Deux jours, une nuit
1de Jean-Pierre et Luc Dardenne, film belge (1 h 35 min), avec Marion Cotillard, Fabrizio Rongione... • Dans les salles
2Dans Au dos de nos images [1], le journal qu’il a tenu entre 1991 et 2005, Luc Dardenne notait en 1996 : « Refuser toutes les propositions de financement, de casting, de “confort technique” qui nous permettraient de faire un “grand film”. Trop jeunes pour mourir. » Après deux Palmes d’or, les frères Dardenne auraient-ils renoncé à leur radicalité et à leur indépendance pour rentrer dans le rang de l’auteurisme « confortable » ? C’est ce que peut d’abord faire craindre la présence de Marion Cotillard au générique de Deux jours, une nuit, en compétition officielle à Cannes cette année. Il y a d’ailleurs comme une malice à ce que l’une des premières répliques de Sandra, son personnage, soit, prononcée face à un miroir : « Tu ne dois pas pleurer, il ne faut pas que tu pleures. » N’est-ce pas précisément la faculté de pleurer sur commande qui définit, au moins naïvement, le métier d’acteur ? La beauté du film réside peut-être d’abord là. La question essentielle que pose au cinéma des Dardenne la présence de Cotillard, c’est-à-dire à la fois d’une star et d’une actrice capable du plus parfait mimétisme et donc de la plus grande artificialité (La Môme), n’est pas évacuée mais prise à bras-le-corps. Ainsi, le film se charge dans un premier temps des « trucs » de l’acteur (larmes contenues, respiration haletante de l’angoisse, sur-expressivité du visage) pour mieux l’en dépouiller. Cotillard n’en continue pas moins de jouer, et il suffit pour s’en convaincre d’entendre son léger accent belge (comme, dans The Immigrant, elle pouvait avoir un accent polonais). Ce qui advient est en fait peut-être plus étonnant : le jeu est dépassé par le jeu lui-même. Celui-ci devient répétition pour que l’incarnation, débarrassée de toute afféterie, de tout souci de « faire spontané », accède à sa pleine vérité.
3Le scénario ne propose ainsi rien d’autre que la reprise d’une scène minimale. Le poste de Sandra, en arrêt pour dépression, a fait l’objet d’un vote : soit ses collègues touchent leur prime annuelle, soit Sandra est maintenue dans l’entreprise. Obtenant après un résultat favorable à la prime la tenue d’un nouveau scrutin, elle se rend chez chacun d’eux pour lui demander de voter en sa faveur. Pour rigoureux que soit ce dispositif narratif, il pourrait très vite devenir laborieux. Seize personnes, seize rencontres, comme un panorama nécessairement hâtif du monde du travail et de la société belge. Or, cette forme permet déjà de saisir la fragmentation du corps ouvrier, qui n’apparaît pas dans son lieu propre, mais dispersé et rendu à l’espace domestique et privé. C’est bien de là qu’il faut à chaque fois repartir pour construire dans une perspective politique ce qui pourrait ne concerner que l’intérêt individuel. Chacun, vivant de peu, a une excellente raison de ne pas sacrifier un argent nécessaire, parfois vital. Le libéralisme, qui allie ici comme ailleurs un visage très humain à la rhétorique de l’impuissance (concurrence mondiale…), se révèle ainsi comme ce qui produit l’aliénation en imposant un impossible choix. Voter pour l’argent, c’est fatalement se perdre comme collectif, comme puissance politique. Cela, les Dardenne n’en font jamais l’objet d’un discours. Sandra n’a pas d’argument. Elle n’essaie pas de convaincre, elle s’excuse même de déranger. Tout juste ose-t-elle parfois demander à l’autre de se mettre à sa place. Reprenant inlassablement les mêmes mots, elle ne fait rien d’autre qu’exposer la situation – que s’exposer. Il s’agit pour elle, comme pour les autres, d’oser se montrer, de faire face. Son mari ne lui dit pas autre chose : « Si tu es là, ils ne pourront plus voter contre toi. » Naïveté, sans doute, mais qui repose avec force la question du fondement de l’éthique. Le visage et la présence de l’autre devraient rendre impossible un « meurtre », fut-il simplement social.
4Tel n’est pourtant pas le cas, ou pas exactement. Et c’est là que ce qui aurait pu n’être qu’une mécanique de scénario devient un passionnant champ d’exploration de la figure humaine prise dans les contradictions du social. Le visage de la star se fait surface de réflexion, valant moins pour ce qu’il exprime que pour ce qu’il suscite chez l’autre. Chaque rencontre, aussi brève soit-elle, devient alors un bouleversement. À propos de Rosetta, avec lequel Deux jours, une nuit entretient tant de liens, Luc Dardenne écrivait : « C’est un film sur quelqu’un qui essaie de tenir debout. Rien que ça. » Tenir debout, et faire face. Rien que ça, oui, car il n’y a rien d’autre.
5??Raphaël Nieuwjaer
La Chambre bleue
6de Matthieu Amalric, film français (1 h 15), avec Matthieu Amalric, Léa Drucker, Stéphanie Cléau, Laurent Poitreneau… • Dans les salles
7Après des films remarqués mais restés assez confidentiels (Mange ta soupe en 1997, Le Stade de Wimbledon en 2001), l’acteur-réalisateur s’est installé dans le paysage cinématographique avec Tournée (présenté en compétition officielle à Cannes en 2010, il avait obtenu le Prix de la mise en scène). Le manager débordé et sa truculente troupe « New burlesque » actualisaient avec bonheur French cancan de Jean Renoir ; Matthieu Amalric y campait un Danglard contemporain pris dans la confusion et l’interaction perpétuelles entre une existence et des spectacles plein de remous. Pas plus que précédemment on ne constatera avec La Chambre bleue que Matthieu Amalric répète un style ou des effets de signature. C’est même au contraire à une forme de reconsidération du geste cinématographique que l’on assiste à chaque film, ce qui rend son parcours de cinéaste assez passionnant.
8Adapté du roman éponyme de Georges Simenon, La Chambre bleue peut être considéré comme l’autopsie d’une passion. Alors qu’ils s’étaient perdus de vue, la vie a remis en présence Esther (Stéphanie Cléau) et Julien (Matthieu Amalric). Après une première « rencontre » ratée dans leur jeunesse, ils entament une relation en se retrouvant pour de torrides (et mordantes) parties de 5 à 7 dans une chambre d’hôtel. Cet adultère entre une pharmacienne et un prospère entrepreneur local ainsi que la peinture des caractères d’une bourgade provinciale font cette fois planer l’ombre de Claude Chabrol – grand lecteur de Simenon, mais aussi d’Honoré de Balzac. Mais si la comparaison s’impose d’elle-même, le traitement de Matthieu Amalric se dote d’une véritable singularité. Cette originalité tient notamment dans la structure éclatée du récit et l’entrelacement de deux chronologies. L’une converge vers le procès en passant par son instruction, l’autre en direction de ce que l’on peut considérer comme la suppression (mais le doute est permis) des obstacles (les conjoints) afin qu’Esther et Julien puissent vivre librement leur passion. La Chambre bleue avance ainsi comme une énigme même s’il prend d’abord la forme d’une enquête qui avance vers une résolution : la vérité nue des faits et des êtres. Le choix de maintenir une opacité met subtilement en doute le principe même de vérité, aussi bien celle de l’image (les actes) que du langage (la parole face au juge). C’est alors à Alfred Hitchcock que l’on pense, à cette vérité se dérobant, sans cesse reconsidérée, aux vrais-faux coupables qui peuplent ses films.
9Rares sont aujourd’hui les films qui osent avancer avec un usage aussi franc du montage, ici particulièrement tranchant et fragmenté, jouant sur l’association de motifs, faisant s’entrechoquer des états, des tensions et des émotions campés comme des postures par les excellents acteurs. Film de transition pour Matthieu Amalric qui travaille sur une ambitieuse adaptation du Rouge et le Noir de Stendhal, La Chambre bleue convainc par son caractère sec et tendu, poursuivant des idées de cinéma parfaitement claires. Dans le très beau plan final, le tribunal apparenté à une scène se vide après l’énoncé du verdict. Tels les rideaux d’un théâtre, les imposantes portes se ferment sur cette comédie humaine aussi cruelle et vénéneuse que banale. Matthieu Amalric pose ainsi avec force et simplicité tout le hiatus entre les faits et leur « re-présentation » ; on se souvient que Julien avait livré dès le début la clef du film en s’adressant ainsi au juge : « La vie est différente quand on la vit et quand on l’épluche après coup. »
10??Arnaud Hée
Bird People
11de Pascale Ferran, film français (2 h 07), avec Josh Charles, Anaïs Demoustier, Radha Mitchell, Roschdy Zem… • Sortie le 4 juin
12Après le succès de Lady Chatterley (2006) et, dans la foulée de ce dernier, son engagement pour le financement des films d’auteur à moyen budget (donnant naissance à une étrange formule : « film du milieu »), Pascale Ferran se sait attendue. Projet longuement mûri, Bird People suscitera des réactions contrastées, peut-être désarçonnées face à sa tournure fantastico-ornithologique.
13Dès les premiers plans, on comprend que l’on se situera très loin de la bucolique campagne anglaise et de l’aura érotique de l’homme des bois du roman de D. H. Lawrence, même si la question d’une forme de retour à l’état de nature ressurgira. Avec une sécheresse presque documentaire, la cinéaste capte en premier lieu la quotidienneté d’une gare, ses rituels, ses flux, ses sons. Le récit tarde à se fixer ; dans la rame d’un RER on passe d’un corps et d’un visage à l’autre, chacun porteur d’une fiction potentielle. Cette manière de se placer face à un ouvroir d’histoires renvoie au récent Gare du Nord [2], tout entier tressé autour de cette idée, où Claire Simon faisait aussi intervenir le surnaturel. Pascale Ferran s’ancre cependant assez vite à Audrey, la vingtaine banale, oscillant entre des passages à la faculté et un travail alimentaire – femme de chambre à Roissy dans un hôtel au pied des pistes de l’aéroport. Ce jour-là, pendant le trajet, un moineau se pose à sa fenêtre et semble dévisager la jeune femme… Le récit bifurque ensuite en s’attachant à Gary, un ingénieur américain dont la vie rebondit de réunions en réunions et d’hôtels en hôtels autour de la planète ; pour 24 heures à Paris, il est attendu à Dubaï le lendemain. Une course folle qu’il décide brutalement d’interrompre.
14Bird People converge vers la rencontre hasardeuse entre ces deux « tourtereaux », mais c’est surtout la trajectoire qui compte. Rétive aux conventions scénaristiques, Pascale Ferran décide de se poster sur l’abîme qui sépare deux personnages flottant à demi-éveillés dans un monde aseptisé et morose. Au prix d’un forçage du récit, son film propose une intéressante expérience du regard, à ses personnages – pour qui il agit en catalyseur de leurs transformations – mais aussi aux spectateurs, notamment sur la frontière ténue entre normalité, étrangeté et une forme de surréel. Mais celui porté par la cinéaste sur notre époque « hyper » technologisée sonne globalement à contretemps, et assez creux, à l’image de cette laborieuse scène de rupture entre Gary et sa femme par écrans d’ordinateur interposés. Cette appréhension du contemporain donne néanmoins lieu à une séquence fort réussie lorsque les passagers du RER sont plongés dans le noir et s’éclairent avec leurs smartphones, troublant retour d’un temps où l’on vivait dans des cavernes dont l’obscurité était à peine trouée par la lueur de flammes hésitantes. S’ouvrant sur une immense horloge tracée au sol d’une gare, Bird People travaille ainsi une matière temporelle brouillée, perturbée, percée. Mais il est juché sur une branche trop fragile, c’est l’un ces films quelque peu dysfonctionnels, que l’on aurait souhaité aimer davantage pour ses audacieuses tentatives.
15??Arnaud Hée
Yasujiro Ozu
- Coffret de 14 films et 1 documentaire (dont Le Fils unique et Voyage à Tokyo nouvellement restaurés), Carlotta.
- Reprise de deux autres films, Bonjour et Fin d’automne • Dans les salles
- Jacques Laurens, Père éternel, Hermann, coll. Vert Paradis, 2013.
17« Maintenant, nous spectateurs, c’est bien là qu’il nous faut vivre. Dans cette habitation légère, de bois et de papier. Dans ce souffle d’air et de musique, à cette échelle des choses où la pensée, quelquefois, coulisse entre les mots. » Dans une approche sensible du film d’Ozu de 1942 Il était un père… qu’il a intitulée Père éternel, la prose poétique de Jacques Laurens se tient au plus près du professeur veuf et de son fils que la vie éloigne alors qu’ils se vouent un amour et un respect absolus. Il montre aussi comment certains traits formels de ses films – tels les plans « vides » sur des décors – renvoient à l’écoulement même du temps, en des cadres dont l’immobilité croissante permet la circulation des gestes et des sons. Laurens rend enfin hommage à l’un des visages les plus réconfortants du cinéma, celui de l’acteur Chishû Ryû (qu’Ozu fit jouer dès 1936), « père éternel » dont le souci récurrent est l’autonomie de son enfant.
18Une récente rétrospective à la cinémathèque française en avril et mai derniers et le travail remarquable des éditions Carlotta permettent de (re)découvrir ce qu’il y a de récurrent chez Ozu, au point de faire système : retour des mêmes acteurs (Ryû mais aussi Setsuko Hara), façades et intérieurs, et surtout histoires souvent resserrées sur le cercle de famille. Beaucoup pourraient se résumer au souci d’un parent face au mariage prochain, ou souhaité, de sa progéniture. Ainsi, deux des films les plus émouvants de ce coffret ont un titre similaire, une intrigue proche et des acteurs en commun : dans Printemps tardif (1949), Setsuko Hara s’occupe avec une dévotion excessive de son père veuf, qui aimerait la voir partir ; dans Été précoce deux ans plus tard, Chishû Ryû joue cette fois son frère aîné soucieux de la marier. Dans le premier c’est un attachement œdipien qui empêche Noriko de s’autonomiser (avant un magnifique plan final sur son père, plus esseulé qu’il ne l’a laissé paraître), et dans le deuxième, le même mariage final vient déplacer et refermer le cercle de cette proximité avec le père veuf.
19Pourtant, la répétition que reflètent les titres et les scénarios ne doit pas cacher l’audace de ce grand créateur de formes. Nourri de cinéma américain avant-guerre, il a traduit comme personne à l’écran les tiraillements du Japon du XXe siècle : joutes entre amies mariées et célibataires (Été précoce), adultère d’un employé écrasé par la routine (Printemps précoce), mésentente d’un couple unis par un mariage arrangé (Le Goût du riz au thé vert), indifférence des citadins envers leurs vieux parents (Voyage à Tokyo, l’un de ses chefs-d’œuvre), divorce et avortement dans le moins « ozuesque » du coffret, Crépuscule à Tokyo… Autant le quotidien tokyoïte semble réglé par mille rituels domestiques, bain, thé et, au-dehors, saké, pachinko, excursion à une source thermale, autant pour Ozu, recréer l’intimité d’une société en évolution est indissociable d’une évolution de sa mise en scène. S’il privilégie de plus en plus l’épure, ce n’est pas en étirant la durée des plans mais en tranchant davantage : ellipses, changements d’axe surprenants et surtout usage du « champ-contrechamp » (la grammaire de base du dialogue de cinéma) véritablement troublant : le spectateur, au lieu de regarder par-dessus l’épaule de celui qui écoute, ne voit cadré que celui qui parle et s’adresse à la caméra. Ce tête-à-tête artificiel, renforcé par la tendance à trop sourire d’acteurs comme Ryû ou Hara, nous implique plus sûrement que tout autre geste moderniste ostentatoire. Cette frontalité s’oppose à un autre régime de plans dans les films d’Ozu : quand deux personnages contemplent l’horizon l’un à côté de l’autre, c’est alors l’acceptation de leur séparation qui émane de leur sérénité. Qu’il s’agisse de quitter la maison ou de consentir à la mort qui vient, regarder ensemble dans la même direction – définition que la vulgate donne de l’amour – renvoie bien sûr à notre posture de spectateur. Quand, face à la mer, la conversation cède le pas au paysage, nous ressentons que l’alliage d’unisson et de distance fait tout le prix de cet étrange dispositif.
20??Charlotte Garson
Au fil d’Ariane
21de Robert Guédiguian, film français (1 h 32) • Sortie le 18 juin
22Ariane s’est apprêtée, a fait un gâteau, reçu deux bouquets de fleurs, mais ni son mari ni ses enfants n’ont pu venir à son anniversaire. Ce fil très ténu donne à Robert Guédiguian le prétexte à ce qu’il nomme une fantaisie. Si nombre de ses films, tournés avec sa muse Ariane Ascaride, mettent en scène une communauté de l’Estaque qui éprouve et retrouve ses liens de solidarité, le conteur de Marseille s’autorise ici à « extravaguer ». Bientôt, la mère de famille esseulée s’agrège à l’entourage du patron du Café Olympique de Ponteau, face à la Méditerranée. L’unanimisme « Front Popu » du réalisateur de Marius et Jeannette prend ici la forme d’un mélange de classicisme et de baroque qui se joue de ses références, cristallisées en chromos : baignade dans une fort fellinienne fontaine, clients du troisième âge entonnant Ma Môme de Ferrat, que J.-L. Godard faisait jouer au juke box de Vivre sa vie… Comme devant un récit de rêve, on reste parfois fermé à certaines digressions, chacun jugeant pour lui-même à quel moment le fantasque cède le pas au laborieux. Ce nouveau questionnement sur la fraternité marque surtout par l’endurante intensité du regard de Guédiguian sur son actrice, une flamboyance visuelle et musicale plus prononcée qu’à l’accoutumée, et la palpitation lumineuse de décors naturels si splendides que le film restitue « la beauté du monde d’avant la fureur dévastatrice du capitalisme » – c’est cette fois Pasolini, natif du Frioul voisin, que cite un vieil habitué du Café.
23??Charlotte Garson
Le soleil brille pour tout le monde
24de John Ford, film américain (1953, 1 h 30) • Sortie le 18 juin
25Parmi sa centaine de réalisations, John Ford faisait du Soleil brille pour tout le monde sa préférée. Coquetterie d’artiste ou affection d’autant plus tendre que l’œuvre était méconnue ? Peu importe, l’évidence est là. Avant de tourner Mogambo en Technicolor pour la MGM, Ford aura trouvé dans cette série B (budget modeste, pas de star, action resserrée) le moyen d’atteindre à la quintessence de son cinéma. Dans une petite ville du Sud à la fin du XIXe siècle, le juge Priest, alcoolique haut en couleur, brigue un nouveau mandat. Sur ce fond de campagne électorale, les divisions de la communauté se font plus sensibles. Tel le bateau à aube sur lequel débute le film, le passé remonte le fleuve : à travers les souvenirs de la Guerre de Sécession ; sous les traits d’un beau jeune homme qui rentre chez lui épouser la fille réprouvée. Ce petit monde ne serait que conservatismes si Ford ne montrait une chose essentielle : les blessures ne referment pas la communauté sur elle-même, ce sont elles au contraire qui la maintiennent ouverte, et donc vivante. Il suffit de voir comment, accompagné de quelques plaisanteries, le drapeau américain circule d’une commémoration sudiste à nordiste. Ou comment les citoyens défileront devant la maison du juge après sa ré-élection, lui qui a eu le courage de célébrer la mémoire de celle dont personne ne voulait entendre parler. En ces temps de découragement envers le politique, cette leçon apparaît encore et toujours essentielle.
26??Raphaël Nieuwjaer
Black Coal
27de Diao Yinan, film chinois (1 h 46) • Sortie le 11 juin
28Les premiers plans rappellent l’âpre documentaire de Wang Bing L’Argent du charbon, qui suivait des routiers partis d’une vaste mine. Dans la Chine du Nord de 1999, un corps démembré est retrouvé dans le chargement d’un camion de charbon, mêlant crasse industrielle et folie meurtrière. Autant A Touch of Sin de Jia Zhangke, sorti en décembre dernier, diffractait en épisodes distincts les manifestations de violence en Chine en une fiction presque symphonique, autant Diao Yinan, dont Train de nuit avait déjà séduit, insiste sur la modestie de son intrigue, voire le manque de relief de son protagoniste. Blessé lors d’une arrestation et quitté par sa compagne, l’inspecteur Zhang, l’alcool aidant, a perdu son travail et vivote comme vigile quand un élément relance l’enquête abandonnée. D’arrière-boutiques en rues enneigées, c’est sous son aspect le plus provincial et prosaïque que ce thriller aborde la violence sociétale (lorsque l’on sait que la censure gouvernementale, une fois un fait-divers publié, a du mal à s’appliquer aux films qui en sont tirés, impossible de ne pas penser que sous tout fait-divers couve une allégorie critique). La réussite naît à la fois de décors incongrus d’une petite ville de Mandchourie (grande roue foraine, patinoire naturelle) et de l’audace de petits « chocs » obtenus par un ciselage du scénario et du montage, comme l’éclat furtif du diamant entraperçu sous la noirceur du charbon brut.
29??Charlotte Garson
Et maintenant ?
30de Joaquim Pinto, documentaire portugais (2 h 44) • Sortie le 18 juin
31Un cinéaste malade, ses lourds traitements contre le VIH et l’hépatite, et leurs terribles effets : Et maintenant ? dispose de tous les atours du journal filmé habité par la mort. Mais il ne peut y être réduit, c’est bien tout l’intérêt que ce dépassement d’un présupposé. Cela tient en partie au fait que Joaquim Pinto est depuis la fin des années 1970 une figure majeure du cinéma portugais et européen, une sorte de « conscience » : réalisateur (Où frappe le soleil en 1988, Uma pedra no bolso en 1989), mais surtout ingénieur du son et producteur de premier plan (de Raoul Ruiz, d’André Téchiné, du génial et fantasque João Cesar Monteiro). Si Et maintenant ? se déploie en une fresque où la mort est toisée par des souffles de vie (notamment une troublante et vigoureuse étreinte amoureuse), la quotidienneté se trouve sans cesse contestée par un voyage intérieur qui ouvre la brèche d’un imaginaire et d’une mémoire – du Portugal, du cinéma, de la condition homosexuelle – infusant dans le présent du film. Le montage s’apparente à un collage virtuose de ces multiples instances et temporalités, soutenu par une inventivité formelle qui permet au film d’affronter gaillardement sa durée de près de trois heures, et un ton parfois quelque peu sentencieux. Ce mouvement perpétuel et cette dimension protéiforme établissent un dialogue fertile entre l’individuel et le collectif, faisant du cinéma une recherche obstinée pour écrire la vie et pour se raccorder au monde.
32??Arnaud Hée