Études 2017/1 Janvier

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Article de revue

Picasso et Giacometti, une rencontre à Paris

Pages 105 à 106

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Picasso – Giacomettis. Musée Picasso, 5 rue de Thorigny, Paris IIIe. Informations et réservations : museepicassoparis.fr. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h 30 à 18 heures. Jusqu’au 5 février.

1 Le Musée Picasso de Paris provoque une rencontre au premier abord incongrue, celle de Pablo Picasso (1881-1972) et d’Alberto Giacometti (1901-1966). Rien ne semble autoriser à les comparer, si ce n’est qu’ils sont unanimement classés parmi les plus grands artistes du XXsiècle et qu’ils sont tous deux enfants d’un peintre. L’un est un trapu au visage rond ; il est décidé, séducteur, rayonnant et sociable. L’autre est un longiligne aux traits tourmentés ; il est solitaire, acharné, parfois besogneux et n’a jamais régné sur une cour d’admirateurs. L’un aime surprendre, il s’empare de tout ce qui passe à sa portée, il se joue des difficultés et saute d’une case à l’autre sur la marelle de l’art comme s’il voulait en épuiser les possibilités. L’autre épure, revient, reprend jusqu’à la limite de résistance d’une matière dont il dompte l’hostilité.

2 Quand Giacometti naît en 1901, Picasso a vingt ans et connaît ses premiers succès avec les tableaux déprimés et déprimants de la période bleue. Giacometti arrive à Paris en 1922, Picasso est célèbre et il a mis en pièces les conventions de la peinture. Tout les sépare, si ce n’est l’exiguïté du milieu artistique parisien. Le Musée Picasso les rapproche pour la première fois, deux cents œuvres à l’appui, avec cette première exposition commune, à l’exception de leur présence dans la même salle lors de la biennale de São Paulo de 1951 pour des raisons qui tiennent plus à la diplomatie culturelle qu’à l’histoire de l’art. Ce parcours parallèle révèle des parentés artistiques, des échanges, une amitié qui dura vingt ans, de la première rencontre de décembre 1931 à la brouille de 1951.

3 En 1957, lors d’une conversation avec Igor Stravinsky (1882-1971) qui évoque cette amitié, Giacometti répond : « Ben, vous savez, l’amitié avec Picasso, hein… » Selon le critique d’art James Lord (1922-2009), les relations se seraient détériorées en novembre 1951 quand Giacometti, rendant une visite au peintre espagnol à Vallauris, ce dernier lui aurait reproché de ne pas cultiver leur amitié et de ne pas venir le voir. La discussion ayant dégénéré, Giacometti serait parti en claquant la porte. Françoise Gillot, compagne de Picasso à l’époque, donne une version plus professionnelle de la dispute. Giacometti étant pressenti pour être représenté par la galerie Louise-Leiris, et les artistes de la galerie étant consultés sur cette éventualité, Picasso aurait voté contre. Malgré les aléas des sentiments et du quant-à-soi, la trace des relations entre Picasso et Giacometti reste pourtant visible dans leurs œuvres.

4 L’exposition met d’abord en lumière des coïncidences thématiques et formelles qui viennent autant du contexte culturel que de l’observation de la peinture et de la sculpture de Picasso par Giacometti. D’abord, les inspirations liées à la reconnaissance des arts non occidentaux, celui d’Afrique chez l’un, celui des Cyclades chez l’autre. Puis, dans la deuxième partie des années 1920, l’usage de la ligne dans les volumes, aussi bien en sculpture qu’en peinture. Mais la révélation de cette exposition est le ping-pong qui s’instaure avant et après la rencontre de 1931 autour d’un art de la cruauté et de la menace castratrice, comme ces femmes terribles et agressives que peint Picasso durant cette période, et l’effrayante Femme égorgée (1933) de Giacometti, avec ses pointes acérées prêtes à se refermer comme un piège à loup.

5 Le surréalisme est passé par là, mais pas seulement. Les deux artistes partagent brièvement des préoccupations qui témoignent d’une attention mutuelle. À la fin des années 1920, lors de villégiatures à Saint-Malo notamment, Picasso peint la vision lointaine de personnages jouant sur la plage, en les ramenant à des surfaces délimitées par des lignes droites et courbes pour aboutir à un répertoire formel simplifié, mais diablement efficace. En 1930-1931, Giacometti réalise Boule suspendue, une sphère posée sur un croissant lunaire dont les deux éléments rappellent le répertoire picassien du moment. En janvier 1931, Picasso peint Figures au bord de la mer, deux corps schématisés par des volumes courbes qui s’affrontent langue contre langue puis, en mars, Femme lançant une pierre où la simplification s’accentue avec deux sphères figurant des seins. Picasso et Giacometti se rencontreront en décembre. La suite est encore plus troublante, avec Femme assise dans un fauteuil rouge (1932) et Femme dans un fauteuil rouge (1932) de Picasso, dont l’équilibre, le répertoire et la composition suggèrent un souvenir de Boule suspendue et une porosité entre deux œuvres en train de se faire.

6 Autour de ce nœud gordien, dont il est impossible de savoir qui tire les ficelles, l’exposition du Musée Picasso esquisse une carte de la migration des thèmes et des formes entre les œuvres de deux grands artistes. Il développe ainsi une méthode de plus en plus prisée par les historiens d’art pour comprendre non plus de vagues influences intellectuelles ou un vague esprit du temps, mais la manière dont des individus informés de ce que font les autres permettent à l’art d’évoluer à l’intérieur de son monde.

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