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Ces analyses et réflexions sont pour partie issues de deux années de recherche sur « Identité, mémoires et imaginaires des peuples européens », animées par Anima Mundi et le Collège des Bernardins, et de son colloque conclusif en mai 2015, disponibles sur Facebook et le site internet du Collège des Bernardins.
1 Pourquoi la nation anglaise est-elle la première à avoir décidé de quitter la famille européenne ? Est-ce le fruit du hasard d’une conjoncture politique intérieure ou cette situation est-elle le révélateur d’éléments plus profonds tenant à la spécificité, à l’identité, à « l’âme » du peuple britannique ? Le Brexit n’est-il pas l’expression d’un dysfonctionnement de l’Union européenne (UE) comme pourrait le mettre en exergue une analyse systémique de la situation ? Selon cette approche, lorsqu’un élément quitte un groupe dont il était partie prenante, il est le révélateur d’un mal-être ou d’une crise de l’ensemble. Celui qui s’en extraie est en général le plus autonome mais son départ oblige l’ensemble du système à se remettre en cause afin de définir un nouvel équilibre. Il en va ainsi de l’UE à l’heure du Brexit qui nous questionne sur le sens de l’Europe comme famille de peuples différents et sur l’avenir des politiques européennes communes.
La Grande-Bretagne est le pays qui a le « moi » le plus fort en Europe
2 Un certain nombre de raisons peuvent expliquer ce choix du Brexit qui est révélateur de « l’âme » de ce pays et de son mode de fonctionnement. D’abord, au sein de l’UE, la Grande-Bretagne est la nation dont l’identité est la plus forte. Son « moi » est solide. Elle est toujours restée, à travers son histoire, maîtresse de son destin. Elle a su résister, se déployer à partir de son territoire et s’assurer les moyens de son autonomie. Devenue membre de l’UE, elle n’a ainsi jamais accepté de faire partie ni de la zone Euro ni de l’espace Schengen.
3 Sa situation géographique et son insularité même fondent le sentiment de différence, d’autonomie et de confiance en elle. En outre, cette insularité lui fait vivre sa place non tant au sein de l’Europe que comme un pont entre les États-Unis et l’Europe. Les Britanniques cherchent la solution de leurs problèmes en eux-mêmes et non à l’extérieur. Partir les premiers a un sens dans ce contexte. Ils ne se retrouvent plus dans une UE qui semble imposer sans cesse plus de diktats aux peuples sans tenir compte de leurs spécificités et ils disposent d’un « moi » suffisamment fort pour être en mesure de faire seuls ce retour sur eux-mêmes. Par ailleurs, depuis l’adoption de la Magna Carta, concédée par Jean sans Terre, le fondement de la société repose sur la capacité du peuple à disposer de lui-même. La démocratie est à la base du contrat social au Royaume-Uni. Sortir de l’Europe est également une façon de mettre l’accent sur les limites des institutions européennes, jugées de moins en moins démocratiques par les Anglais. Enfin, le dernier élément du débat tient à la représentation qu’à la Grande-Bretagne de l’Europe. Comme l’ensemble des peuples européens, elle semble chercher dans l'UE quelque chose qui lui corresponde. Or elle est suffisamment sûre de son identité pour avoir un rapport purement utilitariste et pragmatique à l’UE.
4 Nos amis britanniques fonctionnent au « combien ». De ce fait, ils n’envisageaient l’Europe que dans la mesure où ne pas en faire partie semblait plus coûteux que d’y appartenir. La notion de retour sur investissement est centrale pour eux. Cette façon de fonctionner a toujours été au centre de leur décision d’entrer dans l’Europe et de tâcher de la façonner dans un sens qui leur correspondait. Les accords privilégiés que David Cameron avait obtenus de l’UE avant le référendum en étaient l’un des exemples. Pourquoi ceux-ci n’ont-ils pas été pris en considération par le peuple anglais alors même que, pour les autres pays, ils étaient ressentis comme excessifs ? Pourquoi la réponse de l’Europe n’a-t-elle pas reçu un écho favorable ? Ce constat met en exergue d’autres éléments plus inconscients liés aux spécificités des peuples et à leur besoin d’être entendus, d’une manière peut-être différente de ce que l’UE a cherché à faire avec le Royaume-Uni. L’exemple britannique nous invite à explorer quelles pourraient être les attentes des différents peuples européens vis-à-vis de l’UE.
La diversité des peuples européens
5 Chaque peuple a, en effet, sa façon propre de fonctionner, sa perception de lui-même et du monde dont sa projection sur l’Europe est la conséquence. Un Français ne réagit pas comme un Britannique ou comme un Allemand ; de la même façon qu’un Italien a sa propre perception du monde et de son rôle au sein de l’Europe. Comment décrire ces « âmes » des peuples et leurs spécificités afin d’être en mesure d’envisager ce qui se passe à l’intérieur de la famille européenne ? Prenons quatre exemples : la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne.
6 La France est le pays de la pensée, de l’abstraction, de la vision, du « pourquoi ». Les Français ont besoin de comprendre où l’on souhaite les emmener. À force d’exercer leur esprit critique et de s’appuyer dessus, ils peuvent avoir tendance à douter d’eux-mêmes. C’est le pays du « surmoi » : chez nous, l’État s’est construit en force et la notion d’État providence est née. C’est une nation qui se définit par rapport à l’extérieur. L’Europe, dans l’imaginaire français, c’est la France en grand. « La France est notre patrie et l’Europe est notre avenir », disait le président François Mitterrand. Quand son identité, quand son « moi » est fragile comme à l’heure actuelle, elle ne se projette plus dans une Europe dans laquelle elle ne se reconnaît plus, ce qui l’amène à se replier sur elle-même. Sa vocation universaliste fait qu’elle a toujours été celle qui donne une vision au sein de la famille européenne, comme dans le reste du monde. Notre dépression actuelle ne viendrait-elle pas de ce que notre énergie, pour se déployer, aurait besoin de se projeter sur un horizon plus grand que la nation et que ce destin semble impossible à l’heure actuelle ?
7 Les Allemands sont davantage intéressés par les procédures, le « comment » et leur respect strict. Le management se fait sur les faits et les moyens, et demande aux équipes leur adhésion au processus en cours. Ils ont fait face à leur mémoire et ont réussi à s’en réapproprier les pages sombres, ce qui leur permet de se projeter dans le futur. Leur « moi » est solide, particulièrement depuis la réunification. C’est une nation fière d’elle-même et de ses efforts pour se réformer qui, aujourd’hui, assume une place prépondérante en Europe alors même que la France s’efface peu à peu et désinvestit l’UE.
8 Les Italiens sont dans l’affect, ils ont besoin d’exister à part entière et de façon individuelle. C’est le laboratoire à idées de l’Europe, parce qu’ils sont inventifs et créatifs. Ils attendent de l’Europe de les aider à faire les réformes qu’ils ne parviennent pas à mettre en œuvre en interne, mais ils veulent conserver leur diversité territoriale.
9 Les Espagnols, de leur côté, sont sensibles à l’objectif vers lequel on les conduit. Ils cherchent des solutions à leurs difficultés internes en faisant preuve d’un grand sens de l’adaptation et d’une solidarité très présente. L’Espagne est une ancienne puissance européenne de premier plan et elle attendait, après le franquisme, que l’Europe lui permette de retrouver son importance, à parts égales avec les autres nations européennes.
10 Chacun de ces peuples apporte ainsi à l’Europe une perception du monde, une façon d’être et de faire, une projection de son rôle au sein de l’UE qui est liée à la perception qu'il se fait de lui-même et de ses attentes. Ainsi se dessine une complémentarité naturelle au sein de l’Europe entre chacun de ses peuples, comme entre les différents organes dans un corps. On a besoin du « pourquoi », du « comment » et du « combien » pour qu’un projet puisse exister. De ce fait, pour que le projet européen fonctionne, cette complémentarité doit être entendue et respectée, comprise et encouragée. Dans le cas contraire, chaque pays a tendance à se replier sur lui-même en ayant le sentiment de devoir choisir entre perdre son identité, renoncer à lui-même ou à la survie ou à la prospérité économiques telles que proposées par les politiques économiques bruxelloises. Méconnaître ou ne pas comprendre ces singularités et ne pas en tenir compte est une façon de nier ce qui fait la richesse de l’Europe : la diversité de ses peuples qui, alors, n’acceptent plus le commun.
L’immanence du génie européen
11 À l’inverse du génie européen, les politiques bruxelloises prétendent fusionner les peuples par le haut, au lieu de partir de leurs singularités pour les associer au travers de projets communs. Depuis quinze ans, l’Europe régresse économiquement dans le monde alors que les politiques économiques, monétaires et budgétaires uniques, de libre échange et de libre concurrence s’y développent. Les politiques bruxelloises sont devenues de fait – depuis la chute du mur de Berlin et l’élargissement de l'Union sans approfondissement – contraires au génie européen qui faisait du commun à partir de la diversité des peuples. C’est le pays le plus autonome qui s’en extrait le premier alors que la montée des populismes, nationalismes et intégrismes religieux dans l’ensemble des pays européens exprime de façon criante l’incompréhension que les dirigeants des institutions européennes ont des peuples européens et leur éloignement progressif de ceux-ci. Les peuples ne se sentent ni compris ni entendus ni surtout respectés dans ce qu’ils sont. Bruxelles semble leur imposer de plus en plus, tel un « surmoi » prétendant fixer un intérêt supérieur, des politiques économiques et monétaires uniques, de libre échange et de libre concurrence de plus en plus contraignantes, sans tenir compte des façons d’être et de faire de ces différents peuples.
12 Cette conception économiste de la société et de la construction européenne montre clairement ses limites. Les peuples ne se limitent pas à des ensembles économiques. Ce n’est pas l’économie qui fait la société mais la société qui fait l’économie. Les institutions européennes, devenues froides et technocratiques, auto-entretenues, ne sont plus en mesure de susciter l’enthousiasme ni l’envie. Les peuples ne s’y retrouvent plus, ce qui entraîne un repli sur eux-mêmes et sur leur mode de fonctionnement, sans prendre en compte ce qui les relie aux autres et les rend complémentaires. Dès lors, chaque peuple tourne à vide dans sa propre logique de fonctionnement qui, de ce fait, dysfonctionne car celle-ci n’est régulée ni par la perspective d’un projet ou d’un avenir communs, ni par l’idée de la richesse de la différence et d’une interdépendance assumée. C’est notamment ce que nous venons d’observer avec la Grande-Bretagne à propos du Brexit.
13 Ayant toujours en tête ce qui leur permettra de leur rapporter un bénéfice, les Britanniques se retrouvent, après le référendum, dans une situation paradoxale dans laquelle ils risquent de perdre, par cette décision, ce qui faisait leur force, notamment économique. De surcroît, cette nation ayant un « moi » solide se retrouve totalement désunie avec des dirigeants pro-Brexit qui n’assument pas leur victoire et se trouve confrontée à la perspective de perdre l’Écosse et l’Irlande du Nord en raison de ce choix de quitter l’Europe alors que ces deux « régions » restent fortement proeuropéennes. De la même façon, la France, en quête d’un « surmoi », doute d’elle-même et est entrée dans une phase de dépression qui l’empêche d’assumer son rôle et d’impulser sa vision du projet européen. On observe son incapacité actuelle à relancer ce projet pour lui donner de l’envergure et retrouver son « âme » en proposant un dépassement commun, alors que le besoin s’en fait cruellement sentir. Elle n’ose pas, notamment, affronter son contentieux avec l’Allemagne sur l’orientation à donner à l’UE.
14 Ce sont ainsi les politiques économiques issues de l’imaginaire allemand qui s’imposent partout : politiques monétaires et budgétaires draconiennes, libre échange et libre concurrence, soit l’inverse du génie européen issu du bon assemblage de nos diversités et de la concertation des États membres. Avec la crise des réfugiés, le nationalisme progresse partout, notamment en Europe centrale, y compris au sein de l’Église catholique – ce dont s’est alarmé récemment le pape François. Ainsi, chaque peuple s’enferme dans un mode de fonctionnement qui lui est propre lorsqu’il intervient sans tenir compte de ce qui l’unit aux autres. En sortant de la logique de l’intérêt commun, les pays entrent dans un dysfonctionnement qui les dessert et porte un coup grave au système dans son ensemble, c’est-à-dire à l’UE qui risque d’entrer dans une phase de morcellement, comme on l’observe à l’heure actuelle. En Europe, comme dans le reste du monde, ce sont les peuples qui font le gouvernement des hommes et tissent les rapports sociaux, et non l’économie qui fait de l’extérieur les sociétés. Pour accepter et s’approprier le réel, c’est au sein de chaque société européenne que doivent se trancher le bon, le juste et l’efficace. Alors la polyphonie européenne pourra pleinement se déployer.
Pour une Renaissance européenne ?
15 Lorsqu’un élément quitte le système, il montre que ce dernier dysfonctionne et nécessite un changement, une remise en question, pour trouver un nouvel équilibre ou une refondation. Au niveau européen, une Renaissance ne sera possible qu’en revenant à l’un des fondamentaux du génie européen : la diversité de ses peuples. Cela pourrait passer par la prise en compte de la polyphonie de ceux-ci, en l’envisageant comme une richesse, pour l’exprimer dans l’organisation des institutions européennes mais aussi dans la démocratisation de l’ensemble du processus. C’est aussi en entendant que les institutions européennes ne devraient pas se faire contre les souverainetés des pays mais en les respectant, ce qui impliquerait de mettre plus largement en œuvre le principe de subsidiarité. L’UE n’a pas vocation à prendre en compte tous les aspects de la vie des peuples mais ce qui concerne les intérêts et problèmes communs. Or, ils sont nombreux et tiennent à une définition (qui se devrait d’être similaire) des enjeux et menaces auxquels nous sommes confrontés, afin d’être en mesure de mettre en œuvre une politique de sécurité et de défense collective appuyée sur une véritable politique étrangère commune. Le cœur du processus communautaire – le marché unique – ne devient dès lors que l’une des pierres de l’édifice sans en être l’essentiel. L’enjeu serait d’engager les États membres à être souverains ensemble à partir de leur singularité, c’est-à-dire en attendant de chacun ce qu’il est en mesure de donner, compte tenu de sa façon de fonctionner et de l’exprimer dans l’organisation des institutions européennes, tout en les invitant à se projeter ensemble dans une direction qu’ils auront choisie. Pourquoi ne pourrait-on pas envisager un bilan, une remise à plat de ce qui fonctionne et dysfonctionne au niveau européen en associant les peuples par des consultations de la société civile qui ne seraient pas des référendums et dont la responsabilité incomberait à chacun des États ?
16 Une redéfinition de la notion de bien commun est indispensable pour comprendre ce qui nous unit en tant qu’Européens, les valeurs qui sont les nôtres, ce qui fait notre spécificité afin de donner un nouvel élan à l’UE. Ce n’est qu’à partir du moment où nous accepterons de considérer une vision commune, un dépassement commun permettant à chacun des peuples d’aller vers la partie la plus haute de lui-même, que quelque chose de différent pourra voir le jour. Alors l’Europe éclairera la mondialisation des raisons profondes de sa crise et des façons de s’en sortir : remettre la gouvernance des choses au service du gouvernement des hommes.
Notes
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Ces analyses et réflexions sont pour partie issues de deux années de recherche sur « Identité, mémoires et imaginaires des peuples européens », animées par Anima Mundi et le Collège des Bernardins, et de son colloque conclusif en mai 2015, disponibles sur Facebook et le site internet du Collège des Bernardins.