Notes
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[1]
Titre de la chanson punk de Richard Hell (1976) employé couramment depuis et parfois traduit comme « génération du néant ».
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[2]
Ce film passionnant de 1978, l’avant-dernier de Wilder, vient de sortir en DVD aux éditions Carlotta.
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[3]
Voir Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ?, Thierry Magnier, 2008.
Aimer, boire et chanter,
d’Alain Resnais, film français (1h 48), avec Sabine Azéma, Hippolyte Girardot, Caroline Silhol, Michel Vuillermoz, Sandrine Kiberlain, André Dussollier… • Dans les salles
1 À l’insu de tous, une jeune fille se glisse dans un cimetière pour rendre un dernier hommage à celui qui, le film durant, aura d’autant plus été le centre des attentions, le vecteur des actions et des émotions, qu’il était absent. Depuis longtemps déjà, chaque nouveau long-métrage d’Alain Resnais était reçu comme une somme ou un testament. Il faut désormais se résoudre à ce que cette scène, qui concluait également son précédent film Vous n’avez encore rien vu (2012), soit bien la dernière d’une des œuvres les plus riches et cohérentes du cinéma français. À ne s’en tenir qu’à l’imminence pressentie de la mort, on risque pourtant de négliger l’essentiel. Ce n’est pas à la troupe aguerrie d’Antoine d’Anthac, ou aux vieux amis du mystérieux George Riley – qui dans les deux cas se confondent avec la communauté d’acteurs fidèles que Resnais s’était constituée –, mais bien à un corps jeune, inattendu, pas encore accablé par le poids des souvenirs, que revient le dernier tête-à-tête, l’ultime rencontre presque clandestine avec le disparu. Enfin peut se déjouer le scénario fatal : Orphée et Eurydice se regardent à nouveau et s’aiment ; les histoires de couple cessent de se vivre dans l’ombre du passé pour exister au présent. Attestant du lien qui unit Aimer, boire et chanter au précédent, la reprise de cette scène est plus qu’un clin d’œil. Par sa redondance même, elle donne un coup de canif à l’idée de clôture, de comptes à établir et de biens à transmettre. C’est du côté des vivants que Resnais se situe, de la mémoire capable de lancer des ponts jusqu’au territoire des fantômes, et non du pesant héritage qui jette sur les épaules de ceux qui restent un manteau taillé comme un linceul.
2 À bien des égards, Aimer, boire et chanter apparaît comme une variation comique et solaire, paradoxalement « en plein air » pour un film si évidemment tourné en studio, autour des figures et des thèmes de Vous n’avez encore rien vu. Dans les deux cas, c’est donc une mort, survenue ou à venir, qui aimante, lie et délie entre eux des personnages dont les relations sont à la fois parasitées et révélées par le théâtre. Au vertige des mises en abyme et des incarnations multiples, Resnais préfère cependant une frontalité qui confine au dénuement. Il retrouve ainsi en l’épurant à l’extrême la veine antinaturaliste initiée par les décors et la narration de Smoking / No Smoking (1993), autre adaptation du dramaturge contemporain Alan Ayckbourn. Conforme en cela aux préceptes d’André Bazin, Resnais ne cherche pas à noyer la nature théâtrale de son matériau d’origine : il l’exalte au contraire, créant une forme de « sur-théâtre » par lequel son génie proprement cinématographique du découpage peut se déployer.
3 Cette stylisation du décor ne va néanmoins pas sans un étonnant souci d’ancrage topographique. Entre chaque séquence, des travellings sur des petites routes de la campagne anglaise nous signifient la distance entre les maisons dont les jardins constituent l’espace de jeu privilégié des personnages. À cela s’ajoute l’emploi de planches dessinées, par Blutch, qui, présentant les habitations, font office de transitions figuratives entre réalisme et abstraction théâtrale. Si Resnais s’est depuis longtemps plu à mélanger culture « savante » et « populaire », à entrelacer les arts, il faut peut-être voir, dans ce tressage a priori ici plus anecdotique, davantage qu’une coquetterie. Car c’est bien à un mouvement d’approche, sans cesse réitéré, que l’on assiste, comme s’il lui fallait à chaque fois user de toutes les précautions possibles pour enfin atteindre ce qui constitue le cœur palpitant de son cinéma : le corps et la voix. Effet de loupe qui, progressivement, couche par couche, dépouille l’environnement de sa consistance pour ne plus donner à voir que le visage dans sa plus superficielle et profonde nudité. Cela aboutit aux images les plus étranges – et expérimentales au sens scientifique – du film : des figures en gros plans se détachant d’une trame hachurée qui apparaît soudain comme le liquide nécessaire à l’observation au microscope d’une cellule. La voix même se fait plus nette, plus pure, plus nue, le son ambiant étant soudain étouffé. La caméra du cinéaste ne fige cependant rien, n’épingle pas : elle laisse au visage sa part de mystère, d’indétermination, de tremblement, de désir par lequel passé et présent se rejoignent et s’épanouissent dans la fugacité d’une expression. À l’instar de la pièce que répètent les personnages, ou du geste de Dussollier donnant un coup de pied dans une souche, plusieurs fois avorté avant de se réaliser, il y a là tout un art de l’esquisse qui échappe, avec grâce et malice, à l’emprise du figé, du clos, du définitif – de la mort. Oui, le cinéma d’Alain Resnais est du côté de la vie.
4 ??Raphaël Nieuwjaer
The Canyons, de Paul Schrader, film américain (1 h 39), avec Lindsay Lohan, James Deen, Nolan Funk, Amanda Brooks… • Dans les salles
5 Reçu avec froideur aux États-Unis où il est discrètement sorti à New York avant de basculer en vidéo à la demande, The Canyons se révèle émouvante élégie à un moment de la culture et du cinéma américains – ce qui ne saurait surprendre les lecteurs de Bret Easton Ellis, qui en signe le scénario. Le prologue de ce thriller érotique annonce la couleur – gris béton : des devantures de cinémas désaffectés s’égrènent à l’écran, comme après une apocalypse. Pourtant, le récit s’ouvre sur le dîner de gens de cinéma. D’un côté de la table, Christian, fils-à-papa qui produit des films de seconde zone pour que son père croie qu’il travaille, et sa compagne Tara, actrice retraitée malgré son jeune âge ; de l’autre Ryan, qui depuis l’adolescence tente de percer au cinéma, et sa petite-amie Gina, assistante de Christian qui vient de lui décrocher un rôle. L’entrelacs amour-argent s’opère en des cadrages frontaux montés en champ-contrechamp, comme pour souligner la brutalité du rapport de classe – tout en ménageant la possibilité que la frontalité soit fausse.
6 Mais malgré la discussion des convives, The Canyons s’inscrit bel et bien dans un « après » du cinéma, tôt éclipsé par d’autres supports d’images : l’application « Amore » qu’utilise Christian, les jeux sexuels qu’il filme sur son téléphone, la novlangue Facebook qui émaille son discours, et même la chaîne de télévision consacrée à la lecture des SMS : art ou spectacle, l’expérience collective du grand écran a été pulvérisée par des technologies fonctionnelles. Mais s’il ne criait qu’à la mort du septième art, The Canyons n’apporterait qu’une note de plus à un lamento à peu près aussi vieux que l’usine à rêves. Sa réussite consiste à filmer la blank generation [1] de 2013 sans surplomb moral. C’est-à-dire à passionner un spectateur avec les interactions d’êtres sans qualités, presque sans désir. D’où un casting en miroir de ses personnages : James Deen, acteur pornographique dont Ellis s’est inspiré avant qu’il ne postule pour le rôle, et Lindsay Lohan, proie de la presse à sensation à cause de sa toxicomanie à rechutes. Manifestement ajustée par voie artificielle au canon érotique de notre époque, elle semble plus âgée que son état-civil, à la fois volontaire et dolente.
7 Comme Tara l’entend de la bouche de son amant, Lohan a dû entendre bien des fois que « personne n’a plus de vie privée ». Ne plus avoir de vie privée, ce n’est pas seulement se découvrir observé (le récent scandale de la NSA), c’est aussi perdre la capacité à circonscrire son propre territoire intime. Malgré la modicité extrême de son budget, Paul Schrader inscrit dans ses décors différents rapports à l’intime, au chez-soi. Pendant diurne et mineur de Mulholland Drive, The Canyons, dont le titre désigne aussi le film comme un portrait de Los Angeles, culmine dans la villa de Malibu où vivent Christian et Tara. Son confort « nouveau riche » allie démesure et porte-à-faux architectural, à la manière des maisons perchées de La Mort aux trousses d’Hitchcock ou de Fedora de Billy Wilder [2]. Hauts plafonds et baies vitrées matérialisent donc l’absence de vie privée, mais également le sujet central du film : la vacance. Comme Harmony Korine avec Springbreakers en 2013, Ellis et Schrader abordent en effet ce ressac du sens dans le for intérieur des protagonistes. Que faire de significatif, que jouer, qui aimer, si tout le monde est acteur à Hollywood au propre comme au figuré, et même s’il le faut, prostitué ? Ce n’est pas un hasard si dans le cabinet du psychiatre de Christian trône le portrait de T.S. Eliot, l’auteur du célèbre poème « Les hommes creux » (1925) : « Nous sommes les hommes creux/ Les hommes empaillés/ Cherchant appui ensemble/ La caboche pleine de bourre […]/ Dans cette vallée d’étoiles mourantes/ Dans cette vallée creuse. » Il ne s’agit pas de filmer Hollywood du petit côté de la lorgnette, mais d’entendre l’écho du néant se réverbérer dans les canyons. L’accusation de vulgarité des personnages tombe à côté de l’enjeu : le cinéma est un luxe inaccessible pour eux. N’en subsiste, dans leur relation aux autres, que la grammaire sèche et frontale du champ-contrechamp, et la surveillance audiovisuelle généralisée de ceux qu’ils aimeraient pouvoir aimer.
8 ??Charlotte Garson
Le Grand Cahier, de Janos Szasz, film hongrois (1 h 49), avec Laszio Gyemant, Piroska Molnar, Ulrich Thomsen… • Sortie le 19 mars
9 Sur fond blanc, le générique s’inscrit à la mine de crayon. Deux têtes collées l’une contre l’autre mêlent leur souffle endormi dans l’insouciance du monde adulte. Les jumeaux ouvrent les yeux en entendant converser leurs parents : il s’agit de les séparer pour qu’ils survivent. Ce 14 août 1944, en Hongrie, leur père soldat repart au front. Leur mère, pour les sauver ensemble, les confie à contrecœur à leur grand-mère, une inconnue pour eux. Celle-ci vit à l’écart du village où on la surnomme « la sorcière ». À coup de taloches et d’injures, elle les met à la tâche, car « la nourriture a un prix »… Nichés au-dessus de l’âtre, ils vont consigner dans « le grand cahier », comme ils l’ont promis à leur père, tout ce qu’ils vivent ou voient. Blottis dans une resserre ajourée avec un dictionnaire et la Bible, ils observent, apprennent. Un parcours initiatique brutal commence.
10 Plus qu’une représentation des violences de la guerre, le film, comme le roman d’Agota Kristof dont il s’inspire, s’intéresse à la place problématique de ces enfants à la fois témoins et victimes de la sauvagerie ou de la perversité de certains adultes. Face au chaos, au vaste traumatisme moral, ils trouvent des outils de survie et fondent une discipline, réinventant une justice. Pour dépasser la faim, le froid, la peur, la mort mais aussi le sentiment d’abandon, les jumeaux élaborent une stratégie d’endurcissement physique et psychologique. Leur alliance est indéfectible et muette. Ils s’imposent quotidiennement des exercices d’endurance et de cruauté. Dans le champ vert tendre, l’un bat l’autre qui saigne du nez, puis c’est le second qui frappe son frère. « Je n’ai pas mal », disent-ils chacun leur tour, continuant jusqu’à la chute.
11 Véritable protagoniste du film, leur cahier est un champ de mines où poussent ici et là de rares fleurs d’enfance. Les voix des jumeaux qui commentent les faits notés créent une béance, laissant hors-champ leurs affects. La force extraordinaire du film vient en grande partie de cette construction qui alterne pages du cahier et scènes filmées avec une grande simplicité. Une qualité que partage aussi la lumière sans effets de Christian Berger, déjà chef-opérateur du Ruban blanc de Michael Haneke, autre cruelle chronique enfantine.
12 Paru en 1986, le récit d’Agota Kristof, mis au programme des classes secondaires par un enseignant d’Abbeville en 2000, lui avait valu d’être momentanément inquiétée suite à la plainte de certains parents [3]. L’histoire pose en effet la question du « montrable ». Les scènes jugées scandaleuses sont ici seulement suggérées, la violence explicitement sexuelle devient elliptique, mais le film insiste sur la perversité des situations, la présence du mal. La jeune femme du presbytère, le cordonnier juif, le curé, la voisine à bec-de-lièvre et la formidable grand-mère : moins nombreux, les personnages sont plus complexes, moins prévisibles que dans le roman. Quant aux deux jeunes acteurs, vrais jumeaux issus d’un pauvre coin de Hongrie, ils semblent ne jamais « jouer » tandis que disparaît sous nos yeux l’innocence de l’enfance.
13 ??Michelle Humbert
Holy Field, Holy War, de Lech Kowalski, film documentaire franco-polonais (1 h 45) • Dans les salles
14 Dans Le fond de l’air est rouge, Chris Marker intercalait par des cartons cette question dans le défilement des plans de manifestations de Mai 68 : « Pourquoi / quelquefois / les images / se mettent-elles / à trembler ? » La même interrogation se pose pour le documentaire Holy Field, Holy War de Lech Kowalski. La première réponse, la plus évidente, est qu’elles tremblent à cause des machines qui viennent sonder par vibration la campagne polonaise à la recherche de gaz de schiste. La seconde, non moins évidente : parce qu’il y a eu un homme, là, faisant front avec sa caméra contre la voracité des grandes compagnies et la complicité du pouvoir politique. Si la caméra est un sismographe, le degré de tremblement des images est l’indicateur le plus sûr de l’urgence.
15 Documentariste britannique d’origine polonaise, Lech Kowalski a entamé son œuvre en suivant à partir de la fin des années 1970 certains des groupes phares de la scène punk-rock de New York. Par la suite, il filmera les drogués ou les sans-abris de Manhattan. Parmi la constellation de ses films et de ses projets multimédias, il convient de dire un mot de Camera War, réalisé entre 2008 et 2009, et toujours visible sur www.lechkowalski.com . Au rythme d’une mise en ligne par semaine, la durée des fragments variant de quelques minutes à une demi-heure, Kowalski a mesuré à travers le monde les secousses de la crise économique et les résistances qui s’organisaient. Ce faisant, il offrait, en même temps qu’un contre-modèle de diffusion libre et globale du cinéma, un des portraits les plus formellement inventifs et politiquement acérés de notre époque.
16 Holy Field, Holy War poursuit, en se concentrant sur un lieu et une situation, ce travail d’investigation au moment où une multinationale américaine, Chevron, commence à s’implanter en Pologne. Interdit de filmer le site acheté par la compagnie pour ses forages, Kowalski déplace son angle en s’attachant à la parole des paysans. Et le constat, avant même qu’une nouvelle catastrophe n’advienne, est terrifiant : l’élevage industriel et l’agriculture intensive sont déjà la cause de la pollution de l’eau ou de la disparition massive des abeilles. Pourtant, plus qu’à constater en la déplorant l’impuissance des individus ordinaires, le film s’attache à montrer la constitution d’une communauté politique. Il faut en effet voir comment, face à un représentant de Chevron qui conjugue lors d’une réunion publique présentation powerpoint et propos creux, les citoyens prennent la parole et font soudain corps, opposant à la communication le droit, les faits bruts et un langage parfois poétique.
17 Comme avant lui sur le versant de la fiction Promised Land, de Gus Van Sant, Holy Field, Holy War nous signifie peut-être avec son titre aux connotations bibliques qu’il est désormais question de survie. Le panoramique qui clôt le film passe d’une zone interdite d’accès pour risque d’effondrement à un champ de blé doré. L’alternative est posée.
18 ??Raphaël Nieuwjaer
Her, de Spike Jonze, film américain (2 h 06) • Dans les salles
19 Los Angeles, dans un futur proche. Théodore (Joaquin Phoenix) écrit une poignante lettre d’amour… qui est un leurre : il rédige toute la journée des missives manuscrites pour une clientèle en ligne. Voici lancée la question de Her : à l’ère numérique, toute relation n’est-elle pas frappée du sceau du simulacre ? Connu pour des fictions où le point de vue bascule (Dans la peau de John Malkovitch), Spike Jonze jette son protagoniste blessé par un divorce dans les « bras » électroniques du nouveau système d’exploitation de son smartphone. « Intelligence intuitive », voix sensuelle de Scarlett Johansson : le logiciel ne quitte plus son oreille. Cette compagne idéale a même la capacité de souffrir de son manque d’incarnation. Cette variation sur L’Ève future tend vers la métaphore (cet amour-ci vaut pour tout amour) plutôt que vers la dénonciation du technicisme. D’ailleurs, quand Théodore sort avec une vraie femme, celle-ci se révèle hystérique, dans une séquence non exempte de misogynie. Hélas, épousant la peur de l’intimité de son héros, le film se love un peu complaisamment dans un Los Angeles lui-même virtuel, à l’architecture gracile peuplé d’habitants aux vêtements colorés et bien coupés. Un confort généralisé qui nuit finalement aux émotions du spectateur : l’univers ainsi créé mime le solipsisme de Theodore plutôt que de le pousser au risque d’aimer – risque du corps, de l’altérité et du temps.
20 ??Charlotte Garson
Leçons d’harmonie, d’Emir Baigazin, film kazakh et russe (1 h 54) • Dans les salles
21 Aslan, qui vit avec sa grand-mère dans un village du Kazakhstan, résiste en silence au racket bien implanté dans son lycée. Dans ce premier long-métrage d’un cinéaste tout juste trentenaire, la précision du cadre et de la lumière frappent dès les premières images, à la fois splendides et grosses d’une violence sourde. La discrétion de la mise en scène ménage des surprises (scènes de rêve, ellipses) dans un récit qui mêle fait-divers, documentaire, chronique adolescente et compositions presque abstraites de l’image. Cadres dans le cadre, lignes d’un terrain de sport ou récurrence des mêmes verres à la cantine et à l’infirmerie participent d’un alliage étonnant entre le graphisme de lignes pures et la matérialité des objets. Il n’est pas interdit de voir dans le système mafieux du lycée une allégorie politique plus vaste : comment le plus faible, celui qui part avec les plus maigres chances, peut-il rationnellement échapper au plus fort, ménager une ligne de fuite dans un paysage apparemment sans horizon ? Un cours sur le darwinisme livre un indice, et substitue à notre penchant de spectateurs pour l’empathie une mise à distance plus froide, mais aussi plus propice à l’analyse. Aslan n’échappe aux grands racketteurs que parce qu’il excelle en science : s’il refuse de s’inscrire au Concours général de physique, c’est parce que cette discipline, loin des abstractions académiques, fonde concrètement sa survie.
22 ??Charlotte Garson
Monuments men, de George Clooney, film américain (1 h 58) • Dans les salles
23 Rien de surprenant à voir George Clooney, acteur, cinéaste et producteur volontiers engagé, s’emparer d’un sujet historique à fort potentiel didactique (Good Night and Good Luck, déjà). Se basant sur des faits réels, il raconte comment une poignée d’intellectuels plus tout jeunes se sont enrôlés dans l’armée pour sauver les œuvres d’art pillées par Hitler. Histoire édifiante, sur laquelle plane une question morale massive : une œuvre mérite-t-elle le sacrifice d’un homme ? Or, la réponse, positive, est toujours présentée comme trop évidente pour que le film y trouve son vrai sujet. Presque dénué d’enjeu, Monuments men devient en fait un curieux vagabondage à travers la campagne et les ruines d’Europe. Toujours en retard sur la guerre, les comparses la traversent en jeep, lunettes de soleil sur le nez, comme la septième compagnie au clair-obscur. La placidité valant héroïsme, Bill Murray et Bob Ballaban emportent les séquences les plus réussies, celles qui laissent à une situation le temps de sa maturation comique. Ainsi de cette scène où un dentiste-boucher emmène en toute innocence le duo chez son beau-frère, nazi déguisé en paysan dont la ferme est pleine de toiles de maître. Le drame, évidemment, surgit par endroits, offrant hélas des scènes fort laborieuses, musique et voix-off s’alliant dans un sentimentalisme roublard. Mais, si Clooney a fui devant le poids de son sujet, il faut reconnaître à sa lâcheté de plaisants atours.
24 ??Raphaël Nieuwjaer
Sacro GRA, de Gianfranco Rosi, documentaire italien (1 h 33) • Dans les salles
25 Lion d’or surprise lors de la dernière Mostra, Sacro GRA de Gianfranco Rosi est doublement singulier : il s’agit d’un film italien (une première au palmarès vénitien depuis 1998) et d’un documentaire (une première tout court). Cette récompense met en lumière une figure reconnue mais confidentielle dont les films précédents n’avaient pas eu droit à une distribution dans les salles françaises. Ce cinéaste italien globe-trotter, né en Érythrée, filme son pays pour la première fois ; Boatman (1993) se déroulait à Bénarès en Inde, Below Sea Level (2010) et El sicario (2011) aux États-Unis. Sacro GRA est toutefois le contraire d’une œuvre « domestique » puisqu’il est à considérer comme un voyage dans ce que l’on peut caractériser comme un non-lieu : le Grande Raccordo Anulare (GRA), le périphérique de Rome. Ce choix ne surprend pas de la part d’un cinéaste attentif à la marge plutôt qu’au centre, géographique comme social – par exemple les naufragés du rêve américain de Below Sea Level. En solitaire puisqu’il assure à la fois l’image et la prise de son, Rosi s’est immergé deux ans durant sur et autour de cette voie romaine, rapportant les portraits d’un botaniste excentrique, d’un vieil érudit et de sa fille, d’une équipe d’ambulanciers et d’un prince « moderne ». Quoique parfois trop fragmentaire pour faire récit, le film s’offre en kaléidoscope subjectif de l’Italie contemporaine, où le réel est constamment contaminé par des références au conte.
26 ??Arnaud Hée
Notes
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[1]
Titre de la chanson punk de Richard Hell (1976) employé couramment depuis et parfois traduit comme « génération du néant ».
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[2]
Ce film passionnant de 1978, l’avant-dernier de Wilder, vient de sortir en DVD aux éditions Carlotta.
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[3]
Voir Annie Rolland, Qui a peur de la littérature ado ?, Thierry Magnier, 2008.