Études 2014/1 janvier

Couverture de ETU_4201

Article de revue

Recommencer l'Europe

Pages 7 à 18

Notes

  • [1]
    Europe, amour ou chambre à part ?, Flammarion, 2013.
  • [2]
    Article 17 TFUE et article 11 TUE.
  • [3]
    Article 11.4 TUE.
English version

1Études : Recommencer l’Europe, l’expression est-elle pertinente ?

2Sylvie Goulard : La construction européenne a débuté dans des conditions particulières, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit pas de retourner en arrière, en dupliquant ce qui a été fait à l’époque, mais plutôt de repartir sur un meilleur pied, en tenant compte de l’évolution du monde et de l’Europe elle-même.

3Études : Nous reviendrons sur ce qu’il convient de faire aujourd’hui. Mais auparavant, établissons quelques éléments de diagnostic. On observe partout la montée de courants eurosceptiques qui risquent d’avoir un fort impact sur lesprochaines élections européennes. Les causes en sont multiples. Dans votre livre[1], vous dénoncez les dysfonctionnements politiques, en particulier l’importance démesurée du Conseil par rapport à la Commission et au Parlement. Mais à la base, au sein des différents pays, il y a aussi beaucoup d’ignorance mutuelle et de préjugés.

4S. G. : Certains des doutes qui saisissent nombre de nos contemporains sur l’Europe sont légitimes et doivent être entendus. Ainsi, il n’est pas surprenant que le fonctionnement de l’Union européenne les déroute. Par exemple, le Conseil européen (qui réunit les chefs d’État et de gouvernement, de manière épisodique, à Bruxelles) a pris une place excessive. Faire exercer des responsabilités européennes aussi importantes par des personnes élues dans un cadre national, lors d’élections qui ne leur ont pas donné un mandat européen et sans qu’ils rendent des comptes, collectivement, au niveau européen, n’est pas satisfaisant. Cette « cabine de pilotage » agit dans l’opacité, sans débat public sur des choix importants, d’où ce sentiment d’une Union européenne lointaine, insaisissable. Le vrai « déficit démocratique » tient à cette dérive et non à l’intervention de la Commission européenne, strictement contrôlée par le Parlement. Le fantasme de la « technocratie » masque la prise de pouvoir par l’échelon national, infiniment plus nuisible.

5Dans la crise économique, le Conseil européen a délégué des pouvoirs importants à un trio chargé d’assister les pays en difficulté dans leurs réformes. Cette « troïka » (Commission européenne, Banque Centrale Européenne, Fonds monétaire international) prend des décisions ayant un impact social majeur, sans rendre de comptes. Les ministres des Finances de la zone euro avalisent ses décisions mais sans les assumer entièrement. Pour l’opinion publique, ce sont des décisions « bureaucratiques ».

6Cette mission aurait pu être confiée à la Commission européenne, responsable devant le Parlement européen. Imposer des réformes aussi intrusives sans créer d’espace de débat démocratique, sans sanction possible en cas d’échec, jette du discrédit sur les politiques prônées par l’UE, alors même qu’une plus grande discipline budgétaire est indispensable, tout comme des politiques destinées à accroître la compétitivité. Le populisme n’est pas un dommage collatéral de la crise. Il est alimenté par le dysfonctionnement actuel des institutions.

7Au-delà de ces failles institutionnelles, nous n’avons pas assez « uni les hommes », pour reprendre la belle expression de Jean Monnet, d’où un manque persistant de connaissance mutuelle, une perte de confiance. Rares sont ceux qui ont mesuré – et assumé – ce que signifiait partager la même monnaie. À l’époque du traité de Maastricht, j’ai suivi de près les débats en Allemagne et en France où l’euro a été « vendu » comme deux produits différents. En Allemagne, on l’a présenté comme un instrument de stabilité dans la ligne du Deutsche Mark. Chacun savait que le traité interdisait formellement le renflouement des autres États en cas de difficulté. Les Français en revanche n’ont jamais entendu parler de cette clause si cruciale outre-Rhin ; on leur a « vendu » un instrument de puissance (une devise internationale rivalisant avec le dollar) et de croissance. L’euro peut combiner ces deux ambitions mais encore faut-il que chacun fasse un pas vers l’autre pour s’approprier la facette qui n’appartient pas à sa tradition.

8Nos gouvernants ont pensé qu’il suffisait de signer un traité pour changer le rapport des Européens à la monnaie. Or les Allemands ont vécu l’hyperinflation des années 20 qui a pavé la voie au nazisme. L’une de leurs peurs existentielles est liée à la monnaie ; les autres pays rêvent encore de dévaluation et d’inflation, comme moyen d’alléger les contraintes.

9Une grande partie de la crispation actuelle du peuple allemand sur l’euro vient de l’attachement à ce qui a été construit par la République fédérale depuis 1949, en réaction à la faiblesse de la République de Weimar. Les Allemands de toutes tendances répugnent à déléguer des pouvoirs à un système européen peu fiable et insuffisamment démocratique à leurs yeux. D’où une tendance à accroître les contrôles nationaux (de leur Parlement, de leur Cour constitutionnelle, de la Banque centrale fédérale) sur le niveau européen, d’où le malaise des partenaires face à ce qu’ils considèrent comme une volonté hégémonique allemande. Les Allemands n’aspirent pas à l’hégémonie. La peur de l’Allemagne dominatrice est surtout répandue chez ceux qui ne connaissent pas ce pays ou jugent l’Allemagne contemporaine à partir de préjugés historiques. En revanche la force de l’Allemagne, de son économie – sans occulter ses faiblesses –, la solidité de ses institutions sont des données de fait.

10Nous, Français, devrions voir qu’en Allemagne, les partis extrémistes sont mieux endigués qu’ailleurs. À raison, bien des Allemands sont inquiets de la montée du Front national en France ou du populisme de Beppe Grillo, de la Ligue du Nord et de Silvio Berlusconi en Italie.

11Études : Malgré la montée de l’euroscepticisme, vous écrivez dans votre livre que persiste un « désir d’Europe ».

12S. G. : C’est une observation empirique, faite sur le terrain. D’abord, l’interdépendance économique est une réalité ; bien des petites exploitations agricoles ou PME vivent d’exportations vers d’autres pays d’Europe. Les consommateurs sont habitués à des produits variés.

13C’est l’une des raisons pour lesquelles la « sortie de l’euro » est un leurre. Bien des entreprises retrouveraient des risques de change. Certains produits familiers importés seraient plus chers. Sans parler du chaos que créerait l’annonce de cette perspective : alors qu’il suffit d’un clic de souris pour ouvrir un compte dans un pays stable, qui serait assez imprudent pour garder son argent sur son compte en France ? La dévaluation annoncée, soi-disant bénéfique, aboutirait à une fuite de capitaux. Et voulons-nous rembourser nos dettes libellées en euro avec une monnaie qui soit de la roupie de sansonnet ? Ou subir l’opprobre d’un défaut ?

14Au-delà de l’économie, je suis frappée de voir combien la jeunesse est avide de voyages, en Europe et hors d’Europe. Tous n’en ont pas les moyens, hélas, mais nombreux sont ceux qui voudraient partir. Avec Internet, les frontières s’estompent, l’horizon culturel de bien des jeunes s’est élargi, les échanges se multiplient. J’ai vu plusieurs fois des jumelages de régions ou de villes aboutir à des échanges féconds de savoir et de pratiques et même parfois à des mariages… La volonté de défendre l’extraordinaire patrimoine culturel commun de l’Europe se ressent dans bien des territoires. On n’entend pas, et c’est bien naturel, une « demande d’Europe » institutionnelle mais les Européens vivent dans un univers beaucoup plus ouvert que les générations précédentes, au point d’ailleurs de ne plus s’en rendre compte. Tant de personnes dans le monde ont du mal à obtenir des visas qui nous sont épargnés ! Refermer les frontières au motif que nous devrions nous « protéger », aboutirait en fait à nous punir nous-mêmes, à nous enfermer. Nous sommes tous des enfants gâtés de l’Histoire. Nos générations ont connu une période de paix et de prospérité sans précédent. Et comme tous les gens qui ont été à l’abri du besoin ou du péril, nous ne nous en rendons plus toujours compte. Il suffit d’ouvrir des livres d’histoire ou de voir certains films pour saisir dans quel état étaient nos pays après la guerre, pour mesurer le développement incroyable de l’Italie, pour se souvenir que la Pologne et d’autres étaient prisonniers du communisme. Il est normal que les jeunes générations ne se réveillent pas tous les matins en étant ébahis de leur bonheur mais encore faut-il, de temps en temps, mesurer le chemin parcouru. Le vote protestataire, la critique tous azimuts de l’Europe, ne sont pas des attitudes responsables. L’UE mérite d’être rénovée, pas d’être jetée à la casse, comme ferait un enfant impatient ou un consommateur mécontent.

15Études : L’Europe a encore des atouts ?

16S. G. : Bien sûr, des atouts considérables. L’Union européenne reste la première puissance commerciale du monde, une économie de premier plan, avec une main d’œuvre bien formée, en bonne santé, et à l’abri d’un certain nombre de périls géopolitiques ou environnementaux que connaissent les pays émergents.

17Et l’Union européenne est une extraordinaire innovation. Elle constitue l’unique tentative au monde de créer une démocratie supranationale ; cette démocratie est inachevée, elle doit être perfectionnée mais elle constitue un changement d’échelle exceptionnel. En outre, le fait que la diversité culturelle y soit protégée nous prémunit contre la tentation d’un nationalisme européen. Une Europe unie par le libre concours des volontés ne sera par définition ni impériale ni néocoloniale. Elle sera un prototype, imparfait mais précieux pour l’organisation politique du monde que la globalisation appelle.

18La désunion entraînerait en revanche le déclin de tous les Européens. Aucun de nos pays, pris individuellement, ne représentera bientôt plus de 1 % de la population mondiale. Aucun, pas même l’Allemagne ne peut espérer s’en sortir seul. Bientôt, que cela nous plaise ou pas, nos pays pourraient bien ne plus être entendus. Non que les structures nées par la volonté des Occidentaux, comme l’ONU, disparaissent forcément mais les décisions se prendront ailleurs. Sous l’impulsion des Chinois, des Brésiliens, mais aussi des Indonésiens, des Turcs ou des Sud-Africains, désireux de secouer le joug occidental, d’autres enceintes verront le jour ou bien certains problèmes graves – comme le changement climatique par exemple – ne seront pas traités. De nombreux pays ont leur propre vision des rapports internationaux. De cette compétition, la plupart des Européens n’entendent jamais parler car les débats politiques nationaux sont mesquins et autocentrés.

19À l’inverse, l’union des Européens intéresse. Lors de mes déplacements aux États-Unis, au Japon ou en Chine j’ai toujours été frappée par le respect marqué pour la réconciliation franco-allemande par exemple. Ces pays continuent à avoir des différends territoriaux ; ils n’en sont pas à partager une monnaie. Ensuite, les Européens sont respectés lorsqu’ils respectent eux-mêmes les valeurs qu’ils prônent. Des femmes tunisiennes m’ont dit que la défense de l’égalité entre hommes et femmes ou l’existence, sur notre continent, de la liberté de croire et de ne pas croire, étaient pour elles des références essentielles dans leur combat au jour le jour contre l’intégrisme et la discrimination. À supposer évidemment, que ces principes soient traduits dans la réalité européenne, ce qui n’est hélas pas toujours le cas, notamment pour les femmes.

20Naturellement, nous devons veiller à ne pas donner des leçons. La défense de l’universalité, au nom de la dignité intangible de la personne humaine, n’est pas l’affirmation d’une supériorité. L’Histoire européenne montre d’ailleurs que nous n’avons pas été meilleurs que les autres, mais pires. Et c’est parce que nous avons expérimenté, sur ce continent, les pires formes de dégradation de la personne humaine (le génocide nazi, la boucherie de la Première Guerre mondiale) que nous sommes légitimes à défendre, inlassablement et partout, la dignité humaine.

21La liberté est une aspiration universelle. Les Printemps arabes l’ont montré, même si, ensuite, ils se sont tous heurtés à une récupération par des courants religieux. Dans ce domaine-là aussi, l’Europe a quelque chose à apporter : au fil des siècles, elle a développé un modèle de sécularisation, différant certes d’un pays à l’autre, mais permettant à la fois la croyance, la pratique du culte et la liberté de ne pas croire. La création d’un espace politique sécularisé est l’une des grandes réalisations européennes, dont les Européens devraient se faire ensemble les ardents promoteurs.

22Études : Redémarrer l’Europe aujourd’hui, « repartir sur un meilleur pied » comme vous le disiez en commençant, suppose de se rappeler une histoire commune de plus d’un demi-siècle.

23S. G. : La majeure partie de ce qui a été accompli par les pères fondateurs mérite d’être conservé parce que leurs innovations sont toujours d’actualité. D’abord le rejet du nationalisme qui, comme le disait François Mitterrand, mène à la guerre. L’exacerbation des identités complique la coopération. Il faut dénoncer sans cesse l’illusion selon laquelle on pourrait « chauffer à blanc » les opinions les unes contre les autres puis trouver des compromis harmonieux…

24Ensuite, l’une de leurs idées, révolutionnaire et simple à la fois, a consisté à comprendre que, pour partager la souveraineté, il faut des institutions durables, des règles claires et, au sommet de l’ordre juridique commun, un juge européen pour trancher les différends. C’est ce qui distingue un partage encadré, digne, de souveraineté, d’un abandon de souveraineté dans les mains d’un plus puissant. L’une des raisons pour lesquelles nous avons eu tant de problèmes dans la zone euro, c’est que les gouvernements feignent de croire qu’une monnaie unique peut être gérée sans un exécutif commun, sans procédures transparentes, sans contrôle juridictionnel ; le fonctionnement actuel de la zone euro est une régression par rapport à l’Europe communautaire : des États puissants interfèrent dans les choix des pays plus faibles au motif, réel d’ailleurs, qu’ils leur procurent des secours, le tout dans l’opacité entretenue de sommets nocturnes. Cette évolution n’a plus grand-chose à voir avec ce que les fondateurs voulaient faire en Europe. L’ersatz ne plaît pas aux peuples et, sur ce point, ils ont raison.

25Mais il faut aussi aller au-delà des inventions des années 50. Le Conseil européen ayant pris le rôle central sans satisfaire les exigences minimales de la démocratie, l’enjeu majeur est de créer justement cet espace de démocratie. L’Union rénovée n’aura pas à s’occuper de tout, elle ne fera pas disparaître les États nationaux, ni les régions, mais elle offrira dans les domaines où des compétences sont exercées en commun, d’avoir toutes les « cordes de rappel démocratiques » nécessaires pour que les citoyens s’y sentent à l’aise : un exécutif choisi au terme d’un processus électoral, responsable devant un Parlement susceptible d’être destitué ; un budget financé par des ressources propres votées par des députés.

26Ensuite, il faut cesser les discours démagogiques, qu’ils soient anti-européens à l’excès ou trop confiants. Contrairement à ce que certains ont prétendu en 2005, il n’y avait pas, au lendemain de l’adhésion de nouveaux États, des hordes de plombiers polonais prêtes à débarquer dans nos salles de bains. En revanche, nous avons parfois sous-estimé les difficultés à faire cohabiter des populations de niveaux de vie différents ; la libre circulation des travailleurs a créé des conditions de concurrence déloyales. Et les États qui avaient ouvert tout grand leurs frontières en 2004, comme le Royaume-Uni, ont désormais à faire face à des mouvements eurosceptiques alimentés par la peur des étrangers.

27Au total, ce qui est en jeu dans le débat pour « recommencer l’Europe », c’est la défense de certaines valeurs : la coopération contre la confrontation, une solidarité responsable contre l’égoïsme. L’Église a certainement un rôle à jouer dans ce débat en refusant aussi bien le nationalisme que l’abandon de la primauté de la dignité de la personne humaine. Quand on relit les pères fondateurs de l’Europe, on réalise que leur ambition était de défendre une certaine conception de l’homme, un certain type de civilisation et de société. Ce sont ces horizons qui motivent les hommes, pas l’union bancaire ou le marché intérieur, quelle que soit leur utilité.

28Études : Vous venez de faire allusion à l’Église. Antérieurement, vous aviez souligné l’importance de la dimension « séculière » du fonctionnement européen. Comment intervient – ou devrait intervenir – la dimension religieuse dans le fonctionnement de l’Europe ?

29S. G. : Le traité de Lisbonne reconnaît l’identité et la contribution des Églises ainsi que des associations philosophiques et non confessionnelles [2] ; elle prévoit que l’Union maintienne un dialogue avec elles. Déjà, Jacques Delors, lorsqu’il était Président de la Commission européenne, avait instauré des échanges réguliers avec ces partenaires.

30Le débat sur les « racines chrétiennes » de l’Europe a marqué une crispation. Il est exact que l’inspiration des pères fondateurs est largement celle de la doctrine sociale de l’Église. Konrad Adenauer, Maurice Schuman, Alcide De Gasperi baignaient dans cet enseignement. Mais il n’en est pas moins vrai qu’ils n’ont pas voulu inscrire de référence explicite à la chrétienté dans les textes des années 50. Plus que les paroles, c’était la mise en œuvre qui les intéressait. Encore aujourd’hui, les batailles essentielles sont celles de la justice sociale, du partage, de l’accueil de l’étranger, de l’ouverture. Dans des sociétés sécularisées, dans lesquelles beaucoup ne se reconnaissent pas dans une religion en particulier, certaines mentions peuvent heurter alors même que les valeurs et les combats sont partagés. Prenez l’exemple d’ATD Quart monde que je connais un peu par mes fonctions de Présidente de l’Intergroupe de lutte contre l’extrême pauvreté du Parlement européen. Certains de ses militants / accompagnants sont croyants et d’autres ne le sont pas. De même, doivent se sentir à l’aise dans l’Union européenne, ceux qui se reconnaissent explicitement dans les valeurs chrétiennes comme ceux qui ne souhaitent pas ce rattachement. L’Europe a vocation à rassembler et non à séparer.

31Les partis extrémistes qui agitent des slogans anti-islam semblent parfois oublier que des millions de musulmans sont des citoyens à part entière des différents États membres de l’Union européenne. Ils y ont toute leur place. On demande encore trop souvent à des citoyens français ou allemands de « s’intégrer » alors qu’il faudrait seulement veiller à l’application de toutes les lois de la République : les lois qui préservent les droits des femmes par exemple, mais aussi celles qui interdisent les propos racistes ou la discrimination.

32La résurgence du racisme dont Mme Kyenge et Mme Taubira, des ministres noires, italienne et française, ont été victimes ces derniers mois, devrait nous alerter. Qu’en Europe, en 2013, certains comparent des femmes responsables à des singes ou leur lancent des bananes est intolérable.

33Études : Quel rôle, à votre avis, les chrétiens peuvent-ils jouer dans la perspective d’une relance de l’Europe ?

34S. G. : La société civile au sens large doit se mobiliser, que ce soit les Églises, les syndicats ou les ONG. Les Églises ont cependant un rôle spécifique dans trois domaines.

35Le premier est le combat contre les nationalismes à l’intérieur de l’Europe et, plus généralement, contre la xénophobie. L’Église, étymologiquement, l’ekklesia, c’est l’assemblée de tous. Le nationalisme est radicalement étranger au message évangélique. D’ailleurs, les États Nations sont des inventions récentes à côté de l’Église millénaire.

36Sur les étrangers, les Roms, sur l’accueil de l’autre, qu’il soit européen ou d’origines plus lointaines, l’Église tient un discours courageux. Il est normal qu’elle dénonce ceux qui jugent les personnes sur leur passeport ou rejettent sans ménagement ni miséricorde des êtres humains cherchant à échapper à des conditions de vie misérables, à la guerre, à la persécution. Il est question qu’avant les élections européennes, l’Église prenne position contre la tentation protestataire, les positions anti-européennes primaires. La Conférence des évêques de France, la COMECE y travaillent. Ce serait un coup de semonce salutaire.

37Le second est la lutte contre la pauvreté qui, au total frappe plus de 80 millions de personnes dans l’Union européenne. L’urgence est criante, dont les « politiques » n’ont pas pris la mesure. Bien des chrétiens se sont mobilisés pour donner un père et une mère à des enfants qui ne sont pas nés. Que ne se mobilisent-ils pour des millions d’enfants déjà nés et qui, trop souvent, n’ont pas de père présent ? Ou pour des migrants mineurs, orphelins ?

38Trop d’enfants sont en situation de pauvreté dans toute l’Europe, même dans des sociétés riches comme la France ou l’Allemagne. Tolérer un tel niveau de pauvreté, un tel gaspillage de ressources humaines, est l’un des échecs les plus choquants de nos systèmes politiques, européen et nationaux.

39Le traité de Rome de 1957 fixait comme objectif la préservation du bien-être et de l’emploi. Il visait à assurer la justice sociale et un développement harmonieux. Jusque dans les années 1980, la prospérité a permis l’émergence d’une classe moyenne large, qui d’ailleurs contribuait à la stabilité des démocraties. À la fin de cette période, l’Europe s’est trouvée prise dans un phénomène mondial d’accroissement des inégalités. Une partie de la classe moyenne a commencé à éprouver la peur du déclassement. Même dans un pays de plein emploi comme l’Allemagne, les travailleurs pauvres sont nombreux. S’il y a un combat de l’Église qui rejoint le cœur du message évangélique, c’est le service des pauvres. Je suis d’ailleurs ravie que le nouveau pape ait mis l’accent sur ces questions.

40Le troisième terrain d’action de l’Église, institution ancienne, c’est le temps long. L’Église peut aider à « faire communauté », devenir l’une des forces de la société civile qui, par-delà les frontières, permet d’unir et de dialoguer. Des institutions politiques efficaces sont nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes pour qu’une société soit vivante.

41Le traité de Lisbonne crée un nouvel outil, l’initiative citoyenne [3] : il suffit de réunir plus d’un million de signatures dans plus de neuf pays pour aiguillonner les autorités. S’il y a une organisation qui peut mobiliser par-delà les frontières, que ce soit sur la pauvreté ou sur la question des migrants par exemple, c’est bien l’Église, aux côtés des syndicats de travailleurs. Une fois que sont réunies les signatures, elles sont transmises à la Commission européenne pour lui demander de prendre une initiative. Donner corps à cette procédure permettrait de faire participer les citoyens à la chose publique, de les inviter à prendre leurs responsabilités au lieu d’attendre que tout vienne des « politiques ». Il ne s’agirait naturellement pas pour l’Église de se substituer au pouvoir politique, mais d’attirer l’attention sur des sujets cruciaux. Beaucoup de personnes sont préoccupées par certaines dérives et se demandent ce qu’elles peuvent faire ; les obliger à débattre avec d’autres Européens d’autres pays, en touchant du doigt la diversité culturelle et la complexité des politiques européennes, aiderait aussi à éviter les simplifications abusives. La société peut être très réactive et sensible, mais notre temps glisse souvent dans le registre émotionnel. De l’habitude de travailler en commun pourraient naître de nouvelles idées. C’est un signe d’espoir.

Notes

  • [1]
    Europe, amour ou chambre à part ?, Flammarion, 2013.
  • [2]
    Article 17 TFUE et article 11 TUE.
  • [3]
    Article 11.4 TUE.
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