1 Le point de départ est resté suffisamment confus pour autoriser les commentaires les plus divers. Et jusqu’à une appréciation du journal télévisé d’une chaîne nationale qui a failli, dans un accès de rage devant les grilles du palais de justice de Bastia, provoquer de fâcheuses agressions contre des journalistes. Qu’on y fasse attention. La presse nationale a perçu, avant tout, deux groupes violents se disputant une plage : d’un côté, les Corses ; de l’autre, des Maghrébins. La violence n’était certainement pas préméditée mais, de part et d’autre, les conditions étaient réunies pour qu’il y ait un affrontement. La Corse n’est pas le « baril de poudre » dont on peut attendre, à tout moment, l’explosion la plus « sauvage ». La sensibilité y est simplement écorchée. Et l’on en a assez d’entendre, en toute occasion, les comparaisons les plus saugrenues mais parfois aussi les plus blessantes. Dans la commune de Sisco, les Maghrébins sont particulièrement intégrés et c’est principalement le cas dans l’ensemble de l’espace rural corse. Il faut surtout se garder de la paranoïa. Mais il y a des limites à ne pas dépasser.
Violence et xénophobie
2 Ce qui s’est passé le 13 août sur une plage de Sisco a paru un remake des incidents du jour de Noël 2015 à Ajaccio dans la cité des « Jardins de l’Empereur ». Des jeunes excités d’origine maghrébine s’en étaient pris à des pompiers. L’aide apportée à ces hommes caillassés dans un mélange de méchanceté et de bêtise avait attiré une foule aux accents xénophobes. Le 13 août, dans cette délicieuse petite crique appréciée des jeunes du pays, deux groupes se sont trouvés face à face. Il n’y avait aucune arme à feu. Il y a eu très vite des mots qu’on peut transcrire ainsi : « Nous sommes chez nous, vous n’êtes pas chez vous. » De là à dire : « Rentrez chez vous », il n’y avait qu’un pas. En termes plus châtiés, on appelle cela de l’exclusion. Lequel des deux groupes, celui des jeunes insulaires, celui des trois familles maghrébines, a le premier lancé un défi à l’autre. Je pense qu’on ne le saura jamais de manière absolument sûre. Je dis bien : absolument. Ce que l’on sait toutefois, et qui se trouve désormais bien établi, tient dans le fait que le groupe des trois familles d’origine maghrébine s’était installé en cet après-midi estival avec des signes manifestes d’une appropriation de cet espace du rivage capcorsin. Appropriation ? Mais laquelle ? Pour quelle durée ? Clairement avec l’idée qu’« aujourd’hui, c’est pour nous ». Est-ce que ce groupe maghrébin voulait faire de cette forme d’occupation une réponse à un sentiment d’exclusion ? C’est vraisemblable. Mais cela suppose alors une expérience négative vécue en son lieu de provenance. Du coup, il faut comprendre qu’il y avait bien une volonté de provocation, peut-être dans le simple fait de s’installer en cet endroit. Cette présence, telle qu’elle se manifestait à travers des signes sans équivoque, était à elle seule un défi. C’est ainsi qu’elle a été reçue. Le reste n’a été que conséquence. Les signes vestimentaires, y compris ce qu’on a appelé le « burkini » et qui, paraît-il, n’en était pas un, relèvent de l’accessoire. Et ce fut certainement un tort de relancer à ce sujet la sempiternelle querelle des tenues vestimentaires des femmes et d’en faire de plus, d’entrée de jeu, des signes d’appartenance religieuse.
3 Ce qui est sûr aussi, c’est qu’il y a eu des violences verbales et même physiques. N’y aurait-il eu, sur les lieux, et lors des manifestations de solidarité de la part de la population locale, le courage et la sagesse des élus, notamment du maire de la commune, puis l’intervention rapide et efficace de la force publique, les affrontements auraient pu dégénérer de manière autrement plus grave. La double question posée en cette affaire a été celle de la violence et celle de la xénophobie. La violence a aussitôt été présentée comme étant dans le droit fil d’une sensibilité corse réputée violente. La toile de fond était de toute évidence, sans remonter plus haut dans l’histoire, celle des décennies passées où les violences, plutôt sous forme de plasticages de bâtiments, avaient une couleur politique bien déterminée. Il s’agissait, dans le langage de formations régionalistes puis dénommées nationalistes, d’arracher la Corse à une occupation que certains appelaient une « colonie de peuplement », et prioritairement à la spéculation foncière en même temps qu’à une détérioration du patrimoine naturel grâce à des irrégularités des permis de construire. Dans les années 1970-1980, ces agissements portaient la signature d’un mouvement clandestin appelé le Front de libération national de la Corse (FLNC). Sait-on vraiment, dans l’opinion nationale, que ce mouvement a annoncé de sa propre initiative sa disparition en la justifiant par le caractère obsolète et devenu contre-productif, dans les années 2000, de ce qui avait été présenté comme le seul moyen efficace de légitime défense de la Corse ? Quoi qu’il en soit des tempéraments et de leur prétendue constance, associer les incidents d’aujourd’hui à la « violence politique » de ces années tourmentées est un contresens que les Corses ne peuvent admettre.
4 La xénophobie en Corse n’est pas d’une autre nature que celle qui peut se manifester dans n’importe quelle région française. La seule différence parfaitement notable est celle de l’attachement à une identité culturelle qui a été, depuis au moins quarante ans, le ressort de toutes les revendications insulaires. L’exacerbation du sentiment identitaire et la tentation xénophobique ne sont pas sans relation. Et cette tentation peut, ici et là, se donner à voir de manière particulièrement affirmée. Le « Nous sommes chez nous, vous n’êtes pas chez vous » lors des incidents de la plage de Sisco, c’est à un groupe de personnes venues des environs immédiats de la ville de Bastia qu’il s’adressait. Cette intention avérée de privatiser une plage a dû paraître d’autant plus inacceptable que des gens venaient d’ailleurs. La plage n’appartient ni aux autochtones, ni à ceux qui l’ont choisie comme s’ils pouvaient seuls en disposer à leur guise. Il est bien vrai que, pour leur part, ces gens du village considéraient comme leur propriété ce lieu appelé « U scalu vecchiu » (« le vieux débarcadère », un port de marchandises du temps des Génois). N’étaient pas visées les quelque quarante personnes d’origine maghrébine résidant sur le territoire de la commune de Sisco et menant une vie tranquille et parfaitement intégrée. Une vie si intégrée que l’on a pu noter jusqu’à huit mariages mixtes. L’exagération, quand elle se mêle à l’information, génère une atmosphère malsaine, des conditions anxiogènes dont on ne peut attendre que des échauffements inconsidérés. Ainsi en a-t-il été souvent dans les difficultés qu’a connues la Corse depuis au moins les années 1970. Il n’est pas question de nier pour autant l’affirmation identitaire, tantôt politiquement étayée, tantôt expression spontanée de gens qui sentent qu’une île est toujours un peu un « monde à part ». À l’heure actuelle, les réseaux sociaux répandent, moyennant des sites bien typés, un identitarisme d’inspiration carrément xénophobe, se prévalant, du reste, d’une invocation répétitive de la tradition catholique de cette île. Effectivement, cet affichage éhonté d’une opposition à l’identité musulmane de groupes traités « d’étrangers » n’est pas sans conséquence sur la conception du « chez nous ». Ce qui est compris par certains, c’est que l’islam est pour d’autres pays, et que les salles de prière (il n’y a pas de mosquée en Corse) ne sont donc pas faites pour être à côté de nos églises et de nos clochers. D’où une salle de prière saccagée à Ajaccio après les affrontements de Noël 2015. Seules des mentalités activistes vont jusque-là. Mais comment accepter ce type d’identité catholique en contradiction flagrante avec la foi selon l’Évangile du Christ ? La population est loin d’être entièrement gagnée à cette cause. Il serait pourtant léger de ne pas se méfier d’une influence rampante. Elle laisse indifférents trop de catholiques souvent bien insérés dans l’Église. Comme si leur réaction était : « On ne peut leur interdire de s’affirmer catholiques, l’histoire de l’île les y autorise. » Mais si l’histoire génère des appartenances, elle ne garantit pas la rectitude des convictions. C’est ce que beaucoup ne perçoivent pas. S’y ajoute le fait que l’une ou l’autre tentative d’invitation à réagir publiquement s’est heurtée au prétendu danger de « jeter de l’huile sur le feu ». Les catholiques pratiquants sincères ne cèderaient-ils pas à la crainte de diviser les Corses. L’embarras sur ce point révèle une forme de confusion entre identité héritée de l’histoire et foi qui réclame, en pareil cas, d’être exprimée en son intégrité.
5 Reste la prise en considération du contexte des incidents du 13 août. Il y a, à l’évidence, le contexte national voire international qui est source de défiance vis-à-vis de la population d’origine maghrébine.s Sur cette plage du cap Corse, les esprits n’étaient pas loin de Saint-Étienne-du-Rouvray, de la promenade des Anglais de Nice et, bien sûr, du Bataclan et même de Charlie Hebdo. Les esprits des autochtones ne sont ni vierges ni même neutres. Il est clair que, par rapport aux Maghrébins, surtout quand ils se présentent en groupe, la prédisposition est à la défensive. Dans ce cas, c’était perçu comme une invasion affectant un territoire que le groupe local ressentait comme sien. Une sorte d’aveuglement faisait complètement oublier que la population d’origine maghrébine est elle-même touchée par les attentats. Il n’est que de penser au drame de Nice où le pourcentage des victimes maghrébines a été considérable. La confusion est effectivement voulue par les djihadistes dont l’objectif premier est de diviser, de créer les conditions d’un affrontement, autant dire une guerre civile à terme. Comment ne pas ajouter que cette population maghrébine se sent prise entre deux feux. D’une part, une pression plus ou moins apparente de la part d’individus que l’on dit couramment salafistes, et usant de menaces vis-à-vis de leurs coreligionnaires. D’autre part, des Corses qui ne cachent plus leur méfiance, comme s’ils voyaient en chaque Maghrébin un djihadiste potentiel. Du coup, l’on signale volontiers, en les montant en épingle, quelques cas de durcissement très net, y compris par l’aspect vestimentaire, de Maghrébins dont le comportement avait été parfaitement amical jusque-là. Il y a donc des influences néfastes à redouter : c’est ce qui suscite une atmosphère de sourdes tensions, prêtes à s’exprimer dès le moindre événement. De la part de la population d’origine maghrébine, une attitude à tout le moins de retrait et de prudence qui n’est pas loin de la peur que l’on sent grandissante. Cependant, pour aborder « l’arrière-pays » de cette défense identitaire, il faut noter avec quelques précisions un contexte corse qui est celui, quoi qu’on en pense, d’une situation globalement apaisée. C’est en effet le contexte dans lequel se sont déroulées les élections territoriales de décembre 2015. Élections appelées « territoriales » parce que dérogeant aux règles d’élection et de mise en place des conseils régionaux de l’ensemble de la France.
La défense de l’identité corse : de l’assimilation à l’intégration
6 Il y a des données qu’on ne peut ignorer sans se méprendre sur des réalités sociopolitiques de la Corse et négliger leur répercussion immédiate ou à terme. L’assemblée de Corse, avec ses cinquante et un membres élus à la proportionnelle, dispose de pouvoirs particuliers qui lui ont été reconnus par le gouvernement de la République. En 2018, il existera une collectivité territoriale unique et donc de nouvelles élections territoriales. Fait surprenant et fortement significatif : les élections de décembre 2015 ont permis à la mouvance nationaliste d’accéder aux postes de commande de la collectivité. C’est dire l’évolution quant à la psychologie collective depuis l’époque tourmentée qui a vu, entre autres, l’horrible assassinat du préfet Claude Érignac, devant une population sidérée, par un commando ne relevant en fait d’aucune formation politique existante en février 1997. La gouvernance d’aujourd’hui fait preuve d’une dignité, d’une gravité et d’une perspicacité largement reconnues. Peut-être l’opinion nationale comprendra-t-elle que, si déplaisante que soit pour certains l’appellation « nationaliste », « nation » ne signifie pas ici « État souverain » mais traduit une volonté de confirmation et d’accroissement nécessaire des moyens de conduire de façon autonome la société vers un avenir conforme à la fois à son identité et à une gestion moderne. L’assemblée de Corse avait reçu d’une loi de la République (22 janvier 2002) la mission d’élaborer elle-même « un plan de développement durable de la Corse » et un schéma d’aménagement en conséquence. Ce plan, élaboré à partir d’une concertation exemplaire, a été voté à une large majorité avant la fin de la précédente mandature. Son axe est celui de la promotion d’une économie productive, d’une agriculture et d’un élevage conformes aux exigences techniques actuelles et, en même temps, quoique sous d’autres formes, dans la ligne de la civilisation agropastorale inscrite dans l’histoire de l’île. Vaste ambition. Peut-être des énergies nouvelles trouveront-elles à s’y employer, alors que chômage et précarité atteignent aujourd’hui des records inquiétants ?
7 La Corse a très longtemps vécu d’une économie de subsistance. Qualifiée d’« économie de misère », elle a été la cause principale de l’exode massif qui a commencé à la suite de la Première Guerre mondiale. La pauvreté a existé. Elle était vécue dans un certain type de civilisation villageoise sous le signe d’une solidarité effective. Étrangement, à première vue, l’hospitalité, y compris envers ceux venus d’autres pays, comme l’Italie par exemple, voisinait avec des inimitiés ancestrales et, principalement dans les années 1840-1850, les « passages à l’acte » connus sous le nom de « vendetta ». La pauvreté, jusqu’à une époque récente, n’était pas du genre à conduire des autochtones vers les Restos du cœur. Être réduit à de telles situations peut créer un sentiment à la fois de honte et d’injustice collective. Sous ce sentiment couve une révolte qui ne dit pas son nom, mais qui reste prête à s’ajouter à n’importe quelle flambée de violence dont les allogènes, et d’abord les « Arabes », pourraient faire les frais en certaines circonstances. La pente est hélas trop naturelle. Quand il faut trouver des cibles, « l’étranger », en dépit des droits que lui confère la citoyenneté française lorsqu’il y a accédé, devient vite « celui d’où vient le mal ». On l’entend dire, par exemple, à propos du chômage : « Ils nous prennent nos places. » Propos certes déraisonnable. En ce cas, on n’a que faire du principe d’égalité inscrit dans les fondements de la République. À ce compte, il n’y aurait plus de possibilités d’intégration.
8 La Corse n’est à l’abri de rien, pas même du terrorisme. Pour l’heure, l’important est qu’elle trace sa route en retrouvant un dynamisme dont elle a quelques moyens. Sa démographie connaît un accroissement de sa population (320 000 habitants) dû, en fait, au solde migratoire. Il lui faudrait une augmentation de sa natalité. L’urbanisation a progressé à grands pas. Plus du tiers de la population se trouve dans les bassins de vie d’Ajaccio et de Bastia. Le territoire rural de l’intérieur de l’île résistera-t-il, au moins sur quelques points stratégiques, à un dépeuplement déjà très avancé ?
9 Ces quelques traits montrent à la fois les atouts et les déséquilibres à prendre en compte. L’identité n’est pas seulement un problème politique, au sens étroit du terme. La désespérance qui sévit dans une fraction de la jeunesse peut encore entretenir des foyers de violence ponctuelle. Il sera trop facile, hélas, de trouver dans ces conditions des boucs émissaires parmi ceux venus d’ailleurs. Quant à la vie politique elle-même, les dossiers de conflits possibles avec l’État, tels que la co-officialité de la langue ou le statut de résident pour l’accès à la propriété, ne sont pas, en ce moment, à l’ordre du jour. Ainsi l’a voulu la majorité de l’assemblée de Corse. Ces sujets tiennent pourtant à cœur au mouvement nationaliste. Au sein de ce dernier, il existe un groupe minoritaire, très militant et aujourd’hui bien intégré dans l’ensemble majoritaire, qui n’entend pourtant pas renoncer à une revendication de souveraineté, sur fond de référence historique à l’indépendance qui a existé de 1755 à 1769 sous l’égide de Pascal Paoli, figure emblématique d’une Corse maîtresse de son destin. Il faut savoir distinguer autonomie et indépendance. La confusion est fréquente. Il faut encore aujourd’hui, dans le courant identitaire, repérer les différentes composantes du mouvement nationaliste. Par-dessus tout, il importe de saisir les axes de la marche et de ne pas mêler les clivages d’aujourd’hui à ceux d’hier.
10 La Corse, par ses élus, a déclaré dans les années 1990 sa volonté de vivre avec tous, autochtones et habitants d’autres origines, une véritable « communauté de destin ». Voici maintenant que cette communauté est à repenser, avec d’autres acteurs que ceux des années 1970-1990. Probablement est-elle même à réinventer, parce que la diversité culturelle a désormais une autre dimension. « Communauté de destin » est une expression qui s’emploie moins depuis quelque temps, alors que l’état de la démographie va vers un déséquilibre croissant au détriment des résidents d’origine corse. Laisser croire que cette évolution est causée par les Maghrébins et par « les progès de l’islamisation » est une contre-vérité. Les chiffres attestent le contraire. Un fait indéniable est que la diversité introduite par cette présence crée une situation inédite. On entend dire jusque par des militants de la « corsitude » (le mot est à la mode) : « La Corse a toujours fabriqué des Corses. » Ce propos se veut inspiré par un a priori d’accueil. Il est bien vrai que des Italiens, venus en grand nombre autour des années 1930-1950, sont devenus en peu de temps des résidents exemplaires qui ont d’ailleurs bénéficié pleinement de « l’ascenseur social ». La proximité géographique et surtout les affinités culturelles ont joué un rôle d’une efficacité qui se comprend assez aisément. Si les Portugais le voulaient aussi, il est probable qu’ils y parviendraient. Ce qui est beaucoup moins vrai des Européens des pays de l’Est. La recommandation : « Adoptez nos coutumes, faites tout comme on fait ici » n’a guère de sens quand elle prétendrait, comme c’est le cas dans la bouche de certains Corses, exiger des Maghrébins un alignement sans réserves. Quelques individus ou familles disséminés en petit nombre dans l’espace rural, surtout dans des villages à faible population, montrent en cela une capacité d'adaptation remarquable. Mais la volonté d’assimilation, prônée par des responsables politiques, se heurte à des différences qui doivent d’abord être respectées. Or, même animée par des bonnes intentions, cette prétention assimilatrice est avant tout irréaliste. Ce modèle d’assimilation, tel que l’ont connu en Corse les Italiens, ne peut être le modèle d’aujourd’hui. Il a été un modèle efficace dans un passé relativement proche. Quand les Corses, dans leur souci compréhensible non seulement de préserver mais de faire vivre leur culture, se réfèrent au modèle culturel d’hier, ils devraient savoir qu’à ce compte la « communauté de destin » est impossible.
11 Lorsque l’option pour la « communauté de destin » a été solennellement formulée, elle l’a été « entre Corses d’origine et Corses d’adoption ». Qui étaient alors ces « Corses d’adoption » ? C’étaient principalement des Français continentaux, établis dans l’île par nécessité ou par choix. Contrairement aux graffitis odieux, du genre « Francesi fora » (« les Français dehors »), les « Corses d’adoption » devaient se sentir accueillis en vue de participer à la construction de l’avenir de l'île. Le présupposé était celui de leur propre effort d’acculturation, allant bien sûr jusqu’à certaines coutumes locales et la connaissance de la langue corse pour laquelle, à l’époque, on ne parlait pas encore de co-officialité. Pour cette « communauté de destin », la citoyenneté française, si elle était sous-entendue, n’était pas invoquée. En revanche, apparaissait en clair le « peuple corse ». Ce fut une pierre d’achoppement. En effet, l’appellation a été récusée par le Conseil constitutionnel. Le texte émanant de l’assemblée de Corse avait été accepté par l’Assemblée nationale. D’où la particulière déception ressentie à la suite du refus du Conseil constitutionnel au nom du principe qui ne reconnaît qu’un seul peuple qui est le peuple français. Fallait-il être aussi rigide par rapport au mot « peuple » ? Cela se discute. L’on comprend qu’une tendance sécessionniste ait été suspectée. Est-ce aussi la raison pour laquelle, sur le plan local, l’expression « communauté de destin » s’est trouvée de fait « hors-jeu ». Reste qu’à la question de la place des « Corses d’adoption », on ne peut répondre dans les termes du début des années 1990. La configuration de la population de l’île a singulièrement changé. La présence d’une population musulmane en est la manifestation la plus visible aujourd’hui. Il convient d’ajouter que l’expression « Corses d’adoption » ne pouvait que résonner en termes d’assimilation. En Corse, peut-être plus qu’ailleurs, penser intégration, avec ce qu’elle devrait impliquer d’acceptation réfléchie d’un certain nombre de différences, n’était guère envisageable. En effet, cette intégration réclamerait de distinguer les différences qui ne devraient pas compromettre l’unité de celles qui porteraient atteinte au socle des droits fondamentaux. À lire certaines réactions locales bien intentionnées à l’événement fâcheux du 13 août, on se rend compte que la question n’est pas clairement posée. Il faut la poser. La réflexion sur ce point est urgente.
12 La xénophobie ne se remplace pas par une assimilation irréaliste. Les incidents du 13 août devraient être, pour tous ceux qui se sont présentés comme deux camps adverses, un signal de l’impasse à éviter et du chemin à parcourir pour vivre en commun. Dans l’immédiat, pour que cette vie commune devienne possible, il serait nécessaire d’intensifier les efforts en vue d’une rencontre. La population musulmane est craintive et la population corse plus méfiante aujourd’hui qu’hier. Sans aborder les questions épineuses en matière proprement religieuse, il existe des essais modestes de dialogue interreligieux, axés surtout sur les conditions concrètes du « vivre ensemble ». L’association des Marocains et celle des Tunisiens, à travers un message de leurs présidents respectifs, se sont exprimées lors de l’assassinat du père Jacques Hamel, dans un message clair, fort en ses affirmations et émouvant de fraternité. Ce message a été lu à la cathédrale d’Ajaccio et accueilli par l’assemblée avec un respect et une émotion qui se voyaient sur les visages. Pourquoi ne pas aller plus loin ? Les réticences ont augmenté après les incidents du 13 août. De leur côté, les catholiques doivent se rendre compte à quel point le dialogue, s’il ne tient pas compte de l’interpénétration du religieux et du culturel, risque de manquer son but. Notre distinction de principe entre marqueurs religieux et culturels ne correspond pas, pour nos partenaires, aux vraies « portes d’entrée » dans la recherche des modes de vie en commun.