Études 2016/9 Septembre

Couverture de ETU_4230

Article de revue

Les verres du Capitaine

Où l’on apprend qu’un et un font trois

Pages 93 à 100

English version

1 J’ai sept ou huit ans. Les journées sont longues dans le petit appartement de mes grands-parents où se déroulent les repas dominicaux. Dehors, il fait beau, il pleut ou il neige ; qu’importe. Je suis un enfant de grand vent qui voudrait courir dans la nature. Le monde ne peut pas tenir dans une pièce, même le temps d’un repas.

2 En face de moi, à table, mon grand-père, que la maladie de Parkinson a rendu presque invalide. Il parle peu mais pose sur moi son regard attendri. Je suis l’aîné de ses petits-enfants. Le premier garçon de la famille. La veille encore, je l’aidais à tourner les pages du livre auquel ses mains tremblantes étaient agrippées. Entre lui et moi, c’est toute une histoire.

3 Ce jour-là, à table, mon grand-père prononce cette phrase qui allait changer ma vie :

4 « – Si tu es sage, petit Bruno, à la fin du repas, nous te montrerons le trésor du Capitaine. »

5 Le trésor du Capitaine, serait-ce cette vieille malle qui dort au grenier, au milieu d’un fatras d’objets hétéroclites ? Dans mon esprit d’enfant, la malle du capitaine Jules Jacques vaut bien le trésor de Rackham le Rouge, que les aventures de Tintin m’ont permis de découvrir, ou le coffre du pirate que le jeune Jim Hawkins découvre dans l’auberge de « L’amiral Benbow ». Mais, comme le personnage du roman de Stevenson, ce n’est pas un trésor que je découvre, mais la promesse d’un trésor, la preuve qu’un trésor existe quelque part sur cette terre. Qu’ai-je découvert lorsque mes grands-parents ont ouvert pour la première fois devant moi la malle au trésor du capitaine Jules Jacques, mon aïeul ? La réponse n’est pas si simple. En apparence, une quinzaine de petites boîtes noires comportant des photographies sur plaques de verre, vues stéréoscopiques que j’ai regardées pour la première fois, dans un appareil binoculaire, ce dimanche après-midi. Mais, au fond, beaucoup plus que cela.

6 Patience…

7 *

8 Un matin de l’automne 1900, un officier français pénètre dans le magasin de Jean Geiser, 7 rue Bab-Azoun, à Alger. La maison, fondée en 1852, est déjà une institution. Photographe de studio, portraitiste, imprimeur d’art, producteur de cartes postales, le propriétaire des lieux est connu de tous les photographes qui sillonnent l’Afrique du Nord. Jean Geiser est passé maître dans l’art de fixer, par l’action de la lumière, l’image d’un être, d’un paysage ou d’un objet sur une surface sensible. L’homme qui vient d’entrer dans sa boutique n’est pas un client ordinaire. Sous-officier de l’armée française, il a participé à la conquête des oasis du Sud, traversé le désert, parcouru toutes les bordures du Grand Erg occidental. Il ne connaît pas grand-chose à la photographie mais il est l’usufruitier temporaire des photos prises par son supérieur hiérarchique, le capitaine Jules Jacques, ancien responsable de la mission topographique de l’armée française, tué dans le désert au sud de Timimoun, quelques semaines auparavant. Les yeux de Jean Geiser se mettent à briller lorsque le militaire sort de sa besace un lourd étui en cuir et quatre ou cinq boîtes noires qu’il pose délicatement sur le comptoir.

9 « – Vous avez là un bien beau modèle de Vérascope, Monsieur. »

10 Et l’imprimeur d’art d’expliquer que cet appareil en laiton possède deux chambres photographiques et, par là même, deux objectifs, placés côte à côte dans un même boîtier. Pourquoi cette gémellité ? Tout simplement pour produire, dans un même instant, deux photographies, un couple stéréoscopique qui restitue la vision du relief.

11 *

12 Les mêmes boîtes noires ont été déposées devant moi ce dimanche après-midi, comme elles l’avaient été sur le comptoir de Jean Geiser, soixante-dix ans auparavant. Dans chacune d’elle, douze fines plaques de verre, dont chacune comporte deux images voisines, jumelles, de la même réalité. Quels mots a-t-on employés, ce jour-là, pour expliquer à l’enfant de huit ans comment fonctionne la chambre noire d’un appareil photographique ? Je ne m’en souviens pas, mais je formule aujourd’hui, pour moi-même et pour les autres, une explication simple et rationnelle qui n’empêchera personne de continuer à trouver magique l’art de fixer, par l’action de la lumière, une image du monde réel sur une surface sensible : lorsque la lumière du jour est filtrée à travers un tout petit trou – que l’on nomme « sténopé » – dans une pièce plongée dans l’obscurité totale, elle projette sur la paroi opposée une image
qui s’inverse. Telle est la chambre noire, principe d’optique qui est à l’origine de la photographie.

13 Ce jour-là, dans le petit appartement de mes grands-parents, l’émerveillement est venu de l’appareil binoculaire dans lequel furent glissées les photographies sur plaques de verre du capitaine Jules Jacques. Un trésor soudainement découvert en relief, avec le rétablissement de la perspective et l’infini du voyage enfermé dans une boîte de quelques centimètres carrés.

14 L’appareil stéréoscopique qui est passé dix fois, vingt fois, devant mes yeux ce jour-là a ouvert à jamais toutes les fenêtres de ma vie.

15 Comment, pourquoi ?

16 Patience…

17 *

18 Dans la boutique de la rue Bab-Azoun d’Alger, les deux hommes vivent un temps d’échange d’une intensité comparable. Jean Geiser ne tient plus en place. Combien de clichés sur plaques de verre Jules Jacques a-t-il réalisés ? Plusieurs centaines. L’imprimeur d’art ne s’y trompe pas : les photographies de Jules Jacques sont superbes. Dignes d’un artiste. Preuve qu’un genre nouveau est en train de naître : la photographie de reportage. La proposition qu’il fait au visiteur témoigne de son goût en la matière :

19 « – Mettez ces plaques de verre à ma disposition pendant quelques semaines, afin que je puisse en tirer des cartes postales, et je publierai – à compte d’éditeur, cela va sans dire – vos mémoires de sous-officier méhariste. »

20 Les dunes, les palmiers, la vie dans les oasis, les paysages du Grand Sud algérien, la découverte des populations autochtones ont la faveur du public. Avec les clichés de Jules Jacques, la clientèle cultivée de l’établissement Geiser découvrira bientôt le désert et son peuple nomade, la pérennité précaire des casbahs, les ksour en ruines, les combats de l’armée française ; et cette humanité, digne et souffrante, qu’un officier de l’armée française n’a cessé de percevoir dans le regard d’autrui.

21 *

22 Ce que le petit Jurassien de huit ans découvre, ce sont ces mêmes paysages, ces mêmes visages d’enfants noirs, ces mêmes femmes au regard extraordinaire, ces mêmes courbes du désert, des étendues de sable à perte de vue. Désert, désir, tentation de la désertion se mêlent dans l’itinéraire de Jules Jacques, le militaire qui photographie les rebelles qu’il est censé combattre, l’homme qui porte un regard d’esthète sur les êtres que d’autres ajustent à la mire de leurs fusils, l’officier qui confie à la boîte noire de sa conscience les gestes d’insoumission que la vie militaire réprime.

23 Devant ces photographies, je reste l’enfant médusé, incrédule, qui voyait naître sous ses yeux les images d’un autre temps, d’une autre vie, d’une autre façon de parcourir le monde, d’aimer, d’observer, de comprendre. Les petites plaques de verre du Capitaine m’ont appris, m’apprennent encore, que nous ne pouvons inventer l’avenir sans un chemin d’amont, que la mémoire se crée, s’invente plus qu’elle ne se conserve. Car il en va des choses du passé comme des sentiments : ce que l’on ne partage pas s’appauvrit, se ratatine, s’assèche, finissant presque toujours par se briser de lui-même. Oui, dans le domaine des arts comme dans la vie, on finit toujours par perdre ce que l’on veut garder, et l’on garde ce que l’on accepte de donner.

24 J’ai sept ou huit ans, et l’on vient de me tendre, sans même que je le sache, la clef qui ouvre l’une des portes du sens de la vie : poursuivre la route que d’autres ont empruntée avant soi. Accomplir plus avant le voyage que la mort des autres vient toujours interrompre. Retrouver la trace des êtres nomades dans la poussière des lendemains. Parcourir le monde et se parcourir. Partir et revenir. Une grande partie de ce que nous accomplissons se fait parce que nous savons poreuse la frontière qui sépare les vivants et les morts.

25 J’ai sept ou huit ans et une mince plaque de verre, ce trésor du Capitaine, vient de faire naître en moi, sans même que je le sache, un lecteur, un écrivain, un éditeur.

26 *

27 Lire, écrire, publier…

28 Pour comprendre la portée de ces termes, leur interdépendance, le faisceau des relations complexes qu’ils entretiennent, la place inouïe que chacun d’eux a fini par prendre dans ma vie, il me faut revenir aux images de mon enfance, à ces petites vitres ouvertes sur le monde, ces plaques de verre que l’on glisse dans un appareil stéréoscopique. À ce moment de ma vie où je découvre une réalité bien supérieure aux lois mathématiques : un et un ne font pas deux (ne feront jamais deux !) ; un et un font trois, puisque la vision binoculaire permet de recréer la troisième dimension, celle de la profondeur de champ, du relief.

29 Il m’aura fallu plusieurs décennies, et bon nombre de livres, pour comprendre comment chacun de ces termes trouve sa place dans la géographie des voyages immobiles que permet la littérature.

30 Lire, écrire, publier : largeur, hauteur, profondeur...

31 L’acte de lire allonge ma vie, l’étire, l’étend, la prolonge, sur un axe horizontal, dans les grandes largeurs. Lui donne souvent une longueur d’avance, un supplément d’espace et de temps. Appliqué à la psychologie, une largeur d’esprit que je ne trouverais sans doute nulle part ailleurs. Et, par la plus belle des analogies, les symboles qui désignent la longueur et la largeur, en géométrie, sont respectivement les lettres Ls (la lettre « L » majuscule) et is (la lettre « i » minuscule). Les deux lettres par lesquelles débutent les mots « Lire », « Livre », « Littérature »… mais aussi les mots « Ligne », « Linéal », « Lien », « Lit »… On ne peut rêver mieux.

32 Corps au soleil, tête à l’ombre, allongé sur un canapé ou dans l’herbe, présent les yeux fermés, absent les yeux ouverts, je lis – et suis devenu un diseur de poèmes – pour horizontaliser ma vie, dilater ses frontières, élargir son périmètre, étendre son domaine, tisser des ligatures avec les autres. Et, comme le suggère l’étymologie du mot (le verbe « lire » vient du latin legere qui signifie « ramasser », « recueillir »), je lis pour cueillir, glaner, ramasser, récolter des signes et tenter, en d’incessants gestes d’amour, un impossible inventaire de soi et du monde.

33 L’acte d’écrire donne de la hauteur à ma vie, la dresse, la juche sur la pointe des pieds, l’arrache à sa pesanteur, à l’engluement du quotidien. Lui donne un supplément d’âme, un surcroît de vie, un sursaut de voix, de choix. Comme un poème, l’écriture s’inscrit sur un axe vertical. De bas en haut et de haut en bas. M’offre un point de vue sur les choses. Une orientation zénithale, une part d’azur, de soleil ou de nuit, pieds sur le sol et tête dans les nuages. Et, par la plus belle des analogies, le symbole qui désigne cette deuxième dimension, en géométrie, est le Hs (la lettre « H » majuscule), une lettre échelle, un échelon à gravir, une traverse de chemin de fer vertical qui représente les étapes successives d’un apprentissage, une lettre qui symbolise l’ascension, l’élévation. Écrit, écriture, écritoire, croire, crayon, cri, crise, crible… L’auteur, la Hauteur.

34 J’écris pour verticaliser ma vie, grandir en humanité. Pour greffer, bouturer, marcotter mes propres expériences du vivant. Pour être un homme debout, en marche, malgré la mort qui vient, et qui nous fauche.

35 Lire et écrire : nous voici déjà deux en un. Un pour semer les mots, l’autre pour les récolter. Et ces deux-là – l’écrivain et le lecteur – en feront naître un troisième : l’éditeur.

36 Comme avec les plaques stéréoscopiques de mon enfance, c’est à la vision binoculaire que revient la possibilité, le privilège, de recréer une troisième dimension, celle de la profondeur de champ, du relief, de l’épaisseur des choses. Troisième dimension qui multiplie, démultiplie le réel, l’augmente, lui offre son coefficient reproducteur, transformant la forme singulière d’une utopie (c’est cela, la littérature) en force collective. Car il en va des textes comme de la multiplication des pains dans un épisode des évangiles : une volonté et un miracle technologique (mais le miracle n’est ici que l’émergence soudaine d’une innovation) président à leur multiplication, leur propagation, leur accroissement. Entre les mains de l’éditeur, le texte devient un livre, c’est-à-dire cent, mille, dix mille, cent mille exemplaires d’un livre, qui vivront leurs multiples vies tandis que l’auteur vit la sienne.

37 L’acte de publier donne de la profondeur à ma vie, augmente son volume, déploie ses perspectives, colporte ses désirs, propage sa rumeur. Invente sa profondeur de champ, notée Ps (la lettre « P » majuscule) en géométrie… P, comme « Publier », « Publication », « Public ». C’est à cette troisième dimension que revient le rôle de créer un volume, d’offrir une assise, de matérialiser un espace. Par elle, mes figures deviennent solides, stables, pérennes.

38 Je publie pour accroître le volume de ma vie, l’augmenter de celle des autres, sortir une fois pour toutes des limites de mon étroite peau. Pour tisser, tresser le fil des auteurs que je publie, à mon propre fil, fragile et dérisoire, et offrir au public le spectacle saisissant d’un collectif de funambules qui dansent au bord du vide les bras tendus vers les étoiles.

39 Être lecteur, écrivain, éditeur : dans tous les cas de figure, j’accomplis les vœux de mon enfance, la mission qu’un vieil homme malade, qui ne pourra bientôt plus tourner les pages d’un livre, m’a permis d’inventer en me faisant découvrir le trésor du Capitaine. Car être poète et éditeur de poètes, c’est vivre en permanence sur la ligne de crête de ces deux voyages, en conciliant la carte et le paysage, l’ici et l’ailleurs, l’immobile et le mouvant, soi-même et l’autre. Ces photographies de mon enfance, que me disent-elles aujourd’hui ? Ceci qui est la pierre et le sel de ma vie : Affrète un bateau. Envoie-le sur les mers, fie-toi aux étoiles, tiens le cap de l’espérance, vogue, vole, pars et reviens. Si tu parcours le monde pour rencontrer les autres, c’est bien ; si les autres te parcourent, c’est mieux ! Fais confiance au désert : il est l’espace qui nous traverse et nous irrigue. Apprends à te penser toi-même comme un autre. Le métissage est la condition même de la vie.

40 Dans un monde guetté par le retour des nationalismes, l’intolérance, la xénophobie, la peur des réfugiés, des refusés, des réfutés, il est bon de rappeler que la langue ne possède ni cadastre ni titre de propriété. Elle est un espace libéré de l’espace où chaque être repousse les limites de l’horizon d’autrui.


Date de mise en ligne : 23/08/2016.

https://doi.org/10.3917/etu.4230.0093
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions