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Article de revue

Expositions

Pages 107 à 111

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Madrid fête le maître des signes, des plaisirs et des tourments

Jérôme Bosch. L’exposition du V e   centenaire. Musée national du Prado, rue Ruiz de Alarcón 23, Madrid. Informations et réservations : www.museodelprado.es

Ouvert tous les jours de 10 h à 22 h (dimanche et jours fériés de 10 h à 21 h). • Jusqu’au 11 septembre.

1 Le 9 août 1516, les membres de la confrérie de Notre-Dame sont réunis dans leur chapelle de l’église Saint-Jean de S-Hertogenbosch, une cité des Pays-Bas connue en français sous le nom de Bois-le-Duc. L’un des leurs vient de mourir, frappé par une épidémie. Cet homme s’appelle Jheronimus van Aken. Il est peintre. Il signe Jheronimus Bosch. Quelques années plus tard, son nom apparaît dans l’énumération des frères disparus de la confrérie. Il est qualifié d’« insignus pictor ». Au début du XVIsiècle, du nord au sud de l’Europe, les peintres ont enfin gagné la bataille pour sortir de leur statut d’artisans. Jérôme Bosch (vers 1450-1516) est un peintre insigne, un homme illustre comme on le disait des plus grands.

2 Un demi-millénaire après sa mort, le musée du Prado de Madrid, qui possède six de ses œuvres, lui consacre la plus extraordinaire rétrospective de tous les temps. Les célébrations ont commencé à S-Hertogenbosch, mais il y manquait le plus célèbre des tableaux de Bosch, Le jardin des délices (vers 1490-1500) qui alimente les contes et légendes de l’art depuis plus d’un siècle et dont le fourmillement d’images provoque une totale stupéfaction. Au Prado, Le jardin des délices est accompagné par 20 des 24 ou 25 tableaux attribués à Bosch avec une certitude suffisante, par 8 de ses 11 à 15 dessins connus et reconnus et par une vingtaine d’œuvres de son atelier ou de ses suiveurs.

3 En 1520, Albrecht Dürer (1471-1528) voyage aux Pays-Bas à la recherche de commandes. Il tient un carnet où il raconte ses observations et décrit les œuvres remarquables. Il fait étape à Bruxelles et visite le palais de Henry III de Nassau-Breda dont la collection de peinture est célèbre et compte notamment Le jardin des délices commandé à Bosch par Engelbert II de Nassau-Breda quelques décennies auparavant. Dürer n’en dit rien et ne mentionne pas son contemporain. Peut-être le triptyque était-il fermé. Dans cette position, Le jardin des délices est une peinture en grisaille représentant une double demi-sphère terrestre et céleste dont le cercle horizontal esquisse un paysage étrange et discret, rien de l’explosion de symboles qui se cachent à l’intérieur.

4 Quand il reçoit commande de cette peinture, Bosch a une trentaine d’années. L’importance du commanditaire et celle de la commande prouvent qu’il est déjà installé et jouit d’une solide réputation au-delà des limites de S-Hertogenbosch. Il est l’enfant d’une famille de peintres depuis six générations. Il a épousé une femme aisée de la cité. Il est à l’abri du besoin et habite la partie riche de la Place du marché, dans un logement d’où il peut observer d’en haut une activité changeante et agitée. Il a un peu voyagé, à Venise sans doute où il a pu rencontrer les artistes italiens de la fin du XVsiècle et la révolution formelle qui est en cours. Mais, malgré l’étourdissement que produit aujourd’hui l’imagerie profuse de ses peintures, ce n’est ni un expérimentateur ni un aventurier de la vision comme Léonard de Vinci (1452-1519) dont il est le cadet d’à peine une dizaine d’années.

5 L’exposition du Prado entraîne le visiteur dans un paysage contradictoire. De loin, les peintures de Bosch sont calmes et équilibrées. Elles conduisent le regard de gauche à droite, de la clarté douce des verts tendres, des bleus légers et des roses édéniques aux noirs rougeoyants de l’Enfer. Elles laissent entrevoir des lacs miroitants, des arabesques lentes. Une construction paisible. De plus près, c’est terrible. L’œil est aspiré dans un dédale peuplé de jolies figures menacées par de petits monstres. Une transfiguration qui va toujours du meilleur au pire, de la félicité à la damnation. Rien n’est sûr, rien n’est exactement ce que nous voyons. La clé est perdue. L’est-elle ?

6 Le 500anniversaire de la mort de Bosch et les expositions destinées à le célébrer ont permis la restauration de plusieurs de ses polyptyques les plus célèbres et l’étude scientifique des dessous de ses peintures. Au Prado, Le jardin des délices est accompagné par deux grandes images en radiographie et en réflectographie infrarouge de son panneau central. Ces images et d’autres explorations des couches picturales ont fait apparaître les procédés de composition et la technique d’exécution qui sont en partie masqués par la surface définitive.

7 Ces observations confirment ce dont la vision du triptyque donne l’intuition, celle d’une construction en étoile centrée sur le bassin circulaire situé aux trois cinquièmes de la hauteur et de tracés horizontaux courbes en forme de fuseaux se développant autour du centre de l’étoile et s’échelonnant de bas en haut. Cette construction permet d’unifier l’ensemble comme un seul espace visuel et de le fractionner en plusieurs sous-espaces partiellement indépendants dans lesquels le peintre peut disposer les personnages et les objets. Elle trouve son origine dans les miniatures et les livres d’Heures médiévaux, c’est-à-dire dans une logique de petites images visibles en totalité. Elle diffère profondément de la perspective calculée qui triomphe en Italie depuis le milieu du XVsiècle.

8 La radiographie et la réflectographie révèlent aussi des ajustements successifs dans la position ou dans la forme des éléments figurés. Bosch ne passe pas par le transfert exact d’un dessin préparatoire. Il dispose d’un répertoire iconographique formalisé par des dessins (dont quelques exemples figurent dans l’exposition) qu’il déploie empiriquement au cours de la mise en place. Le processus de création continue pendant la première phase de l’exécution et donne de la souplesse à la composition. Il favorise l’adaptation des détails les uns par rapport aux autres et leur insertion dans la grille de construction. Il fonctionne comme une écriture libre organisée par un plan qui met le spectateur dans la disposition d’un lecteur attentif aux mouvements d’un texte.

9 Le modèle perspectif italien a pris le pas sur tous les autres en Europe à partir du XVIet jusqu’au milieu du XIXsiècle. Bien qu’il ait été contesté et dépassé depuis par de nombreux artistes, il reste le schéma visuel à partir duquel sont encore perçues les images. C’est à l’aide de ce schéma inadapté et contradictoire avec celui de Bosch que les spectateurs entrent en contact visuel avec son œuvre. Le choc en est d’autant plus fort. Tout paraît sens dessus dessous, sans logique, sans raison et réglé par un ordre caché. C’est pourquoi aucune œuvre n’a donné lieu à autant d’interprétations.

10 Bosch aurait fait partie de la secte des adamites qui vénéraient l’Éden d’avant la chute. Il aurait été astrologue. Il aurait pratiqué un langage codé et secret pour échapper aux foudres de l’Église officielle. Il aurait utilisé des drogues et participé à des rituels soutenus par des stupéfiants. Il aurait été initié au tarot divinatoire. Il aurait été alchimiste et ses images témoigneraient de ses expériences. Il serait l’un des premiers, voire le premier, à avoir exploré les profondeurs de l’inconscient. Ses oiseaux, ses corps dénudés, ses personnages singuliers, ses arbres humanisés, ses extases, ses tortures et le silence qui les entoure auraient le rythme des rêves et viendraient de lui. Les surréalistes étaient fascinés par ce qu’ils en voyaient parce qu’ils croyaient s’y trouver. D’autres considèrent qu’il illustre simplement des proverbes et la sagesse populaire.

11 Si beaucoup de détails et d’images de Bosch restent mystérieux, ses sources en général n’ont rien d’un mystère. Il se réfère à l’Ancien et au Nouveau Testaments, aux récits des vies de saints comme ceux de la Légende dorée, aux textes de saint Augustin ou aux manuscrits enluminés relatant des légendes médiévales comme Les visions du chevalier Tondal. Il y puise les thèmes de ses tableaux qui correspondent aux préoccupations de ses contemporains, à un moment où apparaissent les prémices d’une crise religieuse qui va conduire à la Réforme (les thèses de Wittenberg de Martin Luther ont été rédigées un an après la mort de Bosch).

12 Cette crise naissante n’entrave ni la peinture ni la compréhension qu’il est possible d’en avoir aujourd’hui. Malgré sa richesse symbolique, cette peinture est simple. Simple comme ces paysages qui servent de décors à la scène, comme ces étendues à l’horizon bas. Simple comme une rencontre avec la révélation, celle du Christ pour les rois mages ou de la tentation pour saint Antoine. Simple aussi dans la destinée et la construction du récit, avec l’Éden perdu presque toujours à gauche, la vie foisonnante grandiose et menacée par la chute au centre, et l’Enfer ou le Jugement à droite. La multitude et l’accumulation des signes reposent sur un système stable et solide, venant directement de la tradition picturale du nord de l’Europe, celle de Jan van Eyck ou de Rogier van der Weyden.

13 L’époque de Bosch est compliquée, aussi compliquée que la nôtre. Les voyages transocéaniques et les découvertes astronomiques renversent une image du monde centrée sur l’Europe, sur une seule religion et sur une seule humanité. L’imprimerie permet la diffusion des textes sacrés et leur lecture individuelle. La gravure répand les images du nord au sud et du sud au nord. Bosch ne semble pas entraîné dans la surenchère et dans la fuite en avant. Il ne cherche pas à prendre la tête du peloton des inventeurs, il tient la barre de la tradition avec une virtuosité et une variété qui la rendent aimable. Il la pousse dans ses derniers retranchements un peu comme son contemporain du Sud italien, Sandro Botticelli (1445-1510), qui, après avoir chevauché les légendes antiques et s’être précipité dans la nouvelle pensée, se replie sur une foi ancienne et sur les techniques picturales des maîtres de la génération précédente.

14 La liberté des signes est d’autant plus grande qu’elle est appuyée sur du roc.

Le tic-tac explosif des peintures de Paul Klee au Centre Pompidou

Paul Klee. L’ironie à l’œuvre. Centre Georges-Pompidou, Paris IVe.

Infos et réservations : www.centrepompidou.fr

Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. • Jusqu’au 1er août.

15 Une exposition Paul Klee (1879-1940) à Paris a tout l’air d’une exception. Sa dernière rétrospective parisienne date de 1969 et la précédente de 1948. Elles ont eu lieu toutes les deux dans l’ancien Musée national d’art moderne du Palais de Tokyo bien avant l’ouverture du Centre Pompidou. Paul Klee. L’ironie à l’œuvre réunit 230 peintures et dessins (plus quelques petites sculptures, dont ses célèbres marionnettes fabriquées pour son fils Felix). Le parcours commence par les caricatures de jeunesse ; il place d’emblée cette exposition sous le signe du premier romantisme allemand et de l’ironie telle que la définit Friedrich Schlegel dans un texte de 1797-1798 : « Il y a des poèmes, anciens et modernes, qui exhalent de toute part et partout le souffle divin de l’ironie. Une véritable bouffonnerie transcendantale vit en eux. »

16 Cette lecture est adaptée aux débuts où des personnages bouffons rencontrent des situations qui le sont tout autant. Si elle met en valeur une veine qui traverse toute l’œuvre de Paul Klee, elle en oriente un peu trop la perception si l’on considère la totalité de l’exposition. On y retrouve heureusement les grandes étapes d’une réflexion unique dans l’histoire de l’art du XXsiècle. Peu de peintres répondent en effet avec autant de vivacité aux rencontres et aux situations qui remettent en question leur confort, s’il commence à s’installer.

17 Quand il découvre le cubisme, Klee en donne une interprétation personnelle qui structure durablement la manière dont il utilise l’espace et les couleurs. Quand il va en Tunisie, juste avant la Première Guerre mondiale, il en revient avec un nouvel usage de la lumière. Quand il est mobilisé à l’arrière dans l’aviation à partir de 1916, il assimile la dimension graphique de la puissance mécanique et en fait une sorte de maladie qui envahit sa peinture. Quand il répond à l’appel de Walter Gropius et entre au Bauhaus en 1920, il se trouve rapidement confronté aux aspirations constructivistes des professeurs et des élèves ; il dialogue avec eux dans ses œuvres et en tire une vision de l’art qu’il développe dans son journal et dans ses cours. Quand il visite la rétrospective Picasso au Kunsthaus de Zürich en 1932, il teste dans ses propres travaux les lignes sinueuses et circulaires qu’il a observées dans les tableaux du maître espagnol.

18 L’ironie de Klee est indéniable. Et sa capacité à la faire souffler dans ses œuvres est renforcée par le soin qu’il consacre à leur trouver des titres qui font surgir une image dans l’image. Mais quel que soit l’esprit qu’il y met, quelle que soit la pensée philosophique qu’il élabore à partir d’elles, l’art est pour lui une activité pratique qui consiste à « rendre visible » (l’expression connue est de lui). Et, pour y parvenir, il en maîtrise les moyens plastiques avec la précision d’un horloger. Chacune de ses peintures, aussi petite soit-elle ou justement parce qu’elle l’est, est une mécanique implacable. Parmi les 230 peintures accrochées aux cimaises du Centre Pompidou, beaucoup ont un potentiel explosif dont on a l’impression d’entendre le tic-tac à chaque croisement de lignes, à chaque contact de couleurs.

19 C’est en particulier le cas dans un petit espace isolé où sont présentées deux d’entre elles, acquises par Walter Benjamin et séparées depuis que ce dernier dut prendre le chemin de l’exil et qu’il s’est donné la mort en 1940 à la frontière espagnole, de peur d’être pris par les nazis : Présentation du miracle (1916) et Angelus Novus (1920). La première accumule les signes, les figures, les formes emboîtées et produit un espace immense, malgré sa taille minuscule. La seconde est une figure inquiétante par sa simplicité et sa posture, aussi accueillante que repoussante. Bien qu’il ait considéré la première comme « le plus beau de tous les tableaux », Benjamin ne l’a jamais commentée. Il a souvent écrit sur la seconde, notamment qu’il s’agissait d’une métaphore des désastres de l’Histoire et il a entraîné une avalanche de commentaires après les siens. D’une part, un silence qui renferme la puissance de la « beauté ». De l’autre, une parole qui repose sur presque rien et ne peut plus s’arrêter.

20 Les 230 peintures et dessins de Klee sont accrochés dans la petite galerie du Centre Pompidou alors qu’au moment de l’inauguration, l’exposition Anselm Kiefer – fermée depuis – ne proposait que 150 œuvres, dont une cinquantaine de tableaux géants, dans un espace deux fois plus grand. Klee était un pédagogue. Qu’a-t-il donc à enseigner au XXIsiècle ? Ceci peut-être : l’efficacité ne tient ni au format, ni à la débauche de moyens, ni à la violence du cri.

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