Le cinéma, terre d’accueil
Retour sur Soy Nero, Fuocoammare, Brûle la mer, La mécanique des flux (dans les salles) et Entre les frontières (sortie le 11 janvier).
1 Partout dans le monde, la séparation semble devenue le nouvel horizon des gouvernements, la souveraineté et la puissance des États ne se manifestant plus que par leur repli. La proposition de Donald Trump de construire un mur entre les États-Unis et le Mexique en est la forme la plus grandiloquente. Mais elle ne doit pas occulter toutes ces mesures en apparence plus anodines qui, de fait, visent à rendre la vie impossible – ainsi de la suppression en Île-de-France des aides aux transports en commun pour les étrangers en situation irrégulière. Une même logique paraît d’ailleurs animer ces politiques : la constitution d’une sous-catégorie d’humanité se définissant comme essentiellement privée de droits.
2 Qu’il soit documentaire ou de fiction, le cinéma contemporain n’a pas manqué de rendre compte de ces situations, redessinant par là-même les contours de la figure historique du migrant telle que Charlie Chaplin, avec The Immigrant (1917), ou Elia Kazan, avec America America (1963), avaient pu la définir. Dans ces films, la rencontre était encore possible avec une terre nouvelle. Par-delà les épreuves et les drames, le voyage trouvait un terme – notamment à travers l’obtention de la citoyenneté. C’est, de Soy Nero de Rafi Pitts à Entre les frontières d’Avi Mograbi, des États-Unis à Israël, cela même qui semble aujourd’hui interdit.
3 Aussi, bien des œuvres se situent-elles dans des zones intermédiaires, des espaces déconnectés. Dans La mécanique des flux, Nathalie Loubeyre parvient à saisir, à travers barbelés et barreaux, les visages d’hommes entassés dans un centre de rétention. Ils crient leur désespoir et demandent si les Européens sont au courant de leur condition. Un médecin témoigne de la violence du lieu : face à l’incurie des institutions, la loi du plus fort a fini par s’imposer, si bien que certains doivent racheter à d’autres détenus la maigre pitance qui leur est dévolue. Soy Nero parvient pour sa part à faire de la frontière une aberration topographique. Plutôt que de diviser l’espace, elle s’enroule autour de son personnage, créant un labyrinthe dont il est impossible de s’échapper. Nero, jeune homme né aux États-Unis de parents mexicains, se trouve si obstinément considéré par les autorités comme « illégal » qu’il finira par errer dans le désert, pourchassé par une voix qui lui dénie son identité.
4 Pour des raisons évidentes, l’odyssée en tant que telle est rarement documentée. Les images commencent par la frontière. Celles-ci sont particulièrement marquantes dans La mécanique des flux : saisis par les caméras thermiques de la police jusque dans le noir de la nuit, les êtres se réduisent à des émanations blanchâtres, des spectres trahis par la chaleur qu’ils dégagent. Gianfranco Rosi avait également, dans Fuocoammare, approché ces limbes. Comment ne pas se souvenir de ce plan terrible où des sauveteurs empilent au fond d’une barque des hommes décharnés dont on finit par se rendre compte qu’ils respirent encore ?
5 L’enjeu essentiel pour ces films est alors d’inventer des formes capables de recueillir et d’accueillir. En associant témoignage au long cours en voix off et image granuleuse des lieux jadis traversés et désormais vides, Brûle la mer de Maki Berchache et Nathalie Nambot constitue pour le spectateur un espace de projection, d’imagination. Un même désir guide Avi Mograbi dans Entre les frontières. Avec le metteur en scène Chen Alon, il a organisé durant plusieurs années un atelier de théâtre où des demandeurs d’asile venus d’Afrique pouvaient à la fois rendre compte de leur quotidien en Israël et rejouer leur parcours. Ce n’est évidemment pas un hasard si, dans ces deux documentaires, s’opère une redéfinition des places. D’un côté, une cinéaste (française) et un exilé (tunisien) cosignent le film, tandis que, de l’autre, la scène se fait suffisamment ouverte pour mettre en jeu le rapport même à la création de cette mémoire. La preuve en est ce moment où l’un des acteurs suggère avec un sourire au metteur en scène de se taire, puisque c’est bien lui qui a traversé le désert. À ces existences que d’aucuns voudraient confiner à des non-lieux, le cinéma offre ainsi modestement sa capacité à créer des utopies.
6 Raphaël Nieuwjaer
Manchester by the sea
de Kenneth Lonergans , film américain (2 h 18), avec Casey Affleck, Lucas Hedges, Michelle Williams…
7 By the sea : le Manchester, qui donne son titre au très beau film de Kenneth Lonergan, n’est pas situé en Angleterre mais sur la côte Nord du Massachusetts. Sur un petit bateau piloté par son frère Joe, Lee Chandler joue avec son neveu à prendre la place du père : « Ton père ne comprend pas tout ce que je comprends ! », lâche-t-il au petit garçon, qui lui préfère obstinément son papa… Comme les nombreux autres qui interrompront le récit parfois brusquement, ce flash-back inaugural parodie un désir de paternité du cadet que la suite ne cessera de faire revenir. Pour l’heure, le petit garçon est devenu lycéen, et son oncle vit seul, à une heure et demie de voiture de son petit port natal. Son quotidien se résume à son travail d’homme à tout faire dans un ensemble d’immeubles défraîchis. De menues réparations en nettoyages, les locataires à qui il rend service sont autant de représentants de la « vie normale », celle des petits tracas de la vie familiale : « Je vais à la bat-mitzvah de ma petite-nièce, je me prépare à mourir d’ennui », lâche une résidente au téléphone, tandis qu’une autre aimerait faire connaissance avec Lee, manifestement déterminé à n’engager aucune relation. Tout glisse sur cet homme encore jeune, insensible à la circulation du désir autour de lui. Ignorant l’intérêt que lui porte une femme au bar, il n’a d’yeux que pour un inconnu qui paraît-il le dévisage à tort ; Lee le gratifie de son poing dans la figure – même cette violence de western sort de lui mécaniquement. Lorsque son frère Joe décède, tout ce qu’il y a de « grippé » ou de « bouché » chez ce réparateur professionnel s’exacerbe. Sa quasi-hibernation se voit bousculée par la demande posthume du défunt de faire de Lee le tuteur de son neveu adolescent.
8 En 2003, dans le sidérant Gerry de Gus Van Sant, Casey Affleck, en duo avec Matt Damon (comme lui du Massachusetts), forçait déjà l’admiration par sa capacité à incarner une forme d’absence à soi, de fausse superficialité. Lonergan, dont les précédents Tu peux compter sur moi (2000) et Margaret (2011) sont sortis sans succès, lui confie un rôle à la mesure de son style de (sous-)jeu. Le deuil et l’inexorable poursuite d’une vie vidée de sens enserrent un Lee Chandler apparemment connu de tous à Manchester. Une heure s’écoule avant qu’un retour en arrière n’explicite la béance qui a englouti Lee et les raisons de sa notoriété. La mort de Joe et son enterrement différé, pour cause de sol gelé, réactivent des pertes plus insurmontables encore. Dès lors, nous comprenons aussi pourquoi l’intimité banale des gens dont Lee est témoin dans son travail peut être douloureuse à subir.
9 La délicatesse du découpage consiste ici à ne pas traiter les éléments tragiques avec un éclat tapageur, à ne pas les surligner comme de « grands événements » scénaristiques. Combinant la beauté mélancolique du paysage, l’orfèvrerie de montage des flash-backs et la direction d’acteurs parfaite lors des retrouvailles minimalistes de Lee avec son ex-femme, Lonergan distille à l’écran la texture même du chagrin. La charge paternelle qui incombe soudain à Lee l’écrase, et pourtant la montée en puissance du personnage du neveu insuffle à l’étrange recomposition familiale une énergie vitale, une intensité qui, l’air de rien, remet l’oncle sur un chemin de possibles. « There’s nothing there », « Il n’y a plus rien », murmurait-il à son ancienne épouse qui souhaitait renouer. Quiconque accepte, guidé par Affleck, d’approcher dangereusement de ce rien sortira de Manchester by the sea bouleversé. Ce mélodrame assumé traverse le néant sans jouer la carte facile d’une résilience logée dans les « petits riens ».
10 Charlotte Garson
Fais de beaux rêves
de Marco Bellocchios , film italien (2 h 13), avec Bérénice Bejo, Guido Caprino, Fabrizio Gifuni, Valerio Mastandrea, Barbara Ronchi…
11 Fais de beaux rêves, vingt-cinquième long-métrage de l’Italien Marco Bellocchio, appartient à la veine intime et sentimentale de son cinéma (en opposition à sa veine historique) et renoue, cinquante ans après Les poings dans les poches (1965), quatorze ans après Le sourire de ma mère (2002), avec la hantise d’une figure maternelle ambivalente et sa nécessaire conjuration par un fils captif. Adapté d’un roman autobiographique du journaliste Massimo Gramellini (Valerio Mastandrea), le film affiche l’ambition périlleuse de condenser en un peu plus de deux heures l’histoire privée d’un homme public, moins à la façon d’un roman d’apprentissage (comme une sédimentation d’expériences) qu’à travers la résonance persistante d’un traumatisme originel, confisquant en quelque sorte chaque passe déterminante de l’existence de son héros.
12 À la fin des années 1960, le petit Massimo vit heureux auprès d’une mère sur le front de laquelle flotte pourtant une ombre saturnienne, trace d’un frisson de mort ou d’absence qu’on surprend par moments dans les soudaines crispations de son visage, lors de ces moments dérobés où celle-ci semble s’abîmer en elle-même (dans un bus, devant une fenêtre ou le feuilleton télévisé Belphégor). Un soir, en mettant Massimo au lit, elle lui murmure dans le sillon d’un baiser la formule consacrée : « Fais de beaux rêves », avant de disparaître dans un fracas ineffable. L’enfant ne voit rien de sa mort, mais se laisse piéger par le vœu de cette formule, qui se referme sur lui comme un mauvais sort. Massimo grandit, devient journaliste sportif puis grand reporter, mais reste toujours du côté du sommeil, comme un spectateur de sa propre vie. Jusqu’à sa rencontre avec une jeune femme médecin (Bérénice Bejo) qui, soudain, calme ses angoisses.
13 On craint toujours le discours édifiant que ce genre de biographie filmée peut nous tenir sur de grandes et vagues notions comme « la vie », « l’existence », mais Bellocchio fait ici, à l’endroit de son héros, état d’un blocage, d’un à-côté de la vie qui ne donne jamais vraiment prise sur elle. Ce faisant, il réunit dans son récit un grand nombre de scènes et de situations auxquelles il excelle à conférer une teinte, une direction, une persistance émotive particulières, dans ce grand flou impénétrable qu’est la personnalité de Massimo, construite sur le vide absolu que recouvre l’image maternelle. Impossible alors de ne pas voir en son parcours la métaphore discrète de l’Italie de ces quarante dernières années, ayant égaré dans un rêve diffus le secret de son âme, comme celui de sa présence au monde.
14 Mathieu Macheret
Paterson
de Jim Jarmuschs , film franco-germano-américain (1 h 58), avec Adam Driver, Golshifteh Farahani, William Jackson Harper…
15 Chauffeur de bus et poète à ses heures perdues, Paterson (Adam Driver) vit à Paterson. Paterson au carré donc, même si, pour raconter son histoire, la forme qu’emploie Jim Jarmusch est celle d’une boucle, comme dans Broken Flowers notamment (2005). Comptons cette fois huit jours de la vie du jeune homme, du lundi au lundi, semaine a priori banale et pourtant décisive pour son épanouissement personnel et professionnel. En cela, la boucle rappelle aussi Inside Llewyn Davis des frères Joel et Ethan Coen (2013), dans lequel un musicien talentueux, mais pas assez pour percer, retournait in fine à la case départ. Chaque spectateur, armé de sa propre sensibilité, estimera que Paterson mérite ou non de connaître le succès avec ses poèmes. Ce qui n’est pas discutable, en revanche, c’est le talent de Ron Padgett, le poète engagé par Jarmusch pour lui prêter sa plume : il a su trouver le parfait équilibre dans son écriture pour toucher un spectateur et laisser de marbre son voisin. C’était une gageure mais la réussite est remarquable, ajoutant au raffinement et à la justesse de ton de ce portrait conté au jour le jour.
16 Chaque matin, Paterson mange des céréales Cheerios, des petits cercles flottants dans du lait. Après le travail, il retrouve Laura (Golshifteh Farahani), qui aura peint d’autres cercles mais autant de lignes droites sur les murs et meubles de leur maison. S’enliser ou s’élancer, il est temps de choisir, semble-t-elle lui faire comprendre. Sans doute, Paterson mûrit ensuite la réflexion lors de son rituel du soir : sortir le chien et s’arrêter au bar du coin. Sur place, le tenancier taciturne s’adonne à sa propre introspection, jouant aux échecs contre lui-même. Dans Le septième sceau (1957) d’Ingmar Bergman, c’était la mort que le protagoniste Antonius Block affrontait sur l’échiquier, mais l’allégorie est proche, et bientôt la ville entière paraît aussi irréelle que la plage du film de Bergman. Sous son propre toit, en route vers le bar ou bien au comptoir, l’apprenti poète n’échange jamais qu’avec ses pairs, qu’ils soient rappeur, comédien ou chanteuse de country. Tel Block qui différait son grand départ, les artistes croisés chez Jarmusch semblent eux aussi en sursis, retenus dans une ville fantôme, errant dans les limbes d’une vie d’insuccès, souffrant de ne pas être reconnus, de ne pas être aimés. Mais toujours à l’affût d’un jour meilleur.
17 La plus belle contradiction de Paterson, c’est de se laisser envahir par la mélancolie tout en célébrant l’existence, à travers d’infimes moments de grâce : l’artiste écrivant au son d’une cascade, la rencontre d’une poétesse subjuguante d’une dizaine d’années ou celle d’un alter ego japonais plus âgé. Le cinéma est-il vraiment bigger than life ? C’est une illusion bien sûr, mais Paterson la maintient avec une finesse rare.
18 Hendy Bicaise
Swagger
d’Olivier Babinets , documentaire français (1 h 24).
19 C’est en faisant des ateliers cinémas avec des collégiens d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) que le cinéaste Olivier Babinet a eu le désir, une fois les séances finies, de revenir filmer les jeunes participants. Il ne s’agit pourtant pas de documenter ce retour, mais de chercher une forme capable de réinventer le « film de banlieue » dans sa version cinéma du réel. « Au début, une forêt… » : conte ou science-fiction, création collective ou idée du réalisateur, qu’importe, le prologue décape tout déterminisme social. Dans cette série de portraits brossés via des entretiens, cadrage et lumière (signés par le directeur de la photographie Timo Salminen, connu pour son travail avec Aki Kaurismaki) confèrent une intensité esthétique qui écarte la tentation misérabiliste.
20 « Je m’appelle… euh… J’arrive pas à le dire… » L’incapacité à se présenter d’une jeune fille, qui prend de l’assurance au cours de l’entretien, est extraite de sa banalité (oraux scolaires ou futurs entretiens d’embauche) pour conférer au film sa ligne directrice : l’invention, de part et d’autre de la caméra, de nouvelles images de la jeunesse périurbaine. Est-ce à dire que de nouveaux clichés se substituent à ceux existant ? Un peu, dans la mesure où le titre (swagger : « se pavaner », « parader », « faire son stylé ») englobe des élèves aussi différents que la « petite sixième » qui analyse les ravages des grands ensembles architecturaux et la plus âgée qui propose, elle présidente, « d’envoyer des bombes sur l’Allemagne » en raison de ses mauvaises notes en allemand… L’effet de catalogue s’efface devant l’énergie de la personnalité centrale du film, Régis, swag-né, victime de la mode plutôt que de la société. Ce futur styliste fait sa rentrée en manteau de fourrure dans une séquence lorgnant avec gourmandise sur le clip. Paul, son équivalent poids plume qui ne quitte pas son costume chic, s’octroie une parodie de Chantons sous la pluie (1953) avec tout autant de jubilation. Ces réinventions par le cinéma permettent de ramener de biais la question sociale. « J’habite un peu en face de l’Afghanistan de Paris », commente Régis, par ailleurs capable de résumer les derniers épisodes des Feux de l’amour, tandis que Paul, né en Inde, imite dans l’hilarité générale un sans-papiers africain. Autrement dit, ce n’est pas tant le cinéaste qui tente de redéfinir la banlieue mais les jeunes eux-mêmes qui, lucidement, s’y racontent et s’en détachent, en un pas de côté réflexif qui les sort du chemin tout tracé. Un Indien fait l’Africain, une fille voudrait « être Obama », affirmant la puissance politique du swag et la force imaginaire du regard documentaire.
21 Charlotte Garson
Personal shopper
d’Olivier Assayass , film français (1 h 45), avec Sigrid Bouaziz, Lars Eidinger, Kristen Stewart…
22 Le frère jumeau de Maureen (Kristen Stewart) est mort. Tous deux médiums, ils s’étaient juré que le premier à partir ferait signe à l’autre depuis l’au-delà. Alors elle attend. Aubaine pour le costumier du film, la jeune femme occupe dès lors ses journées à composer la garde-robe d’une célébrité. Stewart n’enfilera qu’une seule de ses tenues, mais cela n’empêchera pas certains spectateurs de céder à la méiose et de ne voir en Personal shopper qu’un défilé parisien de sa nouvelle muse. Il faut admettre que la mise en scène est discrète, presque imperceptible, qu’Olivier Assayas représente l’absence ou qu’il infuse le surnaturel au cœur du réel. Dans son désir de lier les mondes des morts et des vivants, il emprunte autant à La maison du diable de Robert Wise (1963) qu’aux nouveaux classiques japonais (Dark Water de Hideo Nakata [2002], Kaïro de Kiyoshi Kurosawa [2001]). Tout est question de signes à interpréter et, avant cela, à repérer dans le champ : de la fumée, de l’eau, du verre et ses éclats, une robe de diamants et son scintillement. Toujours de la matière, car il faut emplir le vide, cette absence et ce manque, trou béant qui pourrait dévorer Maureen. Plus elle cherche son frère, plus elle s’isole. Dans Personal shopper, les fantômes sont les vivants. En tant que film sur le deuil, il est bouleversant, et peut-être plus encore parce qu’il n’invite pas à la guérison. Il exige même le refus de l’inéluctable pour tenter d’apercevoir, au-delà du sensible, une lumière nouvelle. Et Assayas sait parfaitement comment la filmer.
23 Hendy Bicaise
Le ruisseau, le pré vert et le doux visage.
de Yousry Nasrallahs , film égyptien (1 h 55) avec Ahmed El-Daoud, Laila Eloui, Bassem Samra, Mena Shalaby…
24 Dans une Égypte toujours aussi divisée entre les « enfants » de la place Tahrir et les partisans des Frères musulmans, le cinéaste Yousry Nasrallah, 64 ans et ancien disciple de Youssef Chahine, a tenu, pour son dernier film, à évacuer le contexte politique pour célébrer les plaisirs simples de la vie : la nourriture, l’amour, le sexe et les chansons. On y suit donc une famille de traiteurs et organisateurs de mariages, réputés pour leur bonne cuisine et leur savoir-faire, opposée à une branche cousine de parvenus qui souhaitent racheter leur affaire et la financiariser selon les exigences du commerce moderne (en gros, faire des burgers). La meilleure idée du film, c’est d’avoir étendu la majorité du récit à une seule et même cérémonie de mariage, des préparatifs aux derniers feux de la fête : les ingrédients circulent, les plats mijotent et s’échangent dans une valse gourmande à travers laquelle se dessine tout un nuancier de rapports amoureux, entre les cuisiniers brûlants de désir et une galerie de femmes aux courbes emphatiques, parées de mille couleurs et ornements, le tout dans un grand esprit de dépense soutenu par de dispendieux mouvements de caméra. Pourtant, la volonté de trop dramatiser cette idée simple, qui aurait dû s’en tenir à son élan essentiel, la surcharge d’intrigues annexes et d’une quarantaine de minutes dispensables. Une graisse bien pardonnable pour un film aux formes généreuses, qui donne sans compter, et n’en demeure pas moins recommandable.
25 Mathieu Macheret
Alliés
de Robert Zemeckiss , film américain (2 h 05), avec Jared Harris…
26 Au cœur de la Seconde Guerre, un espion canadien (Brad Pitt) et une espionne française (Marion Cotillard) se rencontrent à Casablanca où il leur faut, pour le bien d’une mission commune, jouer la comédie de l’amour. Laquelle est si bien jouée qu’elle prend pour de bon : ils se marient, s’installent à Londres, soulagés de leurs masques. À moins que les masques, une fois tombés, en révèlent seulement de plus trompeurs : quelques mois après leur mariage, l’homme est informé que sa femme est peut-être une espionne nazie. Scénario alléchant, porté par un fumet ancien, revenu de l’âge d’or où les grands studios hollywoodiens savaient encore mêler questions adultes et plaisir enfantin du grand spectacle – on pense évidemment aux Enchaînés d’Alfred Hitchcock (1946) ou à Casablanca de Michael Curtiz (1947). Que Hollywood ait presque renoncé aujourd’hui à cet alliage qui fit sa légende était une raison d’espérer. Le nom de Robert Zemeckis pouvait en être une autre : sorti du giron de Steven Spielberg dans les années 1980, ce laborantin inspiré étonnait, il y a quatre ans, avec le classicisme serein de son beau Flight. Las, une fois penché au-dessus de la marmite, on ne trouvera guère dans Alliés que cette « tambouille » faite de « vieux restes » que le critique Jean-Claude Biette qualifiait, il y a déjà longtemps, de « cinéma filmé ». Soit un film pareil à un musée de cire, où s’agitent à peine des figurines (Pitt et Cotillard, qu’on a connus l’un et l’autre plus vivants), incapables de susciter le moindre désir, le moindre trouble, la moindre inquiétude.
27 Jérôme Momcilovic
Diamond island
de Davy Chous , film franco-cambodgien (1 h 41), avec Madeza Chhem, Mean Korn, Cheanick Nov…
28 Il y a cinq ans, Davy Chou ravivait la mémoire de l’âge d’or du cinéma cambodgien. Sous la forme documentaire, Le sommeil d’or se voulait autre chose qu’un travail d’exhumation – plutôt une façon de recoudre les fils d’expériences à la fois personnelles et collectives, jadis tranchés par les Khmers rouges. Un souci s’y dévoilait : cette histoire pouvait-elle se transmettre à la jeunesse ? De façon somme toute logique, celle-ci se trouve au cœur de Diamond island, son premier long-métrage de fiction. Quittant leur campagne pour aller se faire embaucher sur le chantier pharaonique de « Diamond island », un projet immobilier « à l’européenne », Bora (Sobon Nuon) et Mesa (Sophyna Meng) découvrent les rudesses et les plaisirs de la vie urbaine. Cela pourrait tenir du récit initiatique, voire de la rêverie atmosphérique. Il est vrai que Chou, usant de la lumière colorée des néons, des nappes de musique et des longs travellings aériens, semble jouer un refrain connu, celui de l’ultramodernité mâtinée de mélancolie vaporeuse. Mais Diamond island est aussi le nom d’un exil intérieur. L’occidentalisation du Cambodge ne se fait pas sans recouvrir l’histoire, en particulier celle du génocide des années 1970. L’indolence devient vertige, comme lorsque Bora et son amie font face à Phnom Penh, une ville qui leur est étrangère. C’est lorsqu’il laisse affleurer ces fractures que le film se révèle le plus fort. Apparaît alors rien moins que l’image d’un pays en (re)construction.
29 Raphaël Nieuwjaer