Notes
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[1]
Ern. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Flammarion, 2011, p. 75. Le texte de Renan est issu d’une conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.
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[2]
Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité, Flammarion, 2010, p. 414.
-
[3]
Conférence prononcée au Service pastoral d’études politiques, le 26 janvier 2016. Non publiée.
-
[4]
Ern. Renan, op. cit., p. 74.
-
[5]
Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de France, 1935, p. 64.
-
[6]
P. Manent, « La France en état de choc : le besoin de fierté », The Conversation, 18 janvier 2016.
-
[7]
Tertullien, Apologétique, II, 1, traduction de Jean-Pierre Waltzing, Les Belles Lettres, 2003.
-
[8]
Ern. Renan, op. cit., p. 74.
-
[9]
P. Manent, Les métamorphoses de la cité, op. cit., p. 410.
-
[10]
Ern. Renan, op. cit., p. 75.
La logique moderne
1 Qu’est-ce qu’une nation ? Pourquoi poser aujourd’hui la question, alors qu’Ernest Renan avait proposé une réponse dont la postérité semblait en avoir entériné le caractère définitif, du moins pour la France ?
2 La réponse de Renan est devenue un lieu commun. Pour la résumer, on utilise une métaphore qu’il s’était pourtant excusé d’employer : « L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours. » [1] Mais, en dépit de cette réserve, Renan défend ici une conception indiscutablement élective de la nation, qu’on dit généralement propre à l’esprit des Lumières et de la Révolution françaises, mais dont les racines remontent plus en amont de l’histoire de France : la nation comme identité ouverte, constituée par des liens contractuels, qui se sont réalisés historiquement dans une communauté de personnes unies par le désir de vivre ensemble sous les mêmes lois, les mêmes mœurs et les mêmes institutions. À cette conception élective, on a l’habitude d’opposer une conception ethnique de la nation, issue du Romantisme allemand : la nation comme identité au contraire fermée, constituée par des liens naturels, qui se sont réalisés dans une communauté de personnes unies par la même langue, la même culture et la même religion.
3 La conception élective est souvent considérée comme plus spécifiquement moderne que la conception ethnique de la nation. Cette dernière est certes plus proche de l’étymologie du terme « nation », qui vient du latin natus, signifiant « formé par la naissance », « constitué par la nature ». De même, le grec de la Septante et celui du Nouveau Testament rendent l’hébreu gôy, désignant la nation en son acception païenne, par ethnos. Mais cette vision des choses dissimule un fait à la fois historique et conceptuel : la conception romantique de la nation est aussi un avatar de la modernité, qui fait émerger le principe de la nationalité comme un principe universel. Ce principe n’est autre que l’autodétermination du peuple, c’est-à-dire la traduction historique, politique et juridique du concept philosophique d’autonomie, du gouvernement de soi par soi. Il convient donc de reconnaître que « la “conception allemande” de la nation, qui est si explicitement particulariste, n’est pas moins universaliste que la “conception française” qui est si explicitement universaliste » [2].
4 Contrairement à une idée reçue, la conception élective de la nation n’a donc pas le monopole de la modernité. Au-delà des conceptions élective et ethnique, française et allemande, la nation européenne moderne réside dans le « principe démocratique du gouvernement de soi par soi », qui n’exige rien de moins que l’identité de la nation et de l’État : la nation s’identifie à l’État à partir du moment où ce dernier se fait l’instrument explicite et efficace de son autodétermination. C’est pourquoi la nation, en tant que nation européenne moderne, est très précisément l’« État nation ». S’il fallait tracer une ligne de démarcation, elle passerait donc moins entre les deux définitions modernes de la nation qu’entre les pays qui accomplissent et ceux qui n’accomplissent pas l’identité que présuppose toute logique moderne de nation, c’est-à-dire tout « État nation ».
L’État nation en crise
5 Dans une récente conférence destinée aux parlementaires français, Jean-Luc Marion dressait un constat qui, pour radical qu’il puisse sembler sur la forme, ne nous paraît pas moins juste sur le fond. Ce constat nous servira ici de point de départ : « Nous sommes, aujourd’hui en France, au degré zéro du rapport entre l’État et le peuple. » [3] Le peuple, c’est-à-dire la nation, ne se reconnaît plus dans l’État, si bien que l’État, qui s’est progressivement coupé de la nation, a tout simplement perdu son âme. Car, dans la formule « État nation », aucun des deux termes ne peut être sacrifié, et surtout pas la nation, dont Renan disait lui-même qu’elle était « une âme, un principe spirituel » [4]. La nation est l’âme, le principe spirituel de l’État, qui n’est sinon que « le plus froid de tous les monstres froids », un monstre qui ose mentir droit dans les yeux lorsqu’il déclare : « Moi, l’État, je suis le Peuple ! » [5] Pierre Manent parle quant à lui de « principe intérieur » [6], mais l’idée est la même : l’État n’a une âme et n’est donc vivant (car l’âme est le principe de la vie dans la matière) que si la nation s’identifie à lui, se reconnaît en lui, ne fait qu’un avec lui.
6 Ce constat critique dressé sur la situation de la France permet notamment de comprendre pourquoi l’invocation de l’« âme française » par François Hollande, lors de son discours devant le Congrès réuni à Versailles à la suite des attentats du 13 novembre 2015, ait pu tout à la fois frapper les esprits et demeurer foncièrement inaudible. Pour invoquer l’« âme française » de façon crédible, l’État devait fournir une preuve tangible de son unité avec la nation. Mais cette preuve n’a pu prendre la forme que d’un projet de réforme constitutionnelle, donc d’une preuve à venir – d’ailleurs jamais venue –, et non d’une preuve témoignant du rapport actuel entre l’État et le peuple français. Annoncé dans ce contexte, le projet du gouvernement relatif à la déchéance de nationalité doit être en effet considéré comme une tentative pour refonder l’identité de la nation et de l’État, et donc redonner à l’État son principe spirituel, qui est aussi son principe vital, c’est-à-dire son âme.
La fiction contractuelle
7 De façon tout à fait cohérente avec l’héritage français, il s’agissait d’opérer une traduction juridique radicale de la conception élective de la nation. Car si nous pouvons gagner (par voie de naturalisation) ou perdre (par voie de déchéance) une nationalité, cela veut dire que la nationalité n’est pas une identité dont nous sommes intrinsèquement les propriétaires. La « qualité de Français », pour reprendre une expression de la Constitution de 1791, peut s’acquérir par la naissance, qu’il s’agisse du droit du sol ou du droit du sang, mais la naissance ne rend pas irréversible cette acquisition, ni n’empêche l’acquisition simultanée ou différée d’une autre qualité. La grande fiction politique consiste ici à dire : même quand on est membre d’une nation par la naissance, c’est-à-dire involontairement, on ne l’est toutefois que par la volonté manifeste de se conformer au bien de cette nation, c’est-à-dire à ses lois, à ses mœurs et à ses institutions. Comme si la nationalité, même lorsqu’elle est acquise par un acte de naissance, relevait toujours d’un acte contractuel. La nationalité est donc une identité dont nous sommes simplement les dépositaires, au titre de la conformité de notre comportement individuel au bien commun de la nation, c’est-à-dire en définitive à l’État.
8 À la base de la conception élective de la nation, il y a donc une vision contractualiste de l’État et du bien commun national qu’il incarne (ou est censé incarner). C’est pourquoi François Hollande a aussi eu recours, dans son discours devant le Congrès, à la notion de « pacte social », qu’il a identifié à la Constitution. Cette notion trouve son origine dans la pensée politique des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment chez Thomas Hobbes, John Locke et Jean-Jacques Rousseau. Au-delà de leurs divergences, ces trois penseurs soutiennent l’idée que l’État repose sur un pacte social qui engage l’individu envers les autres individus (Hobbes, Locke) ou la société tout entière (Rousseau), si bien que l’État, le pouvoir commun, n’a d’autre fondement que l’utilité individuelle. Pour l’individu, l’utilité de l’État réside avant tout dans sa capacité à garantir son droit fondamental, qualifié de « droit naturel » : la conservation de soi. L’État a pour utilité de sécuriser un droit que la nature a donné à l’individu mais qu’elle ne peut pas assurer par elle-même. Car, dans l’état de nature, c’est-à-dire en l’absence de pouvoir commun, un conflit a toutes les chances de se transformer en guerre, où l’individu peut perdre à tout moment son droit de conservation dans une mort violente. L’utilité individuelle commande donc de sortir de l’état de nature au moyen d’un pacte, qui consiste pour l’individu à transférer, en même temps et dans la même mesure que les autres, son droit à un pouvoir commun, qui fait alors office d’arbitre légitime pour le peuple ainsi constitué.
9 Dans cette théorie du pacte social, il n’y a pas d’écart entre la nation et l’État (tout peuple se constitue en faisant advenir un pouvoir commun, et cette affirmation est aussi vraie dans le cas de Rousseau, même s’il faut alors supposer une préconstitution du peuple avec lequel l’individu pactise), et il n’y a pas non plus d’écart entre l’individu et l’État (tout pouvoir commun a pour fondement l’utilité individuelle). On peut ainsi observer que cette doctrine politique opère une double identification de la nation et de l’individu à l’État. On comprend donc parfaitement la tentation qui consiste à vouloir donner une effectivité juridique à cette doctrine politique, jusqu’à assimiler la grande fiction du pacte social à une réalité juridique historique qu’est la Constitution (ce que les contractualistes n’ont jamais fait). Cette tentation consiste très exactement à vouloir que le droit se substitue au réel pour effectuer la logique de l’État nation qui, dans sa formulation complète, exige que l’État soit au service non seulement de l’intérêt général du peuple, mais aussi de l’intérêt individuel, et réciproquement : que la nation et chacun de ses membres soient au service de l’État.
L’impuissance du droit
10 Comment dès lors analyser l’échec du projet de réforme constitutionnelle relatif à la déchéance de nationalité, après des semaines de débats parlementaires et médiatiques ? On pourrait certes penser cet échec à travers un prisme purement politique, de politique politicienne. Le désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat pourrait être interprété comme une simple opposition de principe entre la gauche et la droite : un gouvernement de gauche porte un projet de réforme constitutionnelle dit « de droite » ; l’Assemblée nationale, majoritairement à gauche, finit par le voter moyennant quelques amendements ; le Sénat, majoritairement à droite, le vote également mais en modifie le texte, et donc fait échouer ce projet de réforme constitutionnelle qui ne peut être présenté au Congrès. Scénario classique à en mourir, et surtout, heureusement, à en rire, quand on pense que notre ancienne garde des Sceaux a finalement trouvé dans le Sénat son meilleur allié de circonstance !
11 Mais, au-delà des luttes partisanes, qui ont pour seul véritable intérêt d’alimenter les journaux télévisés et leurs extensions parodiques, il faut voir dans cet échec l’impossibilité juridique d’une traduction juridique radicale de la conception élective de la nation. Avant le projet relatif à la déchéance de nationalité, il y a eu bien évidemment des tentatives de faire passer cette conception dans le droit. Dans les tentatives récentes, on pense notamment à la commission chargée en 1988 de reconsidérer le droit de la nationalité dans son ensemble, ainsi qu’à la loi adoptée le 22 juillet 1993. Mais cette conception française de la nation demeure encore aujourd’hui plus philosophique que juridique, car elle ne sert toujours pas de fondement à l’ensemble du droit de la nationalité. Pour lui donner une véritable effectivité juridique, il faudrait pouvoir prendre au moins deux mesures supplémentaires : la formalisation d’une option de nationalité par tous et la possibilité d’une déchéance de nationalité pour tous. Autrement dit, il faudrait pouvoir rendre effectif le pacte social, qui n’est sinon qu’une figure rhétorique : faire en sorte que la nationalité soit toujours de l’ordre d’une acquisition volontaire, ouvrant des droits et imposant des devoirs, si bien que toute infraction grave à ces devoirs librement consentis (à l’instar d’un acte terroriste) puisse entraîner la perte de la nationalité avec l’ensemble des droits qui y sont associés.
12 Or, comme nous le savons, ces deux mesures, l’option de nationalité et la déchéance de nationalité, se heurtent notamment à l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui interdit l’apatridie. Tout individu a droit à une nationalité, si bien qu’il ne peut pas en être privé (par déchéance de nationalité), mais qu’il n’a pas non plus le droit de n’en avoir aucune (par option de nationalité, qui inclut également la possibilité de la non-option). En vertu de cet article 15, repris dans la Convention européenne de 1997, toute tentative de traduction juridique radicale de la conception élective de la nation devient donc discriminatoire : l’option de nationalité et la déchéance de nationalité ne peuvent s’appliquer in fine qu’aux binationaux. Toute discrimination étant contraire aux principes mêmes du droit (« Si le crime est le même, le traitement devrait être aussi le même » [7]), l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme rend donc tout simplement impossible la traduction juridique radicale de la conception élective de la nation. Ce primat des droits de l’homme en matière de nationalité est décisif : droit inconditionnel de l’homme, la nationalité est devenue un droit sans devoir, si bien que l’identité de la nation et de l’État, qui implique la réciprocité des droits et des devoirs, ne peut plus s’effectuer de manière juridique.
13 Mais la grande fiction du pacte social est-elle pour autant condamnée à rester une figure rhétorique ? Devons-nous renoncer de manière définitive à la conception élective de la nation ? Une réponse ne préjugeant pas de l’avenir serait : pas nécessairement. Car, avant même « le consentement actuel, le désir de vivre ensemble », la nation est constituée par ce que Renan appelle « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ». Le « désir de vivre ensemble » signifie donc « la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis » [8]. C’est ce qui explique qu’il y ait malgré tout un écart assez net entre la théorie du pacte social et la conception élective de la nation – du moins dans la version qu’en propose Renan : la conception élective de la nation ne fait pas abstraction de l’histoire mais, tout au contraire, la requiert, et elle la requiert encore plus aujourd’hui, à l’heure où le droit ne peut plus se substituer au réel pour effectuer la logique de l’État nation. La question qui s’impose est donc la suivante : qu’en est-il de cet « héritage qu’on a reçu indivis » ou, pour le dire autrement, qu’en est-il de la réalisation de l’« âme française » ?
L’héritage reçu indivis
14 Un peu comme Emmanuel Macron, ancien ministre de l’Économie, lors d’un discours à Orléans en mai, on pourrait être tenté de résumer cette histoire de l’« âme française » en parcourant le chemin qui va de Jeanne d’Arc au général de Gaulle, et on n’aurait sans doute pas tort. Car il n’y a pas eu d’« âme française » tant qu’il n’y a pas eu de nation française. Or les historiens sont généralement d’accord pour dire que la conscience nationale n’émerge qu’avec la guerre de Cent Ans, lorsque cette conscience devient un principe politique plus fort que les lois de succession féodales. Le roi d’Angleterre était certes tout à fait dans son droit lorsqu’il revendiquait la couronne de France, mais le système féodal n’était tout simplement plus en phase avec la réalité historique. Il a donc dû entrer dans une guerre très longue, qui a finalement conduit au rétablissement du roi de France malgré le traité de Troyes (1420), parce que la nation française a décidé de déplacer la légitimité. D’où le caractère éminemment symbolique de l’épopée de Jeanne d’Arc, qui a peut-être moins « fendu le système » qu’elle n’a rendu ce déphasage évident et participé à accomplir ce déplacement, en renforçant la légitimité du roi Charles VII. C’est en tout cas à cette époque qu’a eu lieu la naissance de la nation française au sens strict du terme : la nation s’est formée en faisant advenir un État indépendant et en avalisant le principe de légitimité qui le régissait, en l’occurrence la monarchie.
15 L’avènement de la nation française a donc précédé la Réforme, et ce point est capital pour nuancer un peu l’idée hégélienne, reprise notamment par Pierre Manent, qui consiste à dire que « c’est avec la Réforme et ses suites que les nations européennes prennent leur forme ». Cette idée n’est évidemment pas fausse, mais elle aboutit sans doute trop vite à la conclusion que « chaque nation est obligée de faire un choix radical entre les confessions chrétiennes » [9]. Or l’originalité de la France, au regard de toutes les autres nations européennes, qui étaient soit catholiques soit protestantes, est de s’être constituée indépendamment des divisions politiques entre protestants et catholiques, qui étaient en effet la règle de légitimation de tous les autres États européens. Cela n’a pas exclu, bien entendu, les conflits sanglants, ni l’option majoritairement catholique de la nation française, mais la lutte menée par Richelieu, ensuite par Mazarin et finalement terminée par la politique étrangère de Louis XIV, allait dans ce sens : la France était le seul pays qui avait à cette époque une véritable conscience nationale, parce qu’il s’était formé avec des protestants et des catholiques qui préféraient se mettre du côté de l’État pour rester catholiques et protestants.
16 Cette originalité explique que la France ait dominé l’Europe jusqu’à la Révolution française, qui a entériné la logique propre à la conception française de la nation : la logique élective, qui ne suppose pas le partage d’une même religion, car l’État trouve sa légitimité dans la double garantie de la liberté de culte et de l’unité nationale. La séparation de l’État et de l’Église n’est donc pas le terme d’une histoire qui a commencé par la confusion entre la nation française et l’une des confessions chrétiennes, en l’occurrence catholique : elle sanctionne une histoire où l’État a été reconnu par la nation française dans sa double fonction de protecteur des cultes et de fédérateur du peuple. Dans cette perspective, le cas de la Révolution française est très complexe, car on en distingue, comme chacun sait, deux moments. Le premier était clairement dans cette logique d’unité de la nation et de l’État : le passage du régime absolutiste à la monarchie constitutionnelle, la déclaration des droits de l’homme et l’égalité des droits pour les juifs et les protestants exprimaient la volonté du peuple. Mais la question est devenue plus ambiguë avec la radicalisation de la Révolution, qui a entraîné la contre-radicalisation de Napoléon, et où se sont entremêlées les deux questions de la nature du régime politique et du rapport avec Rome. On peut néanmoins trouver une analyse très significative de la situation à la fin des Mémoires d’outre-tombe, où François-René de Chateaubriand, qui avait vécu les choses de l’intérieur, conditionne l’avenir de la France à une synthèse incluant la monarchie constitutionnelle, l’idéal démocratique et le catholicisme libéral.
17 Un autre moment déterminant dans la constitution de la nation française a été la bataille de Verdun, dont nous avons commémoré cette année le centenaire. Les historiens la présentent généralement à partir d’un paradoxe : cette bataille n’a pas été la plus décisive, ni même la plus meurtrière, mais elle incarne à elle seule, pour les Français, toute la Première Guerre mondiale. Cette incarnation s’explique non seulement par une mobilisation de ressources disproportionnée, mais aussi et avant tout par le résultat politique de cette mobilisation : au-delà des divisions engendrées par la IIIe République, et plus encore sans doute par l’affaire Dreyfus, le sacrifice de tous pour la France (« curés sac au dos », royalistes, socialistes, etc.) a rétabli de manière profonde et durable l’unité de la nation et de l’État. Comme dit encore Renan, « en fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun » [10]. Certains historiens veulent y voir une « construction politique » : on peut toujours en discuter (même s’il semble que le résultat politique soit ici assimilé à un objectif dans une sorte de relecture téléologique de l’histoire), mais il est en tout cas évident que l’unité de la France s’est refondée à travers ce sacrifice commun et que cette refondation constitue un événement national, qui n’est imputable ni au génie politique de Georges Clemenceau ni à la qualité tactique de Philippe Pétain.
18 Pour terminer ce tour d’horizon de l’« héritage qu’on a reçu indivis », il faut évoquer le général de Gaulle. Car le dernier exemple éminent de cette unité, où l’État s’est renforcé parce qu’il avait le soutien de la nation, et où la nation s’est reconnue dans l’État, n’est autre que l’épisode gaullien. Dans cet épisode, deux moments sont inséparables : d’une part, 1940-1944, où la nation a déplacé la légitimité du régime de Vichy à la France libre, un déplacement qui s’est manifesté pleinement en 1944, lorsque la descente des Champs-Élysées par le général de Gaulle a pris des allures de « fête de la Fédération spontanée », entérinant la reconnaissance d’un gouvernement qui s’était mis au service de l’autodétermination du peuple français depuis 1940 ; et, d’autre part, à l’occasion des référendums de 1958 et de 1962, qui ont consacré respectivement la fondation de la Ve République et l’élection du président de la République au suffrage universel direct, où le général de Gaulle a alors triomphé dans les urnes contre la majorité de la classe politique, un triomphe qu’il devait au fait d’incarner à cette époque non seulement l’État français, mais aussi la nation française.
L’Europe des nations
19 Voilà ce qu’on peut dire très rapidement de l’héritage constituant la nation française, héritage qui suscite le désir de vivre ensemble en conférant au pacte social une réalité. Mais, au lieu de continuer à le faire valoir, il semble que nous ayons vécu depuis comme des rentiers sur ce capital, ne voyant pas qu’il était en train de se déliter. Rien ne sert ici de fustiger l’Union européenne, qui offre au contraire aujourd’hui un moyen puissant de faire valoir cet héritage national dans un cadre élargi, à la manière du général de Gaulle, qui la voulait au service de l’autodétermination des peuples européens (d’où ses deux vétos à une entrée dans le Marché commun d’un pays comme le Royaume-Uni, trop manifestement tourné vers le grand large). Aussi ne doit-on pas considérer le Brexit comme un exemple à suivre, ni comme un malheur à simplement subir, mais comme une chance pour réaliser enfin le pacte social au niveau européen. Il faudrait peut-être créer à cet effet un comité de pilotage, une sorte d’« Europe des Six » élargie, qui incarnerait ce pacte en validant d’une seule voix les grandes décisions socio-économiques et géopolitiques de l’Union, avec toute l’indépendance nécessaire à l’égard des autres puissances (États-Unis, Chine, Russie…).
20 Dans la perspective de la présidentielle française de 2017, une des urgences consiste donc à interpeller les responsables politiques sur leur façon d’envisager la réalisation de ce pacte, afin d’affronter les défis socio-économiques et géopolitiques que nous connaissons, et auxquels nous ne pourrons répondre que dans le cadre d’une Europe des nations véritablement unie. Car, si l’heure n’est toujours pas à la « confédération européenne », dont Renan disait qu’elle remplacerait un jour des nations qui n’ont rien d’éternel (elles ont eu un début, elles auront sans doute une fin), elle n’est pas non plus à la désunion. Souvent critiquée, et surtout de notre côté du Rhin pour justifier notre inaction, la politique d’Angela Merkel témoigne aujourd’hui de cette volonté d’union et de réalisation du pacte social européen, dans l’esprit d’ouverture qu’impose son double héritage démocratique et chrétien. Tout se passe actuellement comme si l’Allemagne, dont il ne faut certes pas sous-estimer les divisions nationales sur le sujet, s’appropriait de plus en plus l’héritage de la conception française de la nation, jusqu’à être sans doute amenée à modifier profondément son droit de la nationalité pour répondre au défi de l’intégration d’une population majoritairement musulmane, en provenance de l’Afrique et du Moyen-Orient. C’est en tout cas dans ce chiasme des héritages nationaux que réside l’avenir de l’Europe, et donc également celui de la France.
Notes
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[1]
Ern. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Flammarion, 2011, p. 75. Le texte de Renan est issu d’une conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882.
-
[2]
Pierre Manent, Les métamorphoses de la cité, Flammarion, 2010, p. 414.
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[3]
Conférence prononcée au Service pastoral d’études politiques, le 26 janvier 2016. Non publiée.
-
[4]
Ern. Renan, op. cit., p. 74.
-
[5]
Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Mercure de France, 1935, p. 64.
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[6]
P. Manent, « La France en état de choc : le besoin de fierté », The Conversation, 18 janvier 2016.
-
[7]
Tertullien, Apologétique, II, 1, traduction de Jean-Pierre Waltzing, Les Belles Lettres, 2003.
-
[8]
Ern. Renan, op. cit., p. 74.
-
[9]
P. Manent, Les métamorphoses de la cité, op. cit., p. 410.
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[10]
Ern. Renan, op. cit., p. 75.