1■ Laurence Devillairs : Interroger le rapport entre foi et raison, est-ce une bonne question ou un faux problème ? Est-on vainement condamné à penser une opposition manichéenne ou, au contraire, un consensus mou ?
2Jean-Luc Marion : C’est une bonne question, mais qu’il faut correctement poser. C’est-à-dire poser en tenant compte d’un certain nombre de points que je considère désormais comme acquis. Le premier concerne le fait que nous sommes actuellement dans une période de longue transition, où la philosophie ne se trouve plus en situation métaphysique. Les philosophes ne sont de fait plus métaphysiciens, même s’ils emploient encore, sous conditions, le terme, voire le revendiquent. Ils ne sont plus métaphysiciens en un sens qui peut-être n’a jamais été parfaitement réalisé dans l’histoire de la philosophie, mais qui permet de l’interpréter pourtant clairement au sens d’une onto-théologie. Les philosophes ne sont donc plus dans la situation de tenir un discours universel sur tout ce qui est, qui se fonde lui-même sur un étant absolu, mettant ainsi en œuvre la raison suffisante de l’ensemble. Nous nous retrouvons dans une situation philosophique non-métaphysique. Elle implique – second acquis – plusieurs conséquences et d’abord le nihilisme, nihilisme qui ne constitue pas une absence de rationalité, mais au contraire sa nouvelle forme. Politiquement, il prend l’allure de la totalisation, et aussi celle de « la mort de Dieu », laquelle n’est à son tour pas la disparition de Dieu mais la découverte que l’absence de ce que nous appelons « Dieu » fixe la forme contemporaine de sa présence.
3Nous sommes également – troisième acquis – dans une situation où la philosophie, précisément à cause du nihilisme, ne revendique plus un discours réel de vérité. C’est un fait caractéristique que plus le discours scientifique se développe, moins il est à même de prétendre énoncer des vérités définitives. La situation de la rationalité technique contemporaine doit se comprendre ainsi : la connaissance et l’interprétation technique du monde connaissent certes un accroissement sans précédent, mais, dans le même temps, le discours scientifique suspend sa prétention de vérité, du moins entendue au sens absolu. D’où il suit à la fois une vénération de la technologie et une profonde suspicion à son encontre. Maints débats contemporains sur l’intersection des instances politique et scientifique le confirment : l’écologie, l’énergie, la finance mathématisée, etc. La science n’apparaît plus comme l’ouvrier, ni le lieu de la vérité. Il faut avoir tout ceci présent à l’esprit avant de poser la question du rapport entre foi et raison.
4? L. D. : Ne s’agit-il pas seulement de la sécularisation ?
5J.-L. M. : On a longtemps défini la modernité par la sécularisation, mais il me semble que nous n’en sommes plus là. Nous sommes dans une situation où la sécularisation elle-même n’apparaît plus comme la solution, mais comme le problème. Si une partie des sociétés reste officiellement sécularisée, en fait elles sont toutes, y compris et surtout celles qui se sont voulues sécularisées, confrontées au problème (à leurs yeux fort inquiétant) que les religions, loin d’avoir disparu, font un retour en force dans l’espace public, ou n’en furent jamais délogées. C’est là l’un des plus grands problèmes des sociétés postmodernes : le constat que la religion n’a pas été sécularisée malgré tous les efforts et les espoirs. Nous nous retrouvons donc dans une situation non de sécularisation, mais de post-sécularisation, non de sortie de la religion (la fameuse « religion de la sortie de la religion »), mais d’entrée (ou de rentrée) éventuellement en force de la ou des religions. Et ce phénomène arrive au moment précis où nous ne parvenons plus à concevoir le sens et le rôle de la religion en question dans les sociétés. Mais il y a plus : le fait que la postmodernité ne peut plus s’en tenir au projet de la sécularisation – révèle du même coup la faillite dont il provient : l’indétermination du concept de raison. Nous constatons en effet une course de vitesse entre le discours (étroitement) rationaliste de la modernité à l’ancienne, de plus en plus et à la fois bavard, revendicatif et inopérant, et la gestion, aussi difficile à penser qu’urgente et sans doute inexorable d’une nouvelle conception de la raison – conception beaucoup plus large, beaucoup plus incluante, qui pourrait seule rendre compte des phénomènes nouveaux que nous avons à affronter.
6Ici, le problème des croyants s’identifie alors au problème des non-croyants, à savoir : de quelles ressources rationnelles disposons-nous aujourd’hui ? Il y a ceux qui, dans chacun des camps, pensent que cette question ne peut (ne doit ?) pas trouver de réponse, et ceux qui tentent de voir s’il est possible d’instaurer de la rationalité là où il n’y en a pas encore. C’est là un problème politique majeur. Mais c’est aussi le domaine dans lequel la théologie a non seulement des demandes à faire, mais surtout des possibilités à explorer. Or je crains que les théologiens ne rencontrent actuellement de grandes difficultés à faire face à leurs responsabilités, parce que beaucoup d’entre eux ne saisissent pas l’état véritable de la rationalité contemporaine, et s’imaginent que les philosophes utilisent encore soit la rationalité des Lumières, soit celle de l’idéalisme spéculatif, soit quelque mixte des deux, persuadés que c’est encore par rapport à cela que le discours théologique devait se définir. Il se pourrait donc que les théologiens aient un aggiornamento à accomplir, fort différent de celui de la fin du siècle dernier ; car souvent, même ceux qui se croient les plus « avancés » et critiques, restent en réalité extrêmement conservateurs. Ils souscrivent à des standards de rationalité qui n’offrent plus de pertinence. Au contraire, la théologie, qui a un intérêt majeur au développement des nouvelles figures de la rationalité, devrait contribuer au travail d’élargissement de la rationalité, d’outre-passement des limites que la philosophie transcendantale lui avait assignées. Par conséquent, le problème du rapport entre la raison et la foi se transforme à la mesure même de la crise d’un de ses termes – la raison. En un sens, il s’agit plus de « sauver » la raison que de sauver la foi – de sauver la raison des conséquences de son auto-interprétation métaphysique.
7? L. D. : Il faudrait donc davantage parler d’une crise de la raison que d’une crise de la foi ?
8J.-L. M. : Il conviendrait que les chrétiens prennent conscience que l’horizon a changé : il ne s’agit plus tant d’un « dialogue », d’un compromis ou d’une réconciliation entre la foi et la raison, comme le demandait cette encyclique, par ailleurs remarquable et très utile, que fut Fides et ratio. Il s’agit actuellement de savoir quelles seraient les philosophies en mesure de réinvestir le champ élargi de la rationalité. Voilà, me paraît-il, ce qui constitue aussi l’enjeu véritable du rapport, de la concurrence – heureusement pas toujours hostile – entre la philosophie analytique et la phénoménologie. Mon sentiment étant que la philosophie analytique se condamne ou bien à une forme de scepticisme, ou bien à une restauration de la métaphysique la plus classique ; et, de ce fait, je crains qu’elle ne puisse nous offrir une aide considérable, au contraire de la phénoménologie, plus puissante, plus constructive. Mais je sais que, y compris parmi les chrétiens, cette opinion n’est pas partagée par tous.
9Quoi qu’il en soit, la crise de la rationalité compte bien plus que la crise supposée de la foi. En un sens, la crise de la foi n’a d’ailleurs rien de dramatique ni de bouleversant pour les croyants, qui, eux, savent très bien que leur foi, par définition, se développe toujours à propos d’une crise, celle que Dieu introduit dans le monde en s’y manifestant en Jésus-Christ. La crise appartient à la foi, et réciproquement : il ne s’agit donc pas d’un événement qui les prend à l’improviste. La crise de la rationalité constitue, en revanche, un événement tout à fait dramatique et sans doute sans précédent. Quand on analyse les deux discours scientifiques dominants, qui ne sont plus ni les mathématiques, la physique ou la chimie, mais la biologie d’une part et l’économie de l’autre, le moins que l’on puisse dire est que ce sont des sciences qui savent ce qu’elles font, mais sans savoir vraiment exactement la validité théorique de ce qu’elles font – encore moins la justesse éthique de ce qu’elles permettent et se permettent. Le discours supposé scientifique non seulement n’admet pas de normes, mais ne revendique plus d’atteindre à la vérité définitive ou absolue – d’où sa pénurie de normes : non qu’il les refuse, mais parce qu’il n’y accède pas plus qu’à une vérité absolue. Aussi les chrétiens doivent-ils s’intéresser à l’état de la rationalité, et ne pas être naïfs à ce propos. Je pense que beaucoup le sont encore trop.
10? L. D. : Jamais la raison, au risque de ne plus être rationnelle, ne peut et ne doit donc être séparée de la question de la vérité ?
11J.-L. M. : C’est une question qui a été très bien posée par Nietzsche, que Husserl et Heidegger ont reprise après lui. Que signifie « vérité » aujourd’hui ? Il faudrait un concept de vérité puissant, pour qu’elle ne retombe pas au niveau d’une des formes de l’idéologie. Le chantier est ainsi ouvert, chantier essentiel, mais déserté. Est-ce que la vérité doit se comprendre uniquement comme volonté de vérité soumise à la volonté de puissance, comme nous avons tendance à le penser ? La vérité serait alors ce qu’on pourrait imposer le plus fortement, indistincte d’un mensonge mieux asséné par la volonté de puissance dominante, de l’illusion utile (et donc requise) pour survivre au sein de la situation dominante de la volonté de puissance. Dans ce cas, la vérité ne nous supporte plus ; c’est nous qui la supportons – telle est la situation insupportable, celle du nihilisme précisément.
12? L. D. : Y a-t-il une conception chrétienne de la vérité ?
13J.-L. M. : Les chrétiens disposent en effet d’une définition particulière (quoiqu’universalisable) de la vérité comme révélation. Encore faut-il comprendre ce que signifie « révélation » du point de vue de la foi, ce qui n’est pas immédiatement clair. La problématique de la distinction entre la foi et la raison, relayée par l’affrontement entre philosophie et théologie, reste une problématique métaphysique, pour autant qu’elle suppose que la philosophie a non seulement une assise dans la réalité, mais qu’elle peut fixer les conditions de la vérité, qu’elle en occupe le tribunal. En ce sens, la philosophie devrait prendre une stature transcendantale, c’est-à-dire qu’elle devrait s’appuyer sur les concepts a priori, mettant ainsi en œuvre les conditions a priori de l’expérience, prétendant enfin s’établir en un sujet transcendantal, seul habilité à fixer en dernière instance de telles limites et occuper un tel tribunal. À cette condition, à cette prétention seulement, elle resterait ainsi en mesure d’évaluer le degré de rationalité de toutes les sciences. Et si la théologie voulait se constituer ici en une science (rigoureuse bien sûr), elle devrait recevoir d’une telle philosophie transcendantale ses propres conditions de possibilité ou (plus souvent) d’impossibilité. Dans ce débat, que bien des théologiens ont malheureusement accepté, il faudrait que la philosophie revête la pourpre transcendantale et la garde. Or il se trouve que, de fait, plus aucune philosophie contemporaine ne prétend plus (et c’est à son honneur) fixer les conditions de possibilité de l’expérience a priori. Par conséquent, l’opposition, qu’elle soit conflictuelle ou conciliatrice, entre philosophie et théologie apparaît désormais sans enjeu.
14? L. D. : Il est donc définitivement illégitime et impossible que la philosophie se définisse comme métaphysique ? Qu’elle organise et détermine les rapports entre raison et foi ?
15J.-L. M. : La volonté de surmonter cette « fin de la métaphysique » en restaurant une « métaphysique » fut un programme philosophique tenté, par tous, depuis le début du XIXe siècle : tous les philosophes ont déclaré qu’une certaine métaphysique était morte et qu’il fallait donc en formuler une vraie ; mais tous n’ont-ils pas échoué, restant encore bien trop « pieux » (pour le dire comme Nietzsche) dans leur espoir de restauration ? Il vaut mieux renoncer, me semble-t-il, non pas à la philosophie (au contraire), mais à la définition métaphysique de la philosophie. Cela reste un point très sensible, je le sais bien, pour beaucoup. Heidegger lui-même a hésité : il a un temps maintenu la légitimité d’une interrogation métaphysique, avant de tenir au contraire que toute philosophie prend fin avec « la fin de la métaphysique ». Mais peut-être la philosophie peut-elle (se) penser sans métaphysique et ainsi, atteindre une plus grande rationalité. De fait, nous ne trouvons plus de réponses métaphysiques, mais cela pourrait venir non d’une impuissance, mais du fait que nous ne nous posons plus de questions métaphysiques – au sens du « pourquoi quelque chose plutôt que rien ? » Si les questions qui ne trouvent pas de réponse n’ont pas à être posées, si l’humanité ne se pose que les questions auxquelles elle peut répondre, alors considérons les questions que nous nous posons vraiment, qui ont toutes rapport à celle-ci : « comment quelque chose doit-il se recevoir, pour ne pas conduire au mal et à l’absurdité ? »
16? L. D. : Est-ce la même question qui se pose pour la théologie ?
17J.-L. M. : Certains théologiens ont parfois estimé qu’ils devaient se greffer sur une métaphysique. Mais la question désormais consiste plutôt à déterminer si la théologie peut se définir par la seule révélation, ou par autre chose. Reste à savoir ce que signifie une « révélation » ? En avons-nous un concept ? Car « révélation » fut aussi un terme imposé par les Lumières, pour exclure la foi de la rationalité, et la réserver à la théologie. En soi, la notion de révélation n’offre donc pas une solution magique qui nous sortirait de la difficulté ; en un sens, elle pourrait plutôt nous y enfoncer. Il revient donc d’urgence aux théologiens de la redéfinir dans son originarité, ne fût-ce que parce que la grande tradition de la théologie chrétienne n’a quasiment pas utilisé ce concept durant plus de dix siècles. De même, l’opposition entre théologie et philosophie ne date guère que du XIIIe siècle et ni saint Augustin ni les grands Pères grecs n’employaient ce mot « théologie », qu’ils tenaient pour un terme païen. En sorte qu’il ne suffit pas non plus de dire « théologie » pour définir la rationalité du discours des chrétiens. Il ne s’agit là que d’une des manières de nommer un certain champ de la rationalité, qui diffère de ceux des sciences ou de la philosophie. Ce que nous nommons, légitimement certes, « théologie », souffre d’une indétermination épistémologique, sans doute parce que nous la pratiquons un peu trop à distance de la lex orandi : la prière et la liturgie restent des normes du discours croyant, lequel ne gagne sa rationalité qu’en les assumant. La théologie doit d’abord parler de ce qu’il s’agit de rendre rationnel et qui, le plus souvent ou de premier abord, ne l’est pas : l’expérience du don, de l’amour, de la foi, de la mort, de la naissance, du bien et du mal. Elle doit répondre encore une fois à la question : « comment quelque chose doit-il se recevoir, pour ne pas conduire au mal et à l’absurdité ? »
18? L. D. : De quoi manque fondamentalement la théologie de nos jours ?
19J.-L. M. : La foi manque actuellement de préambules, praeambula fidei. Certes, elle n’a pas à en chercher auprès de la métaphysique, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas besoin de praeambula dans la description des choses telles qu’elles se montrent et se donnent. La situation apparaît donc désormais très ouverte, à la condition toutefois de ne pas perdre son temps à vouloir restaurer (par exemple la « métaphysique »). Car nous n’avons pas à restaurer, puisque nous nous trouvons, les chrétiens, en situation eschatologique – celle où nous attendons la manifestation encore invisible de ce qui est pourtant déjà là : nous sommes déjà fils de Dieu, alors que pourtant cela ne se voit pas (1 Jean, 3, 1-2). Et nous n’avons pas à attendre du monde qu’il nous donne la pleine conscience de ce que nous sommes. Cela ne viendra pas du monde, mais de la mise à découvert, de la dé-couverte du Christ lui-même. Il faut que les chrétiens l’admettent.
20? L. D. : Cela signifie-t-il que le seul discours théologique authentique et rationnel s’appuie sur une christologie ?
21J.-L. M. : La christologie n’offre le point de départ qu’à la condition qu’il s’agisse d’une véritable doctrine du Christ, à condition d’envisager Jésus comme le Christ, donc comme la visibilité même du Père dans l’Esprit – bref sur un fondement trinitaire. Toutes les questions de christologie sur la mort, la résurrection, la vocation du Christ, etc., relèvent de La Trinité (l’économie et l’immanence trinitaires ne font qu’un, disait Rahner). C’est la seule hypothèse et il n’y en a pas d’autre : ce que dit le Christ et ce qu’il fait ne deviennent intelligibles que dans la lumière trinitaire. Une théologie non trinitaire ne dit et ne voit rien.
22? L. D. : Est-ce là que se joue la différence fondamentale entre la philosophie et la théologie ? Il n’y a pas de christologie en philosophie, encore moins de réflexion trinitaire.
23J.-L. M. : Ce n’est pas si simple : la plupart des philosophes parlent du Christ, et l’on trouve bien des christologies dans la philosophie, mais le plus souvent dans des limites qui sont celles de la métaphysique elle-même. La frontière passe plutôt entre les lectures trinitaires ou non de la figure du Christ. Voire entre les lectures de La Trinité selon le concept et celles selon la révélation de la charité interne de Dieu. À s’en tenir à la stricte philosophie (sans supposer la foi en Dieu et en sa révélation dans le Christ), la seule chose que l’on puisse attendre d’un philosophe serait de poser la question suivante : de ce point de vue philosophique (conceptuel), jusqu’où ce dont les Écritures nous entretiennent peut-il se penser, relève-t-il du concevable et à partir de quand échappe-t-il à ce qui nous paraît possible ? Pour ma part, j’estime que certaines phénoménologies parviennent, aujourd’hui, à décrire quelques-uns des phénomènes qui nous sont rapportés par les Écritures, mieux que ne le faisait la philosophie de Kant, de Hegel ou de Schelling. On pourrait, par exemple, peut-être commencer à décrire aujourd’hui une théophanie, en montrant notamment qu’elle relève d’une phénoménalité pensable, quoiqu’exceptionnelle et invérifiable dans le monde.
24? L. D. : Mais pourquoi faudrait-il souhaiter sortir de la situation dans laquelle nous sommes, et qui est, selon Nietzche, celle du nihilisme ?
25J.-L. M. : Nietzsche a précisé que la période nihiliste durerait deux siècles ; un siècle vient de s’achever, un autre nous attend. Pourquoi en sortir ? Pourquoi préférer y rester encore ? Parce que nous n’en sommes plus à la situation d’avant 1914-18, quand l’on pouvait très sincèrement penser que l’état de civilisation alors atteint non seulement pouvait, mais devait persister très longtemps, en une « fin de l’histoire » sans autre histoire que le « progrès ». Aujourd’hui, l’opinion générale semble s’accorder à considérer qu’une telle situation ne peut se supporter éternellement (alors qu’elle implique pourtant son « éternel retour »), bien au contraire. Et l’angoisse monte d’autant plus que nous ne disposons plus d’aucune réserve de délires idéologiques qui nous permettraient de nous rassurer par des mensonges respectables. Sauf à devenir tous réactionnaires (car il n’y a rien de plus réactionnaire que de vouloir revendre les vieilles idéologies), nous devons affronter la crise de la rationalité, en face.
26? L. D. : Dans cette situation, à quoi peut nous servir Descartes ? Serait-il un bon guide ?
27J.-L. M. : Descartes fut un grand inaugurateur et, comme tous les grands inaugurateurs, il possède la claire conscience des limites de son inauguration. Tous les philosophes qui lui ont succédé se sont référés à lui, soit pour le critiquer, soit pour le revendiquer, ou bien encore les deux à la fois. Pourquoi ? Parce que Descartes a redistribué les cartes de la philosophie, et comme c’est lui qui assurait cette redistribution, il a parfaitement vu les cartes qu’il n’avait pas dans son jeu, ce qu’il pouvait faire et ce qu’il ne pouvait pas faire, à l’opposé de ses successeurs qui imaginaient aller plus loin que lui, dans la même direction (on trouve ainsi un approfondissement par Descartes lui-même de ses propres découvertes, qui débouche sur trois conceptions successives de l’ego et du cogito : l’ego de la science, l’ego de l’infini et l’ego de la passivité). Par conséquent, à chaque fois que la philosophie après lui détermine des limites, on s’aperçoit que Descartes les avait déjà clairement fixées ; ce qui lui confère une valeur herméneutique de producteur de rationalité tout à fait exceptionnelle. Ainsi, sur les rapports de la foi et de la raison, sa position était extrêmement équilibrée : il n’a jamais idéologisé ou idolâtré la rationalité qu’il mettait en œuvre, mais l’a toujours surdéterminée par ce qu’il nomme l’infini. Cela me semble une position équilibrée, en même temps que parfaitement chrétienne.