Notes
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[1]
Social Weather Station cité par É glise d’Asie (EDA, agence d’information des Missions étrangères de Paris), dans le communiqué du 12 octobre 2016.
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[2]
Lors d’un dîner officiel avec des hommes d’affaires, le 12 décembre 2016 à Manille, Duterte a déclaré qu’il avait tué personnellement des trafiquants pour que les policiers fassent de même.
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[3]
Avec une croissance moyenne de 6 %.
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[4]
Certains ont vu un acharnement, quelque peu irrationnel, d’Aquino contre elle, alors qu’elle est confinée à l’hôpital pour raison de santé.
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[5]
Cf. P. de Charentenay, « Les Philippines au seuil de l’indignation », É tudes, n° 4202, février 2014, pp. 7-19. EDSA désigne l’avenue Epifanio de los Santos Ave, où s’est déroulée la révolution de 1986.
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[6]
Au cours de son voyage en Chine, Duterte a fait allusion à cette possibilité. Il est proche de la famille Marcos, son père ayant travaillé avec Ferdinand Marcos.
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[7]
Quand il était président de l’Ateneo de Manila, une université catholique confiée aux jésuites.
-
[8]
Windhover, décembre 2001, p. 4.
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[9]
Au 11 septembre, 1 466 avaient été tués par la police, 1 490 crimes n’avaient pas été résolus et 16 000 arrestations avaient déjà eu lieu.
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[10]
Comme le ministre des Finances, Carlos Dominguez, ancien ministre de l’Agriculture de Corazon Aquino, ou le ministre du Budget, Benjamin Diokno, tous deux compétents et honnêtes.
-
[11]
Le 20 octobre à Pékin, cité par Le Monde, 22 octobre 2016, p. 3.
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[12]
Philippine Daily Inquirer, 18 octobre 2016.
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[13]
Cité par un communiqué d’Ég lise d’Asie (EDA), du 12 octobre 2016.
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[14]
Ibid.
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[15]
Ibid.
1 Rodrigo Duterte, 71 ans, a fait la Une des journaux à cause de sa croisade contre les trafiquants de drogue et de ses propos parfois outranciers sur le pape ou le président Obama. Son langage à l’emporte-pièce a défrayé la chronique. Les milliers d’assassinats extrajudiciaires ont alerté l’opinion publique qui s’inquiète et s’interroge sur ce Président.
2 Dans le même temps, les sondages [1] montrent une satisfaction de 76 % des citoyens pour l’action du Président et 84 % se déclarent « satisfaits » ou « plutôt satisfaits » de la « guerre antidrogue ». Cette approbation massive détonne sur la couleur des opinions internationales. Cette vision duale du même homme mérite d’être élucidée. Un regard plus précis sur la carrière et la politique de ce personnage ambigu apparaît nécessaire pour comprendre l’image troublante qui en est donnée. Il faut revenir sur son passé et sur son élection pour saisir comment il a pu arriver au pouvoir et évaluer son action dans cet archipel de plus de cent millions d’habitants.
Une longue carrière à Davao
3 Duterte n’est pas un novice en politique, du moins en politique locale. Il a été maire de la ville de Davao pendant près de trente ans, une des plus grandes agglomérations de l’île de Mindanao, au sud des Philippines. Il a mené une politique ferme contre la criminalité et la drogue. Il a fait de sa ville l’une des plus sûres du pays, alors que le sifflement des balles y avait été longtemps un bruit fréquent. Mais il est soupçonné d’être lié d’une manière ou d’une autre aux escadrons de la mort qui ont été responsables de quelque 1 500 victimes, selon les ONG des droits de l’homme [2]. Pourtant, il jouit du soutien et de la loyauté de la plupart des habitants de Davao, toutes catégories sociales confondues.
4 Il a porté attention aux quartiers pauvres, en développant des infrastructures collectives, des écoles et des centres de santé. Il a mis en place une distribution gratuite de préservatifs pour les couples aux revenus modestes. Il a aussi prévu des aides à ceux qui acceptaient des opérations de stérilisation. Dans sa campagne électorale, la question démographique étant centrale pour l’avenir, Duterte a promis de revoir toute la politique de planning familial et de limiter à trois le nombre d’enfants par famille. Comme maire, il faisait des visites impromptues dans les administrations locales pour secouer les employés. Il se déplaçait la nuit, souvent à moto, pour surprendre ses fonctionnaires et voir de lui-même comment ils se comportaient.
5 Si sa pensée est apparemment peu articulée et volontiers paradoxale, Duterte est en réalité un fin politique, qui sait comment gérer une administration et le rapport aux médias. Il montre une confiance totale en lui-même, exprimant sa pensée brutalement et bousculant toutes les règles de protocole ou de comportement civique. Mais, quand la Bourse de Manille a chuté à la perspective de son élection, il a annoncé la nomination d’un cabinet de techniciens incluant certains membres des administrations précédentes. Ces signes rassurants ont fait remonter le marché financier national jusqu’à atteindre les plus hautes valeurs en un an. S’il apparaît incohérent aux yeux d’un observateur extérieur, Duterte sait ce qu’il veut faire dans la réalité.
Un système social bloqué
6 Comment un tel personnage peut-il être élu Président ? Pour comprendre l’élection de ce trublion, il faut revenir à la situation nationale de cette année 2016. Les six ans du mandat de Benigno Aquino (2010-2016) ont été une longue période de croissance économique qui a fait des Philippines le champion de toute l’Asie [3]. En représentant la stabilité, et en nommant des ministres compétents et intègres, Aquino a donné une visibilité et une sécurité aux investissements. L’élite du pays en a largement profité.
7 L’arrestation de sénateurs célèbres, comme Juan Ponce Enrile, ou de la Présidente précédente, Gloria Macapagal-Arroyo [4], marquait une volonté forte d’assainir l’exercice de la politique au sommet de l’État. La corruption de l’administration était montrée du doigt, même si les condamnations pour fraude et corruption ont été très peu nombreuses, les procès traînant en longueur. Aucun accusé n’a été mis en prison. La justice était débordée ou, pire, elle traînait les pieds.
8 Dans le même temps, le nombre de pauvres restait le même dans le pays. Des dizaines de millions de Philippins n’ont pas vu leur vie changer alors que l’économie traversait une période faste. L’administration s’est désintéressée des petits paysans qui sont des millions. La frustration était grande, la criminalité ne cessait d’augmenter et la croissance de l’économie ne profitait qu’à un tout petit groupe.
9 La ville de Manille devenait un enfer pour la circulation. Les transports publics avaient été abandonnés, parfois au profit de la construction d’une autoroute aérienne, uniquement utilisée par les voitures particulières. Les travaux des lignes de métro aérien étaient retardés alors que la population passait de plus en plus de temps dans les transports. L’extension de l’aéroport de la capitale avait été annulée.
10 Trente ans après la révolution de EDSA qui avait renversé Marcos en 1986 [5], la structure sociale des Philippines n’a pas changé, sauf que l’archipel n’avait alors que 55 millions d’habitants. Il en a aujourd’hui près du double. La démocratie rétablie n’a pas apporté de changements dans l’équilibre des pouvoirs et dans la vie des plus pauvres, qui représentent 25 % de la population. Les progrès économiques, qui sont certains, n’ont pas profité à la majorité. Les problèmes structurels du pays sont si nombreux que les réformes sociales de fond n’ont pas été engagées.
11 Le désir de changement est donc très fort. Les mêmes grandes familles ont trop longtemps géré la nation. Duterte était l’occasion ou jamais de tenter une nouvelle voie.
Une élection populiste
12 Duterte a été un temps comparé à Donald Trump : même langage, même attitude machiste vis-à-vis des femmes, même scénario de campagne électorale qui ridiculise ses concurrents, les qualifiant d’incompétents ou de marionnettes de l’oligarchie. Grâce à une rhétorique très directe, Duterte en a appelé au peuple par-delà les élites traditionnelles. Son langage simple et efficace change des discours habituels trop formels. Venu relativement tard dans la course présidentielle, avec très peu de chances selon tous les pronostics, il a attiré sur lui les médias et fait disparaître les autres candidats par son comportement et son langage cru. Mais la comparaison s’arrête là avec le Trump américain, car Duterte avait derrière lui une longue carrière de politique locale.
13 Les familles traditionnelles se préparaient à assumer la charge de Président. Mar Roxas, lui-même fils d’un Président, Manuel Roxas (1946-1948), était le candidat très policé d’Aquino, mais sans charisme aucun, sans attention aux plus pauvres, représentant la continuité de la même politique. Grace Poe ne réussissait pas à attirer la confiance en raison de son abandon de la nationalité philippine pendant dix ans. Le Vice-Président Jejomar Binay, le favori du début de la campagne, portait une réputation de corruption et risquait de faire retomber le pays dans les mêmes errements du passé. Il est arrivé quatrième de cette élection à un tour. Tous avaient des machines électorales bien rodées, mais aucun n’était vraiment convaincant.
14 Duterte ne vient pas du sérail politique national traditionnel. Très lié à l’île de Mindanao, ayant des liens avec les grandes familles de Cagayán de Oro, il ne semblait pas promis à un destin national. Mais il était le seul qui parlait directement contre la drogue, le crime organisé et la corruption. Il portait en plus la réputation d’avoir assaini la ville de Davao et promettait de faire pour le pays ce qu’il a fait pour Davao.
15 Il a évoqué aussi des éléments de décentralisation pour éviter que toutes les décisions soient prises dans la capitale, la « Manille impériale » comme il l’a appelée. Il a même explicitement apporté son soutien aux idées de fédéralisme pour la gestion nationale. Il s’est aussi attaché au développement des régions périphériques, au lieu de concentrer les zones industrielles dans la grande île du Nord, Luzon.
16 À la surprise d’un grand nombre d’observateurs, Duterte a facilement gagné l’élection présidentielle avec plus de six millions de votes de plus que le deuxième, Mar Roxas. Il a reçu 38,6 % des votes, contre 23,1 % à Roxas et 21,7 % à Poe. Il déclare à l’Agence France presse (AFP) : « C’est avec humilité, une extrême humilité que j’accepte le mandat du peuple. »
17 En revanche, la Vice-Présidence, qui est une élection séparée, a été gagnée par Madame Leni Obredo, avec seulement 260 000 voix d’avance (sur 14,5 millions) sur Bongbong Marcos (le fils de Ferdinand). Opposante notoire du Président, elle est menacée par un recompte des voix qui pourrait pencher du côté de Marcos [6].
18 Les grands défis de Duterte sont domestiques. Ses électeurs veulent des résultats rapides, sur la criminalité, la drogue, les hausses de salaires, la formation professionnelle et surtout sur la corruption de l’administration. Il aura certainement la police avec lui pour lutter contre le crime organisé, encore doit-il mettre de l’ordre dans une armée et une police elles-mêmes tentées par la corruption et le trafic de drogue.
19 Il annonce qu’il en finira avec le crime en six mois. « Si j’arrive au Palais présidentiel, je ferai ce que j’ai fait comme maire. » Cette annonce est à la fois un projet mais aussi une menace. Il ne fait pas de doute que Duterte a des tendances autoritaires et fort peu démocratiques, si l’on peut définir ainsi sa gouvernance. Il veut tout diriger comme il l’a fait à Davao, surtout les questions de sécurité.
20 Mais il devra prouver qu’il respecte l’État de droit dans sa lutte contre la drogue, ce à quoi l’opinion internationale est très sensible. La démocratie est-elle toujours respectée aux Philippines ? C’est le débat des premiers mois de sa présidence. Le bénéfice du doute lui a profité au début, mais les chiffres des victimes inquiètent.
Le cancer de la drogue
21 Pour mieux comprendre combien la situation est tendue, il faut évoquer le problème de la drogue, qui est la source des préoccupations autour de cette nouvelle présidence. Si l’ecstasy circule, la drogue utilisée aux Philippines est surtout le shabu qui n’est ni de l’héroïne, ni de la cocaïne, mais une méthamphétamine qui peut se prendre de plusieurs manières, en la fumant, en la dissolvant ou en l’injectant directement dans le sang pour une euphorie immédiate. Ce n’est pas un produit naturel, mais un produit chimique transformé. Il a l’avantage d’être facile à fabriquer et de ne pas coûter très cher. Du coup, il est très répandu, y compris parmi les plus pauvres. Beaucoup de conducteurs de camion ou de gardes de sécurité l’utilisent pour rester éveillés douze heures de suite. C’est plus efficace que le café.
22 Il est vendu localement par des réseaux de trafiquants, mais il y a derrière des organisations criminelles très puissantes, comme les Triades chinoises, des syndicats du crime nationaux ou étrangers, des gangs armés et toute une série de maires, de policiers, de juges qui participent à ce trafic.
23 Cette situation n’est pas récente. Bienvenido Nebres [7] décrivait dès 2001 [8] la situation suivante : « La plus immédiate menace est la drogue et la narcopolitique. Les drogues, la plupart en provenance de Chine, inondent le pays. Avec elles, viennent les syndicats du crime, nationaux et internationaux – Triades, Yakuzas, etc. – qui ont des liens avec la police et les militaires. On a appris que plusieurs maires ont été élus en mai dernier avec l’argent de la drogue. On sait déjà que plus de deux millions de Philippins sont dépendants, la plupart parmi les jeunes. Des responsables politiques, des hommes d’affaires, des jeunes sont déjà engloutis dans ce monde clandestin. » D’un mal social à cette époque, le trafic de drogue devient un cancer national aujourd’hui.
24 Si la drogue corrompt la politique, elle pourrit aussi les familles. Les effets sont catastrophiques sur les consommateurs, mais aussi sur les relations intrafamiliales, sur les faillites des petites entreprises qu’elle provoque, sur la spirale de désespoir et de violence qu’elle entraîne.
25 Tout cela était caché jusqu’à l’arrivée de Duterte. Ce n’était pas inconnu, mais on n’en parlait pas et la politique ne s’en préoccupait pas. On n’a pas voulu le voir. Les assassinats se multipliaient, mais personne ne faisait rien. Comment pouvait-on avoir des millions de consommateurs sans réagir ? Comment est-il possible que ce commerce de milliards de dollars n’ait pas provoqué de réaction ? Le pays était comme anesthésié, préoccupé par les multiples plaies qui s’abattent sur lui : la corruption, l’achat des votes, le jeu illégal et toutes les violences de la nature (ouragan, volcan, tremblement de terre, etc.).
26 Il a fallu que Duterte arrive pour que ces destructions provoquées par la drogue soient révélées à tout le pays et au monde : il en a fait prendre conscience l’opinion nationale et internationale. Personne ne s’y intéressait, même s’il y avait déjà de nombreux crimes liés à ce trafic. À Hong Kong, 40 % des travailleurs philippins emprisonnés le sont à cause de la drogue.
La guerre antidrogue
27 Duterte avait déclaré la guerre à la drogue lors de sa campagne. Il a répété cet engagement dans son discours sur l’état de la nation, le 25 septembre 2016 : « Nous ne nous arrêterons pas jusqu’à ce que le dernier seigneur de la drogue, le dernier financier, le dernier revendeur se soit livré ou soit mis derrière les barreaux – ou soit sous la terre, s’ils le veulent. »
28 Il s’agit bien de procéder à la même opération qui s’est déroulée à Davao pendant vingt ans, avec quelque 1 500 assassinats qui n’ont jamais été élucidés. Mais cette guerre est complexe, car il faut lutter à tous les niveaux : consommateurs, trafiquants locaux, intermédiaires internationaux, etc. C’est une guerre contre la corruption, interne à la société, car le coût humain de la passivité est pire que n’importe quelle bataille.
29 Les morts, qui s’élèvent déjà à 3 500 en octobre 2016, sont le résultat de divers modes d’exécution. Cela peut se faire pendant des opérations de police [9], les suspects de trafic de drogue étant alors éliminés. D’autres sont liquidés par des attaquants non identifiés, parfois par des agresseurs à moto. On trouve enfin des corps loin des scènes de crime, avec un panneau où est écrit, par exemple : « revendeur de drogue ».
30 Le problème qui se pose est le nombre important de victimes collatérales, résultat de vieilles vengeances qui trouvent alors le moment de s’exercer dans l’impunité. Tous ceux qui ont un lien quelconque avec la drogue sont menacés, même si cela remonte au passé. Des barons de la drogue, mais aussi certains maires ou officiels, font ainsi le vide autour d’eux pour éviter d’être accusés. Ceci oblige des collaborateurs trop bien informés à se réfugier dans la clandestinité. Ces menaces entrent dans un flou qui cache une absence d’État de droit et une impunité quasi totale.
Une politique sociale
31 Si à l’étranger on ne voit que les problèmes liés aux droits de l’homme dans cette liquidation des trafiquants, Duterte agit en réalité sur bien des plans à l’intérieur. Il a nommé des ministres fort compétents [10]. Comme à Davao, il ne s’intéresse pas directement aux questions économiques globales, dont il espère que le secteur privé et les fonctionnaires en place seront les acteurs principaux. Mais il porte son attention aux questions sociales vis-à-vis des catégories les plus pauvres. On a mentionné sa volonté de faire revivre les actions du planning familial. Il s’est aussi intéressé directement à l’achat de rames pour le métro de Manille qui en a un besoin criant.
32 Un autre domaine, essentiel pour la population, est celui de la réforme agraire. Serpent de mer de la politique philippine, on en parle depuis le début de l’ère Marcos en 1970. Arrivé au pouvoir en 1986, Corazon Aquino avait émis des idées intéressantes qui n’ont pas été réalisées. Duterte reprend ce projet de réforme en nommant à ce ministère un militant de longue date, Rafael Mariano, qui est très bien accueilli. Peu après avoir pris ses fonctions le 4 juillet, il a ouvert les portes de son ministère qui étaient fermées depuis longtemps par peur des intrusions de manifestants. Il a lui-même été président de différents mouvements paysans pendant de nombreuses années. Le monde agricole a ainsi bon espoir que le nouveau Président, pour lequel il a voté en masse, puisse enfin faire aboutir cette réforme qui traîne depuis soixante ans et qui a été toujours bloquée par un groupe solide de grands propriétaires terriens.
33 Le nouveau ministre de l’Agriculture, Manny Piñol, rend visite aux paysans, met à disposition des machines qui avaient été bloquées parce que ceux-ci ne pouvaient pas payer leur part de 15 %. Il accélère la gratuité de l’irrigation, vient en aide aux industries de la noix de coco, etc. Duterte est aussi apprécié des travailleurs expatriés parce qu’il les protège quand ils reviennent, en interdisant les fouilles de leurs bagages, etc. Aquino n’avait jamais porté son attention à tous ces groupes en difficulté.
Une politique étrangère renouvelée
34 Un autre champ d’inquiétude relève de la politique étrangère prochinoise que Duterte semble favoriser. En réalité, il veut réorienter la politique d’Aquino, qui était faite d’une opposition frontale à la Chine et d’ouverture de plus en plus grande aux États-Unis, notamment avec le retour des troupes américaines dans les ports et sur le sol philippins.
35 Duterte a, au contraire, exprimé sa volonté d’engager un dialogue direct avec la Chine, notamment sur sa politique d’occupation de certaines îles stratégiques de la mer de Chine. En même temps, il ne peut pas se permettre de prendre trop de distance avec les États-Unis au moment où des menaces de Daech sont plus graves que jamais sur l’île de Mindanao. Il va donc chercher un équilibre entre Pékin et Washington. Il va coopérer avec les deux pays séparément, évitant de prendre des options tranchées sur les sujets les plus brûlants. Il va permettre aux États-Unis de construire et de faire fonctionner certaines installations militaires, selon l’accord qui vient d’être approuvé en 2014 par les deux pays dans le « Enhanced Defense Cooperation Agreement ». Il négociera chèrement l’accès éventuel des troupes américaines aux bases du pays.
36 Comme à son habitude, il a fait des déclarations quelque peu fracassantes lors de son voyage en Chine, à la fin octobre : « Je vous annonce ma séparation avec les États-Unis. » [11] C’est une manière de dire qu’il va rééquilibrer sa politique internationale. Après la période de blocage sur la question des îles de la mer de Chine, Pékin et Manille ont accepté de reprendre les discussions, que le président Aquino avait arrêtées, notamment en traînant Pékin devant le tribunal d’arbitrage international de La Haye. Mais Washington n’a pas été averti d’un changement quelconque. 92 % de la population philippine soutenant les États-Unis, on ne voit pas le Président rompre avec eux : il s’agit d’un rééquilibrage plutôt que d’une rupture. Cette hypothèse reste à vérifier, tant la réalité est loin des discours dans ce domaine.
La division d’un pays
37 Au niveau international, les prises de position sont très sévères contre cette guerre antidrogue et ses méthodes, jusque dans les rangs de l’Onu. Mais, à l’intérieur du pays, la division est grande même si, comme l’évoquait le début de cet article, le Président recueille 74 % d’opinions favorables.
38 Tout dépend à qui la question est posée. Dans les classes moyennes et supérieures, le discours s’attache aux violations des droits de l’homme et aux assassinats extrajudiciaires. Mais dans les classes les plus pauvres, l’avis est différent : le shabu aide à rester réveillé, à maintenir le rythme de travail et donne un peu de plaisir. S’il y a commerce de la drogue, c’est que le travail manque et que les revenus font défaut. Si les plus pauvres soutiennent la guerre de la drogue, c’est qu’ils se sentent plus sûrs et qu’il y a moins de crimes dans leurs quartiers.
39 Au niveau politique, les escarmouches ne manquent pas. La sénatrice Leila de Lima, ancienne ministre de la Justice qui avait mis en examen trois sénateurs sous l’administration Aquino, a été la présidente de la commission du Sénat sur la justice et les droits de l’homme. Elle a donc lancé des auditions sur l’action du président Duterte, en lien avec de multiples crimes extrajudiciaires. Elle a fait témoigner un ancien membre des escadrons de la mort de Davao, Matobato, qui a pris part à cinquante assassinats et qui a expliqué que Duterte avait donné l’ordre de tuer environ mille criminels.
40 Mais Leila de Lima a été démise de ses fonctions par le Sénat et remplacée par le sénateur Richard Gordon, connu pour sa proximité avec le Président. Sous sa direction, la commission a lavé Duterte de tout soupçon, puisque « rien n’a pu être prouvé » [12]. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’assassinats, mais il y en a toujours eu, se défend-il. Le Sénat a donc clos l’affaire, manifestant une profonde division dans l’institution. Mais la sénatrice évincée a été alors accusée de collusion avec des prisonniers de la prison de Bilibid dans un trafic de drogue. Elle a été finalement lavée de tout soupçon. Mais qui manipule qui dans ces affaires ?
41 La division s’étend aussi du côté de l’Église qui avait discrètement appelé à voter contre Duterte. Elle a ensuite offert sa « collaboration vigilante » au début de la présidence. Aujourd’hui, elle condamne très vigoureusement les morts de cette guerre intérieure, insistant sur le fait que la fin ne justifie pas les moyens. L’archevêque émérite de Davao, Mgr Fernando Capalla, avait critiqué le maire de la ville qu’il avait connu et qui lui a répliqué en termes crus : « Ce Capalla, notre évêque là-bas, me critique. […] Mais tous ces prêtres sont des fils de p… » [13]
42 Pourtant, l’Église est divisée sur la politique globale du Président qui, selon ses habitudes, avait quasiment insulté la Conférence des évêques philippins. Des évêques approuvent sa politique de soutien aux plus pauvres et souhaitent qu’il la poursuive. Mgr Ramon Arguelles, archevêque de Lipa, a déclaré que le Président « souhaite améliorer le quotidien des pauvres et, pour cela, [il] l’encourage à persévérer » [14]. Un responsable protestant affirme soutenir les efforts du gouvernement, tout en évoquant certains « mots, déclarations et actions contraires à la Parole divine » [15]. Une partie du clergé soutient aussi directement le Président.
43 On voit que les religions sont divisées entre le refus de ces violences et la nécessité de réformer comme les premiers efforts d’attention aux plus pauvres. Pour l’instant, l’opinion publique n’est pas si divisée que cela. Elle approuve la politique en cours, pour son action contre la corruption et ses mesures en faveur des pauvres. Elle tend aussi à approuver la liquidation des trafiquants de drogue. Mais le Président devra très vite montrer qu’il réalise tout ce qu’il a promis dans la campagne, sinon ses quelques appuis lui feront défaut. S’il reste concentré sur cette lutte antidrogue, il compte sur ses ministres pour poursuivre une politique de réformes sociales qui s’avère nécessaire. L’avenir dira si cette confiance était bien placée.
Notes
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[1]
Social Weather Station cité par É glise d’Asie (EDA, agence d’information des Missions étrangères de Paris), dans le communiqué du 12 octobre 2016.
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[2]
Lors d’un dîner officiel avec des hommes d’affaires, le 12 décembre 2016 à Manille, Duterte a déclaré qu’il avait tué personnellement des trafiquants pour que les policiers fassent de même.
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[3]
Avec une croissance moyenne de 6 %.
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[4]
Certains ont vu un acharnement, quelque peu irrationnel, d’Aquino contre elle, alors qu’elle est confinée à l’hôpital pour raison de santé.
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[5]
Cf. P. de Charentenay, « Les Philippines au seuil de l’indignation », É tudes, n° 4202, février 2014, pp. 7-19. EDSA désigne l’avenue Epifanio de los Santos Ave, où s’est déroulée la révolution de 1986.
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[6]
Au cours de son voyage en Chine, Duterte a fait allusion à cette possibilité. Il est proche de la famille Marcos, son père ayant travaillé avec Ferdinand Marcos.
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[7]
Quand il était président de l’Ateneo de Manila, une université catholique confiée aux jésuites.
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[8]
Windhover, décembre 2001, p. 4.
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[9]
Au 11 septembre, 1 466 avaient été tués par la police, 1 490 crimes n’avaient pas été résolus et 16 000 arrestations avaient déjà eu lieu.
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[10]
Comme le ministre des Finances, Carlos Dominguez, ancien ministre de l’Agriculture de Corazon Aquino, ou le ministre du Budget, Benjamin Diokno, tous deux compétents et honnêtes.
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[11]
Le 20 octobre à Pékin, cité par Le Monde, 22 octobre 2016, p. 3.
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[12]
Philippine Daily Inquirer, 18 octobre 2016.
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[13]
Cité par un communiqué d’Ég lise d’Asie (EDA), du 12 octobre 2016.
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[14]
Ibid.
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[15]
Ibid.