Notes
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[1]
Auteur d’une vingtaine d’articles sur le sujet, dont « La paroisse, et au-delà… », Études, juin 2005, p. 783-793.
-
[2]
A. Join-Lambert, « Évolutions et avenir des paroisses et des Églises. Aperçu de recherches et réflexions récentes », Ephemerides Theologicae Lovanienses, 90 (2014), p. 127-151.
-
[3]
Voir « Burn-out, épuisement des agents pastoraux », Lumen vitae, 68/3 (2013).
-
[4]
Thème du synode provincial des diocèses de Lille, Arras et Cambrai (2013-2015).
-
[5]
Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium (2013) n°28.
-
[6]
Z. Bauman, Liquid Society, Cambridge, Polity Press, 2000 ; P. Ward, Liquid Church, Eugene OR, Wipf & Stock, 2013 [1ère éd. 2002].
-
[7]
P. Goudreault, Chemins d’espérance pour l’avenir de l’Église, Lumen vitae/Novalis, 2010 ; C. Henneke, Glänzende Aussichten: Wie Kirche über sich hinauswächst, Münster, Aschendorff, 2011.
-
[8]
Voir Kirche als Gasthaus. Revue Diakonia 44/1 (2013).
-
[9]
www.citykirchenprojekte.de, réseau regroupant 62 projets, avec un congrès tous les deux ans.
-
[10]
Voir « la logique du guichet » selon Laurent Villemin, « Service public de religion et Communauté. Deux modèles d’ecclésialité pour la paroisse », La Maison-Dieu, 229 (2002/1), p. 59-79 ; logique connue dans le monde anglo-saxon comme parish-hop ou parish shop and hop.
-
[11]
Comme le montre l’étude récente menée en Bretagne par L. Plouchart, dans La paroisse, communauté et territoire. Constitution et recomposition du maillage paroissial, dir. B. Merdrignac (e.a.), Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 19-63.
-
[12]
L. Sweet, Aquachurch: Essential Leadership Arts for Piloting Your Church in Today’s Fluid Culture, Loveland Colo, 1999. Peu avant, il exploitait la même métaphore de la liquidité dans Soultsunami: Sink or Swim in New Millennium Culture.
-
[13]
M. de Certeau, « L’Étranger ou l’union dans la différence », Études, janvier 1945, p. 402.
-
[14]
Evangelii gaudium n°28.
-
[15]
Voir H. Derroitte (e. a.), Les formes de catéchèse communautaire. Fondements, balises, évaluations, Lumen Vitae, 2015 [à paraître].
-
[16]
Evangelii gaudium n°33.
-
[17]
Z. Bauman, op cit., p. 37.
-
[18]
G. Lafont, L’Église en travail de réforme: Imaginer l’Église catholique, Tome 2, Cerf, 2011, p. 307.
1La fin de la chrétienté a été annoncée puis constatée par de nombreux auteurs depuis une cinquantaine d’années. La caractéristique est la radicalité et l’irréversibilité du changement dans le rapport entre Église et société. Les régions les plus fortement (quantitativement) et profondément (qualitativement) évangélisées connaissent désormais un reflux et une marginalisation progressive des Églises, des chrétiens eux-mêmes et des valeurs qu’ils portent. La paroisse était la structure de base de cette chrétienté depuis le XIe siècle. Elle est ainsi confrontée directement à ce bouleversement. Alphonse Borras propose depuis 1998 le terme de « remodelage » pour caractériser ces changements [1]. Il entend ainsi marquer la progressivité des modifications structurelles locales de l’Église catholique. Les recherches les plus récentes sur les paroisses montrent l’entrée dans une nouvelle phase nettement plus radicale [2].
2L’enjeu pour l’Église est alors de devenir une minorité qui reste catholique (ouverte à l’universel) et non refermée sur elle-même, une minorité assumée et non subie. Les modèles anciens touchent à leurs limites, notamment en termes d’épuisement des agents pastoraux [3]. Le vocabulaire du « parvis » ou du « seuil » est apparu pour caractériser cet élan au-delà des murs paroissiaux. Mais cela reste difficile « d’inventer les paroisses de demain [4] ». Dans ce contexte, les mots du pape François résonnent avec force :
Nous devons reconnaître que l’appel à la révision et au renouveau des paroisses n’a pas encore donné de fruits suffisants pour qu’elles soient encore plus proches des gens, qu’elles soient des lieux de communion vivante et de participation, et qu’elles s’orientent complètement vers la mission. [5]
4Pour cette réflexion prospective, nous proposons l’adjectif « liquide », emprunté à la notion de liquidité appliquée à la société par Zygmunt Bauman en 2000, puis à l’Église par Pete Ward en 2002 [6].
« Incubateurs », « start-ups » et Citykirchen : quelques initiatives récentes
5L’apparition en ce début de siècle de modalités renouvelées de présence de l’Église en certains lieux non paroissiaux est hautement significative. Ce sont des réalités d’Église qui présentent souvent une fécondité apparente et un vrai dynamisme. Nous nous inscrivons dans la suite de deux ouvrages récents, dont la caractéristique est le regard posé sur ce qui croît en laissant de côté les dysfonctionnements et ce qui est moribond [7].
6Par analogie, nous rapprocherons ces divers projets des « incubateurs » et des « start-up ». Apparus dans la recherche scientifique directement en prise avec l’industrie ou les services, les incubateurs sont des concentrations de personnes très qualifiées et engagées dans le développement de projets novateurs. En l’appliquant au catholicisme actuel, les incubateurs sont des projets d’une certaine ampleur, caractérisés par l’innovation, initiés par les institutions ecclésiales, diocèses ou congrégations religieuses, propres au milieu urbain. Ils favorisent la démarche spirituelle individuelle mais surtout la rencontre de personnes autour de thématiques communes. Ces rencontres génèrent à leur tour des projets, des associations temporaires ou durables, entre chrétiens ou avec des non-chrétiens « de bonne volonté ». En France, prenons l’exemple de trois grands projets : Notre-Dame-de-Pentecôte sur le parvis de la Défense, St Joseph à Grenoble pour la pastorale des Jeunes et l’accueil Marthe-et-Marie dans le nouveau quartier Humanicité à Lomme (Lille). Une dénomination assez récurrente et adéquate est celle de « maison d’Église ». Mentionnons encore la chapelle de la Résurrection à Bruxelles à proximité des institutions européennes, « lieu » œcuménique très actif, porteur de réalisations variées.
7À un autre échelon, on remarque l’apparition de projets chrétiens du type start-up, à l’image de ces entreprises de services ou de technologie nées avec peu de moyens et portées par quelques individus motivés autour d’une innovation. Ces lieux portés par des chrétiens peuvent être couplés à une activité économique, par exemple des cafés ou auberges dans lesquels la dimension d’hospitalité est première [8]. L’analogie de l’Église avec une maison d’hôtes aide à percevoir que rien n’est possible sans ces derniers. Autour de la notion d’hospitalité, ces initiatives s’inscrivent dans une spiritualité chrétienne, se référant par exemple à l’évangile de la Visitation. La créativité se déploie parfois de manière surprenante, comme la Church on the corner, réaménagement d’un ancien bistrot à Islington (Londres). D’autres projets sont de type associatif : bibliothèque, halte sur les chemins de St Jacques, etc.
8Le monde germanophone est en avance dans ce domaine. On y parle de Citykirchen. La caractéristique de ces projets est d’aller vers les « périphéries » existentielles. Ces projets catholiques ou protestants sont spécifiques à la nouvelle réalité sociogéographique de la City, caractérisée par une concentration de services et de commerces, et un reflux de l’habitat familial. Dans ce contexte de grande fréquentation ponctuelle apparaissent des lieux ouverts à tous, décrits comme des « oasis de silence », « lieux de maturation de la foi », « lieux de pause ». Ces Citykirchen sont soit une église (non paroissiale ou déparoissialisée) aménagée de façon particulière selon la finalité du projet ou avec des espaces propres, soit une construction adaptée au projet. Les églises historiques et touristiques sont parfois l’occasion de tels projets. Une multiplicité de noms manifeste une réelle diversité, par exemple Kulturkirche, Jugendkirche, Angebotskirche ou Diakoniekirche [9]. En général, ce ne sont pas des paroisses (lieux où une communauté de fidèles plus ou moins stable vit le « tout pour tous » paroissial), ni des lieux pour le rassemblement dominical. L’habitat environnant est souvent constitué de célibataires mobiles et de personnes âgées immobiles, de migrants et de personnes précarisées. Cela incite à une « spécialisation » de l’offre spirituelle.
9Lorsque des agents pastoraux ne sont plus engagés « pour tout » et « pour tous » comme dans les paroisses traditionnelles (notamment les funérailles, les sacrements et la catéchèse), cela libère du temps et des énergies pour des choses plus créatives, ponctuelles et de l’ordre de l’événementiel. Ces Citykirchen proposent aussi bien des expositions ou des concerts, que des activités sociales (soutien aux migrants, aux personnes précarisées, etc.) et éducatives (formations, conférences, échanges, etc.). Internet et les réseaux sociaux sont des outils majeurs de promotion et de communication. Cette présence ouverte dans la cité (comme se définit la Liebfrauenkirche à Francfort) requiert des moyens : ouverture non-stop, personnes qualifiées ou volontaires pour l’accueil et l’accompagnement. Cela implique un fort soutien institutionnel ou l’engagement de congrégations religieuses. De plus, il faut la souplesse nécessaire pour générer des projets adaptés au milieu et une ouverture pour faire émerger des innovations.
10Tant pour les « incubateurs » que les « startups », l’enjeu majeur semble être de provoquer et de soigner la rencontre. Le contact direct et physique avec ceux et celles qui sont loin des paroisses est l’objectif commun de ces initiatives. Les lieux sont ceux où le plus grand nombre passe. Qu’elles soient directement ou non à l’initiative de ces projets, on voit clairement que les Églises sont aujourd’hui mises au défi de la mission « pour tous », que les paroisses ne remplissent effectivement plus.
11Il s’agit de multiplier de tels lieux qui, sans prétendre tout couvrir, offriraient une rencontre autour d’une dimension de l’existence, une hospitalité, une convivialité ou un soutien. S’il est relativement facile de mettre à disposition des « bâtiments repères », souvent emblématiques dans les centres urbains, il est coûteux à bien des égards d’y investir aussi bien un réaménagement matériel qu’une mise à disposition de personnel qualifié et volontaire pour ce type de mission. L’appel et l’encouragement à des laïcs dans leur domaine de compétences et selon leurs goûts et désirs permet de développer cette nouvelle présence au monde. Ce qui existe prouve le bien fondé de tels engagements. Il s’agit pour l’Église de se projeter dans une manière différente de déployer sa mission, que nous appellerons la « paroisse liquide », figure concrète d’une Église devenue liquide.
De la société liquide à l’Église liquide
12Depuis la réflexion de Zygmunt Bauman sur la société liquide, la notion de liquidité a été appliquée dans plusieurs domaines. Une société liquide se caractérise par le primat des relations, de la communication, de la logique de réseau, par différence avec une société solide qui privilégie les institutions et la stabilité sociogéographique. Nous intéressent ici les réflexions développées par des théologiens anglo-saxons, dont Pete Ward. Appliquée à l’Église, la liquidité traduit plusieurs déplacements spécifiques, dont une vie chrétienne basée sur l’activité spirituelle et non sur des structures, un décentrement de l’office dominical, une part croissante des commençants ou des recommençants par rapport aux fidèles de toujours, et le passage limité dans le temps au sein d’une église précise.
13Le problème n’est pas ceux qui viennent encore dans les paroisses solides mais tous ceux qui n’y viennent pas ! Or elles mesurent leur succès au nombre de « pratiquants », même lorsqu’elles affirment leur souci de tous. En ne faisant que répondre aux besoins religieux de certains, les paroisses solides ignorent ou négligent de facto la soif spirituelle du plus grand nombre [10]. Les réorganisations actuelles des paroisses ne parviennent pas à toucher de nouvelles personnes hormis quelques-unes, en renouvelant parfois tout de même l’engagement de ceux et celles qui viennent encore [11]. Selon Ward, il est urgent de réformer lorsque l’Église locale commence à ressembler à un club. Cette Église-club est une réponse à la question terriblement réaliste posée par Ward : pourquoi si peu de gens voient-ils l’Église comme un lieu où trouver ce qu’ils cherchent ? Les paroisses solides seraient de fait dans l’incapacité d’honorer le désir d’authentiques expressions spirituelles qui s’expriment hors d’elles-mêmes, laissant cela à des communautés religieuses anciennes ou nouvelles noyées par l’ampleur du défi.
14À partir de ce constat communément partagé, une divergence apparaît, concernant la fonction ou la pérennité des actuelles paroisses solides. La métaphore de la liquidité peut se décliner selon trois images. Ward ne se soucie plus du tout de la solid church, et envisage une liquidité totale, dans laquelle va se disperser le christianisme pour donner sens à la vie des hommes aujourd’hui (comme le sel se dissout dans l’eau). C’est une forme de sortie de soi, pour un destin commun, qui peut donner le goût du Christ.
15Dans son livre Aquachurch [12] Leonard Sweet développe l’image de l’Église comme « bateau ». Elle conserve une part de solidité dans un monde devenu fluide, mais n’a plus de point d’ancrage social ou culturel. Sweet insiste sur le changement de contexte, plus que sur les changements à apporter à l’Église. L’Église devient ici une sorte de nouvelle arche de Noé.
16Afin d’honorer la complexité de ce rapport solide/liquide, nous proposerons ici plutôt l’image du précipité chimique. Le mélange de deux liquides appropriés provoque un précipité aux effets solides, visibles et durables (quoique parfois instables). Dans la postmodernité, les deux composants, société et Église, sont liquides. Il s’agit pour la seconde de s’ajuster et de se diversifier afin que la rencontre avec la première suscite une réaction, un précipité solide (même instable) et visible dans différents milieux et cultures. Une Église qui sortirait vers les périphéries, avec un style approprié, pourrait voir surgir du sens et de l’espérance là où il n’y en avait plus.
Une Église « pour tous »
17Cette question de l’autocompréhension de l’Église dans le monde actuel est cruciale pour déterminer les modalités de sa mission. Nous faisons appel ici à Michel de Certeau sur la figure de l’étranger pour décrire le rapport de l’Église à la société émergente. Tant que l’Église est elle-même une société – la solid church selon Ward –, « elle se constitue en se différenciant […] elle pose un “dehors” pour qu’existe un “entre nous” ; des frontières, pour que se dessine un pays intérieur ; des “autres”, pour qu’un “nous” prenne corps [13] ». Ainsi, pour de Certeau déjà en 1945, le risque inhérent à l’Église était la crispation et l’enfermement en tout domaine. Soixante-dix ans plus tard la situation accentue l’urgence du défi posé par ces frontières. Les paroisses solides sont de facto réservées à quelques-uns, même si cela est contraire à leur raison d’être (elles visent en principe le « pour tous »). La solution ou conversion proposée par de Certeau était de faire place à Dieu comme à l’étranger, à l’image de l’étranger sur la route d’Emmaüs (Lc 24). Cela conduit à une démaîtrise et un dépouillement comme facteurs essentiels pour penser l’être humain. Toute rencontre est alors pascale dans la foi, impliquant une sortie de soi parfois apparentée à une mort pour un déplacement engendrant un surcroît de vie.
18La figure de l’étranger se déploie aussi comme caractéristique de l’identité du chrétien en ce monde. Dans la Lettre à Diognète (IIe siècle), le chrétien est appelé paroikos (étymologie de paroisse), c’est-à-dire l’étranger qui séjourne dans la cité avec des droits mais sans être citoyen. Le chrétien y est dit ainsi l’égal de tout autre habitant, avec un attachement différent aux « réalités du ciel », mais sans privilèges, répandu dans le monde comme l’âme dans le corps. Dix-huit siècles plus tard, l’appartenance des chrétiens à une Église liquide ne les situe pas hors de la société liquide mais les invite à lui donner sens, sans limitation.
19La paroisse ne peut pas disparaître en tant que telle, sinon les catholiques renonceraient à ce qui fait le cœur de leur mission telle qu’ils la conçoivent depuis toujours : annoncer une bonne nouvelle pour tous, dans toutes les nations. Mais la paroisse n’est pas ici réduite à la figure historique des derniers siècles, y compris sous ses formes actuelles. « Elle a une grande plasticité, elle peut prendre des formes très diverses qui demandent la docilité et la créativité missionnaire du pasteur et de la communauté. [14] » C’est la raison pour laquelle le mot « paroisse » peut être conservé, mais en lui adjoignant un qualificatif, solide ou liquide, pour désigner soit la structure héritée du XIe siècle, soit une réalité nouvelle dont la précédente ne serait qu’une partie.
Une Église en réseau
20Il n’est pas inédit d’appliquer à l’Église la notion de réseau. Le renversement est ici de prendre en charge de manière nouvelle l’ancienne mission de la paroisse solide et d’assumer de manière différenciée les composantes du « tout » et du « en un lieu ». Les paroisses solides ne seraient plus que des composantes de paroisses liquides. En considérant la vie ecclésiale actuelle, on pourrait projeter une structuration de ces paroisses liquides (réseaux) selon trois dimensions.
21Premièrement, l’accompagnement tout au long de la vie, la proximité, les racines seraient le propre du lieu stable par phases, repères sur de longues périodes dans des existences mouvantes. C’est aussi le lieu de l’eucharistie régulière. Cela restera du ressort des anciennes paroisses solides, qui auront alors à renoncer à la vaine illusion de vouloir tout couvrir. Elles connaissent déjà des nouveautés missionnaires qui les modifient lentement un peu partout en Europe (groupes de prière, Parcours Alpha, groupes bibliques, etc.). On constate à l’usage que ces initiatives renouvellent ceux du dedans, « fidélisent » quelques-uns du dehors, mais peinent à aller plus loin. Parmi les essais simples, au sein des paroisses actuelles, la multiplication des « dimanches autrement » est bénéfique [15]. Cela contribue clairement à construire une nouvelle vie d’Église pour ceux qui sont présents habituellement et quelques-uns autour. C’est à encourager.
22La deuxième dimension est celle de l’événement, du déploiement des charismes, de la créativité. Les études empiriques sur les paroisses solides actuelles montrent leur incapacité – à de rares exceptions – à susciter cet élan vers les périphéries existentielles, au cœur de la culture contemporaine. Elles ne parviennent qu’au parvis, au seuil. Plus « loin », dans des lieux réels et virtuels se vit et se déploie la rencontre, particulièrement avec l’« autre » que les paroisses solides ne touchent plus. Le primat porte ici sur l’expérience du dialogue, expérience qui déplace chaque partenaire, qui bouleverse parfois et ouvre sur l’Autre. L’essence de ces initiatives variées est la circulation de la parole qui, pour le chrétien, n’est jamais très loin de la Parole. La caractéristique propre à cette dimension est la créativité et le foisonnement d’initiatives : ce que les chrétiens attribuent à une écoute active de l’Esprit Saint. Dans les grandes villes, cet élan est fondamental. C’est là que l’écho sera le plus aisé à l’exhortation du pape François : « La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. [16] »
23La troisième dimension est « mystique », rarement développée par les auteurs actuels et peu considérée dans les projets pastoraux. Elle est nécessaire pour réduire le risque de polarisation stérile des deux premières d’une part, et faire droit d’autre part à une vie spirituelle plus intense, tant dans l’expérience ponctuelle que dans l’approfondissement progressif. Dans des maisons de prière et de solitude bienfaisante, cette dimension mystique est historiquement assumée par les religieux et religieuses, que l’on met ou qui se mettent souvent à part de la paroisse depuis ses origines. Là aussi, le génie créatif doit être sollicité pour renouveler les modalités de présence au monde d’une vie consacrée, en lien avec les autres dimensions. Par exemple, la notion de « clôture monastique » pourrait être revisitée.
24Bauman insiste sur un effet négatif de la postmodernité : une insécurisation croissante de l’individu et son isolement. La possibilité même de communauté est selon lui problématique. Le désir en est utopique [17]. Les chrétiens sont alors confrontés au défi considérable de continuer à proposer diverses modalités afin que le « pour tous » reste honoré. Annoncer l’Évangile revient plus qu’auparavant à prendre soin de la petite communauté, de la « maisonnée » ou oikos chrétien, pour reprendre un terme revalorisé par Don Pigi (« inventeur » des Cellules Paroissiales d’Évangélisation dans leur variante catholique). Cette primauté des relations humaines dans l’action évangélisatrice permet de nourrir des communautés durables ou passagères qui font sens dans la vie des personnes. L’expression « famille de Dieu » si présente pour tracer l’horizon des communautés catholiques en Afrique ne dit pas autre chose. Ce primat de la relation est une vraie chance pour le christianisme, car il appartient à son génie propre (sans monopole certes) de prendre au sérieux et d’accompagner concrètement l’être humain comme un « être en relation ».
25Le défi des paroisses liquides consiste à nourrir et maintenir la communion entre les communautés dans les diverses dimensions esquissées. Ce qui se joue est bien supérieur à une simple articulation. C’est bien de communion dont il s’agit. Cela influence par conséquent la manière d’aborder la question connexe et complexe du leadership et des responsabilités.
Cinq figures d’autorité
26Au « tout, pour tous, en un lieu » de la paroisse solide, la paroisse liquide ajoute un « par tous », à entendre ici comme l’appel à tous les baptisés et la possibilité pour chacun de déployer ce dont il est capable pour l’annonce de l’Évangile. La paroisse liquide de demain sera la réalisation concrète de nombreuses affirmations du concile Vatican II. Il s’agit de valoriser effectivement les charismes et vocations, exprimés dans les désirs et discernés en Église, une mise en œuvre réelle du « sacerdoce commun » dont on parle tant depuis cinquante ans. Mais ce « par tous » ne pourra se déployer qu’autour de figures d’autorité à son service. De manière réaliste, pensons ici à l’intensification des conseils et équipes actuels dans les trois dimensions de la paroisse liquide, avec des leaders bien identifiés.
27Pour ne pas sombrer dans l’utopie stérile, les éléments de réalité nous obligent. La dimension du quotidien et de la proximité (l’actuelle paroisse solide) serait portée par la figure du curé ; la dimension de sortie aux périphéries par celle de l’aumônier/ère (alors une figure diaconale ?) ; la dimension de la vie spirituelle et « mystique » par celle du moine/moniale ou directeur/trice spirituel/le (l’« expert » spirituel comme un type de leadership). On garderait alors un triptyque familier dans l’Église catholique, mais désormais articulé sans hiérarchie de préséance. Le défi principal est ici une reconfiguration du ministère curial pensé jusqu’à présent pour tout couvrir.
28Une quatrième figure est attachée à la communion. Si l’évêque a et aura toujours le ministère de communion dans l’Église locale et avec l’Église universelle, comment penser ce ministère au niveau des paroisses liquides ? Ce ne sera pas celui d’un évêque, à moins d’une démultiplication tout à fait improbable des diocèses par dix ou vingt. Ce ministère spécifique et nouveau nécessite des compétences reconnues pour gérer une réalité complexe. Cela pourrait être le fait d’un « coordinateur professionnel », sans trancher ici s’il devrait être ordonné ou non.
29On voit combien les réformes « paroissiales » ne peuvent faire l’impasse d’une réflexion sur les réformes diocésaines. Le réalisme invite à considérer le « niveau » actuel du doyenné comme celui du déploiement de cette paroisse liquide. Le coordinateur (doyen/ne) assume alors un ministère adjoint au ministère pastoral de l’évêque, ayant pour finalité première de veiller au bon déploiement des trois dimensions. Dans ce schéma, la présidence eucharistique est d’abord celle de l’évêque dans l’Église locale, mais aussi celle du curé-prêtre. Il est impossible de concevoir la première dimension du triptyque, qui ne serait pas structurée autour de l’assemblée eucharistique. Les modalités d’accès au ministère presbytéral et son exercice restent donc posés comme un vaste chantier, en raison de l’effondrement du nombre de prêtres-curés.
30Une cinquième figure devrait avoir sa place dans les paroisses liquides, celle du théologien. En effet, si personne ne porte le souci de la mise en perspective, de l’exploration prospective théorique, du discours rationnel en dialogue avec les sciences, alors les paroisses liquides ne pourront pas se déployer de manière adéquate dans les cultures postmodernes.
« Avance en eaux profondes » (Lc 5,4)
31Ghislain Lafont relevait en 2011 l’illusion que « les réformes de structure seraient suffisantes pour renouveler le visage de l’Église et assurer l’évangélisation [18] ». C’est certain, mais il faut bien avancer pour que l’Église ne devienne pas un musée ou le refuge de quelques personnes motivées ou trop habituées. Le temps de la pastorale de chrétienté accordant la priorité au curé de paroisse et ses brebis sur un petit territoire bien délimité est définitivement révolu. L’heure est à la polyvalence, aux changements d’orientation, aux mutations rapides.
32Le mérite d’une réflexion autour de la liquidité est de proposer quelques hypothèses pour que l’Évangile puisse continuer à être annoncé à tous, dans les moindres anfractuosités de la société occidentale, selon les modalités de sociabilité et d’expression culturelle de notre temps. Nous avons aussi bien conscience que nos propos sont sans doute moins pertinents pour le catholicisme en milieu rural. Mais partout, pour faire écho à la lointaine Lettre à Diognète, les chrétiens sont pleinement dans le monde et sont soumis aux mêmes lois anthropologiques. Initier des projets est essentiel à leur mission, mais ne peut avoir de sens qu’en regard des « lois extraordinaires et vraiment paradoxales de leur république spirituelle ».
Notes
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[1]
Auteur d’une vingtaine d’articles sur le sujet, dont « La paroisse, et au-delà… », Études, juin 2005, p. 783-793.
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[2]
A. Join-Lambert, « Évolutions et avenir des paroisses et des Églises. Aperçu de recherches et réflexions récentes », Ephemerides Theologicae Lovanienses, 90 (2014), p. 127-151.
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[3]
Voir « Burn-out, épuisement des agents pastoraux », Lumen vitae, 68/3 (2013).
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[4]
Thème du synode provincial des diocèses de Lille, Arras et Cambrai (2013-2015).
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[5]
Pape François, Exhortation apostolique Evangelii gaudium (2013) n°28.
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[6]
Z. Bauman, Liquid Society, Cambridge, Polity Press, 2000 ; P. Ward, Liquid Church, Eugene OR, Wipf & Stock, 2013 [1ère éd. 2002].
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[7]
P. Goudreault, Chemins d’espérance pour l’avenir de l’Église, Lumen vitae/Novalis, 2010 ; C. Henneke, Glänzende Aussichten: Wie Kirche über sich hinauswächst, Münster, Aschendorff, 2011.
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[8]
Voir Kirche als Gasthaus. Revue Diakonia 44/1 (2013).
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[9]
www.citykirchenprojekte.de, réseau regroupant 62 projets, avec un congrès tous les deux ans.
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[10]
Voir « la logique du guichet » selon Laurent Villemin, « Service public de religion et Communauté. Deux modèles d’ecclésialité pour la paroisse », La Maison-Dieu, 229 (2002/1), p. 59-79 ; logique connue dans le monde anglo-saxon comme parish-hop ou parish shop and hop.
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[11]
Comme le montre l’étude récente menée en Bretagne par L. Plouchart, dans La paroisse, communauté et territoire. Constitution et recomposition du maillage paroissial, dir. B. Merdrignac (e.a.), Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 19-63.
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[12]
L. Sweet, Aquachurch: Essential Leadership Arts for Piloting Your Church in Today’s Fluid Culture, Loveland Colo, 1999. Peu avant, il exploitait la même métaphore de la liquidité dans Soultsunami: Sink or Swim in New Millennium Culture.
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[13]
M. de Certeau, « L’Étranger ou l’union dans la différence », Études, janvier 1945, p. 402.
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[14]
Evangelii gaudium n°28.
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[15]
Voir H. Derroitte (e. a.), Les formes de catéchèse communautaire. Fondements, balises, évaluations, Lumen Vitae, 2015 [à paraître].
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[16]
Evangelii gaudium n°33.
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[17]
Z. Bauman, op cit., p. 37.
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[18]
G. Lafont, L’Église en travail de réforme: Imaginer l’Église catholique, Tome 2, Cerf, 2011, p. 307.