Shadows d’Andy Warhol, le coup de maître d’un roi de l’esquive
1 Warhol Unlimited. Musée d’art moderne de la ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson, Paris XVIe. Rens. : 01 53 67 40 00 et www.mam.paris.fr . Ouvert tous les jours sauf lundi de 10 à 18 h (jeudi de 10 à 22 h) Jusqu’au 7 février
2 ■ Peut-on se passer d’Andy Warhol (1928-1987) ? Le Musée d’art moderne de la ville de Paris lui consacre une exposition intitulée Warhol Unlimited après Warhol Underground qui a fermé ses portes le 23 novembre au Centre Pompidou-Metz. L’hiver dernier, il était au Musée d’art contemporain de Marseille avec Warhol : Time Capsules. Tout cela moins de six ans après la présentation de ses portraits au Grand Palais de Paris, Le grand monde d’Andy Warhol, en 2009. Sans compter ses innombrables apparitions en guest star, comme c’est le cas en ce moment à Picasso.mania, encore au Grand Palais, où figurent plusieurs Tête d’après Picasso datant de 1985.
3 L’exposition du musée parisien est le résultat d’un prêt rare consenti par la Dia Art Foundation de New York, les 102 toiles sérigraphiées et peintes, de 193 x 132 cm, se développant sur plus de 130 mètres, commandées en 1978 par les mécènes Heiner Friedrich et Philippa de Menil et exposées pour la première fois à la galerie Heiner Friedrich en 1979. Le titre de cette œuvre gigantesque, Shadows, vient du motif qui a servi de base à la sérigraphie, une ombre photographiée par Andy Warhol dans son atelier. Pour l’exposer, le Musée d’art moderne de la ville de Paris a dû inverser le parcours habituel de ses expositions monographiques et libérer ainsi un immense mur courbe qui provoque un effet de profondeur renversant.
4 Warhol Unlimited aurait pu se contenter de ce tour de force spectaculaire. Il n’en est rien. Ceux qui pensent que Warhol n’est qu’un personnage astucieux qui s’est servi du star-system et de l’auto-publicité pourront y trouver au contraire un peintre soucieux d’approfondir les moyens de la peinture en prenant appui sur les images que diffuse massivement la société américaine à partir de la deuxième partie du XXe siècle. Le parcours est organisé pour conduire vers Shadows et permettre au visiteur d’y voir plus qu’une formidable occupation narcissique de l’espace. Car l’œuvre d’Andy Warhol est l’objet d’un malentendu qui vient des images qu’il a reprises et multipliées, Jackie Kennedy, Élizabeth Taylor, Mao, Marilyn Monroe, les chaises électriques, les têtes de vaches, les fleurs, les boîtes de soupe Campbell’s, etc., dont on risque de ne retenir que l’anecdote et l’effet de miroir tendu à la société des années d’euphorie économique.
5 À ce titre, les trois premières salles sont une entrée en matière exemplaire. Dans la première, des œuvres qui se situent aux deux extrémités de la vie artistique d’Andy Warhol. Les sérigraphies d’une dizaine de boîtes de soupe Campbell’s (1969) dont il avait déjà fait plus de trente peintures en 1962 – il persiste et signe ainsi dans son usage des images industrielles comme celles des boîtes Brillo ou des bouteilles de Ketchup Heinz réalisées entre-temps. Et les autoportraits intitulés The Shadow sérigraphiés dans plusieurs couleurs, en 1981, qui représentent Warhol de profil avec son ombre projetée. Une image est donc une image, que ce soit celle de l’étiquette d’un produit alimentaire courant ou celle d’un artiste qui est lui aussi devenu un produit de consommation, qui le sait et qui en joue.
6 « Si vous prenez une boîte de soupe Campbell’s et la répétez 50 fois, vous n’êtes pas intéressé par l’image rétinienne, disait Marcel Duchamp en 1962, au moment où sont apparues les premières peintures de Warhol. Ce qui vous intéresse, c’est le concept qui vous amène à mettre 50 boîtes de soupe Campbell’s sur une toile » Cette interprétation conceptuelle de l’œuvre warholienne fait de l’artiste un individu préoccupé par l’idée et très accessoirement par la vue. Elle s’est imposée au cours des années 1960, durant une période où les jeunes artistes américains se construisaient contre l’expressionnisme abstrait de la génération précédente, celle de Rothko, Newman, Francis, etc., contre la projection de l’énergie spirituelle sur la toile, contre l’individualisation qui en résulte. C’est l’ère du moins qui commence, moins de présence subjective, moins de présence de la main et du geste, moins de peinture au sens strict, moins de profondeur dans les intentions… Une telle interprétation semblait raisonnable sur le moment. Elle ne l’est pas avec le recul d’un demi-siècle. Car ce moins dans chaque objet, dans chaque image, Warhol en restitue le plus par la multiplication, la répétition et les variations.
7 La deuxième salle est consacrée aux Screen Tests (bouts d’essais) réalisés dans son atelier new yorkais (la Factory) entre 1963 et 1966. Warhol demandait aux personnages de tous les horizons qui passaient de poser en plan fixe devant une caméra 16 mm. pendant la durée d’une bobine. Ces portraits, tournés à 24 images par seconde étaient ensuite projetés à 16 images par seconde ce qui ralentit les légers mouvements et les petits changements d’expression des modèles s’efforçant de rester immobiles. Avec ces Screen Tests comme avec ses nombreux films, avec la photographie (les Polaroid en particulier) et avec sa fascination pour les innovations techniques, Andy Warhol semble faire partie des artistes qui rompent avec les vieux modes d’expression. Or, s’il adopte ces techniques, il les utilise le plus souvent en reprenant les anciens rituels et les anciens genres artistiques, ici, le portrait dont on voit l’image mais également la pose, c’est-à-dire la durée pendant laquelle le modèle se fixe et s’imprime dans l’esprit par la vue.
8 Les tenues et les propos d’Andy Warhol, les sujets de ses œuvres empruntés à la publicité, au cinéma ou à l’information de masse, ses techniques de reproduction en série, son goût pour les nouvelles technologies, et surtout les mythes et les réalités qui entourent la Factory, l’atelier dans lequel il emménage en 1964 et qu’il déplacera en 1968, font de lui une figure de rupture dans l’histoire de l’art après la deuxième guerre mondiale. La Factory donne le spectacle d’un mélange social indescriptible où les célébrités du jour rencontrent des individus à la dérive, où l’on fait de la peinture, du cinéma, de la musique dans un climat de fête perpétuelle, où le drame surgit en 1968 comme dans un thriller culturel quand Valérie Solanas, une féministe, auteure du manifeste SCUM (Society for Cutting Up Men), tire sur lui et manque le tuer.
9 Dans le tourbillon des années 1960-1970, la Factory donne l’image d’une vie artistique communautaire et d’une liberté de mœurs sans précédent. Malgré cette effervescence et peut-être grâce à elle, Warhol crée avec une régularité étonnante. Aurait-il eu une capacité exceptionnelle à s’isoler dans le brouhaha, à se soustraire au désordre dont il serait l’organisateur ? En fait il y était pleinement. Le nom est révélateur. La Factory, c’est la fabrique, la version industrielle de l’atelier d’artiste telle qu’il prend sa forme architecturale et symbolique à partir du XVIIe et jusqu’à la fin du XIXe siècle. Un lieu de création et de travail, bien sûr, mais aussi un lieu de vie que l’on partage avec les siens, un lieu de rencontre avec les amis, les collègues et les collectionneurs, où les modèles posent, où les plus jeunes apprennent au contact de l’ancien, où l’artiste rassemble ce qui fait son savoir, où il en expérimente toutes les possibilités.
10 La salle suivante est intitulée « Court-circuit ». Elle reprend le dispositif utilisé lors d’une exposition au Whitney Museum de New York en 1971. Warhol y avait accroché une série d’Electric Chair (1963-1971), des chaises électriques inspirées par une photographie de presse datant de 1953, sur un papier peint figurant des têtes de vache sur fond jaune. Il fait ainsi le constat d’une équivalence et d’un aplatissement qui sont devenus la règle sur tous les écrans, où les tragédies de l’exode et de la mort côtoient en simultané le plaisir des bains de mer sur les mêmes plages et le triomphe du botox sur le vieillissement. Ce constat pourrait n’être que désespéré et compensé par l’ironie, le calcul et le culte du plaisir éphémère. À coup de petites phrases et de mots d’esprit, Andy Warhol s’est efforcé toute sa vie de faire croire qu’il en était ainsi. En 1979, il parle de l’exposition Shadows à la galerie Heiner Friedrich : « Quelqu’un m’a demandé si je pensais [que ces tableaux] étaient de l’art et j’ai dit non. Vous voyez, il y avait de la musique disco durant la fête de vernissage. Je suppose que cela fait un décor disco. »
11 Arrivés à la fin du parcours, devant l’œuvre de 130 mètres, les visiteurs ne seront sans doute plus disposés à suivre l’artiste dans les esquives qui ont fait sa réputation. Le choc est intense. D’abord à cause de la monumentalité et de la répétition qui ont un effet hypnotique. Si Shadows a quelque chose de commun avec la musique disco ou avec d’autres musiques moins stéréotypées, c’est le rythme, la pulsation, le martellement qui provoque l’oubli de soi et de son propre corps comme dans beaucoup d’images qui servent les religions et en particulier celle d’Andy Warhol, le catholicisme orthodoxe. Dans Shadows, on retrouve l’impact frontal et enveloppant des églises enluminées. Dans ses images simplifiées et répétées, on retrouve la puissance de l’iconostase occupant le chœur et séparant les espaces de culte. Warhol s’est fait contre Mark Rothko et Barnett Newman. Il les retrouve. Il est léger dans ses propos. Mais cette légèreté est la politesse d’un inconsolable occupé à sauver ce qui reste de la peinture.
Splendeurs et misères de l’art, de l’atelier au lupanar
12 Splendeurs et misères, Images de la prostitution 1850-1910. Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion-d’Honneur. Paris VIIe. Rens. : www.musee-orsay.fr . Ouvert tous les jours sauf le lundi de 9 h 30 à 18 heures (jeudi de 9 h 30 à 21 h 45). • Jusqu’au 17 février
13 ■ Le Musée d’Orsay brille au firmament des hit-parades de fréquentation depuis quelques années grâce à des manifestations temporaires au style résolument décalé par rapport à celui de la plupart des grandes expositions. Accrochages serrés, éclairages ponctuels sur les œuvres dans la pénombre, mise en scène, dramatisation, sujets accrocheurs et sous-titres destinés à ceux que ces sujets ou le seul nom des artistes n’auraient pas encore su convaincre d’affronter les files d’attente : Masculin/Masculin, L’homme nu dans l’art de 1 800 à nos jours, Van Gogh-Artaud, le suicidé de la société, ou Sade, attaquer le soleil, pour ne citer que quelques exemples récents.
14 Splendeurs et Misères, Images de la prostitution 1850-1910 pousse ce modèle à son paroxysme. Dans une galerie de taille modeste par rapport au Grand Palais, les commissaires ont réussi à placer 103 peintures, 139 photographies, 104 œuvres graphiques (dessins et estampes), au total 410 numéros pour raconter les ébats rémunérés et les maisons closes à une époque où la pratique de la prostitution atteint une visibilité sans précédent et peut être sans suite dans l’histoire. Le tout dans un décor rouge avec quelques exemplaires de mobilier destiné à favoriser les plaisirs et quelques espaces plus ou moins fermés précédés d’un avertissement à l’attention des mineurs.
15 Cette exposition part d’une observation indiscutable. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, dans la peinture occidentale, les représentations de la sexualité et des courtisanes ont toujours été enrobées par les allégories et la mythologie. À partir de cette époque, elles seront l’objet de représentations qui ne cachent plus la réalité et l’un des thèmes préférés des artistes dans leur œuvre publique ou dans leur œuvre privée. Sous le Second Empire et pendant la Belle Époque, la photographie devient le véhicule principal des images coquines, de grandes courtisanes acquièrent un statut qui leur permet de participer à la vie de la bonne société, et les femmes qui accèdent au marché du travail complètent leurs salaires dérisoires grâce à la prostitution. La petite histoire rencontre la grande et l’imagerie polissonne rejoint le grand art.
16 Pour montrer en quoi la prostitution « occupe une place centrale dans le développement de la peinture moderne », l’exposition propose un parcours qui suit celui de la prostitution, des lieux où elle s’exerce, des débats moraux et juridiques qu’elle provoque, une histoire sociale de la ville et du commerce des corps illustrée par des images sans distinction entre documents et œuvres d’art, entre croûtes et tableaux, entre photographies chics et panoplies clandestines. À la dualité signifiée par le titre « splendeurs et misères », il est facile d’en ajouter d’autres - enchantement et désenchantement, plaisir et souffrance, richesse et pauvreté, pouvoir et sujétion, jouissance et culpabilité - qui balisent soixante ans d’histoire sur un mode binaire ne faisant pas mal à la tête.
17 Au début, on est dans la révélation de l’objet de jouissance comme chez certains peintres académiques qui maintiennent une petite dissimulation allégorique, puis dans la découverte de la puissance de l’être soumis au désir et du bouleversement qui s’ensuit, comme chez Courbet ou chez Manet. À la fin, autour de 1900, on voit les artistes pris dans la tenaille de la consommation du corps féminin et du spectacle de sa misère comme chez Toulouse-Lautrec ou Picasso. Cet inventaire n’est qu’une histoire des mœurs, une exposition de société qui évoque tout au passage sans dire ce qui s’est passé dans la pratique de l’art lui-même.
18 Les ateliers sont des lieux de désir, mais aussi de sociabilité comme le montrent de nombreuses peintures de la fin du XIXe siècle. Les maisons closes le sont aussi. Les peintres y rencontrent des femmes, mais aussi d’autres peintres et leur clientèle. Cette réalité s’impose à tous, c’est un des paysages de l’art, avec les guinguettes, les rues des villes, les villégiatures et les bords de mer. Elle s’impose jusque dans ses impasses, dans sa défiguration de la figure qui était l’idéal de l’art, et jusque dans l’amertume d’un paradis perdu, d’un terrible théâtre de la vie dont Picasso montrera ce qu’il est avec Les Demoiselles d’Avignon, intitulé aussi Le Bordel philosophique (1907).
19 Entre 1850 et la Première Guerre mondiale, peut-être même jusqu’à la Deuxième, il s’est produit une extraordinaire confusion entre l’espace de l’atelier et celui des maisons closes. Cette confusion s’est traduite par la rumeur tenace selon laquelle les modèles des artistes étaient nécessairement des putains. Si elles ne l’étaient pas toujours, une analogie de regard s’est imposée avec une violence que Manet saisit en entier dans Olympia (1 863). Aucun doute sur le statut social du modèle. Aucun doute non plus sur la position de l’artiste et du spectateur, des voyeurs pris sur le fait. Ni sur la liberté insolente de la femme. Avec la fin de l’académisme, l’artiste a repris possession de son propre regard parce qu’il peut tout voir et tout montrer. Mais il ne peut plus nier la relation que ce regard implique ni le fait qu’il en est prisonnier.