Études 2017/4 Avril

Couverture de ETU_4237

Article de revue

Cinéma

Pages 111 à 118

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Bienvenue chez vous

à propos de À bras ouverts de Philippe de Chauveron, film français (1 h 46) avec Ary Abittan, Christian Clavier, Elsa Zylberstein… Sortie le 5 avril

et Retour à Forbach de Régis Sauder, documentaire français (1 h 18). Sortie le 19 avril

1 En 2011, à la fin de Rien à déclarer de Dany Boon, Français et Belges enterraient la hache de guerre grâce à un nouvel ennemi commun : le Chinois. En 2014, le couple Christian Clavier et Chantal Lauby de Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? riait pour la première fois avec leur gendre noir quand ils imaginaient qu’une de leurs filles aurait pu épouser un… Rom. En 2017, nous y sommes : À bras ouverts est ce gag fait film. Le triomphe d’un rire décomplexé aux dépens de celui qui rassemble enfin dans la haine. Le Rom n’est plus hors champ, il entre dans le jardin de la villa d’un intellectuel de gauche, Jean-Étienne Fougerole (Chr. Clavier). Une famille l’a en effet pris au mot quand il s’est dit prêt à accueillir des Roms chez lui. L’acteur Ary Abittan incarne leur chef, Babik. À peine a-t-on le temps de s’interroger sur le type de washing dont il s’agit (dissemblance ethnique entre un personnage et son interprète) que Philippe de Chauveron repousse déjà les limites du dédain. Bientôt, ses personnages roms perdent jusqu’à leur humanité. Il faut voir ce plan de Babik sonnant à la porte, approchant une main lente et squelettique de vampire. La déshumanisation passe aussi par un rapprochement animalier insultant : dans le jardin, le cousin de Babik chasse des taupes que la famille mange avec appétit ; quand Babik utilise les pages d’un roman pour se nettoyer les fesses… Le majordome indien résume cela en qualifiant de « zoo » la villa de ses patrons depuis qu’elle est partagée par les Babik qui, en passant, n’ont pas la chance de se voir octroyer un patronyme.

2 Ravi, le majordome, exprime les pensées inavouables des Fougerole, qui se dédouanent à travers lui, et le film avec. À bras ouverts épousant le point de vue du couple, une figure secondaire déverse son fiel sans risquer l’amalgame entre les propos du film et ceux des personnages. À travers Ravi, en plus de stigmatiser le racisme éhonté d’un Indien, Chauveron insiste sur l’hypocrisie de son tandem qui s’en offusque. Dans la comédie française, il est rare qu’un personnage reproche une sortie raciste à un autre avec sincérité. Les invités de mon père d’Anne Le Ny (2009) est l’exception qui confirme la règle, quand une réfugiée moldave insulte Noirs et Arabes, poliment soutenue par une interlocutrice, elle-même fustigée par une autre sans délai. Dans le Bon Dieu, à l’inverse, les répliques xénophobes fusent, jamais relevées ni infirmées, prônant l’équité sans se retourner pour constater les dégâts. Mais À bras ouverts va plus loin. Toute réplique bienveillante est immanquablement contredite par son démenti en images : quand Fougerole reproche au maire ses stéréotypes sur les Roms, la mère de Babik apparaît devant eux promenant un porc en laisse ; et, quand il déplore la haine du Front national à l’égard de la communauté, la famille de Babik s’incruste dans la maison pour utiliser les toilettes, première action sans-gêne d’une longue série. De manière générale, Barzach, l’ennemi de Fougerole estampillé FN, est la voix de la raison : il méprise les Roms comme lui mais il l’assume, et ses réparties sont indéniables (oui, Fougerole feint l’altruisme et pense aux ventes de son dernier livre).

3 Comme souvent, À bras ouverts s’achève avec une grande fête mais n’ose pas conclure sur un brassage des cultures. Pas de Josiane Balasko en boubou comme dans Le grand partage (d’Alexandra Leclère, 2015), pas d’annonce de voyages autour du monde comme dans le Bon Dieu, mais un rapide aller-retour vers la Roumanie pour les noces de la fille « Babik » et du fils Fougerole. Se rendant compte que leurs familles sont unies pour toujours, le père se contente de grimacer. Bras ouverts, visage fermé : le film s’achève sur ce rictus d’une insupportable violence.

4 Documentariste remarquable, Régis Sauder propose sans le savoir un humble antidote à cette grosse production française. Alerté par les résultats de l’élection municipale de 2014 qui consacre une flambée du Front national, il revient dans sa ville natale de Moselle. L’ancienne cité minière a conservé les immeubles du quartier du Wiesberg ; sur les HLM, des nuages ont été peints en gris, comme un symbole blessant de ses espoirs taris. L’usine a fermé, les commerces ont suivi, la nostalgie du plein-emploi se propage, la pauvreté aussi, faisant le lit de l’extrême droite. Sur une série de fenêtres closes résonne la voix monocorde du dépouillement des bulletins : « Philippot », « Philippot », « Philippot »… Mais une autre rengaine s’entend plus fort, celle d’un groupe de death metal forbachois qui seconde parfaitement la progression du récit. Pour expliquer le repli des habitants et l’émergence d’un vote nationaliste et sécuritaire, Sauder voyage à travers les âges et la mémoire locale autant que familiale et amicale. Le FN restera à jamais hors champ. À l’approche des présidentielles, alors que la fiction s’expose toujours à la déformation (l’approche de Chez nous de Lucas Belvaux a été qualifiée de « ringarde » par le « responsable de la culture du FN »), Retour à Forbach aurait peut-être gagné à filmer directement l’électorat d’extrême droite. Mais son propos, proche de Retour à Reims de Didier Eribon (Fayard, 2009), s’ancre fermement dans une expérience intime de la « honte », refusant pour lui-même toute assignation identitaire.

5 Hendy Bicaise

Pris de court

d’Emmanuelle Cuau, film français (1 h 25), avec Jean-Baptiste Blanc, Marilyne Canto, Virginie Efira, Gilbert Melki, Renan Prevot…

6 Ce troisième long-métrage inattendu d’Emmanuelle Cuau, cinéaste discrète (Circuit Carole en 1995, Très bien, merci en 2007), s’ouvre sur un véritable coup de force. À peine connaît-on son héroïne, joaillière fraîchement installée à Paris, qu’un plan-séquence aventureux, tout en tension, ouvre un gouffre sous les pieds du personnage : alors que Nathalie (impeccable Virginie Efira) se rend d’un pas confiant vers son nouveau poste, son employeur se rétracte sur un simple coup de fil et la laisse sur le carreau. La voici tout à coup jetée dans une ville qu’elle ne connaît pas, avec deux enfants sur les bras et un loyer à payer, confondue par l’adversité et l’urgence qui lui tombent dessus comme des données de départ. Curieuse et audacieuse façon de lancer un récit sur une syncope, une bifurcation immédiate qui a pour effet de brouiller les cartes. En sautant ainsi les prémices d’usage et les lourdeurs d’une quelconque contextualisation, Emmanuelle Cuau mise sur une formule de concision et d’indétermination, qui préside au déroulement imprévisible d’un récit à géométrie variable, gonflé de zones d’ombre et toujours susceptible de prendre la tangente.

7 Fort de son principe d’instabilité, le film peut alors glisser d’un personnage à l’autre (le fils aîné de Nathalie prend les rênes du récit), d’un milieu à l’autre (la mère déclassée, le fils qui fraye avec de petites frappes, bientôt avec le milieu du banditisme), d’un espace à l’autre (d’un appartement de la classe moyenne aux rues louches et aux terrains vagues), d’un affect à l’autre (du cocon familial rassurant à la brutalité de la rue). Les personnages s’enfoncent chacun à leur tour dans un tissu de mensonges qui dédoublent la réalité tangible d’un arrière-monde interlope et de tractations insondables. Ainsi, le film s’avère tout aussi convaincant dans sa description sociale – mère célibataire, crise d’adolescence, difficultés liées à l’emploi – que lorsqu’il fait turbiner la machine romanesque à plein régime, avec ses histoires de gangsters (Gilbert Melki), de dettes et de vols de diamants. La légère artificialité des scènes d’intérieur, avec leur lot de crispations familiales et de crises de nerfs, est compensée par les lignes de fuite d’une mise en scène sans cesse requise par l’appel de l’extérieur et le dédale des rues parisiennes.

8 Emmanuelle Cuau applique à la lettre la grande leçon de la série B hollywoodienne : chaque personnage porte en lui un stratagème caché, qui ne se donne à saisir que dans la succession de ses actes. À terme, ce thriller domestique, ramassé et inventif, mais trop court pour se conclure d’une manière véritablement convaincante, réalise pourtant la synthèse de ce que le cinéma d’auteur français sait faire de mieux : caresser les secrets et les sombres trafics qui remuent en profondeur, sous la surface du quotidien.

9 Mathieu Macheret

L’autre côté de l’espoir

de Aki Kaurismäki, film finlandais (1 h 38), avec Sherwan Haji, Sakari Kuosmanen…

10 Dans la nuit d’Helsinki, le film commence par un écho : un départ (un Finlandais, Wikström [Sakari Kuosmanen], quitte sa femme décidément trop alcoolique) et une arrivée (un Syrien, Khaled [Sherwan Haji], débarque caché dans un conteneur). Le cinéphile aguerri comprend qu’il attend la rencontre et, pourtant, L’autre côté de l’espoir ne la livre pas tout de suite, non pour signifier qu’elle est secondaire, mais pour mieux montrer ce qu’elle brasse. Wikström erre et manigance d’abord quelques affaires, puis se retrouve aux commandes d’un improbable bistrot, avec plus d’employés que de clients. Khaled remonte la trace de sa sœur perdue en Europe, puis est amoché par une milice nocturne. Les corps titubent et trébuchent sur leurs trajectoires respectives, auxquelles le film offre le temps nécessaire pour y mêler burlesque et mélancolie. Quand la rencontre se fait enfin, ce n’est plus celle de deux idées mais de deux personnages, dont l’un a autant besoin de l’autre pour continuer son histoire.

11 C’est toute l’élégance du titre : L’autre côté de l’espoir n’est pas la Finlande comme terre d’asile (le cinéma d’Aki Kaurismäki s’intéresse aux visages et aux ombres qui les abritent, pas aux revendications géopolitiques claironnées), mais plutôt chacun pour son propre voisin. Wikström donne un toit à Khaled ; Khaled aide Wikström à relancer ses affaires. Ou c’est un chauffeur de camion qui trompe les autorités pour chercher ladite sœur. Ou des cuisiniers qui recueillent un chien errant. Ou un patron qui aide discrètement un employé fauché. Le scénario du film n’est qu’un parcours de combines, qui sont autant d’entraides. Il faut voir ce moment où, pour sauver l’inconnu syrien tabassé dans la rue, des piliers de bar émergent de l’obscurité en chargeant avec, pour seules armes, leurs béquilles. Les boiteux, les fugitifs, les pas-gâtés, forment chez Kaurismäki une conjuration des marginaux, peuplant cette Finlande clandestine que le cinéaste met en scène depuis le début des années 1980.

12 Il y a six ans, son dernier film, Le Havre, racontait déjà la fuite d’un enfant immigré, mais avec trop d’apprêts : on y voyait surtout la limite d’un système esthétique, la ligne fine entre iconoclastie et hermétisme. Mais 2017 n’est plus 2011, la situation des réfugiés est autre, et L’autre côté de l’espoir respire l’urgence. La première rencontre du film (dont une lecture autobiographique est possible) est aussi celle du « système » Kaurismäki avec des corps différents, comme celui de Haji, interprète de Khaled et comédien en Syrie avant d’arriver réellement en Finlande, en 2010. Les plus simples plaisirs sont peut-être ainsi les dérèglements : quelques mots d’arabe se mélangeant au finnois ; un morceau de saz entre deux sets de rock finlandais ; un phrasé, chez les non-habitués, parfois un peu trop rapide ou un peu trop joué ; quelque chose passe et, dans le mouvement, renaissent chez Kaurismäki la comédie, l’absurde et l’espoir. Preuve de l’idée résistante que le cinéma, à son meilleur, est fait pour filmer l’Autre.

13 Gaspard Nectoux

The Lost City of Z

de James Gray, film américain (2 h 20), avec Tom Holland, Charlie Hunnam, Sienna Miller, Robert Pattinson…

14 Irlande, 1905. Baraquements de l’armée britannique. L’officier Percival Fawcett (Charlie Hunnam) a beau abattre, en cavalier seul, l’énorme cerf qui sera offert en trophée au ministre invité, rien n’y fait : il restera le seul non-décoré de la soirée, comme le rappelle à sa femme Nina (Sienna Miller) ce militaire « infortuné dans le choix de ses ancêtres ». Fils d’un père inconnu de lui mais notoirement dépravé, Percy accroche cependant dès la première séquence, au départ de la chasse, le regard de son tout jeune fils Jack. L’obsession des rapports de filiation, présente dans les films de James Gray depuis Little Odessa (1994), tient ici du point de broderie compliqué mais gracieux, au dessin finalement très net. Compliqué, parce que Fawcett (qui a réellement existé) voit à peine grandir ses enfants à partir du moment où, engagé par la Royal Geographical Society (RGS) à servir d’arbitre entre le Brésil et la Bolivie en cartographiant leur frontière amazonienne, il accepte de relever le défi. Quant au tracé clair, c’est celui du classicisme, de retour dans le cinéma américain depuis une vingtaine d’années (Clint Eastwood, Kenneth Lonergan).

15 D’un côté donc, une épopée commence, digne des Aventures du capitaine Wyatt de Raoul Walsh (1951), récemment ravivé par l’hirsute The Revenant où Leonardo DiCaprio luttait à mains nues avec une ourse. Tourné dans la forêt tropicale colombienne, The Lost City of Z voisine avec ce récent opus d’Alejandro González Iñárritu (2016) qui mettait aussi en scène une soudaine attaque d’Indiens dont les flèches, quoique rapides, permettent une tout autre approche de la séquence d’action qu’un échange de coups de feu. De cette lenteur à peine perceptible, de cette possibilité d’échapper aux flèches, le film de Gray fait un principe narratif : il est possible de revenir d’épreuves physiques extrêmes sans que ce retour ne constitue une fin heureuse in extremis. Non seulement un sanglier amazonien remplacera le cerf sous le fusil assuré de Fawcett mais, après lui, un lièvre sera tiré avec le même aplomb par son fils adolescent. Cette trajectoire (la chasse « sociale », la chasse pour survivre et la chasse familiale) malmène un certain sérieux épique à l’américaine. Non seulement Fawcett se relève de sa chute dans le Rio Verde infesté de piranhas, mais il réchappe même à la bataille de la Somme en 1916. Cartographe méticuleux plutôt que conquistador, Gray ne surligne pas l’incroyable résilience, s’attardant plus volontiers sur de petites étrangetés (une scène d’opéra montée dans un campement espagnol en pleine forêt amazonienne), semant de discrètes fausses pistes (l’infection cutanée du second de Fawcett, joué par un Robert Pattinson barbu), et aplanissant le sensationnel (Fawcett explique calmement la raison culturelle du cannibalisme à l’explorateur incapable et cupide qui a tenu à rejoindre son équipe en 1911).

16 Dès la première expédition, la mission de relevé cartographique et de pacification de la zone est éclipsée par des poteries trouvées par Fawcett, désormais certain qu’une ville antique a existé au fin fond de la forêt. Une civilisation « aussi grande que la nôtre » ? Fariboles, répond l’Académie, outrée que le « désert vert » puisse receler des traditions. La soif d’exploration de Fawcett n’est pas pour autant montrée comme une pure entreprise archéologique. Quelque chose de mystique le meut, capable de lui faire quitter longuement l’épouse que Gray ne décrit jamais comme une ménagère passive. Dans le sillage du récent Loving de Jeff Nichols, le lien entre les époux ne souffre ici d’aucun doute, même lorsque Percy refuse que Nina, qui a « appris à lire les étoiles et à naviguer », l’accompagne en Amazonie. Il fait sentir le poids du sacrifice de part et d’autre de la relation conjugale et parentale, mais les écarte de la dramaturgie. C’est ce qui fait la singularité lancinante de ce mélodrame à feu doux – impression que dégageait déjà le sépia The Immigrant en 2013. Filmer un aventurier de retour, contrairement à Joseph Conrad (et dans son sillage, à Werner Herzog ou Francis Ford Coppola), permet, dans un mouvement de balancier, de le montrer à nouveau impatient de tout quitter pour trouver un point de fuite dans le tableau du monde. Cette échappée vers « un vaste territoire, paré de nombreux peuples » (comme la décrit l’insolite voyante volée aux Russes par les soldats anglais dans une tranchée française), en vient à s’incruster dans l’image, dévorant l’arrière-plan boueux du front de 1914-1918. Des décennies plus tard, la veuve de Fawcett sera, elle aussi, attirée vers le fond du champ : une luxuriance verte troue les bureaux lugubres de la RGS. « L’homme doit chercher à atteindre au-delà de ce qu’il peut saisir. Sinon, pourquoi le ciel ? » Cette citation du poète Robert Browning, rapportée par Nina à son mari, sert à n’en pas douter de définition du cinéma à Gray, qui filme avec une étonnante économie de moyens aussi bien « la dernière pièce du puzzle de l’humanité » (comme Fawcett définit la « ville de Z ») que le cheminement intime du sentiment sur les visages et dans les voix.

17 Charlotte Garson

Patients

de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, film français (1 h 50).

18 « Il est à qui, ce tétra-là ? », lance l’aide-soignant à la cantonade au sortir de l’ascenseur d’un centre de réadaptation de Seine-Saint-Denis où entre Ben, âgé d’une vingtaine d’années. Adaptant son récit autobiographique (l’année de soins qui a suivi son accident de plongeon en 1998), le slameur Grand Corps Malade a bien choisi son alter ego, le talentueux Pablo Pauly. Le scénario du film est simple : nous ne sortirons pas du lieu avant le patient lui-même. D’où une chronique de fin d’adolescence dans un groupe de garçons à la fois spécialistes des vannes cruelles et, pour certains, tentés par le suicide quand leur mobilité ne progresse plus. « Ça fait mal ? », demande Ben à Steve, « ancien » du centre qui souffre d’une escarre. « – J’te dis pas, tu verras bien ! » C’est dans ce futur proche réduit au trajet surhumain entre le lit et la chaise roulante (la « verticalisation », premier Graal), puis entre la chambre et la cantine, que se redimensionne une vie aux données spatiales et temporelles bouleversées. Profus, les dialogues rappellent la tchatche d’une série, façon Lascars (où joue d’ailleurs Pauly), mais le temps du long-métrage rend compte d’une transformation : celle du sportif qui se résout à accepter son « corps chelou » et, bientôt, à l’exposer au monde. Car, comme son ami hémiplégique de naissance le lui annonce : « Le handicap, ce sera ta première identité, où que tu ailles. » Première pour les autres, bien sûr, avec qui il va falloir faire preuve de patience.

19 Charlotte Garson

Sage femme

de Martin Provost, film franco-belge (1 h 57).

20 À l’origine du film, le souffle et la vie : la donner, la recevoir. Claire (Catherine Frot), responsable et généreuse, résiste à la fermeture prochaine de la maternité où elle travaille. Seule depuis que son grand fils a quitté la maison, elle respire parfois en remuant la terre d’un jardinet de banlieue. Bouleversée par la réapparition de Béatrice (Catherine Deneuve), qui fut la maîtresse de son père, elle constate que cette femme, jadis cruelle par légèreté, est atteinte d’une tumeur, et qu’elle a besoin d’aide. Leurs caractères s’opposent : l’une donne et l’autre prend… Dans cette fable, la comédie vient sans cesse désamorcer le drame, sans nuire à l’émotion. Des liens se tissent peu à peu et une filiation désirée se réalise enfin. La personnalité transgressive de Béatrice réveille la sensualité de Claire, tandis que le monde commence à se troubler pour Béatrice qui découvre le besoin de l’autre et l’importance des gestes simples. Les hommes, proches – le voisin insistant mais discret joué par Olivier Gourmet ; le fils, beau comme le père disparu (lumineux Quentin Dolmaire) –, contribuent aussi à leur renaissance. Ce qui est extrêmement savoureux, c’est cette rencontre cocasse de cinéma. Le formidable métier des deux Catherine les charge d’une richesse nourrie de leur expérience. Martin Provost a écrit en pensant à chacune d’elle des dialogues très fins, leurs phrasés différents s’épanouissent avec bonheur et, sous l’apparente banalité de certaines situations, Sage femme ravive l’amour des acteurs.

21 Michelle Humbert

Félicité

d’Alain Gomis, film français (2 h 03).

22 Il faut du temps pour plonger dans le quatrième long-métrage d’Alain Gomis, auteur d’une œuvre nomade (L’Afrance en 2002, Andalucia en 2008), et mesurer son ampleur, comprendre son drôle de rythme fait d’élans et d’embardées, de digressions et de redémarrages impromptus, comme en équilibre sur un fil chancelant. Chanteuse à Kinshasa, Félicité (Véronique Beya Mputu) se retrouve à battre la campagne pour réunir la somme nécessaire à l’opération de son jeune fils, victime d’un accident de moto. On craint d’abord que le film ne s’accroche trop à ce profil univoque de « mère courage », dont Gomis ne se sert pourtant que comme d’une rampe de lancement. Félicité, c’est, au-delà du scénario, un regard insondable, qui brave la fièvre des concerts comme les revers d’un quotidien miné, avec la même force teintée de mélancolie, vissé sur un corps statuesque et marmoréen, magnifique d’affirmation sereine. Le portrait de cette femme se double d’un portrait de la ville, la caméra profitant des élans de la première pour dériver vers la seconde, prendre son pouls, saisir son souffle et son agitation. La mise en scène, très proche des corps, friande des énergies qu’ils dispensent, se meut et réagit comme un organisme vivant, aussi sinueuse et rebondissante que le tourbillon des corps en transe et des âmes en souffrance auxquels elle s’attache. À terme, ces mille sinuosités de l’existence se rejoignent et débouchent sur un amour inattendu, poussé comme une fleur sur le terreau des malheurs et d’une ivresse toujours recommencée.

23 Mathieu Macheret

L’Opéra

de Jean-Stéphane Bron, documentaire franco-suisse (1 h 50). Sortie le 5 avril

24 Cette immersion dans la prestigieuse institution française par l’auteur suisse de L’expérience Blocher (2014) et du Génie helvétique (2003) renvoie immanquablement à celle de l’Américain Frederick Wiseman (La Danse. Le ballet de l’Opéra de Paris, 2009). Mais la comparaison s’arrête là, en partie parce qu’il est autant question ici du palais Garnier – auquel Wiseman se limitait – que de l’opéra Bastille, auquel Bron accorde le plus d’importance. Scénarisant le réel, il s’attache à quelques figures du lieu et aux coulisses de la création, avec un regard souvent amusé, parfois grinçant. Le soin accordé à la forme (le travail photographique et certaines séquences révélant des dispositifs de tournage sophistiqués) est une autre manière de faire « fictionner » l’institution. Son directeur, Stéphane Lissner, campe un beau personnage, assez insaisissable : un stratège à la manœuvre faisant face à la complexité de sa charge, mais aussi un être animé par un regard amoureux pour la scène et les artistes. Ayant commencé ce film en ignorant tout des arts qui se produisent à Garnier et Bastille, Bron s’est trouvé au tournage dans une situation qui transparaît dans ses choix. Si le suivi d’un atelier où des collégiens reçoivent une éducation musicale se révèle trop édifiant (élitisme versus populations « défavorisées »), Micha, jeune chanteur russe intégrant la troupe en écarquillant les yeux, est un protagoniste dont l’initiation ne manque ni de charme ni de truculence.

25 Arnaud Hée


Date de mise en ligne : 27/03/2017

https://doi.org/10.3917/etu.4237.0111

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