Notes
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[*]
Ludovic Lado est jésuite et anthropologue. Il dirige le Pôle universitaire du CERAP.
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[**]
Pierre de Charentenay est jésuite et rédacteur à la Civiltà Cattolica. Il est notamment l’auteur des Philippines, Archipel catholique et asiatique, à paraître chez Lessius en 2015 ; du Dilemme du chartreux : Médias et Église, DDB, 2011 ; et des Nouvelles frontières de la laïcité, DDB, 2009.
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[***]
Jean-Claude Guillebaud est écrivain et journaliste. Il est notamment l’auteur du Goût de l’avenir, Seuil, 2011 ; de Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, 2007 (rééd. en Points essais) ; et de La Refondation du monde, Seuil, 1999.
-
[1]
Cf. F. Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiche, Présence Africaine, 1981 ; M. Hebga, Émancipation d’Églises sous tutelle. Essai sur l’ère post-missionnaire, Présence Africaine, 1976.
-
[2]
Cf. L. Magesa, Anatomy of Inculturation: transforming the Church in Africa, Paulines, 2004 ; B. Adoukounou, Jalons pour une théologie africaine, I-II, Lethielleux, 1980.
-
[3]
Cf. C. Nyamiti, Christ as our Ancestor, Mambo, 1984.
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[4]
Cf. A. Sanon, Tierce église ma mère ou la conversion d’une communauté païenne au Christ, Beauchesne, 1972.
-
[5]
Horacio de la Costa, «Selected essays on the Filipino and his problems today», p. 274.
-
[6]
Claude Geffré, Le Christianisme comme religion de l’Évangile, Cerf, 2012.
-
[7]
Stanislas Breton, L’Avenir du christianisme, DDB, 1999, p. 218.
-
[8]
Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2014.
-
[9]
François Dosse, Castoriadis, une vie, La Découverte, 2014.
Le défi de la créativité dans l’Église catholique en Afrique
1L’Afrique est souvent imaginée comme un continent « traditionaliste », plus porté à la conservation de ses us et coutumes qu’au changement. Mais en réalité, comme tous les autres continents, l’Afrique se réinvente constamment pour s’adapter aux soubresauts de son histoire. À l’irruption violente de la colonisation et du christianisme en Afrique, les fils et filles de ce continent ont réagi de plusieurs manières, depuis l’accueil enthousiaste jusqu’à la résistance en passant par l’indocilité et l’innovation religieuse qui traduisent un certain degré de créativité.
2L’Église catholique, presque partout en Afrique, est vieille de plus d’un siècle. Elle est le fruit d’un processus d’évangélisation qui, pour l’essentiel, a obéi à une logique de transposition des structures et des doctrines forgées par des siècles de domestication en Occident. L’approche ethnocentrique de l’évangélisation participait de la rhétorique de la « civilisation », l’idéologie-mère de la colonisation, partagée pour l’essentiel par les missionnaires et les administrateurs coloniaux, ce qui nourrit encore la thèse de la collusion dans certains milieux africains. Cependant, des historiens et missiologues ont depuis longtemps montré que la collaboration n’a pas été le seul mode de relation entre les missionnaires et les colonisateurs. Quoi qu’il en soit, pour la plupart des missionnaires, les Africains n’avaient rien à apporter mais tout à recevoir. Les conditions n’étaient donc pas réunies pour un dialogue, pour une rencontre du donner et du recevoir pouvant générer du nouveau.
3Les critiques les plus radicales du christianisme occidental ont assimilé l’évangélisation à une colonisation spirituelle, voire à un génocide culturel et religieux, reprochant aux missionnaires d’avoir diabolisé et détruit les cultures africaines au nom de la supériorité de la culture occidentale [1]. Ce moment coïncidait avec l’essor de l’idéologie de la négritude et la réhabilitation par la nouvelle élite noire des valeurs culturelles africaines. L’africanisation progressive du clergé s’est accompagnée de la consolidation d’une aile critique qui a très vite posé la nécessité d’« adapter », de « contextualiser », d’« indigéniser », d’« africaniser » le christianisme occidental pour mieux répondre aux besoins spécifiques de l’âme africaine. C’est dans ce contexte qu’a prospéré la théologie de l’inculturation qui s’est très vite imposée comme courant majeur de la théologie africaine et a dominé la production théologique en Afrique dans les années 1980-1990 [2].
4Bien qu’encouragée par les textes du pape Jean-Paul II et plus récemment encore par le pape François, la créativité à l’œuvre dans la théologie de l’inculturation en Afrique a eu et a encore du mal à aller jusqu’au bout de sa logique d’africanisation. En dehors du plan liturgique dont quelques innovations ont été valorisées par les églises locales, l’inculturation s’est limitée pour l’essentiel à la production par le clergé africain de nombreuses thèses et mémoires de théologie sur les possibilités de rapprochement entre les cultures et religions africaines et le christianisme occidental reçu. Par exemple, les théologiens se sont livrés à des études comparatives entre le culte des ancêtres et le culte des saints [3], entre les rituels d’initiation africains et les sacrements d’initiation chrétienne, entre les rituels de guérison africains et les sacrements de guérison chrétiens, etc. Mais dans l’ensemble, sur les plans théologique, canonique et pastoral, l’inculturation est restée un discours réservé à l’élite cléricale, et la créativité un exercice intellectuel.
5Comment expliquer cette infécondité pastorale de la théologie de l’inculturation ? Il y a en premier lieu le poids de l’héritage missionnaire et des logiques hiérarchiques orientées vers la surveillance scrupuleuse de la doctrine. Ce cadre ne favorise pas le passage des logiques de reproduction à des logiques d’innovation. Les évêques africains sont, très souvent, des copies conformes des missionnaires et, pour la plupart, choisis en fonction de leur capacité à perpétuer le statu quo. Ils n’ont ainsi aucune envie de s’attirer les foudres de la « police doctrinale ». Pour certains l’inculturation s’apparentait à une tentative de re-paganisation du christianisme. Une exception notable en Afrique de l’Ouest a été l’effort titanesque de Mgr Anselme Sanon, évêque émérite de Bobo Dioulassou au Burkina Faso, d’aller le plus loin possible dans l’appropriation chrétienne du système traditionnel d’initiation [4]. Mais en général, le souci de la ligne de démarcation entre l’orthodoxie et l’erreur, dans un contexte marqué par la peur des représailles, a contraint les théologiens comme les évêques africains à la prudence et à la retenue, y compris dans les milieux universitaires.
6Le déficit de créativité et d’innovation s’explique aussi par le caractère dogmatique de la théologie et de la catéchèse qui sont enseignées dans les séminaires et les paroisses. Malgré la préparation philosophique à la théologie, la formation théologique forme plus à la répétition. Elle s’inscrit dans une logique de reproduction et de conservation de la structure. Cette approche dogmatique, surtout de la catéchèse, tend à dépouiller le contenu transmis de son historicité et enferme les chrétiens dans des formules reçues. Elle entretient l’inaptitude à faire la différence entre les fondamentaux et les accessoires. La tendance à tout présenter comme si c’était « institué » par Jésus Christ tend à imprimer partout le sceau du « sacré » et de l’« irréformabilité ».
7Pour être innovante l’Église catholique doit relever le défi difficile d’une structure qui encadre la créativité sans l’étouffer. L’Église doit être avant tout une communauté de discernement des esprits et non de production de solutions toutes faites pour tous les temps et tous les lieux. Le modèle hiérarchique actuel, où l’Esprit ne souffle que par le haut, déresponsabilise et condamne la majorité des chrétiens à l’infantilisation spirituelle, à la posture de spectateurs et de consommateurs de rituels.
8Si, à son origine, la créativité est toujours une inspiration individuelle, il reste qu’elle ne peut se passer de l’arbitrage communautaire. Son creuset demeure la tradition dynamique d’une communauté qui résulte de la créativité des générations antérieures. Toute innovation destinée à enrichir le patrimoine d’une communauté doit être reconnue par celle-ci. La tendance spontanée à protéger le patrimoine collectif est souvent l’un des obstacles les plus redoutables que les esprits créatifs ont à franchir pour produire du nouveau. C’est pourquoi tout vrai créateur est toujours éprouvé avant d’être approuvé. Quand elle est accueillie, la créativité contribue au renouvellement des ressources d’une tradition pour mieux faire face aux défis nouveaux là où les vieilles formules ont montré leurs limites. Aussi, la créativité comme l’innovation comportent toujours une part de risque, celui d’être incompris et même ostracisé par les gardiens de la tradition insécurisés par la nouveauté. Le concept de « frontières », souvent convoqué dans la tradition apostolique jésuite pour traduire des lieux de mission peu ordinaires qui stimulent la créativité, incarne bien cette réalité du risque. La frontière se situe dans l’entre-deux du familier et de l’étrange, de l’ancien monde et du monde nouveau, de ce qui a toujours été et du possible, et le créateur a souvent la lourde, voire la terrible responsabilité de convaincre sa communauté de risquer le pas vers la nouveauté susceptible de l’enrichir.
9Ludovic LADO s.j.
Une pratique de la foi aux Philippines
10La situation du christianisme en Asie reflète la très grande diversité culturelle des pays qui composent ce continent, ainsi que l’histoire de leur évangélisation. Dans certains cas, les pratiques religieuses peuvent être très semblables à ce qu’on trouve en Europe. Cette contribution s’attachera à l’exemple des Philippines, un pays à forte majorité catholique que le pape François visite ce mois. Le christianisme philippin est issu de la rencontre entre un christianisme d’origine européenne (espagnol) et des traditions locales. Cela a conduit à l’invention de pratiques originales, très populaires, qui subsistent malgré le choc de la modernisation.
11Toute l’année, dans différentes villes du pays, des manifestations autant culturelles que religieuses sont organisées par l’Église catholique, dans lesquelles les laïcs jouent un grand rôle, notamment des familles qui apportent leur contribution à ces événements depuis parfois des siècles. Pour ne pas nous disperser au milieu de centaines d’initiatives de ce genre, nous nous limiterons aux plus grandes manifestations.
12La procession de la Vierge de Peñafrancia dans la ville de Naga attire des centaines de milliers de personnes de toute la région de Bicol (sud de l’île de Luzon) entre le 13 et le 21 septembre. Les festivités sont encadrées par un premier transfert de la petite statue de la Vierge puis par son retour la semaine d’après à son lieu d’origine, la basilique de Naga. Ce retour se fait en partie à pied, en partie sur le fleuve où la barge qui porte la Vierge est tirée par plusieurs dizaines de pirogues vigoureusement propulsées chacune par une vingtaine d’hommes qui pagaient sous le regard de milliers de spectateurs agitant des mouchoirs blancs depuis les berges.
13Un deuxième grand événement, nationalement suivi, est la procession du Nazaréen noir vers la basilique mineure de Quiapo, la plus grande paroisse de Manille. La statue du Christ noir portant sa croix arrive après une procession de dix-huit heures qui rassemble sur son parcours pas moins de trois millions de personnes le 9 janvier. L’événement est totalement organisé par un comité de laïcs. Deux jours avant, la procession des répliques du Nazaréen noir rassemble déjà 100 000 personnes, qui passent toutes devant les prêtres pour être arrosées d’eau bénite. Les foules se pressent en très grand nombre durant la grande procession, au risque de la santé de quelques fidèles plus ou moins étouffés mais qui sont immédiatement portés vers des ambulances. La procession du Nazaréen noir n’a jamais attiré autant de monde en ce début du XXIe siècle.
14On peut dire la même chose de la procession du Santo Niño de Cebu, le Sinulog, qui se déroule le troisième week-end de janvier. C’est la troisième grande manifestation religieuse du pays, et l’une des plus anciennes puisqu’elle remonte au début du XVIe siècle. Elle rassemble elle aussi des millions de fidèles qui participent le matin à une procession fluviale. L’après-midi, ils suivent un parcours de 5 heures avant la grand-messe à la basilique des Augustins. La petite statue de l’Enfant Jésus est alors donnée aux évêques et aux prêtres qui dansent au rythme de chants repris par tous.
15Ces événements viennent d’une longue tradition importée durant l’évangélisation espagnole, et ils ont été pratiqués en dehors des Philippines. Mais ici, ils prennent un caractère presque national, rassemblant des foules considérables, mobilisant des villes entières qui cessent toute autre activité pour l’occasion. Ces traditions se sont patinées d’une couleur locale propre à l’archipel qui les a pratiquées pendant des siècles. Elles y ont une saveur particulière.
16Elles demandent un engagement physique des fidèles qui participent en grand nombre à cette communauté de foi liée à une fête, à une date et à un lieu. Les fidèles doivent se lever avant 4 heures du matin pour participer aux neuf messes du Simbang Gabi ; ils doivent marcher pendant dix-huit heures à Quiapo pour suivre la procession du Nazaréen noir, ou cinq heures à Cebu pour suivre le Santo Niño après avoir suivi la parade fluviale très tôt le matin même. Ces mouvements se font au milieu de foules considérables, ce qui demande une attention de chaque instant. Cela ne veut pas dire que le cœur ou l’intelligence sont absents, mais ils ne sont pas la base de cette expression de la foi : ici, le fidèle est complètement engagé physiquement avec d’autres dans sa pratique. Il s’épuise dans cet acte de foi. Il partage cette attention de tous en restant debout pendant des heures dans une concentration très dense de population qui vit ensemble cette expérience. Il construit sa foi dans cet engagement physique et construit la communauté en étant ainsi présent : c’est une manière de vivre ensemble comme Philippin. Ces événements sont une sorte de ciment de la communauté et un signe de son identité.
17Cet engagement physique commun est la condition pour entendre la réponse à la grâce ou aux prières que le fidèle a demandées. Il garantit une réponse de Dieu. Comment Dieu pourrait-il rester sourd à une demande exprimée avec tant de force ? Cela ressemble à la demande de la pauvre veuve qui vient importuner le juge qui finalement accepte la demande parce qu’il est fatigué de la voir et de l’entendre. C’est la raison pour laquelle ces pratiques plaisent tant aux générations plus jeunes qui n’ont guère de compréhension intellectuelle de la foi et qui ne savent pas comment la pratiquer par la charité ou par la liturgie dominicale. Elles leur plaisent parce qu’ils savent que leur identité réside quelque part dans cette pratique. L’engagement physique réalisé avec des amis et des compagnons rend ce défi encore plus concret et significatif.
18Tout cela a des similitudes avec les pratiques des pèlerinages où la foi s’exprime à travers la réalité de la marche à pied pendant des milliers de kilomètres, comme le fit Saint Ignace de Loyola allant à Jérusalem, ou comme le font aujourd’hui des milliers de pèlerins qui marchent vers Saint Jacques de Compostelle. Cette activité physique est une manière d’exprimer sa foi. Mais la dimension très densément communautaire est absente, alors qu’elle est essentielle à la version philippine de la foi.
19Cette expérience physique et communautaire n’existe nulle part à ce point. Même en Espagne, au Portugal ou au Mexique, à la Guadalupe ou à Fatima, les densités de population n’atteignent pas ce niveau. Les processions sont importantes mais pas avec de telles concentrations. Ce qui est unique aux Philippines est aussi la répétition de l’événement en de nombreux endroits : Simbang Gabi, qui a disparu autant au Mexique qu’en Espagne, est célébré partout aux Philippines, dans des églises qui débordent de foules trop grandes. Cette mobilisation est le fait des laïcs qui s’organisent pour maintenir ces traditions : la procession du Nazaréen noir de Quiapo est organisée par un comité de laïcs qui décide de l’organisation et du parcours de la procession.
20Cette foi a-t-elle une relation à la réalité sociale ? Produit-elle quelques effets sociaux ? Voilà une question très importante puisque la foi catholique suppose une forte relation à la justice et une attention au prochain, spécialement les plus pauvres dans la société. Cette vision de la foi à travers ces manifestations populaires ne semble pas donner ce type de fruit. Il existe une séparation de fait entre le religieux et le champ social. Cette foi n’est pas socialement orientée ; elle n’est pas reliée à la morale sociale, familiale ou personnelle. La corruption se maintient partout, les problèmes de violence dans la famille sont endémiques. La foi s’exprime ici sans relation avec des pratiques éthiques.
21L’historien jésuite Horacio de la Costa confirme cette observation [5] : « Dans notre population, la foi est dominée par le rite et sa forme théocratique, mais elle n’aide pas à réinterpréter ou à relire nos normes sociales. » Il donne une explication : l’Église qui a été exportée aux Philippines depuis l’Espagne était hautement ritualiste, mais « ces rites étaient déjà devenus inintelligibles ». Ils ont été transmis aux Philippins de cette manière. La traduction de la foi dans la vie sociale, qui a été accomplie en Europe au long des siècles, ne s’est pas produite aux Philippines. « Comme le gouvernement, elle est devenue une imposition sur la communauté. La vie communautaire invitait à faire des processions… Mais les convictions profondes de la conscience n’ont pas été touchées. »
22Des tentatives sont faites par les évêques de transformer la force de ces manifestations en action sociale. En 2013, l’archevêque de Naga a fait suspendre dans toute la ville des bannières à l’occasion des fêtes de Peñafrancia avec cette inscription : « Avec une foi en croissance en Jésus-Christ avec Marie au service de la transformation sociale ». Une telle proposition est nouvelle, mais elle n’est pas évidente à appliquer parce que les fondements de l’événement n’ont pas de relation à la société.
23Ces manifestations sont-elles vraiment l’expression de la foi ? Très clairement oui, parce que c’est une expression de la croyance en Dieu, dans la Croix, et dans l’Enfant Jésus à qui la foule exprime sa confiance et dirige ses prières et ses demandes : Dieu leur répondra, les consolera et les accueillera. C’est une manière concrète d’entretenir le lien avec Dieu. Cette expression de la foi est néanmoins menacée par plusieurs facteurs. Les tendances plus individualistes de la culture et de la foi mettent en question cette pratique physique et communautaire. Chaque croyant recherche souvent son propre confort, le meilleur moyen et le plus facile de pratiquer sa foi : cette forme philippine d’engagement physique et communautaire ne va pas dans le sens de la facilité ou de la modernité individuelle, mais jusqu’à présent elle semble très bien résister à la menace de l’individualisme.
24Cette foi peut-elle être sécularisée ? Peut-être pourrait-elle être folklorisée, transformée en une pratique non-religieuse, comme un simple événement culturel. C’est partiellement le cas des festivités de Peñafrancia à Naga ou du festival Dinagyang de Iloilo où les dimensions non-religieuses ont été développées sous la forme de défilés des écoles ou de concours de danse. Mais dans d’autres endroits comme Cebu, le festival du Sinulog a gardé son caractère religieux avec l’omniprésence du Niño Jésus qui reste le centre de la fête, y compris lors des danses. Une autre menace est celle de la commercialisation. Des agences de tourisme, des organisateurs privés, des marchands de toute sorte savent que ces événements attirent beaucoup de monde. Quelle belle occasion d’ouvrir de nouveaux marchés ! Les touristes pourraient affluer pour observer les processions et participer à ces fêtes. Les fidèles seraient amenés à transformer ces événements religieux en des danses aussi séculières que spectaculaires comme le festival de Rio. Déjà des festivals non-religieux suivent souvent les manifestations religieuses. Mais pour l’instant, cette commercialisation reste seulement une menace.
25Pierre de CHARENTENAY s.j.
Notre foi et la « vérité de l’autre »
26Ces ouvertures sur des expressions chrétiennes en Afrique et en Asie invitent à prendre un peu de recul et à réfléchir sur ce que le pluralisme et la rencontre d’autrui peuvent apporter à la créativité.
27Nous butons en effet aujourd’hui sur un paradoxe : si le pluralisme religieux est, depuis Vatican II, une réalité de fait et de principe, alors que nous reste-t-il à dire – et à vivre – de la « différence » chrétienne ? Nul ne prétend plus, comme jadis, que le christianisme, seule « vraie » religion, gagnera la terre entière et effacera les autres traditions. Nous avons pareillement renoncé à l’ancienne « théologie de l’accomplissement » qui consentait à discerner des valeurs « implicitement chrétiennes » dans les autres croyances, valeurs que seul le christianisme pouvait accomplir.
28Il nous reste à éclairer cette résultante : si les autres grandes religions méritent d’être respectées et reconnues, alors comment définir le christianisme ? En quoi est-il autre ? Si j’ai réellement la foi, je ne puis relativiser le message évangélique, mais comment privilégier dès lors « mon » christianisme sans dédaigner de facto les autres cultes ? Il n’est pas d’interrogation plus actuelle, plus urgente, plus embarrassante que cette question de la singularité chrétienne. Nous sommes convaincus que, comme « religion de l’Évangile », notre christianisme est radicalement « autre ». Mais il nous faut reconnaître – comme le souligne le dominicain Claude Geffré –, que notre vérité « n’est ni exclusive, ni même inclusive de toute autre vérité d’ordre religieux [6] ».
29La transformation récente de nos sociétés développées nous confronte de manière plus impérieuse que jamais à ce qui fut longtemps un simple questionnement théologique. Dans la vieille Europe, de gré ou de force, la réalité multiconfessionnelle est devenue notre lot. En France comme en Allemagne ou en Grande Bretagne, le multiculturalisme et les tensions qui l’accompagnent sont même au cœur du débat politique et de l’effervescence médiatique. Et pas seulement au sujet de l’islam. Des questions comme la conversion, les born again, l’approche « radicale » de la foi, le vécu identitaire de la spiritualité : tout cela est devenu un défi. Est-il insoluble ? Insurmontable ? Je ne le crois pas.
30Pierre Claverie, évêque d’Oran engagé dans le dialogue islamo-chrétien, fut assassiné (par les islamistes) en 1996. Cet assassinat a donné, rétrospectivement, un relief particulier à ses propos comme à ses écrits. Mgr Claverie avait notamment répété et écrit plusieurs fois cette formule généreuse. Un récent voyage sur place m’a permis de constater qu’elle était désormais gravée sur la stèle qui lui est consacrée au fond de la cathédrale d’Oran : « La vraie tolérance commence quand j’accepte l’idée que l’autre est peut-être porteur d’une vérité qui me manque. » Autrement dit le dialogue inter-religieux n’a de sens que si, non seulement nous « acceptons » la différence de l’autre, mais que nous nous réjouissons qu’elle existe et perdure. C’est ce que Stanislas Breton observait déjà dans les années 1990, en ajoutant ce commentaire : « Les religions divisent. Mais la foi qui unit rend à l’essentiel son importance. Il semble que nous soyons désormais à l’âge dur de la foi nue et retrouvée. [7] »
31Je pense qu’on peut aller plus avant dans cette approche. Songeons aux propos que tient régulièrement le Dalaï-Lama et qui participent de la même inspiration. Aux chrétiens ou aux juifs en rupture de foi qui viennent lui confier leur souhait de se convertir au bouddhisme, il répond d’ordinaire : « Retournez plutôt approfondir votre propre foi, c’est ainsi que vous vous rapprocherez de nous. » La deuxième partie de la phrase mérite réflexion. Elle nous renvoie à une évidence que, trop souvent, notre inquiétude ontologique nous empêche d’apercevoir. Celle-ci : c’est quand une foi est forte, réfléchie, enrichie, dominée, mature qu’elle s’ouvre sans crainte à l’autre. Autrement dit, la « différence » qu’incarne cet autre ne paraît menaçante qu’à celui dont la foi est fragile, ou irréfléchie.
32Cette « vérité de l’autre » évoquée par Pierre Claverie – ou, à sa manière, par Christian de Chergé, l’un des sept moines trappistes assassinés à Tibehrine – est vécue comme un danger par celui dont la croyance vacille. On en trouvera la preuve a contrario en examinant le curriculum vitae des jeunes musulmans qui ont basculé dans le terrorisme. Dans presque tous les cas, ces hommes ou ces femmes avaient rompu depuis longtemps avec leur propre tradition. Laïcisés et déboussolés par la modernité, souvent venus d’un enseignement universitaire scientifique, devenus ignorants en matière d’islam et de tradition coranique, ils se réinventent un islam fantasmatique et optent pour une relecture littérale autant que meurtrière du Coran. Ce n’est pas le fidèle des bords du Nil ou le hadj enraciné dans sa foi qui rêve d’en finir avec « la vérité de l’autre ». Ce sont eux.
33Voilà des années qu’Olivier Roy, l’un des meilleurs spécialistes français de l’islamisme contemporain le répète de livre en livre : l’islamisme contemporain ne correspond pas du tout à l’on ne sait quel « retour », c’est un produit direct et récent de la modernité. Il revient sur cette même idée dans son dernier ouvrage. « Ce sont des marginaux, mal intégrés dans la communauté musulmane, souvent convertis. […] Ce sont des jeunes qui cherchent leur guérilla, comme nous dans les années 60. À l’époque, notre cause était la révolution, maintenant, c’est le jihad mondial. [8] »
34Cornélius Castoriadis, un philosophe non-chrétien, spécialiste de la Grèce antique (disparu en 1997), et dont une passionnante biographie vient d’être publiée, nous aidera à aller un peu plus loin [9]. Réfléchissant au mécanisme de la croyance en général – qu’elle soit confessionnelle, philosophique ou politique – Castoriadis affectionnait la formule suivante : « Toute croyance est un pont jeté sur l’abîme du doute. » Belle formule en vérité ! Tout en évoquant la dimension volontaire de l’acte de foi (un pont « jeté »), elle suggère que le doute n’est pas éliminé mais « dépassé » par la croyance. De cette formulation découle un effet quasi mécanique quant à la manière dont on parviendra à traverser cet abîme, sans être saisi de vertige et de crainte par le doute entrevu de part et d’autre du « pont ».
35Si ladite croyance est fragile et superficielle, le « croyant » concerné aura tendance à traverser le pont en courant et parfois même en fermant les yeux pour ne pas voir le doute béant à ses pieds. Cette course anxieuse correspond à ce qu’on a coutume d’appeler dogmatisme, intolérance ou clôture identitaire. À l’inverse, si le « croyant » est solide dans sa croyance ou sa foi, si une vraie force de conviction l’habite, alors il pourra traverser, les yeux ouverts et l’esprit serein, ce pont « jeté » sur l’abîme du doute. Il sera même capable de se réjouir lui aussi de constater, à droite et à gauche, l’existence d’autres ponts (bouddhiste, juif, musulman, hindou, etc.), différents du sien mais affrontés au même abîme. Et participant ainsi, virtuellement, d’une même fraternité.
36Un mot enfin sur la référence ainsi faite au doute que la foi traverse sans pour autant le supprimer. On se souvient de la belle boutade de Georges Bernanos : « La foi, c’est vingt-quatre heures de doute moins une minute d’espérance. » Sur ce même thème, on n’aura pas lu sans émotion le passage que consacre au doute et au discernement le pape François dans la longue interview donnée aux diverses revues culturelles jésuites et publiée dans Études en octobre 2013. « Les grands guides du peuple de Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé un espace au doute, nous rappelle le pape. Si l’on doit laisser de l’espace au Seigneur, et non à nos certitudes, c’est qu’il faut être humble. L’incertitude se rencontre dans tout vrai discernement qui est ouvert à la confirmation de la consolation spirituelle. »
37Est-il nécessaire d’ajouter un mot ?
38Jean-Claude GUILLEBAUD
Notes
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[*]
Ludovic Lado est jésuite et anthropologue. Il dirige le Pôle universitaire du CERAP.
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[**]
Pierre de Charentenay est jésuite et rédacteur à la Civiltà Cattolica. Il est notamment l’auteur des Philippines, Archipel catholique et asiatique, à paraître chez Lessius en 2015 ; du Dilemme du chartreux : Médias et Église, DDB, 2011 ; et des Nouvelles frontières de la laïcité, DDB, 2009.
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[***]
Jean-Claude Guillebaud est écrivain et journaliste. Il est notamment l’auteur du Goût de l’avenir, Seuil, 2011 ; de Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, 2007 (rééd. en Points essais) ; et de La Refondation du monde, Seuil, 1999.
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[1]
Cf. F. Eboussi Boulaga, Christianisme sans fétiche, Présence Africaine, 1981 ; M. Hebga, Émancipation d’Églises sous tutelle. Essai sur l’ère post-missionnaire, Présence Africaine, 1976.
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[2]
Cf. L. Magesa, Anatomy of Inculturation: transforming the Church in Africa, Paulines, 2004 ; B. Adoukounou, Jalons pour une théologie africaine, I-II, Lethielleux, 1980.
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[3]
Cf. C. Nyamiti, Christ as our Ancestor, Mambo, 1984.
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[4]
Cf. A. Sanon, Tierce église ma mère ou la conversion d’une communauté païenne au Christ, Beauchesne, 1972.
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[5]
Horacio de la Costa, «Selected essays on the Filipino and his problems today», p. 274.
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[6]
Claude Geffré, Le Christianisme comme religion de l’Évangile, Cerf, 2012.
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[7]
Stanislas Breton, L’Avenir du christianisme, DDB, 1999, p. 218.
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[8]
Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Seuil, 2014.
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[9]
François Dosse, Castoriadis, une vie, La Découverte, 2014.