engorgé, mais on sait par ailleurs que le parc immobilier français est composé à 75 % de logements privés, dont beaucoup sont vacants. Beaucoup de propriétaires seraient prêts à louer mais ne veulent pas avoir un locataire à gérer. Il faut essayer de capter ces logements-là, avec la confiance que peut inspirer le réseau Caritas France, en proposant aux propriétaires de gérer pour leur compte la location de leur logement, en leur garantissant le loyer – à condition qu’ils acceptent un loyer social. On leur garantit le loyer, on leur garantit un accompagnement du locataire, ainsi on sécurise le propriétaire et on rassure le locataire. Si la personne a des droits, elle bénéficie de l’allocation logement et peut payer normalement son loyer, mais l’ambition de nos délégations d’Île-de-France est d’accueillir aussi des familles sans droits et qui vivent à l’hôtel dans des conditions infernales. Nous voulons faire le pari de loger correctement des gens qui, aujourd’hui, n’ont pas de droits. Cela veut dire que c’est le Secours catholique qui paiera, aidé par des mécènes, des fonds privés, etc., en attendant l’ouverture de leurs droits.
31 Cela ne veut pas dire qu’on va prendre tous les déboutés du droit d’asile dans ces conditions-là. On n’a pas de solutions autres que ponctuelles pour les déboutés du droit d’asile. C’est dur à admettre pour nos bénévoles, mais les gens déboutés ont, pour certains, vocation à rentrer chez eux. Dans un état de droit, la loi doit s’appliquer. Nous ne pouvons pas loger toutes les personnes sans papiers. Dans le cadre de l’agence immobilière sociale, ce ne serait que pour quelques familles, de manière un peu expérimentale – quelques centaines tout au plus.
32 La position du pape François vous aide-t-elle à vous positionner sur cette question sensible de l’accueil des migrants qui est un sujet clivant, même pour les catholiques ?
33 V. F. : Ce pape est une grâce. Mais ce qui est très beau dans la position du pape François, c’est qu’il ne fait que répéter avec humilité mais obstination l’enseignement social de l’Église. Tous ses écrits ne sont que des citations des encycliques successives de ses prédécesseurs. Cela nous porte et nous aide énormément. Ce message interpelle tous les hommes de bonne volonté et bouscule les catholiques.