Mektoub my love : canto uno
d’Abdellatif Kechiches , film français (2 h 55), avec Ophélie Bau, Shaïn Boumedine, Salim Kechiouche…
1 Inauguré par un double éloge mystique de la lumière (une citation de saint Jean, l’autre du Coran, déposées sur la première image), ce nouveau film d’Abdellatif Kechiche se laisse inonder sans délai par un soleil poudroyant et laiteux, et qui est, sinon son sujet, du moins l’ingrédient révélé d’emblée de son étourdissante alchimie. On est en 1994 et c’est le soleil du Sud, à Sète où Amin descend le temps d’un été retrouver sa famille d’origine tunisienne, laissant derrière lui la capitale et des études de médecine qui l’indiffèrent. Car Amin nourrit en vérité des ambitions de cinéaste, avec lesquelles le film éclaire d’emblée son terrain autobiographique ainsi que les raisons, peut-être plus complexes qu’il n’y paraît, qui lui commandent de nous baigner trois heures durant dans ce soleil voluptueux.
2 Il faut, à cet égard, être attentif à une scène précoce et vouée à définir d’un seul trait les contours de son personnage et ceux de son programme. Amin a à peine retrouvé la maison familiale qu’il est déjà retranché dans la pénombre de sa cinéphilie : le soleil bombarde le dehors, et lui est enfermé dans sa chambre devant un classique du cinéma russe. Quand sa mère surgit, c’est, bien évidemment, pour ouvrir en grand les volets de la chambre : comment peut-il rester enfermé ainsi alors que le soleil l’attend dehors et, avec lui, les joies réservées à son âge – la plage, la fête, et les filles, surtout ? Amin, bon fils, cède mais c’est pour sortir avec son appareil photo en bandoulière, attiré moins par le soleil que par les promesses qu’il lui fait de ramener de beaux clichés. La mère soupire : ainsi Amin, dehors, restera-t-il dans sa chambre noire.
3 Et c’est à travers ses yeux, qui sont sans mystère ceux du cinéaste, que nous sera donné le spectacle du soleil vibrant sur la chair, celle des autres personnages – tous les autres. Le film est ainsi fait qu’il tient tout entier dans ce dialogue, entre une foule de corps solaires et jouisseurs, et le regard ténébreux d’Amin. Autour de lui tournoie, jusqu’à l’ivresse, la sensualité d’une jeunesse entièrement dédiée à l’appel des sens. Kechiche aiguise ici la pulsion vitaliste de son cinéma, dont les plus beaux élans traversaient déjà La graine et le mulet (2007) et quelques moments de La vie d’Adèle (2013). C’est son côté ogre, désormais notoire, jamais repu de ces scènes de groupe où débordent les affects, la parole, le désir. Le film offre trois de ces scènes interminables, l’une au bar, la deuxième à la plage, la dernière en boîte de nuit. Toutes les trois sont étourdissantes et, pourtant, aucune ne lève vraiment le soupçon, qui pèse depuis le début sur l’œuvre de Kechiche, de ne voir là qu’un prolongement forcé, un peu naïf, de la grande tradition naturaliste du cinéma français (Jean Renoir, Maurice Pialat), une manière de convaincre par KO et gavage de sensations. Et l’annonce récente de ce que Mektoub my love sera finalement une trilogie confirme évidemment cette logique du débordement, en même temps que le sentiment parfois d’être soumis ici au flux d’un robinet d’images incontinent, et à un cinéma entretenant complaisamment son ivresse sans se soucier vraiment de ce qu’il a à nous raconter.
4 Mais le film tient justement une part de sa beauté de ce qu’il n’a, en apparence, d’autre discours à tenir que cette ode au soleil et à la libido. C’est, avouons-le, un soulagement de voir Kechiche renoncer (provisoirement ?) à des velléités sociologiques qui ne sont pas la direction la plus adroite de son cinéma. Bien sûr, le reproche lui sera probablement fait de s’étourdir ainsi, et aussi longtemps, du spectacle de ces corps jeunes dont la sensualité est bue par la caméra jusqu’à la dernière goutte. Et ce, d’autant plus que ladite caméra ne cache pas sa préférence pour les corps féminins, dont les courbes sont longées avec une attention proprement obsessionnelle. Mais lui faire ce reproche serait oublier Amin le ténébreux, et combien le soleil et les corps ne sont vus que réfléchis dans ce regard d’apprenti cinéaste. Car le retrait parfois bouleversant d’Amin (qui n’en finit pas de refuser les avances qu’on lui fait en dépit de l’excitation manifeste que lui inspire ce spectacle) n’est pas dû qu’au tempérament timide que dessine à son sujet le scénario.
5 Le spectacle des corps solaires n’est épiphanique (et il l’est tout le long du film) que parce qu’il est regardé et, en cela, c’est bien dans le regard d’Amin, plus que dans les hanches généreuses des actrices, que tient le véritable objet du film. Ainsi, tout le film n’est que le prolongement de ce regard, et chaque plan ou presque le relais de son élan aussi électrique qu’innocent. C’est lui, de toute évidence, qui émeut Kechiche et, de fait, c’est du côté du regard qu’il faut chercher depuis le début de son œuvre, dont La Vénus noire (2010) avait théorisé le projet véritable, tourné moins vers le spectacle que vers le spectateur, moins vers le débordement que vers l’œil qui l’accueille. Une autre scène le dit magnifiquement, dans les derniers moments du film, qui voit Amin enregistrer avec son appareil photo un double agnelage. Car c’est moins le miracle de la vie (venu éclairer sur le terrain maternel l’obsession des rondeurs féminines) qui émeut ici, que la patience infinie de l’œil qui est venu en recueillir le spectacle.
6 Jérôme Momcilovic
Nul homme n’est une île
de Dominique Marchais, documentaire français (1 h 36). Sortie le 4 avril
7 « Nul homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble. » L’incipit d’un poème de John Donne de 1624 donne les contours du projet documentaire de Dominique Marchais qui, depuis dix ans, s’intéresse aux rapports entre paysage et politique. Après avoir brossé un portrait de l’agriculture française sur la mauvaise pente de l’épuisement des ressources dans Le temps des grâces [1], puis interrogé la notion d’aménagement du territoire à partir du traitement politique des cours d’eau dans La ligne de partage des eaux [2], il a cette fois délibérément choisi ses interlocuteurs hors de nos frontières. Constitués principalement d’entretiens, ses films ne coupent jamais la parole du terrain, au sens géographique. Les opérateurs de renom Claire Mathon et Sébastien Buchmann contribuent à ce que l’image, splendide, échappe au tout-venant documentaire, même bien intentionné, tel que le courant écologiste a pu en produire ces dernières années. Parcourus par ceux qui les ont transformés, et qui déploient une belle clarté d’analyse, les lieux donnent envie au spectateur d’y vivre.
8 On se souvient du succès de Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, à la fin de 2015 (César 2016 du meilleur documentaire), et de son slogan – « Partout dans le monde, des solutions existent » –, qui enquêtait sur des initiatives de transition écologique. Mais le couple de réalisateurs qui y dialoguaient en voix off surlignaient l’intention pédagogique ; relais du spectateur, une Mélanie Laurent volontairement candide faisait écran à de véritables rencontres. À peine un portrait était-il esquissé qu’il était transformé en possible « solution » pour « nous ». Ici, l’évidente admiration du cinéaste pour les agriculteurs de la coopérative sicilienne Galline Felici, qui parviennent à rendre leur travail viable malgré l’incurie des autorités et l’impôt mafieux qui les frappe, n’est pas érigée en modèle à suivre à la lettre. De même, la façon dont l’architecture a pu venir au secours des agriculteurs de Vrin, en Suisse, en participant à un remembrement raisonné, est filmée comme une aventure singulière, qui a composé un paysage à nul autre pareil. À une plus large échelle, le mouvement des Baukünstler (artisans de la construction) dans le Land autrichien du Vorarlberg, montre combien le partage de savoir-faire même avec des habitants non professionnels qu’il faut former, permet de construire une communauté en même temps que des bâtiments. Plus qu’un catalogue de bonnes pratiques, Nul homme n’est une île propose une réflexion sur les liens entre l’être humain, son environnement et son gouvernement. À la fois œuvre d’art inspirante et métaphore du film lui-même, la fresque du Bon et du mauvais gouvernement de Lorenzetti (1338-1339) est analysée par une historienne de l’art. Au XIVe siècle, cette allégorie en trois parties était novatrice : personne n’avait représenté jusqu’alors de manière aussi réaliste les habitants de Sienne, ni les relations entre la ville toscane et la campagne alentour. C’est à un retissage du territoire qu’appellent les initiatives filmées par Dominique Marchais qu’il serait faux d’appeler des utopies. Tout tient dans le dosage effectué au montage entre les difficultés rencontrées dans le travail collectif (les réunions parfois houleuses de la coopérative italienne) et un contentement intense, jusqu’à l’excès (le menuisier autrichien, autosatisfait, s’écoute parler). Ouvert et clos sur la fresque qu’il prend pour modèle, Nul homme n’est une île s’extrait du constat morose d’une démocratie impossible et engage chacun à mieux habiter le monde.
9 Charlotte Garson
L’héroïque lande (la frontière brûle)
de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, documentaire français (3 h 45). Sortie le 4 avril.
10 On ne voit d’abord rien que la trame régulière des barrières et des barbelés. De l’autre côté, il y a, il y aurait pourtant quelque chose comme une « jungle », mais la brume épaisse la dérobe aux regards pressés. Le climat même complote à rendre cette zone indiscernable, et ceux qui l’habitent invisibles. Existent-ils seulement ? Et puis, soudain, une percée, un saut – agilité du cinéma à passer entre les mailles du filet policier par la grâce d’un raccord. La lande s’étend à nos pieds et, bientôt, un monde de boue et d’aluminium, de plastique et de feu, se déploie, rue après rue, abri après abri. Comme l’évanescent village de Brigadoon dans la comédie musicale de Vincente Minnelli, la Jungle de Calais est transmuée par le regard de Nicolas Klotz et d’Élisabeth Perceval en un territoire fantastique, qui croît à la lisière du monde et fait de la frontière autre chose qu’une séparation – un pli où des êtres trouvent où s’accrocher, se relancer, se déplier. Un territoire qui a su renverser le stigmate de sauvagerie que charrie son nom pour s’accomplir comme espace non de la vie nue, mais de la vie furtive.
11 Il y a là, bien sûr, un scandale. Scandale d’un État français qui se prétend grand, et parfois humaniste, et qui s’obstine à ne pas vouloir accueillir quelques milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ; scandale, aussi, d’une Europe qui ne se croit forte qu’emmurée, et se prête à toutes les compromissions. L’héroïque lande, comme d’autres films avant lui [3], recueille des témoignages accablants. Tortures et meurtres en Lybie, disparitions en Méditerranée, harcèlement policier en France, voilà à quoi se confrontent nombre d’exilés. La Jungle alors est peut-être bien l’ultime ruse de cette chasse à l’homme infinie, la nasse dont personne ne s’échappera. Mais ni la compassion ni la colère ne suffisent à déceler ce qui, s’adossant à la machine de capture, se dérobe et advient envers et contre tout. Dans un essai essentiel, Marielle Macé décrivait par anticipation le genre d’attention – d’égard – dont Klotz et Perceval font preuve, et qui vaut comme une politique du regard : « Il faut évidemment voir, voir, voir, la souffrance, la douleur, les tensions partout, puisqu’elles sont partout ; mais il faut aussi reconnaître les vies ici vivantes et vécues ; dans le même mouvement, il s’agit de ne pas toujours ou d’emblée rencontrer les personnes à partir de leurs souffrances, mais aussi à partir de leur héroïsme, de leur réalisation […] ; et de commencer donc par prendre acte du déjà construit, de l’habité, comme d’un territoire non d’indignité […] mais d’idées. » [4]
12 Là, même là, surtout là, il faut savoir se rendre attentif – à des mains qui se tendent vers un brasier, à un visage qui se dérobe, à une parole qui s’élance dans une langue inconnue, à un désir qui traverse un corps et trouve la danse ou le chant pour se manifester. Mais aussi au monde qui se dessine sous ce ciel où se côtoient cerfs-volants bricolés et hélicoptères de surveillance. Si la Jungle n’est pas sans évoquer les forêts où des esclaves enfuis trouvaient refuge en s’y camouflant, elle dessine peut-être aussi une esquisse du futur. Avant que la boue ne retourne à la boue, une communauté éphémère s’est inventée à la marge des flux économiques et de la logique étatique. Non sans peine, évidemment, mais non sans puissance non plus. De mille manières, une terre inhabitable a été rendue habitable, à la fois comme asile et comme point de départ. C’est de cela dont L’héroïque lande porte la trace incandescente.
13 Raphaël Nieuwjaer
L’île aux chiens
de Wes Andersons , film d’animation britannique et allemand (1 h 41), avec les voix de Bryan Cranston, Scarlett Johansson, Harvey Keitel… Sortie le 11 avril
14 Après Fantastic Mr. Fox (2010), L’île aux chiens marque le retour de Wes Anderson à l’animation en « stop motion », photographie image par image de figurines dans des décors en modèles réduits. Cette technique semble, une nouvelle fois, particulièrement bien convenir au dandy texan, qui trouve en lui une forme de maîtrise absolue sur ses images tirées à quatre épingles. Si la perpendicularité et la symétrie sont les deux axes visuels de ce cinéma, elles donnent également prise aux reproches qui lui sont parfois adressés, quant à l’aspect guindé, placardé et donc dévitalisé, de films présentoirs qui ressembleraient à des maisons de poupées ou, pire, feraient tapisserie. Or, le recours à l’animation assume jusqu’au bout ce « retrait du vivant » – pour le retrouver par d’autres chemins – et pointe ce qui est au cœur du cinéma d’Anderson : une fine dialectique entre la fixité et le mouvement, celle-ci décomposant celui-là, l’exhaussant vers une forme ritualisée. Et quel meilleur décor que celui du Japon pour cette approche formelle qui, bien au-delà de l’hommage cinéphile (Anderson revendique l’influence des films d’Akira Kurosawa [1910-1998]), s’apparente elle-même à un véritable empire des signes ?
15 Ainsi déterritorialisée, l’intrigue de L’île aux chiens prend aussi des allures d’uchronie. À Megasaki, mégalopole côtière, une épidémie de grippe canine entraînant la pestilence pousse les autorités municipales à parquer tous les chiens sur une île, servant par ailleurs de déchetterie. Pour l’exemple, le premier à être envoyé sur place est Spots, le chien du maire, un tyran corrompu nommé Kobayashi. C’est sans compter sur Atari, son fils adoptif, qui s’empare d’un avion et rejoint l’île pour retrouver son animal de compagnie. Sur place, il fait équipe avec une bande de cinq chiens galeux, dont l’un d’entre eux, Chef, ex-chien errant, leur oppose un comportement rebelle. Leur quête les conduit sur la piste secrète de malversations politiques, celles de l’édile démagogue, qui cherche à assurer sa réélection en faisant taire tous ses opposants. Comme les derniers films de Wes Anderson (Moonrise Kingdom [2012], The Grand Budapest Hotel [2014]), celui-ci prend la forme d’une odyssée paradoxale, car architecturée comme une traversée de vignettes fixes. Le récit en lui-même n’est pas exempt de sophistication, puisqu’il complique la linéarité de l’aventure par un système précis de flash-backs et de digressions (par exemple, la traduction du japonais est mise en scène par une série de protocoles amusants). Le film, gonflé d’une multitude de personnages secondaires et de sous-intrigues, oppose ainsi à son style figé un véritable emballement romanesque.
16 La grande réussite de L’île aux chiens tient avant tout à son « rendu », fruit d’un travail titanesque (la production s’est étalée sur un an), d’une minutie et d’une richesse ornementale impressionnantes. L’image regorge de détails picturaux, se déchiffre comme un parchemin et orchestre un grand concert de matières. Le pelage miteux des chiens, les amoncellements de détritus, la préparation de sushis empoisonnés, mais encore les liquides, les solides et les vapeurs provoquent toute une série de synesthésies poétiques, la plasticité des matériaux représentés à l’écran invitant à les toucher du regard. Difficile, pourtant, de ne pas percevoir à travers cette fable des chiens indésirables, raflés, déportés, parqués dans une jungle à ciel ouvert, sans ressources et en proie aux urgences sanitaires, une évocation des crises de migration qui font rage partout dans le monde – chose surprenante pour un cinéaste d’ordinaire si réticent aux références trop actuelles. Mais le propos de Wes Anderson est peut-être ailleurs : dans cette image d’un monde occidental (dont le Japon serait l’avant-poste) si corrompu qu’il n’est plus capable de produire autre chose que du déchet par monceaux – déchet vivant ou non vivant. L’île aux chiens, c’est tout le rebut possible d’une société, devenu désormais si considérable qu’il menace de l’engloutir en retour.
17 Mathieu Macheret
Frost
de Sharunas Bartass , film lituanien (2 h 13)
18 Comme un dernier regard élégiaque jeté à l’hiver, Frost prend dans les glaces le genre du road movie, les attentes d’aventures et d’action qu’il suscite. Rokas (Mantas Janciauskas) et Inga (Lyja Maknaviciute), amoureux lituaniens d’une vingtaine d’années, se lancent presque par hasard sur la route de Kiev : le garçon a accepté de conduire vers l’Ukraine le camion humanitaire d’un ami. S’ils doivent « googleliser » les lieux pour se repérer, leur ignorance fait d’eux de parfaites plaques sensibles, voire des représentants de tous les jeunes Européens. Sharunas Bartas, peu soucieux de poser des balises narratives pour son spectateur, transforme le voyage en une initiation à tâtons. Une halte dans un grand hôtel expose ainsi les jeunes gens à une délégation d’humanitaires étrangers qui, tout en leur expliquant la situation géopolitique, leur font bien sentir qu’ils ne sont pas intimement concernés par la guerre du Dombass. Le temps de cette parenthèse, l’amour d’Inga et de Rokas est mis à l’épreuve, ce qui a valu à Frost d’être comparé avec l’immense Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1954) lors de son passage à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. Mais Rokas se révèle de plus en plus aimanté par la proximité du front, jusqu’à l’obsession. « Qu’est-ce que ça sent, un cadavre ? », demande-t-il à un soldat ukrainien. Un impressionnant finale dans la neige rejoue « Fabrice à Waterloo » en accompagnant jusqu’au bout la quête sans retour du jeune homme : comprendre la réalité d’un combat, non plus à travers des discours ou des images, mais avec ses seuls sens.
19 Charlotte Garson
The Ride
de Chloé Zhaos , film américain (1 h 45)
20 Dès l’ouverture de The Rider (de très gros plans d’un cheval, suivis de ceux des cicatrices d’un homme blessé à la tête), le cavalier du titre est inextricablement lié à sa monture : à peine remis d’une chute de rodéo presque fatale, le jeune Brady (Brady Jandreau), Sioux qui vit avec son père et sa sœur dans une réserve indienne de Dakota du Sud, continue à se définir par son rapport à l’animal. Il exerce un métier qui tient aussi du don : il débourre et dresse les chevaux avant de les revendre. Dans ce deuxième long-métrage, la réalisatrice sino-new-yorkaise Chloé Zhao fait rejouer leur vie par des personnes réelles – un dispositif qui avait déjà réussi au film français Tempête de Samuel Collardey (2015), magnifique portrait de marin. L’accident qui a bouleversé la vie de Brady est à la fois bien réel et légèrement distancé par ce procédé, comme si le travail du tournage participait d’un processus de résilience. Car il s’agit de remonter en selle, au propre comme au figuré, ne serait-ce que pour continuer de payer les traites du mobile-home. De la petite sœur de Brady, atteinte du syndrome d’Asperger, au père qui dilapide ses rares dollars au casino et à l’ami Lane, lui aussi paralysé par une chute, le tableau pourrait être désolant et le film misérabiliste. Mais jamais le regard de la cinéaste ne se transforme en discours généralisant. Avec respect, dans une proximité qu’elle ne cache ni ne monte en épingle, elle interroge la masculinité réinventée de ces cow-boys qui doivent, pas à pas, retrouver une raison de vivre.
21 Charlotte Garson
Madame Hyd
de Serge Bozons , film français (1 h 35)
22 Après une poignée de fictions sophistiquées, Serge Bozon, figure polyvalente de la cinéphilie française (acteur, réalisateur, critique, mais aussi logicien et disc-jockey), revient avec un quatrième long-métrage qui s’ouvre à un public plus large. Fidèle à son goût des mélanges improbables, il opère ici la rencontre saugrenue entre le fameux roman de Robert Louis Stevenson, L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886), et une sous-catégorie proliférante du cinéma français, à savoir le film sur l’éducation. Madame « Géquil » (Isabelle Huppert), professeure de physique dans un lycée de banlieue, est brimée par ses élèves à cause d’un manque complet d’autorité. Elle se transforme du tout au tout le jour où, dans son laboratoire, elle est frappée par la foudre et devient, dès lors, une excellente enseignante, imposant enfin le respect à sa classe, mais cachant au fond d’elle un pouvoir somnambulique et incandescent qui commence à semer le désordre dans son voisinage. Sous ses allures de pochade, Madame Hyde cache une fable tragicomique sur le sacerdoce de la vocation enseignante, et plus largement sur le talent particulier de la transmission, qui ne va pas sans une certaine forme de charisme inné, c’est-à-dire de « puissance ». Le film brille autant par sa drôlerie guindée (Romain Duris dans un numéro hilarant de proviseur positiviste) que par sa capacité à assumer son argument hybride jusqu’au bout, notamment dans une très belle scène de géométrie où le spectateur est lui-même invité à raisonner et, peut-être, comme les élèves du film, à apprendre quelque chose.
23 Mathieu Macheret
Demons in Paradis
de Jude Ratnam, documentaire franco-srilankais (1 h 34)
24 C’est par hasard, ou plutôt par nécessité, que Jude Ratnam est venu au cinéma. Constatant l’inutilité de son travail dans une ONG œuvrant à la réconciliation des communautés dans un pays, le Sri Lanka, meurtri par trente ans de guerre civile, il part à la recherche d’une autre voie. Celle-ci prendra la forme du documentaire, mais aussi de l’autobiographie. Demons in Paradise raconte peut-être d’abord l’histoire d’une peur, éprouvée enfant tandis que Ratnam fuit avec sa famille le massacre de la minorité tamoule par les Cinghalais, et qui ressurgit lorsque son propre fils lui parle en tamoul au milieu d’inconnus. Cette peur d’être soudain repéré et désigné comme « l’autre », le film l’exorcise en multipliant les scènes de déguisement. Durant la guerre, la survie pouvait en effet ne tenir qu’à un costume, une apparence. En rejouant ces transformations, l’attachement à une pureté de l’identité, revendiquée par les Cinghalais puis par les Tigres tamouls, se révèle dans toute sa dimension fantasmatique. Ce premier long-métrage, mal assuré peut-être dans sa manière de reprendre certains gestes documentaires, comme la traversée des ruines ou la reconstitution par la parole, vaut cependant encore par sa façon de saisir la prégnance du colonialisme. À travers l’exemple des métamorphoses du chemin de fer, Ratnam saisit, par touches, la violence infligée à une terre par l’avidité britannique, et le difficile travail de réappropriation de ce douloureux « héritage ».
25 Raphaël Nieuwjaer