Études 2018/1 Janvier

Couverture de ETU_4245

Article de revue

Pédagogie ignatienne

Pages 69 à 80

Notes

  • [1]
    Le jésuite Tibor Bartók, en éclairant le texte de la Doctrine spirituelle du jésuite Louis Lallemant par son contexte, donne en effet à lire des écrits très fermes du Père général envers une recherche de l’apostolat des collèges relevant plutôt de mondaines et prestigieuses ambitions… Cf. Un interprète et une interprétation de l’identité jésuite, Gregorian Biblical Press, 2016.
  • [2]
    Récit, n° 27, dans Ignace de Loyola, Écrits, DDB – Bellarmin, « Revue Christus », n° 76, 2011, p. 1033.
  • [3]
    Patrick Goujon, « L’humanisme jésuite aujourd’hui », Études, n° 4135, novembre 2010, pp. 495-505.
  • [4]
    Patrick Goujon éclaire avec finesse cette expérience d’une vie orientée et polarisée qui s’offre au travers des mouvements intérieurs. Cf. « Les conseils de l’Esprit », Lire les lettres d’Ignace de Loyola, Lessius, « Revue Christus », 2017, pp. 54-56.
  • [5]
    Dominique Salin, conférence donnée lors du rassemblement à Lourdes, pour Loyola XXI, des établissements scolaires d’Ignace Éducation (la tutelle jésuite).
  • [6]
    Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n° 2.
  • [7]
    Joseph Thomas, Le secret des jésuites. Les Exercices spirituels, DDB – Bellarmin, « Revue Christus », 1984, pp. 104-105 : « Seule l’expérience est formatrice, mais seulement l’expérience relue » ou encore : « On vit en avant, on comprend en arrière ».
  • [8]
    Récit, nos  6 et 7.
  • [9]
    Au sens du texte « Principe et fondement » des Exercices spirituels. Le père jésuite Jean Dalmais, dans sa retraite intitulée « Sur les pas de saint Ignace », éditée par le collège Notre-Dame de Jamhour (Liban) en mai 2013, en propose une réécriture « actualisante » qui peut aider des lecteurs contemporains à mieux entrer dans ce texte (p. 21).
  • [10]
    Les travaux d’André Gunthert sur l’« image conversationnelle » sont très suggestifs (L’image partagée. La photographie numérique, Textuel, 2015).
  • [11]
    Non seulement le déploiement de la rhétorique devient inséparable du théâtre mais le discours devient « une peinture de pensée » dans la ligne de l’étonnante expression du père Louis Richeome (1544-1625) parlant d’un « tableau d’oreille ». Lire, à ce sujet, Jean-Marie Valentin, « L’école et la rhétorique », Les jésuites et le théâtre (1554-1680), Desjonquères, 2001, chapitre II.
  • [12]
    On peut lire, en ce sens, l’approche de Jean-Jacques Wunenburger dans Esthétique de la transfiguration (Cerf, 2016), notamment les pages 30 à 37, où il cite Origène, dans son Traité des principes, I, 2-6. Ou encore Marie-José Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Seuil, 1996.
  • [13]
    La lecture du travail du jésuite Nicolas Steeves sur la place de l’imagination en théologie fondamentale convaincra les plus réticents à accorder une telle place à l’image : Grâce à l’imagination : intégrer l’imagination en théologie fondamentale, Cerf, « Cogitatio Fidei », 2016 (par gourmandise, notamment les pages 257 à 267 sur la libération de l’imagination par la christologie de Chalcédoine et la dynamique iconoclaste de la foi imaginale).
  • [14]
    Récit, n° 28.
  • [15]
    L’analyse, faite par le jésuite Paul Valadier, de la maxime de Gabriel Hevenesi, reste très éclairante sur cette étrange voie tracée par Ignace à la suite du Christ (La condition chrétienne, Seuil, 2003, pp. 43-47) : « Telle est la première règle de ceux qui agissent : crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul » (Scintill æ Ignatian æ, 1705).
  • [16]
    Récit, n° 29.
  • [17]
    Récit, n° 30 (Jean-Claude Dhôtel en fait une très belle lecture avec son chapitre « Ignace et l’homme d’aujourd’hui », dans « Voir tout en Dieu, chercher Dieu en tout », supplément de la revue Vie chrétienne, 1994).
  • [18]
    Récit, n° 34.
  • [19]
    Tibor Bartók, op. cit., pp. 202-204.
  • [20]
    Jean-Marie Valentin, op. cit., p. 52, et Gabriel Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites. Le « modus parisiensis », Instituti Historici Societatis Iesu, Rome, 1968.

1 Commençons par un paradoxe : Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus, n’est pas un pédagogue. Il n’a jamais enseigné dans un de ces collèges qui firent la réputation des jésuites. Il n’a pas été éducateur. Il n’a même pas théorisé sur la pédagogie. Et, pourtant, il est justifié, voire fondamental, de se poser la question de la pédagogie ignatienne.

2 Bien sûr, l’épais dossier historique en matière de création et de conception d’établissements scolaires plaide en faveur d’un travail sur cette pédagogie. Quarante ans après la mort d’Ignace, les jésuites œuvraient déjà dans plus de cent cinquante collèges. Cent cinquante, autant que l’Europe en compte actuellement. Et le Préposé général de l’époque, le quatrième successeur d’Ignace à la tête de la Compagnie, le père Claudio Acquaviva, s’inquiétait déjà (et cela de façon, semble-t-il, très légitime [1]) d’une trop grande appétence chez ses compagnons à focaliser leur zèle dans ce type d’apostolat…

3 Plus fondamentalement, c’est dans l’expérience personnelle d’Ignace que se trouve son lien, étonnamment inextricable, avec la pédagogie. Il le raconte lui-même dans le Récit du pèlerin, cette autobiographie spirituelle à laquelle ses premiers compagnons l’ont contraint les quatre dernières années de sa vie (de 1553 à 1556) et qu’il dictera le plus souvent en marchant au père Gonçalves da Camara. Dieu s’est comporté envers lui comme « un maître d’école traite un enfant » [2]. Ce qui importe pour Ignace est donc d’agir à la manière même dont Dieu a agi à son égard. Durant sa vie, il cherchera à se comporter comme le pédagogue de la pédagogie dont Dieu n’a cessé d’user envers lui.

4 En fondant un ordre religieux, comme le lui demanda le pape Paul III en 1540, son intention n’était nullement de développer un ordre enseignant. C’est parce qu’il lui a fallu répondre à un service, à un nouveau besoin d’éducation, que les premiers jésuites ont ouvert leur lieu de formation à des non-jésuites. La bourgeoisie marchande des villes, avec l’émergence des nouveaux modes de relation qu’offraient le développement des marchés et les relations internationales, entendait faire éduquer ses fils dans l’esprit de cet humanisme naissant [3]. Leur attente rencontra celle de la Compagnie de Jésus qui devait mettre en place la longue formation des étudiants jésuites jusqu’à leurs derniers vœux.

5 L’étonnante dimension pédagogique de l’expérience spirituelle d’Ignace y trouva un terreau foisonnant. Et les premières générations de compagnons se révélèrent très à l’aise avec cette mission de pédagogie qui entrait ainsi en échos avec la colonne vertébrale de leur vie intérieure, façonnée par les Exercices spirituels.

Une vie intérieure

6 La première étape dans la pédagogie de Dieu à l’égard d’Ignace consiste à lui faire expérimenter une vie intérieure. Sur son lit de convalescence, après les différentes péripéties inaugurées par le fameux boulet français de Pampelune en 1521, Ignace découvre qu’il est habité par des mouvements intérieurs. À certains moments, il est joyeux, enthousiaste, plein d’une vie débordante. À d’autres moments, il est triste, maussade, porté au découragement. En étant attentif à son « intériorité », dirions-nous aujourd’hui, il constate qu’il est porté par ce qu’il va appeler des « consolations », lui procurant joie, goût, paix intérieure, persévérance ; et, qu’à d’autres moments, il est marqué par ce qu’il va nommer des « désolations » qui lui font ressentir tristesse, abattement, inquiétude, instabilité. Cet apprentissage personnel et expérimental de ce qui se vit à l’intérieur de lui ouvre un chemin vers lui-même et vers Dieu. Il y apprend à « discerner », à relire ce qui s’y est déroulé, à laisser se dégager des lignes de forces de ce qui se répète, à déchiffrer ce qui s’y construit ou s’épuise. Le Dieu de Jésus Christ fournit ainsi une boussole pour le guider intérieurement dans sa vie, par l’orientation, la direction vers laquelle il porte sa créature dans sa croissance [4].

7 Premier basculement, donc, chez Ignace : Dieu s’expérimente. Il s’adresse en chacun de nous, directement, par les mouvements intérieurs qui nous habitent. L’expérience est le terrain premier de la pédagogie de Dieu. À trente ans, le voilà plongé, en autodidacte, dans le discernement des esprits, cette antique tradition des Pères du Désert. Il relit et relie ses « météos intérieures », s’initie à cette cartographie de lui-même où se dévoile un itinéraire par lequel il peut se laisser mener par Dieu. L’apprentissage expérimental, par ses essais et ses erreurs, ses hypothèses et ses vérifications, ses déconvenues et ses découvertes, fournit alors son modèle à l’expérience spirituelle d’Ignace [5]. Plus qu’apprendre, il s’agit de s’exercer. C’est de cette lumière que s’éclairent des formulations comme « Ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui satisfait ou rassasie l’âme mais de sentir et goûter les choses intérieurement » [6] ou des expressions comme « l’a priori favorable » ou « l’application des sens ».

8 On comprend qu’aujourd’hui les établissements scolaires sous tutelle ignatienne se plaisent à favoriser un travail d’intériorisation au sein même des activités scolaires, encouragent une organisation des cours comprenant un temps de recul et d’appropriation personnelle. Répéter, reprendre, loin d’être une perte de temps, favorise l’approfondissement [7]. Méthodes actives, expérimentations, stages nourrissent et irriguent les apports magistraux grâce à un fort maillage d’accompagnement personnel, d’expressions individuelles et de reprise. Cet accompagnement, tant invoqué dans les réformes du Lycée puis du Collège, est fondamental dans l’approche ignatienne de l’expérience. Son expérience, Ignace lui-même n’a cessé de la relire et de l’approfondir en fréquentant nombre de personnalités spirituelles de son temps, hommes et femmes, réputées pour leur sagesse et leur art de donner des conseils. C’est au travers de ces relations, aussi bien à Montserrat qu’avec les « béates », plus tard avec les chartreux, qu’il s’est trouvé en contact avec les traditions spirituelles qui ont nourri son expérience personnelle, l’ont enrichie et confirmée. Enfin, avec cet accompagnement, se déploie dans les établissements scolaires un plus grand désir de structurer une responsabilisation progressive de chacun des élèves avec un système d’éducation par les pairs, de Bureau des lycéens, etc.

9 À la suite d’Ignace, si l’éducateur a goûté et éprouvé la présence et la parole de Dieu qui s’adresse directement en chacun de nous, si l’éducateur a expérimenté pour lui-même la fécondité de ces mouvements intérieurs qui l’habitent, le structurent et le mènent à plus de croissance, l’a priori favorable, le regard bienveillant envers ceux qu’il accompagne, n’a rien d’un effet de mode cherchant à surfer sur la vague de l’« éducation positive » ou de la « bienveillance ». Si Dieu est déjà à l’œuvre, non seulement dans le monde mais en chaque être humain, si notre intériorité appelle à plus de vie, c’est Lui que j’accueille dans chaque individu, c’est elle que je reconnais déjà à l’œuvre dans chaque élève. Et c’est avec Lui et avec elle que je fais un bout du chemin.

Le théâtre des images

10 La deuxième étape dans la pédagogie de Dieu, à l’égard d’Ignace, consiste à lui faire expérimenter la place des images non seulement dans le déploiement de cette vie intérieure mais surtout dans son déchiffrement à la suite du Christ incarné. Alité dans la maison familiale, il ne va disposer, pour s’occuper, que de deux livres : une Vie du Christ par Ludolphe le Chartreux et une vie des saints, La légende dorée de Jacques de Voragine. L’alternance des temps de lecture et des temps de rêveries et de réflexion lui fait expérimenter que les « motions » qui l’habitent, ces mouvements de consolation et de désolation évoqués, s’expriment et se nourrissent d’images qui grandissent en lui au gré des lectures. Ces images en viennent à se répondre les unes aux autres. « Faire de grandes choses pour Dieu comme saint Dominique ou saint François » ou bien partir rejoindre « la dame de [son] cœur » [8] se traduisent en un dialogue incessant d’images qui s’interpellent les unes les autres au fil des heures.

11 Deuxième expérience vécue par Ignace : le jeu des images qu’il découvre lui permet d’y déchiffrer les attachements qui le lient et pèsent sur ses choix. En identifiant ces « biais », en pesant leurs influences, il entre progressivement dans une plus grande liberté intérieure. Loin de voir dans ces images une simple « distraction », il apprend à y discerner, à mettre au jour ces représentations intérieures qui le guident et organisent sa vision du monde et de lui-même.

12 Dans ce travail de l’imagination s’ouvre chez Ignace un chemin intérieur pour grandir en liberté. En se plongeant dans ce théâtre intérieur, il peut démasquer ce qui l’attache et le retient d’avancer. Il peut découvrir au contraire ce qui l’appelle du plus profond de lui. Il peut déchiffrer les peurs qui le paralysent, les aspirations qui l’attirent, les mirages qui l’égarent, les visages concrets qui le nourrissent. Les choses du monde y retrouvent leur place relative, leur juste place.

13 Et c’est la puissance de ce travail d’imagination qui soutient l’apprentissage de la prise de parole à laquelle Dieu l’appelle. Dans les Exercices spirituels, de la demande de grâce du début et jusqu’au colloque final, Ignace invite soigneusement le retraitant à découvrir comme lui que Dieu le conduit à lui parler à partir de « ce qui se présente ». À partir de ces mots, de ces gestes, de ces détails qui l’ont affecté et qu’il a laissé décanter, se préciser, se confirmer, le jeu de l’imagination débouche pour le retraitant sur une conversation aussi intime que féconde, une conversation avec Dieu, « comme un ami parlerait à son ami », un colloque dont les mots ont été nourris par Dieu lui-même dans le travail du jeu incessant des images.

14 Ce lien entre imagination et parole permet alors à une pédagogie du choix de se déployer. Pour mieux suivre le Christ, Ignace apprend ainsi de Dieu à entrer dans un travail d’« indifférence » [9] quant à tel projet ou à tel objet. Les évangiles, avec leurs scènes très concrètes, leurs personnages, leurs paroles et actions très précises, donnent à voir les images du royaume de Dieu à l’œuvre et éclairent d’une autre lumière le service auquel chacun est appelé, les moyens qu’il mobilise.

15 La pédagogie de l’image, chère à la manière de faire ignatienne, connaît un certain regain dans nos sociétés saturées de photos, de mass media et de réseaux sociaux [10]. Mais elle a toujours été d’actualité, cherchant à nourrir et à mettre en place des médiations culturelles comme la lecture des classiques ou le travail du théâtre. L’imagination avec ses symboliques, ses jeux et ses mises en scène ne relevait pas du simple divertissement mais d’une éducation à soi-même et au monde, dans les représentations qui portent la construction d’une personnalité et d’une société.

16 Le jeu des images se développe en nous comme la traduction du combat intérieur qui structure notre itinéraire d’humanité. Le déploiement de l’imagination devient le moteur de la pédagogie des premiers collèges. Théâtre, littérature et spectacles, disputationes, concertationes et declamationes[11] nourrissent les « humanités ». Dans le jeu des personnages, dans les postures imposées, l’élève voit se dessiner les sentiers et les carrefours de sa destinée. Les masques empruntés démasquent ses propres masques intérieurs. Le collégien ne va plus jouer avec des images mais se laisser jouer par ces images, se déchiffrer au travers de ce jeu, conscient des conditionnements qui peuvent être les siens, des schémas de pensée ou d’attirance qui pèsent sur ses réactions et ses choix. C’est dans ce dynamisme que peut se structurer une pédagogie centrée sur la personne elle-même, la cura personalis (le « soin de la personne »). L’éducateur y appréhende une attention à chacun. Il y trouve appui pour accompagner chacun à partir du point où il en est et s’exercer à la discreta caritas (la « charité qui discerne »).

17 Déployer une telle dimension pédagogique n’est pas si banal qu’il paraît. L’image, Ignace ose la prendre au sérieux. Il en fait le moteur de ses contemplations. Et s’il ose le faire, c’est que l’image est d’abord un choix de Dieu. Dans l’Incarnation, le Christ est image de Dieu. Et cette image, Dieu en fait le sceau de sa Création, appelant, dans son histoire, l’homme à sa ressemblance [12]. Pour le pédagogue ignatien, l’image sort de son statut de sous-langage. Elle n’est pas qu’un simple outil auquel il faudrait s’abaisser, par défaut, pour toucher les plus jeunes ou les plus simples. L’image du Dieu vivant parle aux images, appelle d’autres images, vient débusquer, purifier, nourrir les images qui nous portent au plus profond. Dans cette pédagogie de l’imagination se dévoilent les combats qui traversent l’être humain, se jouent les mises en scène où il se cache, où il se laisse transfigurer. La figure du Christ y est une invitation incessante à découvrir, par le mouvement de son Incarnation, d’autres images de soi-même, du monde, des autres. C’est un jeu incessant de mise à distance, de détachement, de purification à travers lequel se construit une plus grande liberté intérieure [13].

L’unification des polarités

18 La troisième étape dans la pédagogie de Dieu à l’égard d’Ignace consiste à lui faire ressentir son unité. Peu après son départ de Loyola et son séjour à Montserrat, Ignace voit soudain les trois personnes de la Trinité sous la forme de trois touches d’orgue qui ne font qu’une mélodie. Dans cette vision à Manrèse, sur les marches d’une église, ce qu’il voit « avec les yeux intérieurs » est vécu comme un contact personnel avec Dieu qui, dans une très grande intimité, lui fait percevoir l’unité de la Trinité et l’ancre en elle [14]. Il fait l’expérience que son existence est désormais plongée dans le mouvement incessant de Dieu qui unifie tout dans sa danse. Il entre dans cette grâce agissante d’un Dieu qui sait tenir en son Fils à la fois l’humanité et la divinité, et cela pleinement, sans fusion ni division, « sans confusion ni séparation » pour reprendre les expressions du concile de Chalcédoine (451). En marchant à la suite du Christ, Ignace apprend à le découvrir pleinement homme et pleinement Dieu. Ce que l’homme sépare, oppose en tensions irréconciliables, Jésus le donne à vivre unifié. À la suite du Christ, Ignace est désormais invité à « voir Dieu en toute chose » comme il le dira plus tard.

19 Troisième basculement donc chez Ignace : l’expérience spirituelle de la suite du Dieu de Jésus est unificatrice. Ce que l’homme vit comme des irréconciliables, des incompatibilités, des contraires, des paradoxes, reçoit de trouver une unification dans ce Dieu Trinité : prière et action, maîtrise et abandon, confiance en Dieu et usage des talents personnels, discernement et obéissance, usage des biens et liberté intérieure, identité et ouverture, centre et périphérie, empathie et réserve, compagnonnage et dispersion, particulier et universel, pauvreté et recours aux moyens, etc. Réalise-t-on combien, par exemple, saint Ignace déploie ses Exercices spirituels dans un extraordinaire paradoxe, celui de n’avoir de cesse d’inventer, de forger, de réguler des moyens pour que le retraitant entre dans sa relation avec Dieu… tout en étant convaincu que c’est ce même Dieu qui fait tout et s’adresse directement au retraitant [15].

20 La pédagogie ignatienne s’enrichit ici d’une troisième dimension dans ses manières de procéder. L’accent est mis sur la façon dont les expériences peuvent tenir ensemble ce que nous avons tendance à concevoir et à vivre séparément. Dans le second degré, les approches pluridisciplinaires et transversales vont se développer afin de lutter contre le cloisonnement des matières dans lequel l’élève peut se compartimenter, contrairement aux premières années d’enseignement avec un professeur unique au primaire. La mise en place des compétences, par les réformes précédentes, va d’ailleurs dans ce sens d’une plus grande unification chez l’élève, comme l’ont été, ou le sont encore, la mise en place des Itinéraires de découverte (IDD), des Enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) et des Enseignements d’exploration (EDE).

21 Par l’accompagnement personnel du Professeur principal et du Préfet des études, se structurent des lieux de plus grandes cohérences intellectuelle et personnelle, en favorisant passerelles et passages entre les matières dans lesquelles se cloisonne l’élève. Non seulement l’institution d’inspiration ignatienne va veiller à faire grandir en cohérence ceux et celles qui lui sont confiés, notamment entre paroles et actions, à les former au dialogue et au respect, à multiplier les différents regards, mais elle va s’ingénier, au gré des nouvelles générations et des évolutions de société, à maintenir les élèves dans cette expérience paradoxale de la vie. L’émulation se fera entre concurrence et solidarité, les relations éducatives entre distance et chaleur, le travail de la pensée entre répétition et invention ; l’éveil de la relation à Dieu entre fidélité au cœur de la foi et mission aux frontières de l’Église, etc. L’enseignant maintiendra autorité et apprentissage par expérience, vie intérieure et brio rhétorique, temps personnel et dynamique de groupe, enthousiasme et politique des petits pas. Autant de facettes que chacun est invité à investir à la suite du Christ, sur son chemin d’incarnation, un chemin humain et divin, une voie d’unification où chacun des pôles d’une tension reçoit de l’autre son plus grand accomplissement.

22 En ce sens, on comprend combien il importe que l’expérience de ces tensions soit vécue et nourrie dans le mouvement d’unité de la Trinité. Ce travail et cette grâce d’unification pourraient n’être qu’une coquetterie littéraire ou esthétique se limitant à jouer de manière rhétorique avec les oxymores, qu’un sadisme supplémentaire d’éducateur pour mater les fortes têtes à coup d’écartèlements destructeurs. Pour Ignace, l’homme est emporté par le mouvement trinitaire. C’est ce mouvement qui le place dans ce magis (« davantage »), ce zèle, cet « enthousiasme » (au sens étymologique du mot, « qui a Dieu en soi ») qui le porte en avant pour se dépasser lui-même, cette passion qui le plonge dans le don, dans l’initiative qui ne fait que rendre ce qui a déjà été donné inconditionnellement, comme une jubilation à faire grandir gratuitement ce qui a été offert gratuitement, « à la mesure sans mesure » de l’amour divin.

Une intelligence renouvelée

23 Le « maître d’école » aurait pu s’arrêter là, tant la troisième étape d’unification semble avoir scellé chez son élève quelque chose de définitif, comme il en atteste rétrospectivement avec force dans son récit : « Toutes ces choses que j’ai aperçues alors m’ont raffermi et m’ont donné une si grande confirmation dans la foi que souvent je me dis : même s’il n’y avait pas l’Écriture pour nous enseigner les choses de la foi, je me déciderais, s’il le fallait, à mourir pour elles, et seulement à cause de ce que j’ai vu. » [16]

24 Mais il reste encore pour Ignace à entrer dans l’expérience d’une synthèse intellectuelle. Alors que le pèlerin se rend à la petite église de Saint-Paul l’Ermite et qu’il fait une halte en contemplant la rivière du Cardoner qui coule en contrebas de Manrèse, c’est l’illumination : « Les yeux de mon esprit commencèrent à s’ouvrir. Ce n’était pas une vision, mais je compris beaucoup de choses concernant la vie spirituelle, la foi et la science, et cela en une telle illumination que toutes ces choses me parurent nouvelles. Il est impossible de noter ce que j’ai compris alors, mais j’ai reçu une grande clarté dans mon esprit. Aussi, quand je recueille tous les secours que Dieu m’a donnés et tout ce que j’ai appris au cours de ma vie jusqu’à soixante-deux ans passés, même si j’en fais la somme, je ne crois pas avoir reçu autant qu’en cette seule fois. Tellement que j’en gardais l’esprit illuminé. Il me semblait être devenu un autre homme, avec un autre esprit. » [17]

25 Il s’agit pour Ignace de compréhension, de « science », d’« esprit ». À la suite du Christ, il fait l’expérience d’une intelligence nouvelle qui se communique. L’entendement lui-même en est transformé et cette nouvelle compréhension du monde l’embarque dans un désir de partager avec d’autres : « À cette époque-là, depuis bien des jours, j’étais désireux de m’entretenir au sujet des choses spirituelles et de trouver des personnes capables d’avoir avec moi ces entretiens. » [18]

26 Quatrième basculement donc chez Ignace : l’expérience spirituelle de la suite du Dieu de Jésus renouvelle l’intelligence du monde, débouche sur une nouvelle compréhension de celui-ci. Les études vont, par la suite, être un moyen pour Ignace d’assurer à ses démarches et à ses propos la légitimité d’un diplôme officiellement reconnu et approuvé. Elles vont le familiariser avec les mots et les catégories qui vont lui permettre de s’adresser de façon autorisée et intelligible à ses interlocuteurs. Deux dimensions que le fondateur de la Compagnie de Jésus reprendra pour élaborer la formation des nouvelles générations de jésuites, y ajoutant l’intuition que ces études seront de plus un excellent terrain d’apprentissage de la juste place que doit trouver le déploiement des talents humains dans le service de la mission du Seigneur [19]. Mais, au cœur de ce rôle prépondérant des études, demeure et rayonne l’illumination du Cardoner, cette envie qui en découle chez Ignace de faire entrer d’autres dans le don de cette « illumination » intellectuelle qui fait toutes choses nouvelles. Et c’est elle qui lui fera s’inspirer, parmi les nombreux courants pédagogiques de l’époque, de la manière de faire de l’Université et du Collège de France, le modus parisiensis. D’abord, en choisissant durant ses études parisiennes de quitter le collège Montaigu pour le collège Sainte-Barbe mais, surtout, plus tard, en y puisant non pas tant un contenu qu’une manière de faire où l’exercice est reconnu dans sa valeur formatrice [20]. C’est elle qui, par ses accointances avec la façon de procéder d’Ignace et de ses premiers compagnons, l’emportera sur les autres courants qui animent la pédagogie alors contemporaine comme la « manière de Bologne » (modus italicus, auraient dit les premiers compagnons) ou le système des Frères de la Vie commune (né aux Pays-Bas).

27 Ainsi, de ce vase incessamment communiquant entre vie intellectuelle et expérience spirituelle, naît une pédagogie de l’intelligence où l’enseignement est le cœur de ce qui s’organise. Au travers des matières travaillées se déchiffre et grandit une rencontre plus personnelle avec le Dieu dont Jésus est l’image. Astronomie, textes antiques, histoire sont enseignés à part entière et non comme un prétexte ou un habit pour attirer et influencer des jeunes. C’est dans l’enfouissement d’une matière, dans l’apprentissage de ses spécificités, dans l’assimilation de ses particularités que l’élève va trouver un terreau pour s’ouvrir à plus d’humanité, la sienne et celle des autres. En se plongeant dans le plus particulier, l’élève, comme l’enseignant, s’ouvrent à l’universel. Il ne s’agit pas tant alors de saisir l’expérience intellectuelle que de se laisser saisir par elle : l’intelligence, l’éducation ne sont pas des moyens mais le lieu où la nouvelle humanité se donne. Comme Ignace le fait pour son retraitant, le pédagogue ignatien mobilise tout, investit toute sa compétence et tout son savoir-faire pour qu’autrui accède à ces moments où l’être humain se découvre saisi et emporté par ce qui le dépasse et reçoit en retour d’être encore plus humain, plus encore que lui-même et que nous-mêmes n’aurions osé l’imaginer.

Notes

  • [1]
    Le jésuite Tibor Bartók, en éclairant le texte de la Doctrine spirituelle du jésuite Louis Lallemant par son contexte, donne en effet à lire des écrits très fermes du Père général envers une recherche de l’apostolat des collèges relevant plutôt de mondaines et prestigieuses ambitions… Cf. Un interprète et une interprétation de l’identité jésuite, Gregorian Biblical Press, 2016.
  • [2]
    Récit, n° 27, dans Ignace de Loyola, Écrits, DDB – Bellarmin, « Revue Christus », n° 76, 2011, p. 1033.
  • [3]
    Patrick Goujon, « L’humanisme jésuite aujourd’hui », Études, n° 4135, novembre 2010, pp. 495-505.
  • [4]
    Patrick Goujon éclaire avec finesse cette expérience d’une vie orientée et polarisée qui s’offre au travers des mouvements intérieurs. Cf. « Les conseils de l’Esprit », Lire les lettres d’Ignace de Loyola, Lessius, « Revue Christus », 2017, pp. 54-56.
  • [5]
    Dominique Salin, conférence donnée lors du rassemblement à Lourdes, pour Loyola XXI, des établissements scolaires d’Ignace Éducation (la tutelle jésuite).
  • [6]
    Ignace de Loyola, Exercices spirituels, n° 2.
  • [7]
    Joseph Thomas, Le secret des jésuites. Les Exercices spirituels, DDB – Bellarmin, « Revue Christus », 1984, pp. 104-105 : « Seule l’expérience est formatrice, mais seulement l’expérience relue » ou encore : « On vit en avant, on comprend en arrière ».
  • [8]
    Récit, nos  6 et 7.
  • [9]
    Au sens du texte « Principe et fondement » des Exercices spirituels. Le père jésuite Jean Dalmais, dans sa retraite intitulée « Sur les pas de saint Ignace », éditée par le collège Notre-Dame de Jamhour (Liban) en mai 2013, en propose une réécriture « actualisante » qui peut aider des lecteurs contemporains à mieux entrer dans ce texte (p. 21).
  • [10]
    Les travaux d’André Gunthert sur l’« image conversationnelle » sont très suggestifs (L’image partagée. La photographie numérique, Textuel, 2015).
  • [11]
    Non seulement le déploiement de la rhétorique devient inséparable du théâtre mais le discours devient « une peinture de pensée » dans la ligne de l’étonnante expression du père Louis Richeome (1544-1625) parlant d’un « tableau d’oreille ». Lire, à ce sujet, Jean-Marie Valentin, « L’école et la rhétorique », Les jésuites et le théâtre (1554-1680), Desjonquères, 2001, chapitre II.
  • [12]
    On peut lire, en ce sens, l’approche de Jean-Jacques Wunenburger dans Esthétique de la transfiguration (Cerf, 2016), notamment les pages 30 à 37, où il cite Origène, dans son Traité des principes, I, 2-6. Ou encore Marie-José Mondzain, Image, icône, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Seuil, 1996.
  • [13]
    La lecture du travail du jésuite Nicolas Steeves sur la place de l’imagination en théologie fondamentale convaincra les plus réticents à accorder une telle place à l’image : Grâce à l’imagination : intégrer l’imagination en théologie fondamentale, Cerf, « Cogitatio Fidei », 2016 (par gourmandise, notamment les pages 257 à 267 sur la libération de l’imagination par la christologie de Chalcédoine et la dynamique iconoclaste de la foi imaginale).
  • [14]
    Récit, n° 28.
  • [15]
    L’analyse, faite par le jésuite Paul Valadier, de la maxime de Gabriel Hevenesi, reste très éclairante sur cette étrange voie tracée par Ignace à la suite du Christ (La condition chrétienne, Seuil, 2003, pp. 43-47) : « Telle est la première règle de ceux qui agissent : crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout de Dieu seul » (Scintill æ Ignatian æ, 1705).
  • [16]
    Récit, n° 29.
  • [17]
    Récit, n° 30 (Jean-Claude Dhôtel en fait une très belle lecture avec son chapitre « Ignace et l’homme d’aujourd’hui », dans « Voir tout en Dieu, chercher Dieu en tout », supplément de la revue Vie chrétienne, 1994).
  • [18]
    Récit, n° 34.
  • [19]
    Tibor Bartók, op. cit., pp. 202-204.
  • [20]
    Jean-Marie Valentin, op. cit., p. 52, et Gabriel Codina Mir, Aux sources de la pédagogie des jésuites. Le « modus parisiensis », Instituti Historici Societatis Iesu, Rome, 1968.
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