Études 2018/1 Janvier

Couverture de ETU_4245

Article de revue

Les mots du numérique à l’école

Pages 39 à 48

Notes

  • [1]
    La bibliographie ne cesse de s’accroître. Je ne cite que certains ouvrages qui posent sans détour les enjeux du numérique à l’école : Pierre Giorgini, La transition fulgurante, Bayard, 2014 ; Michel Wieviorka, L’impératif numérique, CNRS, 2013 ; Emmanuel Davidenkoff, Le tsunami numérique, Stock, 2014 ; Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler, L’école, le numérique et la société qui vient, Mille et une nuits, 2012 ; Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fous, Les liens qui libèrent, 2016.
  • [2]
    Yann Bonnet, « Jules Ferry 3.0. Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique », Conseil national du numérique (CNNum), octobre 2014, disponible sur https ://cnnumerique.fr/
  • [3]
    Le dossier décline toute une série d’actions et de moyens pour faire entrer l’école dans le numérique, pérenniser et faciliter cette entrée : Ministère de l’Éducation nationale, « Faire entrer l’école dans l’ère du numérique. Une ambition pour la refondation de l’école », décembre 2012.
  • [4]
    Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Stock, 2014.
  • [5]
    André Tricot, L’innovation pédagogique. Mythes et réalités, Retz, 2017.
  • [6]
    Bernard Stiegler, « Numérique, éducation et cosmopolitisme », dans le dossier d’Yves Charles Zarka (dir.), « L’éducation à l’âge du numérique », Cités, n° 63/2015, p. 13.
  • [7]
    Selon la note de Terra Nova, ces stratégies doivent être pensées à la fois au niveau pédagogique (moteurs de recherche, ressources en ligne, applications d’adaptive learning) et administratif (logiciels d’affectation type Affelnet ou APB, logiciels d’emploi du temps, espaces numériques de travail) : Terra Nova, « École sous algorithmes », 10 mars 2016. Ces stratégies ne peuvent pas être réfléchies indépendamment des autres acteurs sociaux et de leur rapport aux algorithmes et doivent s’élargir à d’autres questionnements tels que l’éthique.
  • [8]
    Bruno Devauchelle, Comment le numérique transforme les lieux de savoir, Fyp, 2012.
  • [9]
    www.hubschool21.fr, consulté le 10 novembre 2017.
  • [10]
    J’en traiterai davantage dans la partie intitulée : « Magistrale et inversée ».
  • [11]
    La journée d’études intitulée « Apprendre et enseigner à l’ère numérique », tenue au Collège des Bernardins le 6 octobre 2016, interrogeait l’impact de la culture numérique et ses défis, sur les finalités de l’école, les savoirs, la transmission, les espaces et temps d’apprentissage. Consultable sur www.collegedesbernardins.fr
  • [12]
    M. Douehi, Qu’est-ce que le numérique ?, Puf, 2013, p. 16.
  • [13]
    G. Serrano, « Co-enseigner avec les robots. L’école à l’heure du numérique apprenant », dans Bernard Hugonnier et Gemma Serrano (dir.), Réconcilier la République et son école, Cerf, « Patrimoines », 2017, pp. 157-168.
  • [14]
    Pour comprendre les différents modèles de classes inversées et leur impact sur la motivation des élèves, cf. Catherine Becchetti-Bizot, Marcel Lebrun et Julie Lecoq, Classes inversées. Enseigner et apprendre à l’endroit, Canopé, 2015. Classe inversée, oui mais… Quoi et comment ? Pourquoi et pour quoi ? Blog de M@rcel consultable sur http://lebrunremy.be/WordPress/
  • [15]
    C. Bechetti-Bizot, Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique. Vers des nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner, rapport n° 2017-056, mai 2017, p. 22.
  • [16]
    M. Douehi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.
  • [17]
    Sue Bennett, « Digital natives », 2012, dans Zheng Yan (éd.), Encyclopedia of Cyber Behavior, IGI Global, vol. 1, pp. 212-219, disponible sur http://ro.uow.edu.au/cgi/viewcontent.cgi?article=2364&context=edupapers ; Anne Cordier, Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, C & F éditions, 2015 ; Élisabeth Clément-Schneider, Économie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l’écrit de lycéens, Université de Caen, 2013, consultable sur https ://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00911228/document
  • [18]
    Boris Beaude, Changer l’espace, changer la société, Fyp, 2012.

1 Il y a plusieurs manières de s’emparer des interrogations sur l’école à l’âge du numérique, j’en ai choisi une : celle des mots, car la question du vocabulaire est révélatrice de l’importance et de la radicalité de cette technique, de cette culture et de cette industrie qui transforme notre monde. Les mots dévoilent une vision du monde complexe et ils agissent, plus encore qu’ils ne le disent, sur la configuration du monde dans lequel nous habitons.

2 Des mots comme « tsunami », « révolution », « rupture », « impératif », « métamorphose », « disruption » [1], appliqués au numérique, manifestent l’impossibilité pour l’école de rester un sanctuaire préservé de ces transformations. Volens nolens, cette mutation emporte l’école ailleurs : « Notre pays est embarqué dans la transition numérique […]. Une grande responsabilité pèse sur le système scolaire : former les jeunes à cette transition. Plus que leurs parents, les futurs adultes devront développer leur capacité d’apprentissage, d’adaptation, de création, tout au long de leur vie. Ces techniques, ils s’en serviront. Ils les transformeront. Ils contribueront à les développer et à en imaginer les usages. La transition numérique concerne toutes les dimensions de la formation : les contenus d’apprentissage, la façon d’apprendre, les compétences visées, comme la capacité à innover et l’esprit de projet. L’introduction du numérique à l’école doit sortir de sa phase expérimentale et passer à grande échelle. » [2]

3 Cette rhétorique du changement et de la rupture s’accompagne le plus souvent d’expressions temporelles, telles que l’âge, l’ère, l’époque ou la transition, significatives du tournant qu’opère le numérique. Ainsi, l’expression « faire entrer l’école dans l’ère du numérique » [3] est une sorte d’injonction pour que l’école mette ses pendules à l’heure du changement.

4 Ces champs lexicaux induisent bon nombre d’incertitudes autour de l’héritage, de la conservation et de la transmission [4], car ils représentent des promesses d’innovation, d’invention et d’inclusion [5], mais aussi des invitations à penser ensemble ce qui est en train d’arriver et qui n’est pas encore réalisé : « Le numérique est une immense transformation – au sens où immense signifie démesuré : dont on n’a pas la mesure. Cette transformation est presque impensée dans sa portée […], ce moment massivement disruptif fait exploser les cadres de pensée – qu’il faut reconstruire, et cela demande beaucoup de temps face à un événement caractérisé par sa vitesse […]. Nous avons absolument et urgemment besoin de reconstituer un pouvoir critique. » [6]

5 Ce vocabulaire soulève de profondes questions sur la nature de l’école comme organisation apprenante, pour les établissements en tant qu’institutions culturelles et socialisantes, pour les enseignants et leurs compétences professionnelles, pour les relations entre apprenants et enseignants, pour les relations entre générations, pour la formation continue, etc. Ce vocabulaire révèle aussi l’immense décalage entre la réalité de notre école, les « promesses » des nouvelles technologies et la vie quotidienne immergée dans ce temps numérique. Le modèle actuel d’organisation de l’école est incité à se transformer d’une manière créative et à « reprendre la main sur les choix stratégiques à faire en matière de numérique éducatif » [7].

Le numérique, outil et culture

6 Le mot « numérique » est équivoque : il signifie à la fois des usages variés, un événement, un code, un outil, un écosystème, une culture. Il sert à qualifier l’acte, sa nature, ses propriétés nouvelles et désigne sa propre existence. Comme mot au singulier, il indique un concept et une effectivité sociale. Il est visible et invisible à la fois. Comme mot au pluriel, il fait appel aux différentes réalisations culturelles : le numérique en Chine n’est pas celui de l’Europe.

7 Cette ambivalence sémantique exige que les projets de « déploiement du numérique » dans l’éducation ne se limitent pas à l’acquisition de matériel, mais qu’ils intègrent nécessairement le développement de ressources, la formation des enseignants, le renforcement du rôle de la technologie dans les parcours disciplinaires, l’évaluation des résultats, l’engagement des apprenants, la manutention du matériel, etc.

8 Il est demandé à l’école de créer un nouveau corps dans un monde numérique qui n’est pas une mode passagère.

9 De quel corps s’agit-il ? En premier lieu, le corps personnel de chacun. Celui-ci est transformé par les dispositifs numériques. Nos manières de marcher dans la rue, d’être assis chez nous, de regarder un panorama, de parler et de gesticuler sont façonnées de nouveau et en profondeur par l’incessante interaction avec ces dispositifs, désormais instruments de notre perception et de notre cognition. Les gestes numériques (tweeter, liker, scroller, déplacer, copier-coller, partager, photographier, visionner en direct, parler aux assistants virtuels, réaliser des vidéos, etc.) interpellent le corps et son langage, notamment celui du toucher, de nos doigts qui tapent, effleurent, caressent l’écran et le clavier, mais aussi celui de la vue, de la voix et de l’ouïe.

10 Le corps architectural des établissements change lui aussi. Leur gestion matérielle requiert une mutation qui ne sera pas qu’immobilière, il s’agira de revoir l’organisation des espaces et des temps scolaires. Prenons l’exemple de la salle de classe : celle-ci ne peut plus être le seul espace à travers lequel on pense l’école et la transmission du savoir. Des « espaces pour apprendre » sont à concevoir pour favoriser la circulation à l’intérieur d’un espace plus large, pour développer la collaboration, la réalisation de projets, les formes actives d’apprentissage [8], mais également pour établir des rapports avec d’autres « lieux du savoir » en dehors de la classe.

11 Les acteurs impliqués dans cette restructuration de l’espace seront multiples. L’établissement, au premier lieu, est à même de proposer et de penser des espaces appropriés au travail individuel ou en équipe, permettant aux différents acteurs scolaires (parents, professeurs, élèves, etc.) d’interagir. La collaboration entre le monde de l’éducation, les collectivités et les industriels invite à repenser l’usage des lieux d’éducation pour les ouvrir sur l’ensemble d’un territoire. L’établissement scolaire pourrait devenir ainsi une porte d’entrée numérique sur ce territoire. Ces médiations numériques permettraient davantage de liens sociaux par des activités associatives comme l’aide aux devoirs, l’accompagnement de personnes isolées ou handicapées, le financement participatif de projets citoyens… Un exemple de ce rapport entre l’école et le territoire dans lequel elle s’inscrit est en train d’être expérimenté et de se développer avec le projet de Hub School 21[9] .

12 Le corps pédagogique est lui aussi modifié [10]. Toutes les parties du corps scolaire sont affectées par le numérique et mises en mouvement en vue de créer de nouveaux rapports au savoir, aux territoires, aux apprentissages et à la transmission [11].

13 C’est pourquoi affirmer que le numérique est une culture oblige à le penser d’une manière plus large qu’un système de ressources et d’outils, sans occulter le fait que le numérique est une culture qui produit de nouveaux contextes et de nouveaux corps. Penser le numérique comme outil et comme culture permettrait aux nouveaux projets d’organiser autrement l’organisation des savoirs et les modalités de transmission, car le numérique affecte tout autant leur diffusion que leur nature. Ceci favoriserait l’éducation à la liberté et à la capacité critique des élèves, ce qui appartient en propre à l’institution scolaire.

14 Un autre point est celui de la relation entre informatique et numérique. Selon Milad Doueihi, l’informatique devenue industrie s’est transformée en culture. Cette culture définit le numérique : « La technique, l’informatique, dans sa production et ses usages, constitue ainsi un corps, et ce corps forme, dans sa réalité sociale, le numérique. » [12] Ainsi, organiser à l’école des enseignements informatiques donnant une place importante à l’« intelligence artificielle » et à la robotique pour développer notre capacité technique à coder et à décoder, outre notre capacité culturelle à écrire et à lire, est l’un des éléments indispensables et inséparables de cette transformation culturelle [13].

Magistrale et inversée

15 Les mots utilisés pour décrire le rôle de l’enseignant classique sont ceux d’isolement (l’enseignant est sans équipe, il ne pratique pas l’interdisciplinarité, il est enfermé dans le huis clos de sa classe), de hiérarchie, de répétition, de magistralité. Et, pour les « éducateurs numériques », les termes de prédilection sont contribution, collaboration, partage, innovation, expérimentation, horizontalité, droit à l’erreur, progression, évaluation par les pairs, etc. Au-delà de la caricature, qui malheureusement est parfois trop utilisée, le numérique permet d’interroger les pratiques professionnelles dans de nouveaux contextes et demande à se positionner dans une approche culturelle.

16 Si l’introduction du numérique donne lieu à des controverses entre enseignants, ce n’est pas pour autant que ces derniers n’adhèrent pas aux bénéfices de l’encouragement du savoir-faire des élèves, des études de cas, des mises en situation, de la prise en compte de leur progression, de l’impact de l’autoévaluation dans la compréhension des compétences singulières, de l’analyse de rythmes d’apprentissage individualisés… L’outil numérique n’est pas le seul à produire de tels effets. D’ailleurs, la distribution de tablettes associée aux faibles moyens mis en œuvre pour former les enseignants est un exemple de l’écart entre ces deux éléments, l’un comme l’autre constitutifs de nouveaux projets éducatifs.

17 Ces projets sont possibles sans appareils, dans une certaine mesure, comme dans le cas des classes inversées, tant débattu à propos des pratiques pédagogiques du numérique [14]. La force de ces classes est de « donner du sens à la présence de l’enseignant » en impliquant davantage les élèves dans la production des contenus du savoir ; il s’agit parfois de documents numériques ou de vidéo à consulter à la maison pour préparer ou compléter le travail fait en classe [15]. Car il ne s’agit pas tant d’introduire le numérique à l’école que de prospecter d’autres rapports aux savoirs, d’explorer d’autres rôles attribués aux acteurs éducatifs, de choisir la méthode la plus adaptée au contexte, au temps et aux individus.

18 Par exemple, dans le rapport au savoir, tant dans l’approche magistrale qu’inversée, il est possible de développer un contenu commun exploré lors de séquences pédagogiques. Le professeur, qui connaît sa discipline et a la conscience de ses propres compétences, peut aussi aisément reconnaître ses limites. Dans sa relation avec l’élève, il suggère plus qu’il ne corrige, valorise avec tact, se montre positif, explique les étapes à venir, analyse le travail effectué. L’élève est alors à la fois acteur de son savoir et savant. Il lui est conféré une autorité par rapport à son savoir et à la capacité de le partager, voire d’accompagner d’autres élèves. Il est encouragé dans sa prise de risques, sa curiosité, son inventivité, son sens critique.

19 Ce travail commun entre élèves et professeurs, mais aussi entre professeurs, vise à développer l’aptitude à rassembler des informations de manière collaborative, dans un esprit de soutien mutuel et de contribution à l’intelligence collective. Il vise à développer des aptitudes à partager et à comparer, à établir des relations entre informations disséminées, à exprimer ses interprétations, à faire circuler ce que l’on crée pour le partager.

20 L’heure n’est plus à la discussion fermée sur le rapport concurrentiel entre les différentes pédagogies, entre les savoirs ou les compétences. Les formes plurielles, hybrides, adaptées, existent et, à travers elles, une véritable innovation est possible. L’innovation est fondamentalement critique et bien souvent subversive. Il faudra donc donner du temps à l’innovation pédagogique pour qu’elle prenne en compte la culture numérique.

Quelques natifs, beaucoup d’immigrants

21 Nous écrivions que le corps de chacun est transformé par le numérique. Pour certains, la connexion affecterait particulièrement les « natifs » de cet espace à cause de ses différentes et nombreuses pratiques et de ses nouveaux imaginaires.

22 Ainsi le mot « connexion » a souvent été associé à l’aisance générationnelle que les générations Y, Z, Net, Nintendo et autres ont dans leur interaction avec les environnements et dispositifs numériques. Les pratiques et usages efficaces seraient l’apanage des « digital natives », opposés aux « digital immigrants » dont l’accès s’est réalisé plus tard dans leur existence. Un exemple de cette division est donné par l’essai Petite poucette (Le Pommier, « Manifestes », 2012) dans lequel Michel Serres dresse un portrait d’adolescents emblématiques de cette mutation anthropologique en cours.

23 L’idée de rupture générationnelle que ces mots induisent simplifie grandement l’observation des pratiques et ignore la distinction pertinente entre les usagers (les utilisateurs passifs) et les manipulateurs [16]. Ce vocabulaire établit une distinction intergénérationnelle dans le rapport au numérique et nie en quelque sorte que chacun y est confronté d’une manière ou d’une autre. Le numérique est dès lors conçu comme un territoire où il y a des indigènes, qui connaissent la langue et les savoir-faire nécessaires pour s’y mouvoir, et des étrangers, qui peuvent acquérir certains droits et usages au fur et à mesure de leur fréquentation de ces nouvelles terres, mais qui n’arriveront jamais à être bilingues. L’origine territoriale serait un critère de distinction.

24 De fait, ce territoire est devenu commun à tous et ce sont les usages, les pratiques et les niveaux de langue variés qui distinguent réellement les manières d’y circuler. Diverses études sur les digital natives concluent que seule une petite minorité peut être considérée comme réellement native et que l’utilisation de ce terme a permis aux éducateurs de s’intéresser aux jeunes dans leur rapport aux technologies et de réfléchir à de nouvelles méthodes d’apprentissage [17]. D’ailleurs, entre les habitants de ces terres, il y a quelques natifs, beaucoup d’étrangers et de plus en plus de barbares.

25 Cette association sémantique entre la facilité de connexion et les natifs permet de considérer qu’au lieu de posséder des qualités natives, il est nécessaire d’acquérir des compétences. La manière d’habiter un lieu ne concerne pas seulement ceux qui y sont nés mais tous ses habitants. Interroger ce vocabulaire fait sortir d’une vision « digitale naïve » et demande à évaluer les compétences numériques des enseignants comme celles des élèves, exprime le besoin de trouver et de proposer des outils adaptés parmi les ressources numériques d’apprentissage, souligne l’importance et l’urgence de préparer pédagogiquement les enseignants pour intégrer, de manière pertinente dans les programmes et leurs cours, les nouvelles technologies.

Plutôt immergés que connectés

26 Si la territorialité des espaces numériques est revendiquée pour parler de connexion, il s’agit d’espaces de navigation. Nous sommes immergés dans une culture numérique et elle n’est rien d’autre que cet espace où nous nous mouvons. Il est possible d’affirmer que le numérique ne transmet pas seulement de l’information mais qu’il construit un espace de communication. La pluralité d’environnements où nous habitons tend sans difficulté à effacer la distinction entre réalité et virtualité, espace numérique et non numérique [18].

27 L’architecture informatique crée des mouvements, des connexions entre les choses et les êtres, à l’intérieur de ses espaces situés socialement. Il n’existe pas un seul espace social mais plusieurs espaces sociaux, et chacun d’entre eux contient des pratiques, des savoirs, des mouvements, des comportements, des transmissions, des mises en scène de valeurs et de projets.

28 L’espace social qu’est l’école est lui aussi immergé dans l’environnement numérique, le nier ne fera que le submerger et peut-être le noyer. Par exemple, dans la confrontation à un certain nombre de problématiques telles que la protection des enfants, la fraude, les atteintes à la vie privée, le harcèlement en ligne, l’augmentation du temps passé devant l’écran, etc., l’école doit autant expliciter les valeurs et les projets qui sont les siens, qu’éduquer aux pratiques et comportements à adopter dans cet environnement numérique.

29 Un processus de « dis-immersion » pourrait être mis en place. Il ne faut pas comprendre ce travail éducatif comme une désintoxication ou une déconnexion. Il promeut plutôt la nécessaire création d’occasions d’écarts, au-dedans même de l’immersion numérique. Son point de départ n’est pas la séparation entre « réel » et « virtuel », mais la création chez les élèves de la capacité à distinguer les situations et à développer un esprit critique, dans le sens étymologique du mot (krisis, « décision », « choix »). Un tel enseignement permettrait aux élèves de sortir d’une dépendance, d’une addiction, d’un consumérisme vis-à-vis de l’environnement numérique.

30 Quelques exemples : l’environnement numérique multiplie les identités (réseaux sociaux, choix d’avatars ou de pseudos, expériences immersives ou augmentées, etc.) et met en question leur appréhension du monde ; le travail de « dis-immersion » aiderait à distinguer le statut, la fonction, le contenu de ces identités, en somme leur « personnalité ». La prise en compte dans l’école des pratiques numériques des élèves pourrait favoriser cette analyse.

31 La présence algorithmique dans tous les domaines de la vie (algorithmes de recommandation et de prédiction) exige, elle aussi, discernement et responsabilité. Différentes disciplines pourraient, par exemple, analyser l’impact et l’influence des traces de la vie des individus laissées dans les espaces numériques. Il ne s’agirait pas de rajouter une matière nouvelle, intitulée « culture numérique », mais de présenter les modifications de savoir par cette culture, de nommer les changements qu’elle provoque et leurs enjeux sociaux.

32 Cette « dis-immersion » permettrait un discernement et un travail critique. Elle favoriserait la responsabilité (« respons-habilité ») sociale et individuelle, en tant qu’individu et citoyen. Une « respons-habilité » qui aurait été éduquée à la « littératie numérique », au développement individuel d’habilités et de sens critique, à la présence sociale grâce à des méthodes collaboratives.

Des mots pour un nouveau corps

33 Ce parcours à travers quelques mots explicite que cet événement appelé « numérique » est désormais advenu. Il ne peut être considéré ni comme une mode passagère, ni comme un ensemble de gadgets sans conséquences. Il crée un nouveau contexte existentiel et culturel. L’école est touchée en première ligne, même si, pour un temps, elle s’est tenue à l’écart de ce phénomène, bien que la vie de tous ses acteurs ait été transformée par l’industrie, la technique et la culture numériques. Désormais, cette disjonction n’a plus vraiment lieu d’être. L’analyse du vocabulaire nous convainc qu’un nouveau corps scolaire est en train d’être façonné. Ce corps apprend de nouvelles manières d’être en mouvement. La culture numérique lui enjoint d’en choisir certaines et d’interroger son rythme et ses actions pour que la relation éducative s’oriente toujours vers le savoir et le goût d’apprendre et ce, pour le meilleur service de l’élève.

Notes

  • [1]
    La bibliographie ne cesse de s’accroître. Je ne cite que certains ouvrages qui posent sans détour les enjeux du numérique à l’école : Pierre Giorgini, La transition fulgurante, Bayard, 2014 ; Michel Wieviorka, L’impératif numérique, CNRS, 2013 ; Emmanuel Davidenkoff, Le tsunami numérique, Stock, 2014 ; Denis Kambouchner, Philippe Meirieu, Bernard Stiegler, L’école, le numérique et la société qui vient, Mille et une nuits, 2012 ; Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fous, Les liens qui libèrent, 2016.
  • [2]
    Yann Bonnet, « Jules Ferry 3.0. Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique », Conseil national du numérique (CNNum), octobre 2014, disponible sur https ://cnnumerique.fr/
  • [3]
    Le dossier décline toute une série d’actions et de moyens pour faire entrer l’école dans le numérique, pérenniser et faciliter cette entrée : Ministère de l’Éducation nationale, « Faire entrer l’école dans l’ère du numérique. Une ambition pour la refondation de l’école », décembre 2012.
  • [4]
    Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi, Transmettre, apprendre, Stock, 2014.
  • [5]
    André Tricot, L’innovation pédagogique. Mythes et réalités, Retz, 2017.
  • [6]
    Bernard Stiegler, « Numérique, éducation et cosmopolitisme », dans le dossier d’Yves Charles Zarka (dir.), « L’éducation à l’âge du numérique », Cités, n° 63/2015, p. 13.
  • [7]
    Selon la note de Terra Nova, ces stratégies doivent être pensées à la fois au niveau pédagogique (moteurs de recherche, ressources en ligne, applications d’adaptive learning) et administratif (logiciels d’affectation type Affelnet ou APB, logiciels d’emploi du temps, espaces numériques de travail) : Terra Nova, « École sous algorithmes », 10 mars 2016. Ces stratégies ne peuvent pas être réfléchies indépendamment des autres acteurs sociaux et de leur rapport aux algorithmes et doivent s’élargir à d’autres questionnements tels que l’éthique.
  • [8]
    Bruno Devauchelle, Comment le numérique transforme les lieux de savoir, Fyp, 2012.
  • [9]
    www.hubschool21.fr, consulté le 10 novembre 2017.
  • [10]
    J’en traiterai davantage dans la partie intitulée : « Magistrale et inversée ».
  • [11]
    La journée d’études intitulée « Apprendre et enseigner à l’ère numérique », tenue au Collège des Bernardins le 6 octobre 2016, interrogeait l’impact de la culture numérique et ses défis, sur les finalités de l’école, les savoirs, la transmission, les espaces et temps d’apprentissage. Consultable sur www.collegedesbernardins.fr
  • [12]
    M. Douehi, Qu’est-ce que le numérique ?, Puf, 2013, p. 16.
  • [13]
    G. Serrano, « Co-enseigner avec les robots. L’école à l’heure du numérique apprenant », dans Bernard Hugonnier et Gemma Serrano (dir.), Réconcilier la République et son école, Cerf, « Patrimoines », 2017, pp. 157-168.
  • [14]
    Pour comprendre les différents modèles de classes inversées et leur impact sur la motivation des élèves, cf. Catherine Becchetti-Bizot, Marcel Lebrun et Julie Lecoq, Classes inversées. Enseigner et apprendre à l’endroit, Canopé, 2015. Classe inversée, oui mais… Quoi et comment ? Pourquoi et pour quoi ? Blog de M@rcel consultable sur http://lebrunremy.be/WordPress/
  • [15]
    C. Bechetti-Bizot, Repenser la forme scolaire à l’heure du numérique. Vers des nouvelles manières d’apprendre et d’enseigner, rapport n° 2017-056, mai 2017, p. 22.
  • [16]
    M. Douehi, Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011.
  • [17]
    Sue Bennett, « Digital natives », 2012, dans Zheng Yan (éd.), Encyclopedia of Cyber Behavior, IGI Global, vol. 1, pp. 212-219, disponible sur http://ro.uow.edu.au/cgi/viewcontent.cgi?article=2364&context=edupapers ; Anne Cordier, Grandir connectés. Les adolescents et la recherche d’information, C & F éditions, 2015 ; Élisabeth Clément-Schneider, Économie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l’écrit de lycéens, Université de Caen, 2013, consultable sur https ://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00911228/document
  • [18]
    Boris Beaude, Changer l’espace, changer la société, Fyp, 2012.
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