Notes
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1 Chr. Chryssópoulos, Une lampe entre les dents, Actes Sud, 2013.
« I am told there are people who do not care for maps, and I find it hard to believe. »
1 Sur la carte, la Crète est une chimère, un Léviathan, un monstre mythologique : salamandre à tête de rhinocéros nageant résolument vers l’Occident, tandis que le Péloponnèse, pareil à la main d’Adam au centre de la célèbre fresque de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine, semble tendre à regret ses promontoires vers l’Orient, auquel il jette une poignée d’archipels en guise d’adieu. Ce mouvement centrifuge vers l’ouest est encore plus manifeste au nord du pays où le grand peigne de la Chalcidique enfonce ses trois dents cassantes dans la mer Égée. Quelque chose le retient toutefois, le fil d’Ariane, peut-être : on dirait aussi un cerf-volant. Les îles Ioniennes semblent également tirées malgré elles par-derrière, en direction du nord-ouest : Zante tente en vain de se raccrocher au continent ; et Cythère, larguée par la Laconie, lance le mouchoir d’Anticythère comme pour attraper en dernier recours les cornes crétoises.
2 Quant à Corfou, sa forme consacrée de faucille évoque tantôt la jambe pendante d’un cheval ailé (Pégase, lui aussi en partance pour l’ouest), tantôt, plus prosaïquement, un cuissot de chevreuil. La presqu’île de Leucade ressemble à un poing fermé comme on en voit sur certains panneaux signalétiques, l’index tendu vers le sud, en direction d’Ithaque et de la grande île osseuse de Céphalonie. Cette dernière, malgré son nom, fait moins penser à une migraine qu’à une grenouille aux pattes dissymétriques (une forme qui conviendrait mieux à Sérifos, l’île aux grenouilles tapageuses, que Persée demanda à Zeus de faire taire) ; et Ithaque, n’en déplaise à Ulysse, appartient aussi à la classe des batraciens : c’est un triton à la double crête dorsale (Lawrence Durrell y voit une sculpture de Henry Moore jetée au hasard dans la mer). Zacynthe (Zante) est un scorpion trapu ou un lucane aux aguets. Isolé, loin des continents et sans archipel, Limnos a l’air d’un poisson-chat débonnaire (je dirais même pacifique, si incongrue que soit cette épithète dans la mer Égée). Lesbos paraît bien assise avec ses deux pattes massives et son bel ergot où se blottit Mytilène (la ville). Ikaria se cambre à l’instar d’un phoque plutôt qu’un dauphin ; elle est poursuivie par Samos, une tortue de mer. Astypalée papillonne entre les Cyclades et le Dodécanèse. Semblable à un Cuba inversé, Amorgos se prélasse comme un lézard alangui. Karpathos est un anchois suspendu par la queue. Le gros losange oblique de Rhodes se prend pour un cachalot, et Kos est un cétacé plus petit qui hésite à frayer sur la côte turque.
3 Je passe ainsi des heures à rêver devant la carte de la Grèce. Une passion que je partage avec mon ami peintre, Roger de Montebello. Toutes les fois que nous avons l’occasion de survoler le pays, nous restons collés au hublot pour ne rien perdre du prodigieux spectacle de ces côtes accidentées dont la carte nous a donné un avant-goût : chaque île, fût-elle minuscule, est une promesse de bonheur à nos yeux, et il y en a des myriades ! Je ne connais pas de plus beau découpage géographique. L’Allemagne ne me dit rien de bon ; la péninsule ibérique, pas grand-chose ; et la France est trop corsetée dans son hexagone pour me faire rêver. L’Italie, pays du calcio, est à ce point sous sa propre botte, je veux dire dominée par l’image de sa botte, qu’on la voit toujours en train de shooter dans la Sicile. Le Danemark et la Grande-Bretagne laissent davantage de place à l’imagination, mais ils ne sauraient rivaliser, au point de vue de la morphologie géographique, avec la Grèce.
4 Vassilis Korovessis, cartophile émérite, dont la librairie se trouve, à Athènes, au numéro 7 de la rue Adrianou, juste en face du temple d’Héphaïstos, aux abords du quartier de Thissío, a déballé un jour pour moi tout son stock de cartes. C’est que je suis difficile. J’en voudrais une ni trop récente ni trop grande où l’on puisse contempler le pays en entier. Jusqu’au XVIIIe siècle, quoique souvent fort belles, elles sont trop approximatives : la Grèce continentale et les îles, dont les contours semblent avoir été tracés de mémoire, font surtout penser à l’Utopie de Thomas More ou à la Carte du tendre de Mademoiselle de Scudéry. D’ailleurs, ces cartes ne représentent, le plus souvent, que ce que les Vénitiens appelaient l’Arcipelago, la « mer principale » (archi-pélagon) : la mer Égée et l’ensemble de ses îles. Plus tard, vers la fin du siècle des Lumières, lorsque la cartographie devient une discipline rigoureusement scientifique, le dessin se précise et n’a déjà plus grand-chose à envier aux cartes actuelles. Si ce n’est que, en raison de ses vicissitudes historiques, le pays n’y figure toujours pas au complet, soit qu’on en ait retranché les îles Ioniennes (occupées par la France après la chute de la République de Venise, puis par la Grande-Bretagne, avant de passer sous protectorat britannique), soit que la Crète ait été rabotée ou reléguée à un cartouche en marge de la carte, ou qu’il manque la moitié du Dodécanèse. D’autres encore sont constituées de deux volets (Grèce du Nord et Grèce du Sud), comme celles des guides Baedecker ou Bleu et les cartes routières contemporaines, imprimées au recto et au verso. J’ai bien fini par en dénicher une de 1911 qui répondait à mes exigences, mais les légendes étaient en allemand : comment se résoudre à l’idée de voir flotter un mot aussi grège et rêche que Griechenland au milieu de la mer Égée ?
5 En Messénie, sur la route de Kalamata, un pompiste m’a un jour offert une de ces cartes routières à laquelle je tiens beaucoup. Je l’ai tellement manipulée dans tous les sens qu’elle se déchire aux pliures. Combien de temps pourrai-je encore l’utiliser en la rafistolant avec du ruban adhésif ? Les légendes sont en grec moderne. Dès que je la déploie, j’ai l’impression de consulter la carte de L’île au trésor, celle que Robert Louis Stevenson avait dessinée pour son beau-fils, Lloyd Osbourne, et grâce à laquelle il parvint à écrire son roman, chaque déplacement sur la carte lui inspirant un nouveau chapitre, au fil des jours. Je ne me lasse pas d’en examiner les moindres détails, de lire les noms des îles, des villages et des montagnes comme des formules cabalistiques, en suivant du doigt les itinéraires maritimes. Ce qui m’émerveille le plus, c’est la morphologie naturellement éclatée de ce territoire, de même qu’on dit qu’une perspective, ou le modèle d’une molécule, est « éclatée ». Face à un pays aussi vaste et aussi cohérent que la France, par exemple, on croit volontiers qu’une nation peut être homogène, quelles que soient ses singularités régionales. Le morcellement, l’émiettement, la balkanisation dont aucune nation n’est tout à fait à l’abri, parce qu’elle est toujours en soi, peu ou prou, une fiction, apparaît lisiblement sur la carte de la Grèce. Ce n’est que depuis l’issue des guerres balkaniques en 1913 (elles se soldèrent par l’annexion d’une grande partie de la Macédoine, du sud de l’Épire, de la Crète et des îles de Samos, Chio, Mytilène et Lemnos) que le territoire national grec est placé sous une même et unique souveraineté ; auparavant, la Grèce n’était qu’un rêve lointain, une métaphore insaisissable, une abstraction lyrique, cubiste et dynamique, fruit d’une « nécessité intérieure », certes, mais toujours disparate et sporadique, à l’image des tableaux de Miró ou de Kandinsky. Tout au long de son histoire, le peuple grec a été divisé et désorganisé ; s’il n’avait pas été pourvu d’une langue qui a résisté à tous les bouleversements religieux et politiques, aux invasions et à l’occupation étrangère, il n’aurait jamais existé. Aujourd’hui encore, il nous dit à quel point la société des hommes est fragile et que seul un langage commun, aussi souple et solide que le fil de soie que secrète l’araignée, permet de tisser un réseau de liaisons régulières, infaillibles, et de tendre cette toile abstraite au maillage incertain qu’on appelle une nation.
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« Encore le goût européen des ruines, ce doux masochisme des civilisations qui se suicident. »
Michel Déon
8 Athènes est une ville déglinguée. L’état de délabrement de certains quartiers surprend quand on vient des îles où la plupart des villages sont bien tenus, avec leurs maisons étincelantes, chaulées comme au sucre glace. Il est vrai que Thessalonique n’est guère moins décrépite, et mieux vaut faire l’impasse sur Alexandroupolis, Patras et Kalamata. Mais Athènes, tout de même, la capitale, le berceau de la civilisation occidentale ! On est loin de la « ville évanescente » dont rêvait Frank Lloyd Wright ; il s’agit plutôt d’une ville déliquescente. Après tous les travaux accomplis pour les Jeux olympiques de 2004, à la périphérie le plus souvent (comme la construction du nouvel aéroport international Elefthérios-Venizélos, à trente-cinq kilomètres au nord-est du centre, pour remplacer celui d’Hellinikon, à sept kilomètres au sud-est, près de Glyfáda, la « Beverly Hills » grecque), on se dit que le maintien d’une telle vétusté est délibéré, qu’il relève d’un plan d’urbanisme dont les enjeux nous échappent, s’ils n’échappent pas de surcroît aux promoteurs.
9 D’aucuns me rétorqueront qu’Athènes a aussi ses quartiers chics et impeccables, comme Kolonáki, au pied du mont Lycabette, dont le nom évoquait un entrechoquement de glaçons et un radio-gramophone à Patrick Leigh Fermor : figurez-vous un Passy ou un Chelsea escarpé, un peu engoncé dans son coteau, mais non moins bourgeois (de glamorous cigales y stridulent éperdument en été, au creux des lames de circulation). Mais le flâneur qui arpente les quartiers de Psyrí, Thissío, Gázi, Metaxourgeío ou Exárcheia sera comblé s’il aime les ruines, comme c’est du reste mon cas. Outre quantité de magasins désaffectés, aux vitrines couvertes d’affiches et de graffitis, et autant de stores balafrés par des tags, il n’est pas une rue où l’on ne trouve une ou deux maisons éventrées (une rangée parfois) qui menacent de s’effondrer. Un cordon phosphorescent empiète sur les trottoirs défoncés pour vous empêcher d’approcher ces étranges vestiges ; et, çà et là, on a suspendu des filets sous les corniches qui s’effritent et les toits qui perdent leurs tuiles. De splendides façades néoclassiques, aux balcons soutenus par des atlantes ou des cariatides, dont on aperçoit au loin le profil, s’avèrent borgnes et défigurées : elles ne dissimulent plus que des taudis colonisés par les chats. Là où la lumière s’engouffre dans leurs murs ajourés, on découvre un terrain vague, non pas un de ces no man’s lands qu’on rencontre dans toutes les métropoles – un terrain loti, provisoirement en jachère, où l’on vient de démolir un édifice pour en reconstruire un autre –, ni un jardin public à l’abandon : quoique sèche, la végétation qui envahit ces décombres est trop abondante et trop bien enracinée pour qu’un projet de réaménagement à court ou moyen terme ait jamais été envisagé (on songe plutôt à ces églises bombardées de Londres, comme St Dunstan-in-the-East, près du Temple, qu’on a laissées telles quelles en guise de mémorial de la Seconde Guerre mondiale). D’ailleurs, il n’y a pas d’échafaudages devant les façades croulantes de ces villas en décomposition ; le bois vermoulu des étais qui soutiennent les architraves et les chapiteaux brisés commence à se putréfier.
10 Aux environs des places Omónia et Syntagma, les dernières maisons de style néoclassique (les fameuses dhι ó ropha, « à deux étages »), édifiées au XIXe siècle par des architectes allemands, sous les règnes des rois Othon Ier et Georges Ier, se sont retrouvées coincées, quand elles tiennent encore debout sur leurs béquilles, entre les immeubles modernes qui les jouxtent. Dans ces enclaves quasi staliniennes, le béton, l’acier et le verre exaspèrent la brutalité des volumes. N’était la torpeur d’étuve, on se croirait au Havre ou à Dunkerque. Les Athéniens ont surnommé leur ville Tsimentoúpoli. Comme un colosse monolithique et impassible, l’Acropole domine cette étendue grise, hérissée de chauffe-eau solaires et d’antennes de télévision : on a l’impression, au plus fort de la canicule (i kápsa), que les pèlerins de l’art y grimpent moins pour voir le Parthénon et les fausses caryatides de l’Érechthéion que parce qu’ils suffoquent dans le tissu urbain et macèrent dans la pollution (to néphos, le smog athénien). Partout, les climatiseurs dégouttent des balcons et des toits terrasses comme si la ville elle-même transpirait. Les rares promeneurs exténués et neurasthéniques, un foulard mouillé sur le crâne, se recroquevillent, à l’instar de momies, dans les flaques d’ombre ou se jettent tout habillés dans les bassins d’eau croupie des fontaines publiques. La soif d’air conditionné conduit certains à se réfugier dans les musées, et d’autres, dans les rames d’un métro aussi élégant et chromé que celui de New York.
11 On dit souvent qu’on ne respire pas à Athènes, faute d’espaces verts. En réalité, il en figure bien sur la carte, mais la plupart ne sont que des pinèdes clairsemées, comme sur les contreforts de l’Acropole et du Lycabette. Peu d’oliviers, quelques cyprès, un arbousier ou un figuier ici et là, en tout cas pas assez de fraîcheur pour que l’herbe pousse. Écrasée par la chaleur torride, apathique, cette ville est aussi aride que Damas ou Bagdad, malgré la proximité de la mer. Et, comme à Rome, les ruines font tellement partie du paysage qu’elles sont devenues son image de marque. On y fait rarement appel aux restaurateurs. Presque aucune grue ne vient s’insérer dans le skyline, quoiqu’on entende vibrer les marteaux-piqueurs dans la vapeur sèche que dégage l’asphalte. Athènes ressemble à une immense installation d’art contemporain à l’échelle urbaine, à ceci près que tout son intérêt tient justement à ce que n’y est pas contemporain. « Dans notre esprit, écrit Chrístos Chryssópoulos à propos des Athéniens, la vie quotidienne est intimement liée aux ruines, et le spectacle de l’inachevé, du non-réparé, voire de ce qui est totalement détruit, est chose habituelle. C’est pourquoi, sans doute, les loques vivantes, les débris humains qui nous entourent ne nous font pas grande impression. Et voilà que nous sommes transformés en un musée de ruines. » [1]
12 Dans ce « musée des ruines » si singulièrement humain et civilisé, on découvre toutefois, en flânant loin de l’Acropole et de Pláka, des cinémas à ciel ouvert (à Petrálona notamment), d’insoupçonnables tavernes qui s’ouvrent sur des jardins pareils à des oasis où l’eau jaillit de fontaines sous des tonnelles ; et puis, surtout, du côté de la rue Panepistimiou (le quartier de l’Université), de somptueuses librairies qui n’ont rien à envier aux temples du marché du livre des métropoles occidentales. Si l’on a la curiosité d’en franchir le seuil pour feuilleter les volumes qui y sont soigneusement exposés, on est aussitôt émerveillé par la qualité des reliures, des couvertures à rabats, du papier, de la mise en page et de la typographie : ces éditions courantes d’essais et de romans et ces plaquettes de poésie sont si belles qu’on se demande d’abord si le tirage n’est pas limité et les exemplaires numérotés à l’usage de bibliophiles ou de la clientèle chic d’une galerie d’art ; d’ailleurs, elles sont souvent illustrées de gravures ou de lithographies d’artistes dont le talent cautionne manifestement celui des écrivains qui ont eu le bonheur d’être publiés par d’aussi luxueuses maisons d’édition. À cela s’ajoute la fascination sans âge qu’exercent les caractères grecs, immuables, ou presque, depuis trois millénaires, et cette langue qui a résisté, par on ne sait quel prodige, à toutes les vicissitudes religieuses, historiques et politiques sans jamais cesser d’exprimer l’âme et la pensée grecques. Certes, le grec moderne s’est beaucoup éloigné du grec ancien, mais il ne s’agit pas d’une autre langue comme le sont les langues romanes par rapport au latin ; si le grec ancien a évolué sous l’influence de Byzance, c’est à peu près, mutatis mutandis, comme l’ancien français jusqu’au français contemporain. Aristophane n’aurait pas plus de mal à se faire comprendre et à être compris aujourd’hui à Athènes que François Villon à Paris. Mais alors qu’on assiste à la dégradation de la plupart des langues occidentales dans des villes dont on restaure, magnifie et célèbre la moindre pierre, le grec subsiste et se perpétue parmi les ruines.
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14 Athènes n’a pas l’apanage des vestiges grecs. Au demeurant, il en existe d’un autre genre, d’autant plus poétique qu’il évoque un passé révolu et le rapport privilégié que le pays entretient depuis toujours avec la mer. Je veux parler des épaves. Il y en a de célèbres, comme celle de l’Olympia, à Amorgos, immortalisée par Le Grand Bleu de Luc Besson, et celle qui a donné son nom à une plage de sable fin surplombée par les falaises d’un éperon rocheux, au nord-ouest de Zákynthos (le navire marchand Panagiótis y fit naufrage le 1er octobre 1980). Une énorme épave rouillée – « colossal wreck », aurait dit Shelley – gît aussi depuis plusieurs décades sur la côte qui s’étend du Magne à la Laconie, non loin de Gythio, et une autre encore sur la plage de Mikri Agálipa, à Skyros : elles ne se sont pas changées en attractions touristiques comme celle de Zante, mais personne ne songe pour autant à les démanteler. Dans le petit port de Symi, un bateau de transport de passagers, dont les heures de gloire remontent au milieu du XXe siècle, est resté à jamais en cale de radoub comme un malade condamné à ne plus quitter l’hôpital ; un marin à la retraite passe ses journées à le désosser, pièce par pièce, mais on peut encore lire le nom de l’embarcation sur le restant de la coque couverte de bernacles : Lazy Days. À Corinthe, dont la rade est aussi vaste que celle de Toulon, j’ai compté sept épaves, pas moins, pendant l’été 2007, et il m’a semblé qu’elles s’inscrivaient toutes comme des institutions dans le paysage urbain. Certains chantiers navals, à Syros et à Thassos notamment, en recèlent à peu près autant que de navires en construction.
15 Comme les ruines, les épaves sont des sanctuaires propices aux fantômes. Ce ne sont pas les décombres ni les carcasses qui nous attirent, mais les apparitions, pareilles à des hantises, dont elles sont dépositaires. Tous les maux de l’humanité semblent en permanence s’en échapper comme d’une intarissable boîte de Pandore. Renferment-elles aussi notre espérance, cet improbable mélange de rêves et de souvenirs ? En ancien français, un espave est un être hagard, fourvoyé, hors du droit chemin. Le mot dérive de l’épithète latine expavidus, « épouvanté », qu’on appliquait aux animaux effrayés ou égarés. De là l’épave de mer, simple objet rejeté sur le rivage, à l’origine, avant que la formule ne désigne la coque d’un navire naufragé. Quant au verbe rêver, il vient, semble-t-il, du français médiéval esver, « vagabonder ». Le latin populaire avait exvagus, « qui erre, vagabonde », et le gallo-roman esvo, « vagabond ». Vague, dans le sens d’« imprécis », a la même étymologie ; et il a donné « vaguer », « divaguer », « extravaguer » (j’allais ajouter « naviguer »). Le rêveur erre comme une épave. Il dérive, à vau-l’eau, au gré de sa fantaisie. N’étant plus « guidé par les haleurs », comme dit le poète, il est sans cesse menacé par l’échouement, à l’instar d’Ulysse, naviguant d’île en île, de mer en mer, en quête de sa patrie ; d’où, peut-être, sa mauvaise réputation et les expressions péjoratives qui lui sont associées (« être dans la lune », « se perdre dans les nuages », etc.). En anglais, to rave, dont l’origine est la même, véhicule une idée plus violente encore, celle d’un rêve pareil à une tempête conduisant au naufrage. Les ruines et les épaves nous prennent comme un vertige, un sentiment aussi grisant que la peur, aussi effrayant que l’ivresse.
Notes
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1 Chr. Chryssópoulos, Une lampe entre les dents, Actes Sud, 2013.