1 Malgré le relatif déclin de la pratique religieuse en Occident, l’attachement à la présence monumentale des églises dans nos paysages reste fort. Quelle en est la raison ?
2 Dominique Iogna-Prat : L’église de pierre nous dit quelque chose de notre histoire. Je cite souvent ces vers de Victor Hugo : « Dieu, cela n’est pas tant que ce n’est pas en pierre / Il faut une maison pour mettre la prière. » Que l’on soit croyant ou non, cette idée imprègne fortement notre imaginaire, comme une évidence. Cette « évidence » est pourtant le fruit d’une longue histoire pleine de rebondissements et finalement assez peu connue, en particulier par les chrétiens eux-mêmes qui se satisfont peut-être un peu rapidement de la justification par l’incarnation du Christ : on invoque ses paroles – « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église » (Matthieu 16,18) – et cela suffit bien.
3 Pour les premiers disciples du Christ qui se sont répandus dans l’Empire romain, il importait au contraire de ne pas s’embarrasser de cette monumentalité. Ils espéraient dépasser au plus vite ce monde pour gagner la vie éternelle et laissaient volontiers le souci des édifices au paganisme et à sa sacralité diffuse. Eux refusaient de fixer Dieu en un lieu : Dieu est à la fois partout et nulle part, il est une totalité en mouvement. Cela leur permettait aussi de se distinguer des juifs attachés à la référence au Temple de Jérusalem. Les multiples noms donnés aux lieux de culte montrent que l’on n’y accorde une valeur que relative : « église », « temple », « maison du Seigneur », « basilique », peu importe… Ce n’est qu’au début du Ve siècle que l’on commence à consacrer le lieu de culte chrétien par la présence de restes saints, de reliques. Auparavant, c’est la première célébration de l’eucharistie dans un lieu qui l’instaure comme lieu de culte. Mais on attache peu d’importance aux murs dans lesquels la communauté se rassemble.
4 Pourquoi les chrétiens ont-ils ressenti le besoin d’inscrire la chair de la communauté dans la pierre des monuments ?
5 D. I.-Pr. : Il est difficile de résumer si brièvement des questions qui ont agité l’Occident latin d’environ 500 à 1500, soit pendant près d’un millénaire ! Les chrétiens des premiers siècles aspirent certes à la communauté des saints dans un au-delà immatériel, mais la Fin des temps tarde à venir. En attendant, il faut bien évoluer dans un environnement de pierre hérité de la culture gréco-latine. Il n’est pas si simple de rompre avec les habitus du milieu ambiant. Petit à petit, le christianisme va donc retrouver la voie de la pierre pour dire la visibilité de Dieu et proclamer sa présence ici-bas. Au Moyen Âge, à la fin du Xe siècle, ce mouvement est largement accompli. C’est l’histoire que je retrace dans La Maison Dieu [Seuil, 2006].
6 Ce qui est particulièrement intéressant pour nous, c’est la forme que prend la justification de ce mouvement. Dès les années 850, le rite de dédicace d’église romano-franc s’impose dans l’ensemble de l’Empire carolingien. Les commentateurs s’interrogent alors pour savoir s’il est pertinent de désigner du même nom l’église comme bâtiment et l’Église comme communauté et institution : c’est ce que j’appelle la métonymie église-Église. Y a-t-il bien équivalence ? C’est le point de départ d’une longue réflexion qui aboutit aux grandes synthèses de théologie sacramentelle des XIe et XIIe siècles : on reconnaît alors la causalité instrumentale du « vase » église, nécessaire à l’engendrement sacramentel de la communauté chrétienne.
7 Cette logique fait du monument le porteur de l’institution ecclésiale, qui marque à travers lui le paysage social. L’Église structure la société chrétienne sous forme de cellules emboîtées par cercles les unes dans les autres : l’autel, l’église, le cimetière, la paroisse, le diocèse, la métropole, la Chrétienté centrée sur la Rome de Pierre. Il est désormais indispensable de passer par l’église pour être d’Église, hors de laquelle il ne saurait y avoir de salut, mais pas non plus d’appartenance sociale. On assiste donc, à l’époque carolingienne, à la construction du schéma théorique de ce qu’est une société chrétienne, construction qui rebondit et s’institutionnalise à l’époque grégorienne.
8 Ce schéma hiérarchique qui se met en place, et qui mène à la confusion complète entre Église et société, est pour moi l’aboutissement de la pensée du Pseudo-Denys l’Aréopagite, ce moine syrien qui vécut aux alentours de 500. Le néoplatonisme qui l’inspire a profondément structuré la pensée chrétienne occidentale, qui dispose à travers lui d’un schéma d’organisation complet du créé : le cosmos, le social et la personne y sont hiérarchisés, mais aussi marqués, chacun à sa place, par une similitude parfaite les uns avec les autres – on dira par exemple du fidèle qu’il est comme un petit sanctuaire. Il existe donc, de 800 à 1200, une conception de la société extrêmement cohérente, qui triomphe en 1215 au concile de Latran IV avec la grande théocratie d’Innocent III : impossible désormais de penser le social en dehors du monumental, et le monumental en dehors de l’Église. C’est là un véritable renversement de valeur au sein du christianisme. Simplement, ce moment d’équilibre est aussi le moment où le schéma commence à s’épuiser dans la pratique…
9 Votre première enquête s’arrêtait à ce point. Vous l’avez depuis poursuivie dans un deuxième livre paru en début d’année 2016, Cité de Dieu, cité des hommes (PUF). Pourquoi cet épuisement ?
10 D. I.-Pr. : Le cœur du système n’a jamais parfaitement marché. La métonymie église-Église n’a jamais eu la force d’un dogme. Malgré les efforts de sophistication de la théologie sacramentelle aux XIIe et XIIIe siècles, malgré des hommes comme Hugues de Saint-Victor (1096-1141), Bruno de Segni (1047-1123), et nombre de théoriciens de l’Église à l’époque de la réforme grégorienne – liturgistes ou juristes, tels Sicard de Crémone (1155-1215) ou Yves de Chartres (1040-1115) –, jamais le lieu de culte ne s’est imposé comme une absolue nécessité. Cette idée a même été très tôt l’objet de contestations, notamment à l’occasion des polémiques antihérétiques du XIIe siècle. Avec ce paradoxe : sur ce point, les hérétiques étaient plus proches que les clercs romains des Pères de l’Église, chez qui la question n’apparaissait pas. Ils rappelaient la promesse du Christ d’être présent là où deux ou trois seraient réunis en son nom, sans précision de lieu spécifique. Au XVIe siècle, les protestants le rappelleront à leur tour, en dépouillant leurs temples, en centrant leurs lieux de culte sur la chaire, afin de souligner que les fidèles sont les véritables pierres vivantes de la communauté. Le mythe de pierre n’a donc pas réussi à s’imposer face aux voix dissidentes qui se multiplient et plaident pour la dématérialisation de l’Église visible.
11 Quel est le statut substantiel de l’Église ? Voilà, au fond, la question qui se pose tout au long de la période. J’ai donc étudié de plus près les traités De Ecclesia qui sont apparus à la fin du Moyen Âge jusqu’à entrer dans les débats qui ont agité le XIVe siècle, autour du nominalisme et plus particulièrement de Guillaume d’Ockham (1285-1347). En défendant l’idée que le langage est arbitraire, que les mots ne sont que des signes conventionnels, le nominalisme remet radicalement en cause l’idée qu’il existe une substance réelle de l’Église : celle-ci pourrait n’être, après tout, qu’un concept commode sans réalité objective. Il porte donc un coup assez rude à la métonymie église-Église. Mais s’en tenir à ce constat, c’était s’enfermer dans une conception assez linéaire de l’histoire. Ockham et consorts peuvent bien être lus, fréquentés, cités, leurs prises de position n’ont jamais empêché qu’une ecclésiologie défendant l’Église comme substance continue de se développer avec vigueur. Je rencontrais donc là deux courants de pensée parallèles qui entraient en tension, qui se répondaient, qui avaient leur propre capacité de renouvellement et intégraient chacun à leur façon les changements d’agenda intellectuel. Or, pour le sujet qui nous occupe, le plus grand de ces changements, dans la période qui s’étend de 1250 à 1350, c’est la traduction d’Aristote, celle des traités politiques, L’éthique à Nicomaque et La politique.
12 Quelles ont été les conséquences de ces traductions ?
13 D. I.-Pr. : La question de la réception de l’aristotélisme politique est absolument capitale. Auparavant, la conception du social dans l’Occident médiéval était plutôt augustinienne : la Cité de Dieu étant la Cité indépassable, le monde d’ici-bas n’est qu’une transition négligeable pour elle-même. L’aristotélisme a offert au Moyen Âge des outils, des cadres conceptuels pour orienter la réflexion dans une autre direction. Par la voie directe des traductions de l’Aristote politique, dès les années 1250, ou bien par le biais des commentaires fournis par nombre de lecteurs professionnels dont la voix fait autorité, à commencer par celle de Thomas d’Aquin (1225-1274), une architecture nouvelle de la société commence à s’élaborer.
14 Les penseurs chrétiens redécouvrent la théorie des vertus d’Aristote, grâce à laquelle ils opèrent la distinction entre vie bonne et salut éternel. À la différence du salut, la vie bonne est envisageable ici-bas, par la pratique des vertus ; la vie en ce monde n’est plus un simple moyen, transitoire, en vue du salut, mais déjà un premier objectif en lui-même. Comme on reste dans une pensée « hétéronome », où l’homme vit sous la loi de Dieu, on précise que la vie bonne n’est pas suffisante, et qu’elle peut mener, par l’intermédiaire de l’architectonique des fins supérieures, à la vie bienheureuse. Elle reste donc une fin inférieure au salut, mais tout de même une fin qui a déjà une valeur en soi. Plus encore : les hommes vivent en société, c’est dans leur nature ; puisque la vie ici-bas n’est plus négligeable, il faut organiser cette vie en société, dont la finalité sera le bien commun. La science politique retrouve ses lettres de noblesse, on lui reconnaît sa pleine légitimité. Dans le même temps, l’aristotélisme apporte aux penseurs chrétiens le concept clé d’« architectonique », qui permet de désigner une science par rapport à d’autres, lorsque celles-ci ne sont que des moyens, tandis qu’elle constitue la fin. L’organisation de la hiérarchie des connaissances en est profondément modifiée. On obtient ainsi une synthèse entre aristotélisme et christianisme qui place le théologique et le politique au sommet de la hiérarchie des sciences, tout en les distinguant. C’est l’aristotélisme chrétien, dont l’œuvre de Thomas d’Aquin est l’exemple éminent. La pensée du social, mais aussi de l’ecclésial, en est profondément renouvelée, sans même que l’on soit sorti d’une société hétéronome, chrétienne.
15 Qu’est-ce qui se joue, pour l’historien que vous êtes, derrière ces débats philosophiques et théologiques ?
16 D. I.-Pr. : Il s’agit de la formation à long terme de nos usages de l’espace architecturé pour nous penser en communauté. Mes recherches ont rebondi par hasard lorsque, lisant un collègue, je suis tombé sur une note de bas de page où celui-ci faisait un rapprochement entre les discours de dédicace d’église que j’étudiais dans La Maison Dieu et la montée en puissance des éloges de ville. L’hypothèse peut se résumer ainsi : et si la matrice de ce premier type de discours était transposable au second ? Cela m’a beaucoup intrigué. Je me suis donc plongé dans les textes qui ont constitué ce nouveau discours émergent, spécialement l’œuvre de l’humaniste Leon Battista Alberti (1404-1472), humaniste italien auteur d’un important Art d’édifier, composé entre 1442 et 1452 et imprimé à Florence en 1485 : sous couvert d’une théorie du bâti, ce traité propose une véritable théorie de la société. Je me suis ensuite penché sur les travaux actuels qui s’inscrivent dans la logique de ces premiers textes théoriques sur la ville comme cadre social. Ce faisant, je quittais le terrain de l’ecclésial pour passer à celui de l’urbanisme, même si, à proprement parler, le concept d’urbanisme n’apparaît que dans les années 1860.
17 Mon enquête se dédoublait pour ainsi dire en cours de route. Il m’est en effet apparu que la position de surplomb de l’Église, structure englobant l’ensemble du social, n’était pas seulement attaquée par une dynamique qui lui était interne – que ce soit la critique de la pertinence évangélique du lieu de culte ou celle de l’Église comme substance –, mais aussi concurrencée par un mouvement externe. En justifiant la dissociation du temporel et du spirituel, l’aristotélisme chrétien a très concrètement dégagé un espace dans lequel a pu se déployer et s’affirmer le pouvoir temporel, à qui était enfin reconnu un ordre propre. C’est en particulier vrai du pouvoir royal : assisté de ses conseillers, le roi, désormais bien établi dans sa position hiérarchique, se fait bâtisseur parce que souverain et sage, comme le montre l’exemple de Charles V (1338-1380). Par une sorte d’ingénierie sociale, il construit une société politique au sens propre du terme.
18 On assiste à cette époque à un transfert de la matérialité ecclésiale à d’autres formes de gouvernement des hommes tout aussi monumentales, mais civiles. La peinture l’atteste – par exemple ces visions urbaines, ces perspectives urbinates de rêve, où les églises n’apparaissent plus que comme des références minimales et discrètes, parfois sous la forme détournée de temples surmontés d’une croix. Elles sont de plus en plus absorbées au sein d’une autre structure : la cité étatique. Désormais, c’est le bâti de la ville qui matérialise l’espace et le quadrille, structurant ainsi la vie des hommes en société, les instaurant en communauté civique. Ce n’est pas un hasard si on tient L’art d’édifier d’Alberti, un contemporain de ces vedute, pour le premier traité d’urbanisme en Occident : ce traité cherche précisément, comme je l’ai déjà mentionné, à établir une conception d’ensemble de la vie civile, à travers le bâti.
19 Là où l’église de pierre était perçue comme le « vase » à même d’engendrer la communauté des hommes autour d’une même foi, la ville monumentale apparaît à son tour comme un contenant propre à engendrer une autre forme de communauté, la cité. Dans cette nouvelle configuration, l’Église, de surplombante, devient un élément intégré : elle passe du tout à la partie. La référence religieuse ne disparaît pas, mais elle tend à être absorbée dans un horizon plus vaste. Le transfert de matérialité de l’église à la ville est donc le symptôme d’un autre transfert : un transfert de sacralité de l’Église à d’autres instances civiles de gouvernement, cité ou État. Fragilisée, la métonymie église-Église est débordée par une nouvelle métonymie parallèle, ville-cité, qui prend le relais pour structurer la vie sociale.
20 Découverte paradoxale, donc : d’un côté, le retour aux pierres vivantes des origines tend à affaiblir l’emprise monumentale de l’Église ; de l’autre, l’évolution de l’architecture sociale tend à affermir l’importance du monument, mais au profit d’autres instances, avec une nouvelle forme de métonymie qui substitue un contenant à un autre (de l’église à la ville), un contenu à un autre (de l’Église à la cité), un discours sur la société à un autre (de l’ecclésiologie à l’urbanisme). Ce résultat n’aurait probablement pas été possible si le greffon de la pensée d’Aristote, avec son optimisme philosophico-sociologique, n’avait pas pris sur la souche de la réflexion chrétienne. L’Occident pense désormais la société en termes d’architecture, de contenant engendrant un contenu.
21 Michel Foucault voyait dans l’architecture un instrument de la rationalité gouvernementale, caractéristique de l’époque moderne. Est-ce cette idée que vous reprenez ?
22 D. I.-Pr. : La modernité, selon Michel Foucault, c’est la rencontre entre la science de la classification et de nouvelles modalités de gouvernement au XVIIIe siècle. Cette définition est un bon point de départ, mais ne serait-il pas pertinent de remonter en amont dans le temps ? C’est un débat assez classique pour les historiens : quand débute la modernité ? 1700 ? 1500 ? 1200 ?… La pensée moderne s’étant choisi, à la Renaissance, comme référence ultime l’Antiquité, certains chercheurs croient pouvoir évacuer le Moyen Âge dans le récit de sa genèse. C’est le reproche que je ferais aux travaux de Pierre Manent, par ailleurs très stimulants : entre l’Antiquité tardive et Machiavel, c’est le grand saut. Peut-être y a-t-il une difficulté chez certains chercheurs en sciences humaines, même croyants, à assumer l’influence chrétienne qui imprègne leur cadre de réflexion. Prenez la sociologie : toute notre conception du social est conditionnée par la façon dont le christianisme a abordé cette question, très tôt en amont ; toutes les catégories de la sociologie sont héritées de ces réflexions. C’est patent lorsque vous étudiez les pères fondateurs de la sociologie : Émile Durkheim, Max Weber, Ernst Troeltsch… Nous aurions intérêt à être pleinement conscients de cette filiation. Mais il est plus courant de l’oublier, peut-être par peur de fragiliser la scientificité de la discipline. Ce sera probablement l’objet d’un prochain livre. C’est en tout cas pour éviter ce type de déni que j’ai voulu contribuer à réintroduire le Moyen Âge dans la réflexion sur la première modernité. J’ai donc essayé de dépasser mon inhibition professionnelle pour m’aventurer un peu hors de ma période de spécialité et établir des passerelles.
23 Je suis médiéviste, mais la médiévistique en tant que période académique me paraît étouffante : on se borne en général aux années 800 à 1200 en estimant qu’il y a là une sorte de cohérence. C’est le schéma historiographique du féodalisme prolongé, que Jacques Le Goff a habillé de sa bonhomie, et qu’Alain Guerreau et Jérôme Baschet ont développé de façon plus radicale. Pour eux, parler d’État ou de ville au Moyen Âge est anachronique. Ce serait la projection d’un vocabulaire moderne qui ne devient pertinent qu’au XVIIIe siècle, pas avant. Je reconnais que je me suis accommodé de cette vision des choses tant que je ne regardais pas après 1200, mais ensuite cela m’a gêné. Nous raisonnons toujours à partir de catégories propres à notre temps que nous exportons dans le passé. La question est de savoir dans quelle mesure elles nous aident ou nous bloquent dans notre compréhension d’une époque. À partir du moment où la catégorie politique reçoit une justification avec la synthèse de l’aristotélisme chrétien, et qu’elle alimente la philosophie en langue vernaculaire au XIVe siècle, il me semble difficile de ne pas prendre en compte l’institution politique et de ne pas se demander ce qui se passe entre elle et l’Église.
24 J’ai essayé de le faire pour la seconde moitié du Moyen Âge, mais il m’est apparu qu’en repérant ce transfert de sacralité, j’avais mis le doigt sur un phénomène qui s’inscrit sur le long terme dans l’histoire occidentale : j’avais sous les yeux la matrice de ce qu’est, pour nous, l’« institution », c’est-à-dire ce qui structure le social. À travers le basculement de la métonymie église-Église à la métonymie ville-cité, une continuité se dévoilait : dans les deux cas, notre façon occidentale de penser le social relève d’un jeu contenant-contenu – quel que soit le contenant et quel que soit le contenu qu’il engendre. Notre conception de l’institution suppose une sorte de dialectique entre Église et État, car cette façon de penser, c’est l’Église qui l’a imposée à haute époque, avant que d’autres institutions ne prennent le relais et ne la prolongent à leur façon, en dialogue avec elle. Il faut donc abandonner l’idée d’une rupture au profit de celle d’un transfert pour comprendre cette espèce de jeu de miroir entre l’institution ecclésiale et l’institution politique.
25 Cela ne revient-il pas à remettre en question le récit que l’on fait habituellement de la sécularisation ?
26 D. I.-Pr. : En un sens oui, si l’on veut employer ce vocabulaire-là que je propose d’abandonner. Depuis le XIXe siècle s’est imposée l’idée d’une première modernité occidentale autour de la scolastique, suivie dans un second temps par l’émergence du monde urbain, de l’humanisme, d’un discours prônant le retour aux modèles antiques. Dans ce récit, le Moyen Âge, époque de transcendance radicale, d’hétéronomie, de soumission à la loi divine, céderait la place à la modernité, monde de l’autosuffisance humaine, où l’ecclésial serait peu à peu complètement évacué, en tout cas remplacé, sécularisé. On est toujours un peu tenté par ce récit et je ne fais pas exception : après avoir décrit l’épuisement d’un schéma social théocratique, je développais la naissance d’un nouveau monde urbain – récit historiographique classique. Une espèce de piège se refermait sur moi, me ramenant au légendaire de la modernité humaniste en rupture avec le Moyen Âge. Or c’est là une façon de penser binaire dont je sentais bien qu’elle ne convenait pas.
27 On peut par exemple affirmer à raison que l’humanisme d’Alberti, alimenté à la source antique et à toute une conception de l’architecture héritée de Vitruve (81-15 av. J.-C.), aura une influence durable sur la modernité. Mais il faut se souvenir qu’au même moment, à quelques bureaux d’Alberti à Rome, Tomás de Torquemada (1420-1498) est en train d’écrire sa Summa Ecclesia qui ne sera pas sans influence non plus. On est tenté d’opposer un discours de la réaction à un discours de la modernité, tel que l’un soit amené à être remplacé par l’autre. Typologie binaire, donc. Les typologies nous permettent certainement de rendre le passé intelligible, mais pourquoi devraient-elles être binaires ? Elles gagneraient à ce qu’on leur ajoute au moins un troisième terme. La modernité est la cohabitation de discours en contradiction, en concurrence, mais aussi en tension, en dialogue, en évolution, en réagencement permanents. On peut être attaché à des positions disons « traditionnelles » sur la substance et la visibilité de l’Église, tout en les renouvelant au contact des courants dits « modernes ». Voilà pourquoi je tenais à dire un mot, par exemple, de Robert Bellarmin (1542-1621), grand défenseur au XVIe siècle de l’institution ecclésiale contre les réformés : ce jésuite proclamé docteur de l’Église en 1931 développe dans son œuvre polémique, spécialement dans son traité sur les conciles, une intéressante conception de la nécessaire visibilité de l’Église, laquelle ne serait sous le rapport de la visibilité qu’une société comme les autres. Cela explique que survivent durablement, au sein de la modernité, des tendances d’apparence contradictoire : Église substantielle, Église visible, Église « fictive » – comme toute communauté humaine au regard des « constructions » surnaturelles –, Église invisible…
28 Dans la seconde moitié du XVe siècle, alors que la suprématie de la monumentale Église romaine est déjà sérieusement remise en question, on joue encore en majeur de la métonymie église-Église. Celle-ci prolonge ses ramifications dans la dynamique de privatisation ou de domiciliation du lieu de culte : on traite de plus en plus la maison particulière des fidèles comme une église. C’est dire la force du mouvement de pétrification qui parvient à gagner les « intérieurs » et, de là, comme l’a bien montré Jean-Louis Chrétien, les « intériorités » : la chambre et l’autel du cœur ; le temple de l’Esprit ; les demeures de l’âme (maison, château, appartement) ; le studiolo, le cabinet et les bibliothèques intérieures ; ou encore l’« arrière-boutique », chère à Michel de Montaigne (1533-1592). Le schéma théocratique médiéval s’est peut-être essoufflé, mais l’attachement à la visibilité monumentale de l’Église est là pour très longtemps. Il continue de se développer sous des formes et dans des directions diverses. Songez aux tableaux de Caspar David Friedrich, à la place que réserve Hegel à la cathédrale gothique dans son Esthétique (III, 1, 3), comme lieu et médium de l’élévation de l’Esprit, comme « œuvre qui existe pour elle-même », comme « être pour soi ». Ou encore ce christianisme paradoxal, culturel, chez Marcel Proust.
29 On retrouve là, au fond, l’intuition de Michel de Certeau : le christianisme est d’autant plus à même de cohabiter avec des régimes concurrentiels de pensée qu’il a une énorme capacité de renouvellement culturel et d’adaptation. Prendre en compte cette capacité de renouvellement nous permettrait d’éviter d’aborder la modernité de façon monolithique. Mais il faut pour cela accepter l’idée que nous n’en avons pas fini avec le christianisme qui détermine encore nos façons de poser les problèmes de culture et de société.