Études 2018/2 Février

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Article de revue

La transition funéraire contemporaine

Scènes et significations

Pages 43 à 56

Notes

  • [1]
    La première édition de la Carte religieuse de la France rurale date de novembre 1947. En 1957 (année d’enquête sociologique dans le diocèse), le taux de pratique pascale était de 67,2 % et dominicale de 48,5 %.
  • [2]
    La mise en œuvre pastorale des funérailles. Enquête effectuée dans les différents diocèses de France, 2016-2017 (mai 2017). Je remercie sœur Bénédicte Mariolle, petite sœur des pauvres, de m’avoir communiqué ce rapport. La représentativité de l’échantillon est assez bonne : un bon quart des diocèses ont répondu (avec quelques angles morts dans le Nord et l’Est), l’équilibre entre villes et campagnes est assez bien respecté, et on y trouve des espaces autrefois bien différenciés sur la carte religieuse du pays.
  • [3]
    Point souligné par le père Pierre-Marie Perdrix, vicaire général du diocèse de Laval, dans son intervention à la session des 9 et 10 octobre 2017 sur « Célébrer les funérailles en temps de mutations » (Conférence des évêques de France).
  • [4]
    Par la loi de novembre 1887 et la publication en avril 1889 d’un décret d’administration publique sur les modes de sépulture dont le titre III portait sur « l’incinération ».
  • [5]
    Instruction Ad resurgendum cum Christo (25 octobre 2016).
  • [6]
    Voir par exemple Comme des frères (2012), de Hugo Gélin.
  • [7]
    Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Fayard, 2011, p. 168, note 3.
  • [8]
    Bien souligné par le père Michel Riquet, jésuite, dans « L’Église catholique et la crémation des cadavres », La Flamme, n° 15, 1er trimestre 1976.
  • [9]
    En 1840, l’abbé Henri-Louis-Charles Maret avait publié un célèbre Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes, le terme ayant ensuite servi dans la littérature catholique à désigner, de façon un peu indifférenciée, les croyances modernes.
  • [10]
    Instruction Ad resurgendum cum Christo (25 octobre 2016).
  • [11]
    Par exemple, Damien Le Guay, La mort en cendres. La crémation aujourd’hui, que faut-il en penser ?, Cerf, 2012.
  • [12]
    Augustin, Les soins dus aux morts, Œuvres, t. II : Problèmes moraux, DDB, « Bibliothèque augustinienne », 1937, pp. 379-453.
  • [13]
    Je rejoins tout à fait ici les conclusions de Damien Le Guay, op. cit.
  • [14]
    14 G. Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, Armand Colin, 2005.
  • [15]
    15 G. Cuchet, « La communication avec l’au-delà au XIXsiècle. La religion des morts, religion de la sortie du catholicisme ? », Romantisme, n° 158, 2012-4, pp. 44-57.
  • [16]
    Yves Lambert, « Âges, générations et christianisme en France et en Europe », Revue française de sociologie, n° 34-4, octobre-décembre 1993, pp. 525-555.
  • [17]
    Hervé Guevellou, « L’assemblée des funérailles : passer d’une assemblée de circonstance à une assemblée liturgique », Session funérailles II, 9 au 10 octobre 2017.
  • [18]
    18 J. Delumeau (dir.), La religion de ma mère. Les femmes et la transmission de la foi, Cerf, 1992.
  • [19]
    19 G. Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Seuil, 2018.
  • [20]
    Voir, sur ce point, les travaux du médiéviste Dominique Iogna-Prat, notamment son entretien : « La modernité face au mythe de pierre », Études, n° 4236, mars 2017, pp. 53-63.

1 En septembre 2016, j’ai assisté dans un bourg du centre de l’Ardèche à un enterrement qui m’a paru révélateur du changement de mœurs funéraires que nous sommes en train de vivre. L’événement était à la fois banal et un peu exceptionnel parce que la défunte était une femme de 44 ans, décédée d’un cancer du poumon, en laissant derrière elle son compagnon et une fillette de 12 ans. Le milieu est celui de petits paysans de culture catholique non pratiquants dont les trois enfants, qui ont aujourd’hui entre 40 et 50 ans, éduqués à la ferme dans les années 1970-1980, ont abandonné le travail de la terre tout en gardant un fort enracinement rural.

2 L’enterrement présentait un curieux mélange de traits anciens et nouveaux. Du côté de la tradition : le mariage (civil) du couple juste avant le décès ; le pèlerinage de la dernière chance à Lourdes au terme d’un voyage touristique en France destiné à en voir ou revoir quelques-uns des hauts lieux ; le moment passé ensemble la veille de l’enterrement, dans une pièce commune au confort rudimentaire, à évoquer des souvenirs de la défunte, entrecoupés de plages de silence « paysan » à la Raymond Depardon ; la messe d’enterrement le lendemain célébrée par un prêtre assisté d’un diacre devant une assistance nombreuse, à la mesure de l’émotion et de l’interconnaissance collectives.

3 Du côté de la modernité : la déchristianisation apparente de l’assistance (peu de participation et de communions) dans cet ancien pays « chrétien » de la Carte religieuse de la France rurale du chanoine Fernand Boulard [1] où les curés et la pratique se font rares ; la prise de parole à l’ambon d’un ami de la défunte, d’allure assez bourgeoise, directeur d’un centre de méditation bouddhiste voisin et employeur local non négligeable, qui a évoqué sa conviction qu’elle « reviendrait » dans les vertes prairies de son enfance, dans un mélange de poésie bucolique et de discrète profession de foi réincarnationiste qui n’a eu l’air de surprendre personne, pas même le curé (qui en avait probablement vu d’autres). Le départ du corps enfin pour le crématorium local à l’issue de la cérémonie, sur une décision de la défunte, très « connectée » et férue de réseaux sociaux par ailleurs. Crémation suivie d’une inhumation de l’urne dans le columbarium de son lieu de résidence où ses parents et une partie de sa famille viennent depuis la visiter régulièrement.

4 L’épisode, dans sa relative banalité, est triplement significatif. De la diffusion de la crémation d’abord puisqu’elle atteint désormais les montagnes de l’Ardèche centrale ; de certaines de ses modalités ensuite, à travers les décès prématurés d’individus qui sont les premiers modernes parmi les morts et qui contribuent à former localement cette première ligne de « déviants » (par rapport aux anciennes normes) nécessaire à l’enclenchement des mutations culturelles ; de la relative banalisation idéologique de la crémation enfin qui n’a souvent plus grand-chose à voir désormais avec ce qu’elle était encore dans la première moitié du XXsiècle quand les rares militants de la cause, souvent liés à la franc-maçonnerie, ne cachaient pas leur hostilité à l’égard de l’Église et leur dessein de travailler par-là à déraciner dans l’esprit des populations les façons chrétiennes de mourir et d’être en deuil.

5 De ces changements rapides dont nous sommes à la fois les témoins et les acteurs, sont particulièrement conscients tous ceux qui sont en première ligne pour les observer : employés des pompes funèbres, membres du clergé et des équipes d’accompagnement du deuil paroissiales, assureurs et vendeurs de « contrats obsèques », spécialistes de sciences sociales intéressés par le sujet. Ils sont au cœur de la récente enquête sur les funérailles religieuses en France, réalisée à l’instigation du Service national de la pastorale liturgique et sacramentelle (SNPLS), un organisme lié à la Conférence des évêques de France [2]. Elle fournit à l’historien le moyen d’une sorte de coupe transversale dans la mutation en cours qui fait apparaître, pêle-mêle, des héritages, des survivances, des résurgences, des transformations et des nouveautés.

Les grandes tendances

6 On peut repérer dans l’enquête quatre grandes tendances.

La décléricalisation des enterrements

7 La première est la poursuite d’un mouvement de décléricalisation des enterrements qui, dans les paroisses, remonte principalement aux années 2000. Ils sont désormais assurés le plus souvent par des équipes de laïcs bénévoles, constituées d’hommes et de femmes de 60 à 75 ans environ, nombreux (peut-être 20 000 ou 30 000), bien formés et très sollicités. Une plaisanterie circule dans les diocèses : dans l’Église, ce sont encore les équipes de funérailles qui marcheraient le mieux. Elles sont, par leur collaboration avec les prêtres et les diacres, un des lieux où s’invente en son sein un « nouveau paysage ministériel » [3].

8 Cette décléricalisation est, bien sûr, imposée par la crise des vocations mais cette contrainte est gérée différemment selon les lieux, les moyens, les traditions. Dans le diocèse de Viviers, par exemple, on s’efforce de faire en sorte qu’il y ait à chaque fois un prêtre aux enterrements, alors que dans celui, voisin, de Valence, la règle est qu’il n’y en ait pas. À Lyon, dans certaines paroisses, 90 % des enterrements ont lieu avec un prêtre alors que, dans d’autres, la proportion est inverse. À l’intérieur d’une même paroisse (entre équipes d’accompagnement du deuil) ou au sein d’une même équipe (d’un membre à l’autre), les usages peuvent varier sensiblement. La présence du prêtre n’est plus toujours synonyme de messe d’enterrement, de même qu’il s’occupe rarement de la conduite du corps au cimetière.

9 La présence cléricale n’apparaît plus systématique que dans deux cas seulement. Pour les familles de chrétiens fervents d’abord, surtout si elles fournissent elles-mêmes les prêtres (la présence ecclésiastique est maximale aux enterrements de prêtres ou de parents de prêtres). Pour les cas « particuliers » ensuite, comme les suicides de jeunes, les morts d’enfants, les décès « prématurés » en général (entendus largement : au-dessous de 50 ans). Au croisement des deux critères, quand on a affaire à un décès prématuré dans une famille fervente, la présence sacerdotale peut être très élevée.

10 Au total, on a l’impression que, même si certains catholiques « saisonniers » protestent encore un peu quand ils comprennent qu’ils n’auront ni prêtre ni messe pour leurs funérailles ou celles de leurs proches, le message de la crise des vocations a fini par passer, et le recours aux équipes de deuil paroissiales est non seulement entré dans les mœurs mais apprécié. Dans certains cas, on préfère même ne pas avoir affaire au prêtre.

Les relations avec les pompes funèbres

11 Les relations avec les pompes funèbres (les « PF ») sont plutôt bonnes dans l’ensemble, mais elles ne sont pas exemptes de tensions autour notamment de deux problèmes récurrents.

12 Le premier est la dépendance des paroisses à l’égard des pompes funèbres qui sont, sauf exception, les premières interlocutrices des familles. De leur bon vouloir dépend donc en grande partie leur aiguillage ultérieur vers les paroisses, quand il a lieu. Les pompes funèbres peuvent avoir tendance à conseiller d’en faire l’économie et de se contenter d’une prière assurée par leurs soins, mais aussi à fixer d’autorité jours et heures de célébration aux paroisses. En sens inverse, là où les relations sont bonnes, elles contribuent probablement à maintenir les taux d’enterrements religieux en proposant la « prestation » à des familles qui n’y auraient peut-être pas pensé d’elles-mêmes ou n’auraient pas osé.

13 L’autre problème est la tendance des pompes funèbres à proposer une prise en charge « spirituelle » de l’événement, sous forme de prières, textes, aspersions d’eau bénite (dont le rapport note qu’on ne sait pas toujours très bien d’où elle vient…). Il est probable que les habitudes prises par ces dernières dans les enterrements civils, qui sont en nombre croissant, les amènent, par vitesse acquise en quelque sorte, à sortir parfois de leurs attributions dans le cas des enterrements religieux ou semi-religieux. Car le cimetière, où le prêtre ne vient plus guère, est un peu leur royaume. L’enquête fait état de tensions près des fosses entre employés des pompes funèbres et membres des équipes de funérailles chargés des dernières prières, soit que les premières les abrègent indûment, soit qu’elles proposent « derrière » une autre prière de leur cru. Le fait que les funérailles religieuses soient désormais assurées par des équipes de laïcs a peut-être contribué dans l’esprit d’un certain nombre de familles à flouter la frontière entre prières « paroissiales » et « civiles » dès lors qu’elles ont en commun de n’être plus cléricales.

La banalisation de la crémation

14 En même temps qu’elle se répand, la crémation se banalise. C’est un des grands enseignements de l’enquête. Elle n’est plus, bien souvent, cette pratique très idéologique et très singularisante qu’elle était jadis, confinée pour cette raison même dans des secteurs étroits de la population. On voit se multiplier les demandes non idéologiques de gens qui se contentent de suivre la mode ou la vague, sans position bien arrêtée sur le sujet.

15 On sait que la pratique est légale en France depuis la fin du XIXsiècle [4], mais elle est longtemps restée très marginale, y compris dans les milieux laïques et anticléricaux. La barre des 1 % des décès n’a été franchie qu’en 1980, dix-sept ans après la levée de l’interdiction canonique par Jean XXIII en 1963 (rendue publique l’année suivante par Paul VI). Il a fallu le temps que se dissipe l’ancien tabou et que lève, dans certains secteurs de la population (on le voit bien dans les sondages des années 1970), un certain désir de crémation. En 1993 encore, on n’en était qu’à 10 %. Or, elle concernerait désormais plus du tiers des décès et de la moitié dans les grandes villes. Les marges de progression du phénomène sont sans doute encore importantes si l’on en juge par les taux atteints dans les pays anglo-saxons pionniers dans ce domaine (comme la Grande-Bretagne) où ils avoisinent les 75 %.

16 C’est l’occasion de rappeler ici qu’à l’automne 2016, la Congrégation pour la Doctrine de la foi a publié une instruction sur la sépulture des défunts et la conservation des cendres en cas d’incinération [5] dans laquelle elle rappelait les raisons doctrinales et pastorales (puisqu’il en existe des deux types) de la « préférence » de l’Église pour l’inhumation des corps. Par rapport à ses prises de position antérieures sur le sujet, on peut noter deux accentuations nouvelles.

17 Premièrement, une mise en garde très nette contre les pratiques de dispersion des cendres qui tendent à se répandre (même si on manque de chiffres précis dans ce domaine) et qui sont déjà courantes au cinéma [6]. Elles posent la question fondamentale du territoire des morts. C’est-à-dire non plus tant, comme par le passé, celle de savoir on va les enterrer (dans l’église, autour, dans un cimetière périphérique), mais s’ils auront encore demain un espace propre, avec tout ce que cela implique du point de vue des modalités du deuil et de la pérennité de leur souvenir par-delà la disparition des générations qui les ont connus. En termes techniques, on pourrait dire : non plus celle de leur localisation mais de leur atopisation possible.

18 Ici, les préoccupations de l’Église rejoignent en partie celle du législateur civil, de la loi Sueur du 19 décembre 2008 en particulier, qui s’était déjà inquiété de voir les morts sortir des cimetières sans qu’on sache toujours très bien ce qu’ils devenaient ensuite, quand on ne retrouvait pas les urnes dans les décharges publiques. Certains sociologues ont beau nous expliquer benoîtement que les nomades de Mongolie extérieure se contentent bien, eux, de déposer leurs défunts sur la prairie avant de passer leur chemin et qu’il n’y a pas de raison, en somme, pour que nous n’en fassions pas autant [7], il y a lieu de s’interroger sur la pertinence anthropologique d’une telle mutation.

19 L’autre aspect relativement nouveau du document romain est le retour dans le débat de la question délicate des « intentions » de la pratique. La position moderne de l’Église dans ce domaine repose en effet sur un certain paradoxe [8]. Entre 1886 (date de la première condamnation de la pratique par Léon XIII) et 1963, la crémation a fait l’objet de sanctions canoniques très sévères : refus des derniers sacrements, de la sépulture religieuse, des suffrages publics de l’Église pour le défunt, qui ont contribué à la marginaliser socialement. Mais cette sévérité contrastait malgré tout avec la « minceur » relative des raisons dogmatiques qui la justifiaient. Le problème fondamental était celui des intentions (alors jugées mauvaises) des promoteurs de la pratique, plus que la pratique elle-même dont l’Église a toujours dit qu’elle n’était pas incompatible avec la résurrection des corps et l’immortalité de l’âme. L’interdit a été levé en 1963 parce qu’on s’était convaincu entretemps de l’amélioration de ces intentions chez ses promoteurs, dans un contexte où, de toute façon, la pratique restait statistiquement marginale (de l’ordre de 0,2 % des décès en France).

20 Depuis les choses ont bien changé, non seulement parce que la pratique s’est massifiée mais parce qu’elle prend place désormais dans un nouveau contexte culturel et spirituel marqué notamment par le retour (sans le nom) de la vieille question du « panthéisme » [9] : « [L’Église] ne peut […] tolérer des attitudes et des rites impliquant des conceptions erronées de la mort, considérée soit comme l’anéantissement définitif de la personne, soit [ce qui est plus nouveau] comme un moment de sa fusion avec la Mère Nature ou avec l’Univers, soit comme une étape dans le processus de réincarnation, ou encore comme la libération définitive de la “prison” du corps. » [10]

21 On voit ici l’intérêt de rapprocher l’instruction de la Congrégation de l’enquête du SNPLS, dans la mesure où les deux documents n’insistent pas sur les mêmes aspects de la réalité présente. Retour des « mauvaises » intentions d’une part, désidéologisation de l’autre (même si la signification spirituelle de cette dernière tendance n’est peut-être pas beaucoup plus rassurante pour l’Église).

Éclatement et recompositions de la norme funéraire contemporaine

22 L’enseignement le plus frappant de l’enquête pour l’historien est l’espèce d’éclatement de l’ancienne norme funéraire d’Église auquel on assiste, et les recompositions qui s’ensuivent. Éclatement physique, par multiplication des « lieux du deuil », notamment le funérarium, le crématorium, le cimetière dès lors qu’on y va directement sans passer par l’église. Éclatement idéologique par la multiplication des demandes de consécration minimalistes du type « petites prières », « petites bénédictions », derniers adieux, dont on peut se demander si elles n’ont pas reçu une forme d’encouragement involontaire de la part de l’Église du fait qu’elle ne propose plus elle-même que rarement la formule complète d’hier (incluant la messe).

23 Du coup, on comprend mieux le sens des réflexions pastorales qui accompagnent l’enquête. Cette invitation à redécouvrir les différentes stations du rituel conciliaire des funérailles, voire à en inventer de nouvelles (comme l’accueil des familles), ne procède pas tant de la volonté d’intensifier les enterrements ordinaires, en proposant des sortes de « super-enterrement » aux chrétiens les plus motivés, que de répondre à cet éclatement de la norme. L’Église est prise ici dans une sorte de dilemme entre, d’un côté, un impératif pastoral qui suppose d’accueillir les gens tels qu’ils sont et où ils vont (et en l’occurrence, souvent désormais, au crématorium ou au funérarium), et, de l’autre, un impératif doctrinal qui tient au souci de préserver l’intégrité de la norme funéraire chrétienne marquée par le passage du corps à l’église, la célébration complète (même s’il ne s’agit plus toujours d’une messe) et la « préférence » pour l’inhumation.

24 Le problème est d’importance parce que la demande n’a rien d’anecdotique. À Cannes, nous dit-on, sur deux mille crémations annuelles, il y aurait sept cents demandes de prière de ce type, donc plus du tiers des défunts. Le rapport évoque à ce propos la fameuse formule du pape François sur la nécessité pour les chrétiens d’aller « aux périphéries ». Or, il ne faudrait pas oublier que ces périphéries du monde chrétien, dans la mesure où celui-ci tend à devenir chez nous périphérie du monde tout court, posent en réalité la question de savoir comment l’Église va se positionner par rapport à ce qui risque bien de devenir demain la norme majoritaire. La question est d’autant plus importante que la diffusion de la crémation est, parmi nous, le principal cheval de Troie de l’enterrement civil (qui représente aujourd’hui environ 30 % des décès).

25 Ici l’historien, qui n’a évidemment pas de solution au problème, peut simplement rappeler qu’il ne faudrait pas exagérer celui de la crémation du point de vue catholique, comme une certaine littérature contemporaine a parfois tendance à le faire [11]. Ou alors mieux distinguer deux types de crémation, les unes effectivement incompatibles dans leurs intentions avec le christianisme, les autres non. Le christianisme, si l’on peut s’autoriser cette généralisation, est moins une religion des morts (dont les corps étaient traités sans façons sous l’Ancien Régime) que de la prière pour les morts. On pourrait relire ici (en commençant par le rééditer) le fameux traité de saint Augustin sur le soin à apporter aux défunts [12], qui a inspiré tout le Moyen Âge latin et où, mutatis mutandis, nombre de ces problèmes étaient déjà posés.

Une mutation anthropologique en matière funéraire

26 Comment interpréter historiquement la situation révélée par cette enquête ?

Une transition funéraire

27 L’histoire des attitudes devant la mort est beaucoup moins immobile qu’on ne le croit parfois. Elle connaît des phases de stabilité relative et d’autres, au contraire, où les choses évoluent rapidement, au point, parfois, de déboucher sur de véritables changements de « systèmes funéraires ». L’historien Régis Bertrand a proposé d’appeler ces périodes de transformation, qui ne sont jamais anodines, des « transitions funéraires ». La dernière en date en France est celle qui a vu naître, entre 1770 et 1840 en gros, dans les villes puis dans les campagnes, le cimetière moderne en périphérie d’agglomération avec ses concessions funéraires, ses cortèges, ses monuments et tout ce culte familial du souvenir et de la tombe qui a longtemps été un des ancrages anthropologiques et culturels les plus unanimes de la société française. Il semble que nous soyons à nouveau en train de vivre une transition de ce type et peut-être même plus : ce qu’on pourrait appeler une mutation anthropologique en matière funéraire.

28 Il est toujours difficile de savoir ce que signifie exactement ce genre de mutations qui « embarquent » dans leur mouvement beaucoup de choses, qu’il s’agisse du rapport au corps, à l’identité, au temps, à l’espace, au statut social, à la famille, à l’argent. Mon hypothèse cependant est que, dans la transition actuelle, le facteur religieux ou post-religieux est capital et qu’il « surdétermine » l’ensemble [13]. La déchristianisation parvenue au stade culturel et anthropologique rend pensable aujourd’hui l’impensable d’hier et permet à d’autres causalités (économiques, écologiques, etc.) mieux identifiées mais peut-être plus superficielles, de se déployer et de devenir efficaces. En histoire, une causalité peut toujours en cacher une autre.

Rechristianiser les vivants par les morts

29 Un des objectifs de la pastorale contemporaine du deuil est d’« utiliser » (même si elle récuserait probablement le terme) l’attachement persistant des familles pour leurs morts comme un possible moyen d’évangélisation. On incitera ainsi les familles à venir le dimanche d’après les funérailles à la messe paroissiale ou on leur donnera rendez-vous à la Toussaint, et surtout le 2 novembre, pour rappeler le souvenir de leurs morts. Ces initiatives se répandent dans les diocèses, avec plus ou moins de succès.

30 Elles rappellent un peu la pastorale du XIXsiècle. Le clergé, au lendemain de la Révolution, avait déjà constaté que la religion des morts était celle qui subsistait le mieux dans les milieux et les régions déchristianisés et qu’il y avait lieu d’en tenir compte pour essayer de rechristianiser les vivants par les morts [14]. Non sans succès d’ailleurs puisque la reprise religieuse du XIXsiècle a tenu en partie à cette capacité de l’Église à regreffer le christianisme sur ce filon de sensibilité collective moderne, né en grande partie en dehors de son giron [15]. Or ce culte des morts du « long XIXsiècle », s’il est sur le déclin depuis les années 1960-1970, n’a pas disparu, comme le montre chaque année la large fréquentation des cimetières les 1er et 2 novembre. Le calcul pastoral, dans ces conditions, n’est pas absurde.

La transition postchrétienne de la mort

31 Les enterrements sont des réunions familiales où l’effet de convocation morale est particulièrement fort, de sorte qu’on peut y observer exceptionnellement, en situation religieuse, toutes les générations réunies. C’est l’occasion, pour qui a l’œil un peu exercé, de faire une sorte de bilan de la transmission religieuse dans les familles et, bien souvent, de constater les ruptures. Depuis les années 1960, le critère de l’âge est considéré par les sociologues comme la variable de statut la plus discriminante de la pratique religieuse, plus que le sexe, l’origine sociale ou la provenance géographique [16].

32 Cela signifie (même si les vieux se renouvellent aussi dans les églises) qu’en enterrant leurs grands-parents, les descendants enterrent souvent aussi symboliquement le christianisme dans leur famille. Ils demandent aux chrétiens qui restent de le faire à leur place, au cours d’une cérémonie à laquelle ils assistent souvent passivement, en dépit des efforts réalisés par les équipes pour transformer ces communautés de circonstance rassemblées par le deuil en véritable assemblée liturgique [17]. Théâtre étrange où se joue une véritable tragédie historique – peut-être l’événement le plus triste de l’histoire contemporaine – à laquelle les équipes de funérailles ne sont pas sans mérite de participer, même si l’enquête montre bien qu’il s’y passe beaucoup de choses par ailleurs et que l’opération se solde parfois par des retours religieux ou des baptêmes. Jean Delumeau avait publié en 1992 un ouvrage suggestif sur La religion de ma mère[18] dans lequel il insistait sur le rôle traditionnel des femmes dans la transmission de la foi et sur le côté « œdipien » qui pouvait en résulter parfois dans le rapport des fils à la religion. Force est de constater que, dans bien des cas, ces mères sont devenues des grands-mères ou des arrière-grands-mères sans avoir été remplacées dans cet office, même s’il arrive encore assez souvent que leurs petits-enfants qui peuplent la nef en ce jour solennel aient été baptisés « pour leur faire plaisir ».

33 La génération de la rupture religieuse (il serait trop long de la montrer ici [19]) a été celle des baby boomers. Or, les premières cohortes du baby boom ont maintenant plus de 70 ans, ce qui signifie, dans notre régime démographique, qu’elles vont commencer à mourir massivement. C’est un événement majeur à tous égards, y compris sur le plan religieux. Les enterrements actuels concernent des gens qui ont encore souvent reçu une certaine formation religieuse dans leur enfance ou leur jeunesse, même s’ils ont pu prendre leur distance ou rompre avec elle par la suite. Dans les graphiques de la pratique religieuse par âge des années 1950, on voyait se produire, au-delà de 60 ans, un léger ressaut terminal de courbe lié à l’angoisse de la mort, au veuvage ou aux éventuels loisirs de la retraite. Rebond limité, certes, mais suivi d’un passage encore massif du corps du défunt à l’église pour les funérailles, geste qui s’enracinait dans une longue histoire [20] et ne relevait pas simplement des convenances sociales. Il était considéré par les populations comme le véritable viatique pour le Ciel de l’Église à ses enfants, même ingrats.

34 L’inconnu sur le plan historique – le « nouveau monde » philosophique et spirituel – ne commencera vraiment qu’après la disparition de cette génération, même si, du fait de l’étagement des départs, il est déjà parmi nous en travail d’enfantement. On a longtemps dit dans le clergé (un peu pour se rassurer) que, si la pratique religieuse avait décroché depuis les années 1960, la demande d’enterrements religieux, elle, restait massive et constituerait probablement pour l’Église une sorte de bastion inexpugnable. Et, de fait, la ritualisation de la mort, qui a souvent été considérée par les anthropologues comme l’expérience matricielle de la religion, est bien la dernière chose qu’on lâche dans ce domaine. L’éclatement de la norme funéraire auquel on assiste est, en un sens, un signe de cette résistance. Mais on réalise mieux aujourd’hui que c’était aussi une simple affaire de temps, celui nécessaire à la génération du décrochage pour arriver en âge de mourir. Nous y sommes.

La pastorale d’accompagnement des personnes en deuil

35 Une des questions de l’enquête portait sur le discours que tiennent les équipes aux familles sur l’« espérance chrétienne » ou ce qu’on eût appelé autrefois les « fins dernières ». Ces équipes se présentent souvent elles-mêmes comme des « équipes de deuil », c’est-à-dire comme des groupes d’écoute et de parole qui seraient d’abord chargés d’accompagner les familles dans leur deuil, celui-ci étant généralement compris dans son acception psychologique moderne, comme un travail à étapes bien balisées devant se terminer par une acceptation de la perte.

36 Ce paradigme, désormais dominant, du deuil est porteur de certains paradoxes, voire de certaines contradictions apostoliques. Car l’idée de l’Église, en accueillant les familles, est bien, malgré tout, d’essayer de les revoir après la célébration, alors que, pour ces dernières, les funérailles sont souvent une étape rituelle sans retour. Et ce même si (comme c’est généralement le cas) tout s’est bien passé. On voit la difficulté : comment faire une rampe de lancement apostolique de ce qui est souvent vécu par les familles comme une « conduite terminale » (au sens psychologique du terme) ?

37 L’historien qui lit un document de ce genre n’y cherche pas exactement ce que ses auteurs ont voulu y mettre. Son problème à lui est historique ou sociologique, non pastoral. Mais, quand il travaille sur le vif de la condition humaine, vient souvent un moment où il est comme « arrêté » dans ses opérations par autre chose. Ici, pourquoi ne pas le dire ? C’est par un sentiment d’admiration pour l’ampleur du service rendu en toute discrétion par ces chrétiens bénévoles à leurs contemporains affligés. Il transcende tous les bilans comptables qu’on en pourra jamais dresser. Dans ce domaine ultrasensible où la mémoire est longue et éminemment transmissible, et où chacun tient une comptabilité minutieuse de ce qui a ou n’a pas été dit ou fait par les uns et les autres en ces circonstances solennelles, la charité, je dirais même la délicatesse de l’Église dont ils sont les représentants, est sans prix. Et elle ne manque probablement pas non plus d’intelligence pastorale.

Notes

  • [1]
    La première édition de la Carte religieuse de la France rurale date de novembre 1947. En 1957 (année d’enquête sociologique dans le diocèse), le taux de pratique pascale était de 67,2 % et dominicale de 48,5 %.
  • [2]
    La mise en œuvre pastorale des funérailles. Enquête effectuée dans les différents diocèses de France, 2016-2017 (mai 2017). Je remercie sœur Bénédicte Mariolle, petite sœur des pauvres, de m’avoir communiqué ce rapport. La représentativité de l’échantillon est assez bonne : un bon quart des diocèses ont répondu (avec quelques angles morts dans le Nord et l’Est), l’équilibre entre villes et campagnes est assez bien respecté, et on y trouve des espaces autrefois bien différenciés sur la carte religieuse du pays.
  • [3]
    Point souligné par le père Pierre-Marie Perdrix, vicaire général du diocèse de Laval, dans son intervention à la session des 9 et 10 octobre 2017 sur « Célébrer les funérailles en temps de mutations » (Conférence des évêques de France).
  • [4]
    Par la loi de novembre 1887 et la publication en avril 1889 d’un décret d’administration publique sur les modes de sépulture dont le titre III portait sur « l’incinération ».
  • [5]
    Instruction Ad resurgendum cum Christo (25 octobre 2016).
  • [6]
    Voir par exemple Comme des frères (2012), de Hugo Gélin.
  • [7]
    Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Fayard, 2011, p. 168, note 3.
  • [8]
    Bien souligné par le père Michel Riquet, jésuite, dans « L’Église catholique et la crémation des cadavres », La Flamme, n° 15, 1er trimestre 1976.
  • [9]
    En 1840, l’abbé Henri-Louis-Charles Maret avait publié un célèbre Essai sur le panthéisme dans les sociétés modernes, le terme ayant ensuite servi dans la littérature catholique à désigner, de façon un peu indifférenciée, les croyances modernes.
  • [10]
    Instruction Ad resurgendum cum Christo (25 octobre 2016).
  • [11]
    Par exemple, Damien Le Guay, La mort en cendres. La crémation aujourd’hui, que faut-il en penser ?, Cerf, 2012.
  • [12]
    Augustin, Les soins dus aux morts, Œuvres, t. II : Problèmes moraux, DDB, « Bibliothèque augustinienne », 1937, pp. 379-453.
  • [13]
    Je rejoins tout à fait ici les conclusions de Damien Le Guay, op. cit.
  • [14]
    14 G. Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, Armand Colin, 2005.
  • [15]
    15 G. Cuchet, « La communication avec l’au-delà au XIXsiècle. La religion des morts, religion de la sortie du catholicisme ? », Romantisme, n° 158, 2012-4, pp. 44-57.
  • [16]
    Yves Lambert, « Âges, générations et christianisme en France et en Europe », Revue française de sociologie, n° 34-4, octobre-décembre 1993, pp. 525-555.
  • [17]
    Hervé Guevellou, « L’assemblée des funérailles : passer d’une assemblée de circonstance à une assemblée liturgique », Session funérailles II, 9 au 10 octobre 2017.
  • [18]
    18 J. Delumeau (dir.), La religion de ma mère. Les femmes et la transmission de la foi, Cerf, 1992.
  • [19]
    19 G. Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement, Seuil, 2018.
  • [20]
    Voir, sur ce point, les travaux du médiéviste Dominique Iogna-Prat, notamment son entretien : « La modernité face au mythe de pierre », Études, n° 4236, mars 2017, pp. 53-63.
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