Études 2017/9 Septembre

Couverture de ETU_4241

Article de revue

Cinéma

Pages 111 à 118

Notes

  • [1]
    Une confidentialité qui peut être désormais conjurée puisque l’éditeur Potemkine a sorti au début de juillet deux éditions réunissant dix titres de ces documentaires (quatre longs et six courts-métrages).
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Le cinéma modifié. Retour sur Okja

de Bong Joon-ho , film américano-coréen (1 h 58), avec Paul Dano, Jake Gyllenhaal, Ahn Seo-hyun, Tilda Swinton… Disponible sur Netflix.

1 Le 28 juin, à 17 heures, heure française, Netflix mettait à la disposition exclusive de ses abonnés Okja. S’il ne fallut pas attendre longtemps pour qu’il soit également téléchargeable de manière illégale – dans une excellente copie sous-titrée –, c’est un autre problème que cristallisait la diffusion du nouveau long-métrage de Bong Joon-ho. Celui-ci pourrait se résumer en une question, aussi élémentaire qu’indécidable : Okja est-il ou non un film de cinéma ? Sa présentation au festival de Cannes le mois précédent n’avait pas manqué de brouiller les lignes. Bien qu’en compétition, le film s’était d’emblée trouvé exclu du palmarès, le président du jury, Pedro Almodóvar, s’y opposant en raison de son mode de distribution. Netflix, pour sa part, avait choisi de maintenir sa stratégie commerciale en dépit de cette sélection. Aucun échelonnement entre une éventuelle sortie en salles et la mise en ligne n’était envisageable. Le film serait rendu public au même moment dans le monde entier. Sous la pression des exploitants, les quelques séances programmées en France furent pour la plupart annulées. En Corée du Sud, les principaux réseaux de salles boycottèrent le film – ce qui fit le bonheur des indépendants.

2 Ce n’est pourtant pas la première fois que Netflix présentait un long-métrage dans un prestigieux festival. En 2015, Beasts of No Nation de Cary Joji Fukunaga était ainsi montré à la Mostra de Venise. Son auteur n’avait néanmoins pas la stature du réalisateur de The Host (2006). Malgré sa réputation déjà solidement établie dans le domaine des séries (House of Cards ou Sense8, notamment), la plate-forme américaine ne semblait alors pas en mesure de proposer autre chose qu’un succédané de cinéma. Or, ce qui a changé avec Okja, c’est que le cinéma et ses rituels apparaissent désormais, même pour les créateurs les plus reconnus, comme une option parmi d’autres. Même format, mêmes acteurs, mêmes moyens financiers et techniques, même ambition artistique – il n’y a plus, entre les productions de Netflix et celles des grands studios, ce supposé écart qualitatif qui permettait au septième art de conserver le sentiment de sa supériorité vis-à-vis de concurrents tels que la télévision. Force est de constater que la critique de cinéma a traité Okja avec les mêmes égards que n’importe quel autre blockbuster. Cette « blessure narcissique », infligée tant à l’industrie qu’à l’art cinématographiques, n’est de fait pas près de se refermer, le plus cinéphile des cinéastes américains en activité, Martin Scorsese, ayant décidé de réaliser son prochain projet pour Netflix.

3 Ainsi faut-il mesurer les changements en cours. Pour les cinéastes, les téléfilms étaient souvent des œuvres par défaut ; les séries, quant à elles, offraient un nouveau moyen d’expression, riche de potentialités narratives spécifiques. Avec Netflix, c’est désormais la possibilité d’un cinéma sans cinéma qui se profile.

4 Raphaël Nieuwjaer

Dunkerque

de Christopher Nolan , film américano-britannico-franco-néerlandais (1 h 47), avec Tom Hardy, Mark Rylance, Fionn Whitehead…

5 Les films de Christopher Nolan (Inception, The Dark Knight) sont toujours impressionnants, c’est même souvent à cela qu’on les reconnaît, quitte à lui reprocher une propension à l’épate. Avec Dunkerque, le spectateur n’en était pas encore un qu’il était déjà époustouflé : des milliers de figurants, des bateaux d’époque attendus sur les plages du Nord. Au-delà de ces considérations techniques, le projet de reconstituer l’opération « Dynamo » du printemps 1940 pouvait étonner, puisque ce fut une débâcle pour les Alliés. Curieuse et courageuse idée que d’évoquer une défaite, d’autant plus que le cinéaste l’aborde avec l’approche méliorative typique des récits de guerre héroïques, de la succession d’actes de bravoure aux musiques emphatiques. Les Britanniques ne cherchent pourtant qu’à rejoindre leurs côtes, notamment à bord des imposants navires « destroyers » dont six seront coulés par l’armée de l’air allemande. Nolan montre la quasi-totalité de ces naufrages, ce qui, en termes de spectacle, équivaut sensiblement à un Titanic toutes les vingt-cinq minutes. La détresse des soldats se ressent viscéralement : la caméra est placée sur le bateau plutôt qu’à la surface de l’eau, la mer semble se soulever et s’abattre sur eux. Comme dans les scènes de combat en apesanteur d’Inception (2010), le sentiment de cauchemar éveillé infuse. Nolan l’amplifie par la suite.

6 Dans la première séquence, un Anglais observe un schéma représentant la prise en étau des Britanniques sur la plage dunkerquoise. Si le cinéaste insiste d’emblée sur cette zone définie comme funeste par l’ennemi, c’est surtout parce qu’il y décèle un territoire de cinéma. En racontant la bataille de Dunkerque avec trois lignes temporelles entremêlées – une semaine sur la jetée auprès des soldats, une journée en mer à bord d’un little ship venu prêter main-forte à l’aéronavale britannique, une heure dans le ciel aux côtés d’un pilote de Spitfire –, Nolan en vient à décrire cette enclave comme des limbes, aux yeux de soldats persuadés d’être déjà morts. Un personnage peut être sauvé au large, il n’en est pas moins ramené vers le rivage par un marin aux velléités héroïques, puis de retour au cœur du danger dès le plan suivant par la force du montage. L’auteur de Memento (2000) et d’Interstellar (2014) reprend ainsi la narration disloquée du premier, voire les paradoxes temporels du second. C’est l’aspect le plus original et le plus beau du film, ce sentiment que l’issue est introuvable plus encore qu’inimaginable : les coupes se substituent aux vagues de la mer du Nord, retours désolants vers le chaos à chaque fois que l’on s’imagine y échapper, « les cadavres reviennent » avec les marées, comme constate amèrement l’un des soldats. Au sortir de ce tourbillon infernal dont la dimension épique fraye un chemin vers l’intime, on comprend d’autant mieux que l’issue heureuse de cet épisode de la Seconde Guerre mondiale soit aujourd’hui encore qualifiée de « miracle ».

7 Hendy Bicaise

120 battements par minute

de Robin Campillo , film français (2 h 22), avec Adèle Haenel, Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois…

8 Interrogé par le journal Libération, à Cannes où son film suscitait une émotion vive et presque unanime, Robin Campillo disait y voir « quelque chose de l’ordre du roman du XIXsiècle, une espèce d’épopée avec des choses toutes petites ». C’est là, en effet, le motif qui traverse 120 battements par minute et soutient son ambition limpide d’histoire du présent. Des choses petites, infinitésimales, qu’un élan supérieur réunit en un seul corps : constellation de cellules microscopiques battues dans le flux sanguin (l’image scande le film comme son résumé littéral – la maladie qui fait son œuvre – et allégorique), corps agités cherchant un mot d’ordre commun dans les assemblées générales, ou battant le pavé pour faire entendre un slogan, ou remuant sur une seule onde sous les stroboscopes égalisants d’une boîte de nuit. C’est avec ce souci de raconter comment quelque chose prend corps (un éveil politique, un sentiment amical, un sentiment amoureux) et de faire s’embrasser constamment ces deux échelles (l’une cellulaire, intime ; l’autre collective), que Campillo retrace ici, avec une application qui est une qualité autant qu’un défaut, une histoire dont il fut lui-même l’un des acteurs.

9 Act-Up Paris naît à l’orée des années 1990, en réponse à l’aveuglement consenti des médias et des pouvoirs publics sur le sort des malades du sida, et selon le modèle initié aux États-Unis un peu plus tôt. Son ambition, en réponse logique à cet aveuglement, est de rendre visible ce qu’alors on ne veut pas voir, au moyen d’une radicale théâtralité militante. Du préservatif géant déroulé sur l’obélisque de la Concorde aux poches de sang factice vidées sur les murs d’un laboratoire pharmaceutique, en passant par les cendres d’une victime de la maladie déversées sur le buffet d’un cocktail organisé par une compagnie d’assurances, le film reconstitue ces coups d’éclat militants avec une méticulosité dirigée avant tout vers leur organisation. C’est, dans l’ordre de sa narration, le premier corps qui intéresse Campillo : corps politique, assemblée des militants cherchant avec patience et méthode à faire de plusieurs voix une seule. Ces séquences, longues et nombreuses, disséquant la mécanique démocratique qui s’est mise en place au fil des réunions d’Act-Up, ont été saluées à juste titre. Le film, en effet, excelle à figurer l’électricité qui traverse cette petite agora, et surtout à faire émerger doucement une poignée de personnages sans jamais perdre de vue le groupe.

10 Avec ces quelques personnages advient doucement une autre façon de faire corps, sentimentale celle-là, un courant moins politique qu’amical et bientôt amoureux. Le film se resserre sur une romance née sur les bancs de ces assemblées, entre un nouveau venu au tempérament réservé et un militant de la première heure comptant parmi les voix les plus radicales de l’association. L’horizon tragique de cette relation fera se rejoindre tous les pans du récit, tous les personnages, en une ultime assemblée suggérant qu’il n’y avait bien, depuis le début, qu’un seul et même corps, politique et sentimental tout à la fois. Gageons que cet indéniable tact scénaristique est, autant que le drame ici dépeint, à l’origine de l’émotion soulevée à Cannes. Le film ne l’a pas volée, même si l’on peut regretter de sentir un peu trop le poids de ce labeur d’écriture, et s’étonner en partie (en partie seulement, tant l’on devine le souhait de fédérer au plus large pour réparer le mépris d’hier) de ce qu’un sujet aussi sulfureux voilà vingt ans accouche aujourd’hui d’un film aussi sage, frisant parfois le soap éducatif.

11 Jérôme Momcilovic

Une femme douce

de Sergei Loznitsa , film franco-germano-néerlando-lituanien (2 h 23), avec Lia Akhedzhakova, Valeriu Andriuta, Marina Kleshcheva, Vasilina Makovtseva…

12 Une femme douce est la troisième fiction de Sergei Loznitsa, après My Joy (2010) et Dans la brume (2013). Sa filmographie compte par ailleurs une œuvre documentaire plus confidentielle, mais brillante et de premier ordre [1]. Ce cinéaste exigeant inscrit dans ses films une poétique délicate de la présence humaine au monde. Sa seconde obsession est la brutalité de l’Histoire russo-soviétique qu’il traite comme une malédiction, avec une sévérité souvent pamphlétaire, une ironie grinçante confinant à la farce. Une femme douce noue ainsi tous les enjeux de cette filmographie, d’un point de vue thématique, par sa virtuosité également, aussi visuelle que sonore, faisant appel à des formes employées dans ses documentaires, tout particulièrement L’attente (2000).

13 L’argument est ici des plus simples : une femme voit lui revenir le colis qu’elle avait envoyé à son mari emprisonné dans une région reculée de Russie ; elle décide de s’y rendre pour obtenir des explications, et éventuellement une visite. L’intitulé renvoie à Fiodor Dostoïevski et à sa nouvelle La douce (1876), mais Loznitsa, qui est un grand lettré, livre avant tout une variation marquante du Château. Comme damnée, elle se heurte à un arbitraire d’une terrifiante absurdité, et comme K dans le roman de Franz Kafka, elle est une arpenteuse qui n’a pas de nom. Elle incarne ainsi une figure mue par une quête impossible, mais à laquelle elle ne peut se soustraire. S’il peut être tentant d’apposer l’étiquette « allégorie politique » au trajet de l’héroïne dans le film, on préférera toutefois le terme de « tableau », dans le sens de la composition d’un paysage où évolue une humanité profondément abîmée, enfermée dans un enfer qu’arpente cette femme aussi douce que froidement déterminée.

14 La force du film réside dans ses qualités de mise en scène, sa capacité à donner corps à des espaces – le trajet, puis la stagnation dans ce bout du monde en forme de nasse suffocante (pour d’évidentes raisons politiques, le film n’a pas été tourné en Russie mais principalement à Daugavpils, en Lettonie). Le plus grand trouble d’Une femme douce est cependant d’ordre temporel ; on ne se situe pas ici dans un temps présent linéaire, horizontal, mais au sein d’une béance flottante où reposeraient plusieurs temporalités, dont celle du goulag. La rupture ultime, en quelque sorte logique, de cet espace-temps vicié est l’onirisme. Parvenue au bout de sa course dans la salle d’attente de la gare, l’épouse de ce prisonnier introuvable s’enfonce dans un profond sommeil, et le film dans une théâtralité baroque. Une rêverie que l’on croit dans un premier temps résiliente – un merveilleux de conte de fées, avec un trajet en traîneau. Mais cette reformulation onirique du réel qui a précédé aboutit à un cauchemar, renvoyant à l’Histoire (le procès, kafkaïen là encore, traité dans une outrance grotesque). Par ce biais, Loznitsa fait du corps de l’héroïne le réceptacle d’une Histoire humaine occupée à violenter et à violer les peuples. Un cauchemar dont la Russie ne semble pouvoir se réveiller.

15 Arnaud Hée

Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc

de Bruno Dumont , film français (1 h 45), avec Lucile Gauthier, Lise Leplat Prudhomme, Jeanne Voisin… Sortie le 6 septembre

16 « Ce que nous savons, nous autres, tu le vois », répète Hauviette à son amie Jeannette dans Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy. Et ce qu’elle voit, depuis son coteau de la Meuse, cette fillette, c’est ce que les mystiques que Bruno Dumont filme depuis vingt ans ont toujours vu, que le monde est parcouru de forces intenses, le Bien, le Mal, et autres sujets qui prennent des majuscules : la Peur, l’Amour, la Beauté (de quoi faire, peut-être, du Cinéma). L’histoire de Jeannette (et celle de la filmographie de Dumont) est celle d’un apprentissage de cette vision. D’où l’échelle à laquelle se joue le film, où tout semble à portée de regard : à l’abondance de lieux et de personnages se substitue un film resserré, quasi expérimental, qui tient presque entier sur un même banc de sable (à Wissant, dans le Boulonnais) et une poignée de rôles. L’apprentissage se fait dans la multiplication des rictus, des intonations, des contorsions dont les corps que croise Jeanne font preuve. C’est l’idée de Dumont, depuis La vie de Jésus (1997), et de manière antiréaliste depuis P’tit Quinquin (2014) : l’incarnation ne se fait jamais mieux que dans les formes les plus aberrantes. Sa poétique de la vision est une poétique de l’insensé.

17 D’où aussi le choix de Péguy qui, de sa première Jeanne en 1897 au Mystère de 1910, apprend à tendre sa langue vers une poésie obscure que Dumont fait chanter par les comédiens, chacun dans son registre, de la variété de télécrochet à l’opératique, et qu’il croise avec la musique électro du compositeur Igorrr et des chorégraphies de Philippe Decouflé. Oscillation entre le spectacle total et le trop-plein débordant. On est sidéré par la « marche-araignée » de Hauviette venant visiter Jeannette ; par le rap de Durand Lassois, oncle de Jeanne, pour dire sa réticence à mentir ; ou par la rencontre avec Madame Gervaise, nonne de Domrémy dont la foi s’incarne dans une transe de headbanging, ce mouvement de tête d’avant en arrière qui métamorphose les tignasses de Jeannette et Gervaise en formes plastiques pures, et qu’on croise décidément plus souvent dans les concerts de métal que dans les images thuriféraires.

18 Il faut dire l’aspect touchant de l’évolution de Dumont dans le cinéma français, parti d’un désir de noblesse picturale pour arriver à un rôle d’apprenti sorcier, à la recherche d’un corps propre au cinéma – et qu’est-ce qu’un corps de cinéma sinon un corps qui menace, ou promet, d’en être un autre au plan suivant ? Jeannette, par le travail permanent avec les acteurs (texte, danse, chant, preuve aussi que Dumont ne balade pas ses sujets comme de simples « non-professionnels »), prend la forme d’un laboratoire des styles du XXIsiècle, qui s’épuise à chercher celui qui pourra changer l’ordre des choses. Et, à nouveau, c’est du côté de l’enfance que Dumont trouve ce style dans un corps flottant, si flottant qu’il n’a encore qu’un surnom (on dit « Jeannette » comme on a dit « Quinquin » ou « Ma loute »), qu’il est à la fois burlesque et exalté, chantant et dansant, enfant et chef de guerre ; un style aussi voyant que ceux du pur Quinquin et de l’ambigu-ë Raph de Ma loute (2016), prêt à incarner d’abord, puis à tout bouleverser.

19 Gaspard Nectoux

Visages villages

d’Agnès Varda et JR , documentaire français (1 h 29).

20 Visages villages a la vivacité et la modestie du carnet de croquis. Il s’ouvre et se referme d’ailleurs sur la silhouette dessinée de ses auteurs. À l’une, la coupe au bol bicolore ; à l’autre, le chapeau et les lunettes noires. C’est dire que le duo – comique, à sa manière – se nourrit d’une certaine puissance iconique. Cette transformation de l’artiste en personnage s’inscrit cependant dans un questionnement plus large, et parfois plus inquiet : l’image offre-t-elle une manière de se montrer ou de se cacher ? À quoi s’expose-t-on lorsque l’on présente son visage ? Des terrils aux champs de lavande, la traversée de France entreprise par la cinéaste et le photographe est l’occasion d’une double rencontre, des artistes avec leurs sujets, et des sujets avec leurs portraits. Logiquement, ce jeu de miroir laisse apparaître aussi quelques reflets d’Agnès Varda et de JR. Surtout, il permet au film de se stratifier. Les images s’accumulent, se recouvrent, se perdent et se retrouvent. Photographes filmés, filmeurs photographiés, Visages villages fait sien la circulation abyssale des images contemporaines. Mieux, il relie celle-ci au plan de la mémoire. En témoigne la façon dont JR devient, par sa silhouette et son patronyme, une évocation « ratée » de Jean-Luc « JLG » Godard. En refusant de se montrer, JLG offre la plus belle conclusion possible à ce film palimpseste. Le passé ne saurait percer la surface du présent : il ne peut que la moduler en l’affleurant.

21 Raphaël Nieuwjaer

Napalm

de Claude Lanzmann , documentaire français (1 h 40). Sortie le 6 septembre

22 Ce documentaire à la première personne signé par l’auteur de Shoah (1985) a pour sujet un épisode intime et éphémère, mais inscrit dans l’histoire collective. Invité à Pyongyang avec une délégation en 1958 après la dévastatrice guerre de Corée (quatre millions de civils tués), cet ancien communiste et résistant a un coup de foudre réciproque pour une infirmière nord-coréenne. Comment se revoir, échapper à la surveillance continuelle ? « N’importe qui d’autre aurait réalisé un film avec des acteurs, tourné n’importe où en Asie, au bord de n’importe quel fleuve puisqu’il est impossible de tourner à Pyongyang. C’est ce que Spielberg aurait fait, sans doute, il aurait même construit la ville, et inventé un fleuve ! », affirme Lanzmann qui, lui, mêle de rares archives à des images tournées sans autorisation en 2004 et 2015, en progressant vers le portrait de la femme intensément désirée et le sens douloureux du titre. Bientôt, c’est le récit nu fait devant la caméra qui prend le dessus. Le cinéaste qui a si ardemment affirmé l’irreprésentabilité de la Shoah au prix de polémiques (avec Georges Didi-Huberman notamment) et de torsions rhétoriques (son éloge de la fiction Le fils de Saul de László Nemes [2015]) retrouve dans ce mélodrame de poche les questions qui l’ont toujours hanté : la supériorité du verbe sur l’image, doublée d’une conception de l’héroïsme arrachée à la nostalgie – et même, dans la plus politique des situations, à la politique.

23 Charlotte Garson

Barbara

de Mathieu Amalric , film français (1 h 37). Sortie le 6 septembre

24 Quand Barbara s’ouvre, l’héroïne tente de composer une chanson au piano, avec des bribes de texte et de mélodie. Ces ruptures et reprises, qui caractérisent aussi la diction de la chanteuse, Mathieu Amalric s’y est lové pour y détresser l’idée de biopic. Jeanne Balibar, qui fut jadis sa compagne et interprète ici le rôle d’une actrice, Brigitte, se mêle en une mise en abyme à la vraie Barbara, dont les images, surgissant plus tard à brûle-pourpoint dans une coupe, contribuent au vertige. Joué par Amalric, le cinéaste qui tourne la fiction-sur-Barbara affirme qu’elle « rejette la terre derrière elle ». La formule vaut pour la construction du film, sa progression de termite, toute honte bue quant aux afféteries de la chanteuse, son fard, ses masques, sa façon excessive de houspiller l’assistant qui a malmené son costume de scène. Comme dans Tournée (2010), son précédent film sur une troupe de « New Burlesque », Amalric signe une déclaration d’amour aux métiers de la scène – en tant que lieu où dire l’indicible : « Je ne sais pas… Je ne peux pas… Je n’ose pas… [dire : "Je t’aime"] », chante-t-elle. Ce lyrisme suffirait à la fougue du film, lauréat du prix Jean-Vigo 2017. Mais il se double d’une réflexion sur l’écriture : garante de ce que la scène, trop éphémère, ne peut retenir, elle se révèle aussi dérisoirement comptable dans le relevé de l’anecdote. Comment traduire la présence scénique, sacrale, à travers celle, spectrale, du cinéma ? Inquiet, fougueux, Barbara répond, sans cesser de questionner.

25 Charlotte Garson

Le redoutable

film français de Michel Hazanavicius (1 h 47). Sortie le 13 septembre

26 Devant cette pénible enfilade de sketches télévisuels débités sur le dos du mythe Godard, on se demande longtemps où a voulu en venir Michel Hazanavicius, avant de supposer que l’auteur de The Artist (2011) n’a simplement pas su choisir entre deux vanités. La première consiste à se payer Godard en donnant crédit à un cliché tenace : celui de la mort artistique précoce de l’auteur du Mépris (1963), en un caprice ingrat qui lui fit renoncer au trône tout juste acquis de génie national, pour lui préférer, dans le sillon ouvert par mai 1968, les voies hasardeuses et plus souterraines de la radicalité politique. Point de vue de brocanteur, ignorant les grands films tournés par Godard depuis la fin des années 1970, et identifiant surtout ses premiers chefs-d’œuvre (d’À bout de souffle [1960] à La Chinoise [1967], dont le film d’Hazanavicius relate le tournage) à leur seul lustre culturel. Soit une poignée de motifs iconiques, recyclables en galerie de gadgets vintage pareille à celle qui tournait en dérision (avec plus de fortune) les années Coty dans OSS 117 : les plus célèbres inventions godardiennes sont pastichées une à une, traitées comme de simples effets. Or, ici, pointe une autre forme de vanité, un peu contradictoire. Car tout à son programme réactionnaire, Hazanavicius, à l’évidence, ne se rêve pas moins héritier de Godard, à sa manière. Un Godard qui aurait enfin entendu la supplique que lui adresse, tout le long du Redoutable, une demi-douzaine de personnages : faire des films « pour le public », dégraissés de toute tentation intellectuelle. En somme, un Godard pour OSS 117.

27 Jérôme Momcilovic 


Date de mise en ligne : 28/08/2017.

https://doi.org/10.3917/etu.4241.0111

Notes

  • [1]
    Une confidentialité qui peut être désormais conjurée puisque l’éditeur Potemkine a sorti au début de juillet deux éditions réunissant dix titres de ces documentaires (quatre longs et six courts-métrages).
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