Notes
-
[*]
Professeur de science politique, université de Bordeaux. Dernier livre paru : À contre-courant, La Table Ronde, 2014.
-
[1]
Catherine Mallaval, Emmanuèle Peyret et Virginie Ballet, « L’anorexie, maladie au cœur d’un délit ? », Libération, 2 avril 2015.
-
[2]
Le théoricien politique Benjamin Barber utilise ainsi ce concept dans le n° 95 de décembre 2010 de la revue En Question, traduit en français sous le titre : « Comment le capitalisme consumériste dévore l’Amérique », in Développement et civilisations, n° 391, février 2011.
-
[3]
Jacques Ellul, Propagandes, Economica, 1990, pp. 76 et s. [1962].
-
[4]
Thibault de Saint Pol, « Comment mesurer la corpulence et le poids idéal ? Histoire, intérêts et limites de l’indice de masse corporelle », Notes & Documents, 2007-01, Sciences Po – CNRS.
-
[5]
Sondage réalisé pour la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN), le 5 mars 2014.
- [6]
-
[7]
L’idéal pondéral s’établirait à 19,8 pour les femmes de l’ensemble des pays de l’Union européenne selon Thibaut de Saint Pol, « Surpoids, normes et jugements en matière de poids : comparaisons européennes », Population & sociétés, n° 455, avril 2009.
-
[8]
Jean-Paul Gavard-Perret, « L’idée du corps, l’image du moins », in Communication et langages, n° 113, 3e trimestre 1997, pp. 57-66.
-
[9]
OMS, « Obésité et surpoids », Aide-mémoire, n° 311, janvier 2015.
-
[10]
Le Monde, 3 janvier 2014.
-
[11]
Le Monde, 30 mai 2014.
-
[12]
Tracy Miller, « Mexico surpasses US as world’s fattest nation : report », NY Daily News, 9 juillet 2013.
-
[13]
Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, PUF, 2002 et Sociologie de l’obésité, PUF, coll. « Sciences sociales et sociétés », 2009.
-
[14]
Réalisé par l’institut Harris Interactive auprès d’un échantillon de mille femmes représentatives de la population française, âgées de 15 ans et plus. Les répondantes ont été sélectionnées et gérées par quotas et redressements sur les critères d’âge, de région et de catégorie socioprofessionnelle. « Les femmes et les régimes : les Françaises accros ! »
-
[15]
Le Monde, 16 mars 2015.
- [16]
- [17]
-
[18]
Mathilde Damgé, « Le marché de la minceur risque l’effet yo-yo », Le Monde, 27 juin 2013.
-
[19]
Top Santé, février 2013, p. 96.
-
[20]
Jean-Pierre Corbeau, Libération, 4 janvier 2012.
-
[21]
Patrick Troude-Chastenet, « Santé publique et démocratie : l’affaire du Médiator », Études, septembre 2011, pp. 185-196.
-
[22]
S’il semble difficile de vouloir prétendre chiffrer avec exactitude les adeptes du thigh gap de par le vaste monde, on signalera que l’exposé des motifs de l’amendement visant l’interdiction des sites pro-ana et de celui visant directement les milieux du mannequinat stipule que la France compte 30 000 à 40 000 personnes souffrant d’anorexie mentale et qu’en 2008, elle concernait 0,5 % des jeunes filles. Environ 20 % des jeunes filles adopteraient des conduites de restriction et de jeûne à un moment de leur vie. Chiffres contestés par les chercheurs travaillant sur les troubles des comportements alimentaires (TCA, dont l’anorexie mais aussi la boulimie et l’hyperphagie) qui avancent un total de près de 600 000 cas.
- [23]
-
[24]
Article publié sur le site Huffington Post par Emeline Ametis, « Anorexie : Un ex-mannequin, Georgina Wilkin, se confie sur son combat sur la maladie », octobre 2013. www.huffingtonpost.fr/2013/10/04/anorexie-mannequin-georgina-wilkin-confie-combat-maladie_n_4041690.html
-
[25]
Max Horkheimer, Éclipse de la Raison, Payot, 1974, p. 104.
« C’est une lutte constante contre le corps que l’idéal de la forme entretient. »
1 « Parlez-moi des 25 % de jeunes filles en surpoids, ensuite on parlera des 2 % d’anorexiques. [1] » La pirouette de Karl Lagerfeld, pour éviter de répondre à une question portant sur les amendements à la loi de santé visant à pénaliser l’incitation à la maigreur, ne mériterait pas d’être évoquée ici si elle ne pointait pas une situation paradoxale qui suppose de penser ensemble, et non pas séparément, deux phénomènes a priori antithétiques. Au sein de nos sociétés contemporaines, il semblerait en effet que deux logiques contradictoires s’affrontent. Tandis que le capitalisme consumériste [2] fabrique à la chaîne des individus en surpoids et des obèses, le système technicien s’ingénie à les faire maigrir sur l’air publicitaire : « La forme, pas les formes ! », entamé depuis les années 1970. Ou, plus exactement, la propagande sociologique [3], au sens ellulien du terme, s’ingénie à imposer à tous ses membres le modèle unique du corps efficace, donc forcément mince. Un corps à la perfection toute machinique, stylisé et sublimé par une publicité dont l’omniprésence ne doit pas cacher sa nature plus conformiste que créatrice. Car c’est en réalité la société tout entière qui s’exprime à travers des modèles, en l’occurrence des top models, qu’elle s’est choisis. C’est donc la société tout entière qui choisit de faire du surpoids le stigmate de l’inefficacité sociale.
Le surpoids et l’obésité comme symptômes du capitalisme consumériste
2 Nonobstant les facteurs génétiques qui, du reste, ne sont pas à appréhender seuls mais en interaction avec une multitude de variables dont les pratiques alimentaires et l’exercice physique, le surpoids et l’obésité doivent être analysés comme des faits sociaux. Le système technocapitaliste produit des obèses et des individus en surcharge pondérale par le biais de plusieurs facteurs, pouvant se combiner entre eux, entraînant alors des phénomènes de majoration des maux. Son mode de production et de consommation repose pour l’essentiel sur de l’alimentation industrielle. Aux questions d’alimentation vient s’ajouter le manque d’activité physique résultant à la fois de l’addiction aux écrans et du recours systématique aux moyens de transport mécanisés. Ces facteurs sont à considérer au regard des différents mécanismes d’exclusion sociale. La qualité de l’alimentation reste fortement corrélée au statut ou à la classe sociale. La diététique, et a fortiori la nourriture biologique, reste encore l’apanage des classes aisées tandis que les plus pauvres sont condamnées à une alimentation bon marché, et de mauvaise qualité. Dans le même sens, la tendance au surpoids est directement corrélée au niveau d’études et donc de revenus. On peut donc légitiment parler d’une double stigmatisation puisque les femmes issues des milieux défavorisés sont les principales victimes de l’obésité (Haute autorité de santé, 2011). N’ayons donc pas peur des mots, dans la majorité des cas en Europe, se moquer des grosses (femmes) équivaut à se moquer des pauvres !
3 ■ Surpoids et obésité en France. – La définition du surpoids et de l’obésité s’appuie ici sur les normes de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) : à savoir, pour le surpoids, un indice de masse corporelle (IMC) égal ou supérieur à 25, calculé en divisant le poids par le carré de la taille et, pour l’obésité, un IMC égal ou supérieur à 30. Depuis 1997, en effet, l’OMS a fait de l’indice de Quételet son standard pour mesurer les risques sanitaires liés au surpoids. Le diagnostic de l’obésité ou de la surcharge pondérale fait intervenir d’autres facteurs dont la mesure du tour de taille à mi-distance entre la dernière côte et le sommet de la crête iliaque. En outre, ces normes ne sont pas sans susciter certaines réserves chez les sociologues [4]. L’IMC fournit seulement un indicateur à interpréter prudemment en le corrélant à d’autres paramètres et, au cas par cas, lorsqu’il s’agit de s’inscrire dans une démarche médicale, qui n’entre pas ici dans notre propos. En France, on recense en 2013 plus de deux fois plus d’obèses chez les « précaires » (35 %) que dans le reste de la population (16 à 17 %), et plus 30 % d’individus en surpoids, selon le même sondage [5] contre 11 % d’obèses dans le monde en 2008, selon les chiffres de l’OMS publiés en 2014. Il résulte de plusieurs études rendues publiques en 2012 que si, en France, il existe une certaine prévalence de l’obésité féminine, les problèmes liés au poids sont plutôt masculins, au-delà de l’obésité stricto sensu. Pourtant, ce sont les femmes qui surveillent leur alimentation. C’est le cas de huit femmes sur dix, sachant en outre que 6,7 femmes sur dix vont même jusqu’au régime. Mais, alors que chez l’homme, la corpulence est associée à la puissance, chez la femme elle est signe de disgrâce.
4 Mais si l’on se reporte aux chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on peut commencer par se demander si les Français, les femmes en particulier, ne se voient pas plus gros qu’ils ne le sont. Même s’ils ont augmenté de façon régulière, les taux d’obésité et de surpoids en France sont parmi les plus bas de l’OCDE. En effet, seule une personne sur huit est obèse en France, et 40 % de la population est en surpoids (y compris obèse). Autrement dit, avec les Suisses et les Coréens, les Français sont statistiquement les plus minces des habitants des pays de l’OCDE [6].
5 En outre, la corpulence moyenne des Français est la plus faible d’Europe. En dépit de ce fait statistique avéré, les femmes, en France, continuent de se trouver trop grosses. Non seulement celles qui jugent leur poids trop faible sont deux fois moins nombreuses que celles qui sont effectivement en sous-poids (c’est-à-dire avec un IMC inférieur à 18,5) mais alors qu’elles sont objectivement les plus minces d’Europe avec un IMC de 23,2, elles sont encore insatisfaites de leur poids puisque, à leurs yeux, la valeur idéale de l’IMC se situerait à 19,5 %, soit le plus faible d’Europe [7]. Faut-il interpréter ces chiffres à la lueur de ce que Jacques Ellul nommait la « propagande sociologique » ? En tout état de cause, comment ne pas y voir la marque d’une certaine pression sociale, le résultat symptomatique d’un matraquage publicitaire, tendant non plus « à se faire une certaine idée de la femme mais à faire de la femme une idée », selon l’heureuse formule d’un spécialiste de la communication [8] ? Mais, tandis qu’en France, aux États-Unis et au Canada, certaines minces se tuent littéralement à vouloir maigrir davantage pour ressembler aux icônes de la mode, de par le vaste monde, la population corpulente ne cesse de « grossir ».
6 ■ Surpoids et obésité dans le monde. – Selon le dernier rapport de l’OMS, entre 1980 et 2014, le nombre de cas d’obésité a plus que doublé au niveau mondial [9]. Par ailleurs, alors que le nombre d’adultes en surpoids était déjà de 1,4 milliard en 2013, ce chiffre est passé en 2014 à plus de 1,9 milliard de personnes, parmi lesquelles 600 millions étaient obèses. Globalement, environ 13 % de la population adulte mondiale (11 % des hommes et 15 % des femmes) étaient obèses en 2014. « Une grande partie de la population mondiale (65 %) vit dans des pays où le surpoids et l’obésité tuent plus de gens que l’insuffisance pondérale. » Alors que l’extrême pauvreté et la faim ont tendance à reculer, la courbe s’inverse pour la surcharge pondérale. En 2014, 39 % des adultes – personnes de 18 ans et plus – (38 % des hommes et 40 % des femmes) étaient en surpoids.
7 Le surpoids et l’obésité sont donc les premiers facteurs de risque de décès au niveau mondial et concernent désormais l’ensemble des pays riches mais aussi la plupart des pays à revenu intermédiaire. Il est à noter que, loin d’invoquer le facteur génétique, l’OMS affirme que « la cause fondamentale de l’obésité et du surpoids » résulte d’un déséquilibre énergétique entre les calories consommées et dépensées. Elle pointe ainsi une plus grande consommation d’aliments très caloriques, riches en graisses, et une augmentation du manque d’activité physique en raison de la nature de plus en plus sédentaire de nombreuses formes de travail, de l’évolution des modes de transport et de l’urbanisation. Dans les pays en développement mais aussi dans des pays à revenu intermédiaire, les enfants sont souvent exposés à une alimentation bon marché, très calorique, à base de graisses, de sucre et de sel, totalement inadaptée aux besoins de leur âge et favorisant le surpoids.
8 L’OMS rejoint ainsi les conclusions d’une étude publiée en 2014 par un think tank britannique soulignant en particulier l’explosion du phénomène dans les pays en développement [10]. The Overseas Development Institute avait en effet observé que, dans ces pays, le nombre de personnes en surpoids et d’obèses avait presque quadruplé entre 1980 et 2008, passant ainsi de 250 millions à 904 millions de personnes. Soit plus que dans les pays développés où, à la même époque et sur la même période, leur nombre avait été multiplié par 1,7, passant de 321 millions à 557 millions de personnes.
9 « Face à cette maladie, observe Pierre Le Hir, tous les pays ne sont pas égaux. Elle reste majoritairement une plaie des nations développées. Parmi les États où l’obésité a le plus gagné de terrain figurent ainsi les États-Unis (un adulte sur trois aujourd’hui), l’Australie (dans une proportion à peine moindre) et le Royaume-Uni (un adulte sur quatre). Mais les pays en développement ou émergents sont de plus en plus concernés. Dans le Top 10 des nations qui, à elles seules, totalisent plus de la moitié des individus obèses, on trouve à présent, aux côtés des États-Unis – toujours en tête de ce contre-palmarès – mais aussi de l’Allemagne, des géants démographiques : Chine, Inde, Russie, Brésil, Mexique, Égypte, Pakistan et Indonésie. [11] »
10 Mais ce « fléau sanitaire », à replacer dans toute sa dimension sociale et politique, doit aussi s’analyser en tenant compte des disparités existant entre les sexes et entre les pays. Dans les pays développés, le surpoids est un phénomène plutôt masculin alors que c’est l’inverse dans les pays en développement. En 2013, dans les pays développés, près d’un enfant ou d’un adolescent sur quatre – garçons et filles confondus – était obèse ou en surpoids. Dans les pays en développement, près d’un jeune sur huit, pour les deux sexes. Mais alors que, dans les pays en développement, l’embonpoint est un signe de prospérité, et que le nombre d’obèses ne cesse d’augmenter dans les quatre grands émergents (BRIC, pour Brésil, Russie, Inde et Chine) mais aussi au Mexique [12], en Égypte, au Pakistan et en Indonésie ; alors que, dans les pays les plus pauvres, l’obésité est socialement valorisée, comme en Mauritanie où les jeunes filles en âge de se marier seraient engraissées afin d’être plus séduisantes et de maximiser ainsi leurs chances de trouver un conjoint [13] ; a contrario, dans les pays développés, l’obsession est, en particulier chez les femmes, au régime minceur, coûte que coûte et parfois même jusqu’à l’anorexie, d’où la législation française d’avril 2015 visant à réprimer toute forme d’incitation à la maigreur sur Internet et dans les milieux de la mode.
L’obsession de la minceur comme symptôme de l’organisation technocapitaliste
11 Un sondage publié dans le magazine Top Santé du 12 au 18 juin 2009 révélait qu’en France, plus de huit femmes sur dix (83 %) surveillent leur alimentation pour mincir [14]. Or, selon les standards de l’OMS, seulement un peu plus de quatre sur dix d’entre elles ont de bonnes raisons de la surveiller. Dans les pays développés, et particulièrement en France et dans les pays anglo-saxons, la quête de la minceur a pris chez de nombreuses femmes au moins trois visages : ordinaire, médicamenteuse, hallucinée…
12 ■ La quête ordinaire de la minceur : le corps performant. – Où passe la frontière entre le normal et le pathologique, entre le désir légitime de se sentir « en forme », « bien dans son corps » – selon la terminologie consacrée – et la soumission aux diktats de la mode ? Quid du corset mental imposé principalement aux femmes par la communication-propagande, par le matraquage publicitaire ? Pour justifier la pénalisation de l’apologie de la maigreur et le dépôt de ses deux « amendements anti-anorexie », le rapporteur du projet de loi sur la santé, Olivier Véran, député socialiste de l’Isère, expliquera ainsi : « Il faut donner un coup d’arrêt à l’idée que, pour être belle, une femme doit quasiment disparaître. [15] »
13 Une étude réalisée par des médecins de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), dont les principaux résultats ont été divulgués en mai 2012 (NutriNet-Santé), révèle que deux femmes sur trois et un homme sur deux en France voudraient maigrir [16]. Un constat jugé alarmant pour le professeur Serge Hercberg (INSERM, université de Paris-XIII), coordonnateur de l’étude : « La pression d’une certaine image du corps dans notre société fait que, même des sujets de poids normal, ni obèses, ni même en surpoids, font des régimes […]. Il y a vraiment un problème de perception du corps, de modèles véhiculés par la mode, les médias. » En France, 67 % des femmes et 39 % des hommes interrogés ont ainsi fait au moins un régime dans leur vie. 30 % des femmes en ont fait au moins cinq. « Elles commencent plus tôt puisque 36 % d’entre elles ont commencé entre 15 et 25 ans, contre 18 % des hommes. »
14 Or, en réalité, on l’a vu, si les femmes françaises sont statistiquement les plus minces des pays de l’OCDE et de l’Union européenne (UE), elles ne le sont jamais assez à leurs yeux, comme le démontrent les enquêtes de l’Institut national d’études démographiques (INED) [17]. Et l’industrie alimentaire et l’industrie pharmaceutique sont là pour satisfaire une demande que celles-ci ont elles-mêmes contribué à créer. Pour maigrir à tout prix, les individus ordinaires recourent à différents moyens dont la consommation de produits diététiques et les régimes avec coaching. Ces produits diététiques en tous genres (en-cas hyperprotéinés, coupe-faim, barquettes de traiteur allégées, gélules et tisanes amaigrissantes) que l’on peut acheter en pharmacie mais aussi dans la grande distribution, pesaient uniquement en France pour environ trois milliards d’euros en 2011. La moitié du chiffre d’affaires du secteur provenant des seuls produits allégés [18]. Mais la diététique laisse souvent la place aux régimes avec coaching.
15 Si, au plan mondial, comme le rappelle l’enquête du journal Le Monde, la méthode Weight Watchers, qui suppose un minimum d’activités physiques et un régime équilibré en plus des fameuses réunions de Support Group, a fait ses preuves avec plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires en France, avec 120 000 adeptes seulement, cette méthode est largement minoritaire en comparaison de celle, beaucoup plus « efficace » et spectaculaire, du très controversé Pierre Dukan.
16 Malgré ses dangers avérés, la méthode Dukan, réputée « rapide et efficace » car basée sur un régime hyperprotéiné, aurait déjà convaincu 35 millions d’adeptes dont dix millions en France [19]. Selon ses nombreux détracteurs, ce régime déséquilibré, à base de viande, de poisson et de fromage blanc à 0 %, favoriserait l’effet rebond et serait même qualifié « d’hérésie diététique » par certains nutritionnistes. Cette méthode favoriserait en outre les risques de cancer des voies digestives, et en particulier du colorectum, engendré par la consommation excessive de viandes rouges. En effet, lors de la phase d’attaque, celui qui n’aime pas le poisson sera conduit à manger de la viande matin, midi et soir. Or, comme on le sait désormais, une consommation excessive de viande augmente la prévalence de certaines affections dont notamment le cancer (colon, prostate, intestin, rectum), les maladies cardio-vasculaires, l’hypertension, l’ostéoporose, le diabète de type 2, les calculs biliaires et… l’obésité. Si l’on ajoute que le fer contenu dans la viande de bœuf joue un rôle oxydant, favorisant les maladies inflammatoires et le vieillissement, en particulier chez les hommes ou les femmes ménopausées, on ne peut que s’inquiéter de voir la méthode Dukan adoptée par des personnes souffrant déjà de rhumatismes.
17 Après avoir été suspendu huit jours pour avoir prescrit du Médiator à un patient voulant maigrir, le célébrissime Pierre Dukan a définitivement été radié de l’Ordre des médecins en janvier 2014 pour avoir confondu commerce et médecine et s’être engagé à la légère sur le terrain glissant des conduites alimentaires des adolescents. Dans un livre adressé au futur président de la République, avant tout destiné à assurer à son auteur une publicité supplémentaire, il ne proposait rien de moins que d’ouvrir une option « poids d’équilibre » au baccalauréat. Son principe étant que les lycéens gagneraient des points en restant dans une fourchette de poids « normal » entre la classe de première et la terminale. Heureusement cette idée « géniale » fit un flop retentissant auprès des pouvoirs publics, des milieux associatifs, scientifiques et médicaux. « C’est dangereux quand on voit déjà des jeunes filles qui font du 36 et se trouvent grosses. On ne porte plus de corset mais, maintenant, on l’a dans la tête, tant la pression est forte sur les corps. Il va créer plus d’anorexiques, de boulimiques et d’obèses », expliqua pour sa part la présidente du Collectif national des associations d’obèses. Avis confirmé par un sociologue de l’alimentation : « On fait de l’embonpoint le symptôme de l’inefficacité sociale et même de la maladie, puisque l’on cherche à médicaliser l’esthétique. C’est une représentation caricaturale de la prise de poids, forcément mauvaise en soi. [20] »
18 ■ Quand le médicament remplace le régime (le Médiator). – Nous avons déjà analysé [21] un scandale sanitaire généralement interprété à travers le seul prisme des conflits d’intérêts. Mais, si nous avions voulu pour notre part attirer l’attention sur une dimension trop négligée par les différents observateurs de la plus grosse affaire de santé publique que la France ait connue depuis l’affaire du sang contaminé, à savoir l’expression emblématique de l’emprise technicienne sur les processus de prise de décision politique, il ne faudrait pas oublier pour autant qu’à l’origine de cette affaire on trouve un laboratoire désireux de s’enrichir et des millions de personnes désireuses de perdre du poids.
19 En effet, ce célèbre médicament antidiabétique (Benfluorex), vendu en France de 1976 à 2009 qui était à l’origine – et officiellement toujours – destiné aux seuls diabétiques en surcharge pondérale, a été détourné sciemment de son usage. Avec la complicité active et criminelle du fabricant, le laboratoire Servier, avec celle des médecins prescripteurs et avec la complicité passive des patients. Car, en réalité, le Médiator était prescrit comme coupe-faim dans un cas sur trois et ses ventes avaient rapidement doublé après l’interdiction d’un autre médicament Servier, l’Isoméride, appartenant à la même famille des fenfluramines, lui aussi anorexigène et aux effets secondaires gravissimes. Parmi ces derniers se trouvait une maladie rare et mortelle : l’hypertension artérielle pulmonaire. En avril 2013, un rapport d’experts indépendants mandatés par le Parquet de Paris a estimé que cette molécule était responsable, en France, de 220 à 300 morts à court terme, de 1 300 à 1 800 morts à long terme et de 3 100 à 4 200 hospitalisations. Prescrit comme coupe-faim à des centaines de milliers d’obèses aux États-Unis et au Canada, le laboratoire américain qui commercialisait l’Isoméride (Redux) et le Pondéral (Pondimin) sous licence Servier a été condamné en 2001 à verser 14 milliards de dollars aux victimes.
20 En 2004, le Médiator était le 36e médicament le plus vendu en France avec, selon les estimations, de cinq à plus de sept millions d’utilisateurs dans le pays. Comment ne pas interpréter ces millions de prescriptions hors autorisation de mise sur le marché (AMM), comme celle délivrée par le célèbre nutritionniste évoqué plus haut, comme autant de demandes d’un corps plus mince.
21 ■ La quête hallucinée de la minceur : le thigh gap. – Non seulement de jeunes femmes, en majorité des adolescentes, prennent pour référence une petite partie de l’élite des top models, mais c’est une seule partie de leur corps qu’elles érigent en modèle absolu. Depuis février 2013 aux États-Unis et juin de la même année en France, la communauté virtuelle enregistre un véritable déferlement de photographies, mettant en scène une partie précise du corps des propriétaires, les cuisses, souvent accompagnées de commentaires laissant transparaître une volonté quasi mystique d’atteindre le magic gap. Pour être sans doute anecdotique au plan statistique [22], ce phénomène est lui aussi symptomatique de la folle course à la minceur dans un monde qui ne cesse de grossir. Cette mode du thigh gap – littéralement « trou entre les cuisses » – consiste à obtenir le plus grand écart possible entre les deux cuisses, debout les pieds liés, le but étant que les cuisses ne se touchent jamais, à l’image des grands mannequins idolâtrés sur la Toile : Alexa Chung, Kate Moss, Victoria Beckham, Miley Cyrus…
22 Mais si le thigh gap s’affiche sans complexe sur les podiums, cette morphologie à la mode prend une tournure résolument pathologique chez un certain nombre d’adolescentes. Nourries d’images idéales de magazines, souvent retouchées, certaines d’entre elles enchaînent les régimes les plus radicaux pour atteindre ce saint graal. Comme le signale un site médical en ligne, certaines adolescentes réduisent leur apport calorique à 600 calories par jour pour atteindre ce magic gap, alors qu’il leur en faudrait au moins quatre fois plus, selon les recommandations de l’OMS. « Cette obsession de la minceur pousse à de grandes privations, déclenchant très vite des troubles du comportement alimentaire, qui peuvent engendrer de graves carences et, dans les cas extrêmes, mener à l’anorexie et à la dépression. [23] » Même si, de l’avis de spécialistes comme le Pr. Xavier Pommereau, « l’anorexie ne s’attrape pas sur Internet, pas plus qu’en regardant les mannequins sur les podiums », le législateur français a voulu sanctionner l’incitation à la maigreur excessive telle qu’elle est pratiquée à la fois sur la Toile, via les sites pro anorexia (pro-ana), et dans les milieux de la mode. Cette question peut donc s’analyser comme un problème de santé publique qui participe des troubles du comportement alimentaire chez les adolescents, à savoir conduite anorexigènes pour les uns (généralement les filles), comportements boulimiques ou compulsifs (de nourritures riches en sucre et en mauvaise graisse) pour les autres.
23 Nul besoin d’être un spécialiste de l’univers de la mode pour s’apercevoir que les mannequins y sont toujours de plus en plus jeunes et de plus en plus minces, et que l’anorexie lui est consubstantielle. Parmi d’autres, le témoignage de Georgina Wilkin [24] peut nous le confirmer : « Mon agent me disait que j’étais superbe quand je n’avais pas mangé pendant deux jours. À un moment donné, je suis arrivée à un tel stade que j’ai été hospitalisée et, quelques semaines plus tard, j’étais embauchée pour une publicité Prada. » Et il ne s’agit en aucune façon d’un cas aberrant. Si l’on souhaite invoquer un cas extrême, celui d’Isabelle Caro est tout indiqué. Cet ancien mannequin et comédienne française pesait 25 kg pour 1,65 m. La photo montrant son corps nu décharné, dans le cadre d’une campagne contre l’anorexie, avait créé la polémique en 2007. Trois ans plus tard, la maladie qui l’habitait déjà depuis l’âge de 13 ans l’emportait. Elle n’avait alors que 28 ans. Être obligé de mobiliser ce mannequin nu, au corps proprement cadavérique, pour moraliser le secteur de la mode et détourner les jeunes filles du culte de la maigreur en dit long sur la gravité du phénomène. La charte d’engagement volontaire sur l’image du corps et contre l’anorexie d’avril 2008 n’ayant pas donné les résultats escomptés, le législateur a voulu franchir une étape supplémentaire en avril 2015 en punissant l’emploi par une agence d’un mannequin trop maigre d’une peine d’emprisonnement de six mois et d’une amende de 75 000 euros. En réalité, il ne s’agit pas tant de protéger les mannequins que leurs supposés émules. L’exposé des motifs stipule ainsi : « Les images du corps valorisant de façon excessive la minceur ou la maigreur et stigmatisant les rondeurs contribuent indéniablement au mal-être, en particulier chez de nombreuses jeunes filles. Or l’apparence de certains mannequins contribue à diffuser des stéréotypes potentiellement dangereux pour les populations fragiles. » Si l’on comprend sans peine que les représentants d’une société qui n’ignorent rien du caractère artificiel du monde de la mode, ni de la dangerosité des conduites anorexiques qu’il encourage, ne veuillent pas être accusés d’étendre ses critères exorbitants à l’ensemble de la population française, l’instituant garant et dépositaire des canons de la beauté féminine, on ne pourra que s’interroger sur la pertinence de la répression.
24 Arsenal pénal pour les maigres voulant maigrir, marginalisation des obèses s’obstinant à le rester, corset mental pour tous. Il s’agit toujours de renforcer l’autocontrainte mais aussi de surveiller et de punir les corps déviants et leurs propriétaires. Comme l’avait bien vu le théoricien Max Horkheimer, « la conservation de l’individu par lui-même présuppose son adaptation aux exigences requises par la conservation du système [25] ». Car si, spontanément, les questions de corpulence semblent relever des comportements individuels et des mystères de l’idiosyncrasie, elles méritent pourtant d’être traitées comme des faits sociaux. Alors que le nombre d’obèses dans le monde a doublé en vingt ans et que la surcharge pondérale tue plus que la faim, on a criminalisé l’apologie de la maigreur en sous-estimant les effets pervers de cette mesure. Mais, surtout, on feint de croire que les comportements extrêmes n’ont rien à voir avec la marche générale du système alors qu’ils fonctionnent comme des révélateurs d’une société schizophrénique qui entend réprimer, en tant que société technocapitaliste fondée sur la recherche de l’efficacité et le culte de la performance, ce qu’elle encourage par ailleurs au nom de son prétendu libéralisme et de son consumérisme invétéré.
Notes
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[*]
Professeur de science politique, université de Bordeaux. Dernier livre paru : À contre-courant, La Table Ronde, 2014.
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[1]
Catherine Mallaval, Emmanuèle Peyret et Virginie Ballet, « L’anorexie, maladie au cœur d’un délit ? », Libération, 2 avril 2015.
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[2]
Le théoricien politique Benjamin Barber utilise ainsi ce concept dans le n° 95 de décembre 2010 de la revue En Question, traduit en français sous le titre : « Comment le capitalisme consumériste dévore l’Amérique », in Développement et civilisations, n° 391, février 2011.
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[3]
Jacques Ellul, Propagandes, Economica, 1990, pp. 76 et s. [1962].
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[4]
Thibault de Saint Pol, « Comment mesurer la corpulence et le poids idéal ? Histoire, intérêts et limites de l’indice de masse corporelle », Notes & Documents, 2007-01, Sciences Po – CNRS.
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[5]
Sondage réalisé pour la Mutuelle générale de l’Éducation nationale (MGEN), le 5 mars 2014.
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[7]
L’idéal pondéral s’établirait à 19,8 pour les femmes de l’ensemble des pays de l’Union européenne selon Thibaut de Saint Pol, « Surpoids, normes et jugements en matière de poids : comparaisons européennes », Population & sociétés, n° 455, avril 2009.
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[8]
Jean-Paul Gavard-Perret, « L’idée du corps, l’image du moins », in Communication et langages, n° 113, 3e trimestre 1997, pp. 57-66.
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[9]
OMS, « Obésité et surpoids », Aide-mémoire, n° 311, janvier 2015.
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[10]
Le Monde, 3 janvier 2014.
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[11]
Le Monde, 30 mai 2014.
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[12]
Tracy Miller, « Mexico surpasses US as world’s fattest nation : report », NY Daily News, 9 juillet 2013.
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[13]
Jean-Pierre Poulain, Sociologies de l’alimentation, PUF, 2002 et Sociologie de l’obésité, PUF, coll. « Sciences sociales et sociétés », 2009.
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[14]
Réalisé par l’institut Harris Interactive auprès d’un échantillon de mille femmes représentatives de la population française, âgées de 15 ans et plus. Les répondantes ont été sélectionnées et gérées par quotas et redressements sur les critères d’âge, de région et de catégorie socioprofessionnelle. « Les femmes et les régimes : les Françaises accros ! »
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[15]
Le Monde, 16 mars 2015.
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[18]
Mathilde Damgé, « Le marché de la minceur risque l’effet yo-yo », Le Monde, 27 juin 2013.
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[19]
Top Santé, février 2013, p. 96.
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[20]
Jean-Pierre Corbeau, Libération, 4 janvier 2012.
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[21]
Patrick Troude-Chastenet, « Santé publique et démocratie : l’affaire du Médiator », Études, septembre 2011, pp. 185-196.
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[22]
S’il semble difficile de vouloir prétendre chiffrer avec exactitude les adeptes du thigh gap de par le vaste monde, on signalera que l’exposé des motifs de l’amendement visant l’interdiction des sites pro-ana et de celui visant directement les milieux du mannequinat stipule que la France compte 30 000 à 40 000 personnes souffrant d’anorexie mentale et qu’en 2008, elle concernait 0,5 % des jeunes filles. Environ 20 % des jeunes filles adopteraient des conduites de restriction et de jeûne à un moment de leur vie. Chiffres contestés par les chercheurs travaillant sur les troubles des comportements alimentaires (TCA, dont l’anorexie mais aussi la boulimie et l’hyperphagie) qui avancent un total de près de 600 000 cas.
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[24]
Article publié sur le site Huffington Post par Emeline Ametis, « Anorexie : Un ex-mannequin, Georgina Wilkin, se confie sur son combat sur la maladie », octobre 2013. www.huffingtonpost.fr/2013/10/04/anorexie-mannequin-georgina-wilkin-confie-combat-maladie_n_4041690.html
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[25]
Max Horkheimer, Éclipse de la Raison, Payot, 1974, p. 104.