Notes
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Chocolat, la véritable histoire d’un homme sans nom, Gérard Noiriel, Bayard, 2016.
Intégrale Frederick Wiseman
Vol. 1, 1967-1979, Coffret 13 DVD, Blaq Out
In Jackson Heights
film documentaire américain (3 h 10) Dans les salles Frederick Wiseman : dans la vie
1 Voilà presque cinquante ans que Frederick Wiseman filme à un rythme quasi-annuel les institutions américaines et françaises. La parution en DVD du premier volume de sa monumentale intégrale sous-titrée est un événement en même temps qu’un objet de référence que l’on peut acquérir sans craindre qu’il se périme un jour. Car ce natif de Boston qui fête ses 86 ans en 2016 ne se contente pas, loin de là, de « documenter » le monde qui l’entoure. Il monte, plan à plan, quelque chose comme l’équivalent cinématographique de la vie en société, des relations entre humains, de la façon dont ceux-ci tentent de transformer le monde en travaillant, et de se frayer un chemin, parfois en titubant, entre la loi et la liberté. Des plans glaçants de détenus mis à nus dans leur cellule du pénitencier psychiatrique de Titicut Follies, son entrée en cinéma alors qu’il enseignait encore le droit à Harvard (1967), à la non moins inquiétante simulation de guerre à laquelle se livrent les troupes américaines de l’OTAN en Allemagne dans Manœuvre(1979), ce sont pourtant de profonds décalages avec le monde social comme il va qu’il donne à voir : dans ce premier pan d’une œuvre encore en cours, les films sont, en effet, hantées par une violence historique double, quoi que jamais mentionnée directement : d’une part la guerre du Vietnam, dont on entend l’écho dans le final poignant de High School, chronique de la vie d’un lycée de Philadelphie : « Je ne suis qu’un corps qui fait un travail », écrit trop humblement un ancien élève depuis le Vietnam, dans une lettre que lit avec fierté la directrice de l’établissement à ses élèves le jour de la remise des diplômes. Autre malaise, plus souterrain mais plus déshumanisant encore, l’impression sourde que les deux films que Wiseman consacre aux animaux à cette période, Primate(1974) et Meat(1976), déplacent sur le monde animal une atteinte faite à l’humain pendant la Seconde Guerre mondiale. Le premier montre les activités d’un centre de recherches où la vivisection des singes est monnaie courante. Sans commentaire ni entretien (c’est le principe de tous ses films, jamais discursifs), Wiseman nous donne à voir, sidérés et incrédules, la mort d’un animal dans la continuité d’une séquence. Dans Meat, c’est toute la chaîne alimentaire des bovins qui est suivie, du moment où ils sont amenés dans un lieu où ils doubleront en poids, à leur abattage et au débit de vendeurs qui négocient de grosses commandes auprès de boucheries industrielles.
2 Cette part brutale – et pour ces deux films, frontale – est pourtant l’exception : la menace oblique qui rôde dans les parages pour l’humain, ailleurs occupé au contraire à survivre par la parole, à perpétuellement négocier. Cette magnifique qualité, qui fait du moindre passant, du clochard le moins éduqué, un représentant de l’idéal démocratique américain, éclate avec une perfection formelle et narrative dans le chef-d’œuvre de 1975 qu’il consacre à un centre de sécurité sociale new-yorkais. Welfares’intéresse, en effet, au marathon bureaucratique que des filles-mères, des anciens drogués ou des couples mal séparés doivent accomplir afin de toucher leurs aides sociales. De queues en bureaux, de bonne volonté administrative en mensonges éhontés, de propos racistes en esclandres rhétoriques, c’est bien plus qu’une description qui nous est proposée. Non seulement l’opérateur de Wiseman, William Brayne, y capture en 16 millimètres noir et blanc une émouvante galerie de visages, mais c’est tout une constellation sociale et existentielle qui s’en dégage. Monsieur Hirsch, jadis « chercheur en parapsychologie » mené de bureau en bureau, monologue sur son attente : « J’attends Godot ! C’est-à-dire : la justice, l’équité, dans ce pays démocratique. J’ai toute la patience du monde… ». Toute la patience du monde : c’est celle que possède également Frederick Wiseman, montant lui-même, des mois durant, le matériau dont le sens et ma construction dramaturgie ne se bâtissent que peu à peu, comme une architecture aussi puissante qu’invisible.
3 In Jackson Heights, son film sorti le 23 mars dernier, renoue avec l’agitation du monde tel qu’il va, après de multiples et splendides passages dans des instituions où les arts avaient la part belle, de l’Opéra de Paris à la National Gallery de Londres. Les prépositions et les articles (ou leur absence) importent dans les titres de Wiseman : National Gallery, sans le The, conférait au musée anglais une dimension générique dans un film traversé par l’utopie d’une parole (pédagogique, muséale, artistique, artisanale) qui pourrait faire voirla peinture. De même, dans le précédent opus tourné dans la grande université de la côte ouest, At Berkeley, la préposition condense dans le présent du tournage les couches historiques et politiques de ce haut-lieu de l’intelligence et de la recherche mais aussi de la subversion des années 1960. À quoi renvoie donc le « In » de In Jackson Heights ? Le cinéaste s’est installé dans le quartier extrêmement mélangé du boroughdu Queens, à New-York, qui compterait paraît-il 167 langues parlées. Il ne se confine donc pas entre les murs d’une institution comme il l’a souvent fait (un tribunal pour enfants dans Juvenile Court, un hôpital dans Hospital, un monastère dans le saisissant et rare Essene…) mais saisit dans divers lieux, rue comprise, ce qui compose un quartier. En ouvrant le film sur des vendeurs de rue en tenue musulmane puis en filmant la séquence suivante dans le « Jewish Center » où la communauté sud-américaine commémore le meurtre d’un homosexuel sans abri il y a 25 ans, Wiseman pose d’emblée le cosmopolitisme comme un sujet à la fois organique (la vie d’un lieu, la sédimentation des origines et des vagues d’immigration) et politique (le notable venu parler à la tribune dit en plaisantant qu’il n’aurait pas dû commencer à énumérer les différentes nationalités, craignant de susciter la colère de celles qu’il n’a pas citées). Mais bientôt le regard sociologique cède le pas à l’intime, lorsque discutent des femmes âgées qui s’interrogent sur le soin qui leur sera apporté à domicile ; puis on comprend que la synagogue est aussi une maison de quartier, plus séculière qu’autre chose : la métamorphose du quartier, des fonctions de ses différents lieux de rassemblement, est en cours et semble ne jamais s’arrêter. Rarement le cinéma a été capable de montrer ces modifications, car elles sont a priori invisibles à l’œil nu. Mais Wiseman, qui sur ses tournages tient toujours la perche et pas la caméra, est à l’écoute de ce qui, dans le dialogue, rend compte de ces changements. L’écoute n’est pas seulement la sienne, dans ses films, mais aussi celle de ceux qu’il filme, réalisant toujours d’admirables plans de coupe, par exemple dans une laverie où a lieu un concert. À l’image de ce laundromatdevenu salle de concert, ce sont bientôt tous les lieux qui apparaissent « feuilletés », augmentés d’usages non prévus par leur fonction initiale : aussi le groupe de chrétiennes qui nettoie bénévolement le trottoir se voit-il « embauché » par une passante qui va voir son père à l’hôpital et leur demande de prier : aussitôt dit, aussitôt fait. De cette promptitude à faire feu de tout bois dans le tissu urbain, Frederick Wiseman ne montre pas cependant uniquement l’aspect créatif ou le détournement cocasse : à mesure que le film avance apparaît sous la chronique apparemment désordonnée un processus relativement lent mais sûr : l’embourgeoisement de Jackson Heights, à coup de fortes augmentations de loyer et de dealsimmobiliers, menace justement de porter atteinte à la mixité, à la variété de ce patchwork. Les trois heures dix du film sont tout à fait justifiées, qui insufflent ce sentiment de « la vie même », sa vibration, en même temps que le sentiment qu’une logique commerciale bien connue hâte le cours des choses et menace l’intérieur, le « In » du titre. Si le film se clôt sur un feu d’artifice de 4 juillet, ce n’est pas pour célébrer triomphalement l’américanité, devine-t-on, mais pour questionner le jour où on célèbre la notion même d’indépendance.
4 Charlotte Garson
Retour sur Chocolat
de Roschdy Zem, film français (1 h 59), avec Omar Sy, James Thierrée, Clotilde Hesme... Dans les salles
5 Entamé en 2009, le travail mené par Gérard Noiriel autour du clown Chocolat [1] avait d’abord une visée stratégique. Pour l’historien de l’immigration, il s’agissait de fournir le matériau à un spectacle capable de sensibiliser les plus jeunes au problème des discriminations. Soucieux d’éviter le moralisme, Noiriel prit le parti d’interroger la société française à travers le prisme du rire. C’est une note de bas de page qui le mit sur la piste de Rafael Padilla, ancien esclave cubain devenu mime, danseur et comédien à Paris au tournant du XXe siècle. Se produisant notamment pour l’aristocratie – qui voyait dans le cirque, seul spectacle à faire du cheval son héros, une manière de renouer avec ses privilèges et sa gloire – Chocolat avait connu un triomphe sans égal, sa silhouette allant jusqu’à se décliner sur des supports publicitaires. Cette popularité était cependant ambivalente : assurant la fortune de Padilla, elle cristallisait les stéréotypes racistes du temps.
6 C’est cela même que Roschdy Zem a décidé de mettre en scène dans son quatrième long-métrage en tant que réalisateur : le rapport que Chocolat a, en tant qu’homme noir et artiste, au regard de l’autre, et la façon dont celui-ci façonne des places et des rôles. D’emblée détaché de son image (celle de l’effrayant sauvage, qu’Omar Sy congédie en un sourire une fois sorti de scène), il l’endosse chaque soir tel un costume. C’est sans doute sur ce point que Zem rejoint avec le plus d’acuité des revendications contemporaines qui s’entendent aussi bien dans la série américaine d’Aziz Ansari Master of None, que dans la polémique à propos des Oscars, jugés non sans raison trop « blancs ». Le souci n’est plus aujourd’hui, en France comme aux États-Unis, celui d’un accès à la représentation, ou même à une représentation positive. Il est dans la possibilité pour les acteurs « minoritaires » d’apparaître comme corps à la fois singulier et ordinaire, non-représentatif au sens où il n’aurait pas à porter le poids d’une origine ou d’une « race » ; ou alors comme une détermination parmi d’autres, et avec laquelle il est possible de jouer.
7 De ce point de vue, il n’y a pas à regretter que Chocolat resserre le propos de Noiriel. La beauté du livre tient à ce que l’historien, navigant aux marges de sa discipline, ne cesse de se montrer au travail – avec les risques, les hésitations, les impasses et les bonheurs que cela implique. Confronté tant au silence des archives qu’aux fantasmes dont sont pétris les très rares écrits consacrés à Chocolat, il use souvent des puissances de la littérature et de l’imagination, tant pour recomposer les structures sociales que pour retisser l’étoffe sensible des mondes que le clown aura traversés (la Havane coloniale, le Pays basque en voie d’industrialisation, le Paris de la Belle Époque). Comme Noiriel l’écrit, « en gardant le silence sur ta vraie vie, sous prétexte que je n’avais pas d’archives, je me suis peu à peu rendu compte que je risquais fort de cautionner le déni de mémoire dans lequel tu as été plongé. » Le film tire quant à lui sa beauté de son entière dévotion au problème du spectacle.
8 Lors du flash-back cubain, qui ouvre à deux reprises une brèche dans la représentation scénique, Zem montre l’esclavage autant comme un système de contraintes physiques que symboliques. L’expérience traumatique n’est pas pour le jeune Rafael celle du labeur ou des coups, mais celle de la vision de son père, serviteur de son état, contraint de faire le chien. Lui-même n’aura d’autre but que d’échapper tant au regard effrayé, et tétanisant, d’une petite fille au moment où il se présente non plus sous les traits d’une bête, mais d’un clown ; qu’à celui de ces aristocrates riant de le voir battu par son compère, Footit. Le film trouve dans ce duo, et le rapport que chacun entretient à la scène, sa part la plus vibrante. Alors que Chocolat tend à jouer pour quelqu’un (en général, une femme), au détriment de la performance scénique, Footit joue à la fois pour tout le monde et pour personne. C’est peut-être dans ce battement, cette division, que se tient la vérité du spectacle : il ne consolera jamais du monde qu’à devenir un monde en soi.
9 Raphaël Nieuwjaer
Midnight Special
de Jeff Nichols, film américain (1 h 51), avec Michael Shannon,Jaeden Lieberher, Kirsten Dunst... Dans les salles
10 C’est déjà la troisième fois que Michael Shannon tient le rôle principal d’un film de Jeff Nichols. Comme dans Take Shelter, il est ce père qui regarde le ciel, qui hésite à croire en l’incroyable, alors qu’il doit cette fois protéger son fils de 8 ans, Alton, érigé en messie par une secte en raison de ses pouvoirs divinatoires. Seulement, ces « illuminés » n’en sont rapidement plus, ou ne sont-ils plus les seuls à l’être, puisque Nichols chasse le rationnel et embrasse d’emblée le surnaturel. La décision est courageuse, mais elle restreint aussi le spectre narratif. Le film mise tout sur la sidération provoquée par les pouvoirs de l’enfant et se résume à une course-poursuite entre ceux qui veulent les préserver et ceux qui souhaitent les exploiter. Dans le récent Looper(Rian Johnson, 2012), cette trame esseulée d’un enfant extraordinaire mais persécuté n’en est qu’une parmi d’autres. Ici, on est tenté d’épaissir soi-même le récit, en y décelant une métaphore par exemple. Quand un homme d’âge mûr pénètre dans la chambre d’Alton et se retrouve à califourchon sur lui pour le forcer à délivrer sa prophétie, on suppose hâtivement que Nichols pourrait parler en creux de pédophilie. Un sous-texte que la mention ultérieure de voyages interstellaires saurait encore consolider, ayant à l’esprit qu’il s’agit d’un allié fréquent du refoulé dans la fiction, de Mysterious Skinde Gregg Araki à la série X-Files.
11 Mais cette lecture seconde reste dispensable, puisqu’on ne s’ennuie pas devant Midnight Special, aussi succinct et linéaire soit-il. Le cinéma de Jeff Nichols se rapproche d’un travail d’architecte tant sa mise en scène repose sur un assemblage visuel et sonore. Le tourbillon formel aidera les spectateurs les moins sévères à fermer les yeux sur ses emprunts éhontés au cinéma de Steven Spielberg, le cinéaste ne faisant ici que remâcher et élimer E.T.et Rencontres du troisième type.Du dernier, il reprend notamment la vision finale de la montagne, transformée cette fois en un édifice gigantesque. Comme son aîné, Jeff Nichols aura disposé au préalable les éléments menant à cette révélation : ce sont chez lui un bonhomme Lego dont le crâne semble le connecter au ciel ou le prénom « Alton » pour convoquer la notion d’altitude. Face à cette image terminale forcément subjuguante, Jeff Nichols abuse de « Spielberg looks », ces fameux regards béats des personnages en direction du hors-champ. La filiation spielbergienne est à son comble quand on s’aperçoit que le récit est avant tout affaire de réunification familiale. Or les parents de Midnight Specialsemblent moins se compléter que se succéder maladroitement dans leur transmission des sentiments. Jeff Nichols donne presque l’impression de se rattraper in extremisquand il offre sur le tard une première scène où la mère peut témoigner son amour à son fils. Dommage car pleurer aurait pu suffire à pardonner in fineles errances et les facilités passées.
12 Hendy Bicaise
Les Ogres
de Léa Fehner (2 h 24) Dans les salles
13 Une troupe de théâtre itinérant sillonne la France dans le désordre, le bruit et la fureur ; lorsque le convoi prend la route entre deux étapes, on déroge à bien plus qu’au code de la route : vivre intensément revient à jouer aux trompe-la-mort. Les Ogres est une évocation profondément autobiographique puisque Léa Fehner (qui a réalisé auparavant Qu’un seul tienne et les autres suivront, 2009) a grandi dans ce contexte. Ses parents interprètent ici leurs propres rôles d’entrepreneurs de spectacle au sein d’une meute débordant d’amour et de sauvagerie, de tendresse et de cruauté – la cinéaste parvient à saisir ces forces contradictoires comme des énergies qui font tenir l’édifice branlant. Le titre ne ment guère, la monstruosité rôde ici partout ; le spectacle dévore les êtres, les parents mangent leurs enfants, le groupe engloutit les individus. La troupe et ses membres fonctionnent comme un inconscient à ciel ouvert où tout finit littéralement sur la place publique du campement. Il y a, par ailleurs, quelque chose de renoirien dans ce film basé sur une circulation perpétuelle entre la vie et le spectacle – principe ici annoncé dès la scène d’ouverture. On pense tout particulièrement à French cancan (1954), aussi parce que le chef de troupe représente une variation du personnage de Danglard (Jean Gabin) chez Jean Renoir, un être au bord de l’abîme mais sans cesse relancé par l’amour du spectacle.
14 Arnaud Hée
Visite ou Mémoires et Confessions
de et avec Manoel de Oliveira, film portugais (1 h 08), avec les voix de Diogo Dória et Teresa Madruga. Sortie le 6 avril.
15 Ce long-métrage posthume du grand Manoel de Oliveira, décédé le 2 avril 2015 à l’âge de 106 ans, fut tourné en 1982, à un moment de crise où l’auteur s’apprêtait à vendre sa maison, vaste propriété qu’il habitait encore avec sa femme. Urgence financière de mauvais augure pour un cinéaste alors âgé de 73 ans, qui n’avait réussi à tourner que six films et ne se doutait pas qu’il en achèverait encore une bonne vingtaine sur plus de trois décennies. Les grilles de la propriété s’ouvrent à une caméra mobile, fureteuse, qui exécute, pour ainsi dire, un dernier inventaire avant « liquidation », sur un beau texte de la romancière portugaise Agustina Bessa-Luís, figurant le dialogue élégiaque d’un couple de visiteurs indéfinis. Au milieu de cela, le cinéaste apparaît en personne, de son bureau, et s’adresse à la caméra pour s’adonner, archives familiales à l’appui, à un véritable « ecce homo », disant avec concision sa jeunesse, son mariage, ses enfants, sa foi catholique, sa fascination pour l’histoire du Portugal, son incarcération sous Salazar, son amour de la terre, exposés avec une simplicité et une franchise bouleversantes, à mille lieues de l’intellectualisme qu’on a longtemps reproché à ses films. À la fin, Oliveira consacre quelques mots à cet art indéfinissable auquel il s’est voué sur le tard et affirme, à l’occasion d’un appel vibrant, sa profonde croyance en la fiction, le studio, et l’artifice, trois « lieux » pour lui essentiels où se forgent le travail et les rêves du cinéaste.
16 Mathieu Macheret
Suite armoricaine
de Pascale Breton (2 h 28) Dans les salles
17 Françoise, historienne d’art, revient enseigner sur le campus de Rennes où elle fut jadis étudiante : « J’ai été moi aussi à votre place sur ces gradins », confie-t-elle avant de traduire pour ses élèves l’inscription des Bergers d’Arcadie de Poussin : « Moi aussi, j’ai été en Arcadie ». Cette terre idyllique, la Bretagne de son enfance, l’exilée devenue parisienne l’a oubliée. Son retour la plonge dans une moire de sentiments contradictoires. Difficile pour Françoise (interprétée par la lumineuse actrice de théâtre Valérie Dréville) de se rappeler le breton que parlait son grand-père rebouteux, difficile de renouer avec d’anciens camarades « rockeurs » aux destinées chaotiques ou moroses… La durée atypique du film permet à Pascale Breton de dépasser le portrait pour ancrer dans l’architecture années 1960 du campus de Villejean, un romanesque nourri par l’histoire parallèle de Ion, étudiant en géographie amoureux d’une aveugle. Les trajectoires sont celles d’un décillement : de même que Ion, dans une séquence à la portée métaphorique, ajuste les lentilles d’un stéréoscope, Françoise va apprendre à accommoder son regard sur une Arcadie qui n’est plus tout à fait la même, ni tout à fait une autre – d’où un procédé de montage appliqué à trois moments, filmés chacun selon deux points de vue différents. À la faveur de sa structure musicale, Suite se détache lui aussi, comme à regret, de son scénario parfois trop écrit pour s’ouvrir aux saisons, aux paysages, à l’altérité sociale.
Remember
d’Atom Egoyan (1 h 33) Sortie le 23 mars
18 On est tenté de rapprocher Zev Gutman, le protagoniste de Remember atteint d’amnésie à court terme, d’Atom Egoyan lui-même : le réalisateur sort d’une quinzaine d’années sans doute artistiquement oubliables, lui qui avait réalisé les beaux The Adjuster et De beaux lendemains dans les années 1990. Il est enfin prêt à aller de l’avant, comme son héros vieillissant qui prend la route pour accomplir une ultime mission : régler son compte à Rudy Kurlander, l’homme qui aurait assassiné sa famille à Auschwitz soixante ans plus tôt. Plus d’un demi-siècle de gestation pour une vendetta, rien que pour cela Remember est une œuvre précieuse : il s’agit sans doute de la dernière à raconter au présent une intrigue autour de la Seconde Guerre mondiale, avec ses survivants et fugitifs âgés de 90 ans. Egoyan cristallise la fragilité de la quête quand Zev se retrouve dans le lobby d’un hôtel face à une cascade artificielle qu’il effleure d’un doigt, déformant sa silhouette. Ce « rid’eau », les jambes du héros, sa mémoire, tout vacille, mais rien ne s’écroule parce que le cinéaste est conscient de la place de son film dans le spectre de la représentation de la Shoah. Pour autant, juste avant cette scène, Zev repasse la frontière états-unienne après une virée au Canada et observe aussitôt des cavaliers tout droit sortis d’un western ; si on leur laissait 90 minutes de plus, ce sont peut-être les affres du génocide amérindien qu’Atom Egoyan et son double d’un autre temps parcourraient maintenant à rebours.
19 Hendy Bicaise
Notes
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[1]
Chocolat, la véritable histoire d’un homme sans nom, Gérard Noiriel, Bayard, 2016.