Notes
-
[*]
Maître de conférences en littérature française, université de Perpignan Via Domitia.
-
[1]
Pour une théorie du nouveau roman.
-
[2]
Claude Simon/Marianne Alphant, « Et à quoi bon inventer ? », Libération, 31 août 1989.
-
[3]
Michel Butor, « Écrire est un geste », Œuvres complètes, X, Éd. de la Différence, 2009, p. 98.
-
[4]
Claude Simon, Préface manuscrite à Orion aveugle, Skira, 1970, pages non numérotées.
- [5]
-
[6]
Voir à ce propos l’article de Jacques Leenhardt, « L’écriture de la ressemblance », publié dans Lire Claude Simon, (Actes du colloque de Cerisy), UGC, 10/18, 1975. Réédition, Les Impressions Nouvelles, 1986.
-
[7]
Claude Simon, Préface manuscrite à Orion aveugle, op. cit.
-
[8]
Claude Simon, Photographies, 1937-1970, Maeght, 1992.
-
[9]
Ibid., p. 63.
-
[10]
Ibid., p. 84.
-
[11]
Ibid., p. 80.
-
[12]
Ibid., préface, pages non numérotées.
- [13]
-
[14]
Claude Simon, Le Sacre du printemps, Calmann-Lévy, 1954, p. 111.
-
[15]
Claude Simon, Les Corps conducteurs, Minuit, 1971, p. 102.
-
[16]
Claude Simon, Le Tricheur, Éditions du Sagittaire, 1945, p. 137.
-
[17]
Claude Simon, Les Corps conducteurs, op. cit., p. 170-171.
-
[18]
Je renvoie au livre très éclairant sur ce sujet de Brigitte Combe, Écrire en peintre : Claude Simon et la peinture, ELLUG, 1998.
-
[19]
Jean Dubuffet & Claude Simon, Correspondance 1970-1984, l’Échoppe, 1994, p. 12.
-
[20]
Voir http://associationclaudesimon.org/claude-simon/iconographie/article/les-errances-de-georges. Une exposition de nombreux manuscrits de Claude Simon se tiendra à la BPI de Beaubourg à Paris jusqu’à janvier 2014.
-
[21]
Ibid., p. 10.
-
[22]
Lettre de Claude Simon adressée à Peter Brugger, datée du 7 mars 1975.
-
[23]
Pierre Schoentjes, Claude Simon par correspondance, Romanica Gandensia XXIV, Droz, 1995, p. 33.
-
[24]
Claude Simon, Femmes, Maeght, 1966.
-
[25]
Patrick Rebollar, « Regards sur une analogie des profondeurs : Femmes, sur 23 peintures de Miró ». Dans La Licorne n°35, Revue de l’Université de Poitiers, 1995, p. 275.
-
[26]
Claude Simon, La Chevelure de Bérénice, Minuit, 1984.
-
[27]
Ibid., p. 13.
-
[28]
Ibid., p. 24.
-
[29]
La chevelure de Bérénice est une constellation.
-
[30]
Claude Simon, Archipel et Nord, Minuit, 2009 [1974], p. 9-10.
-
[31]
Voir à ce propos la citation de Novalis par Simon dans son Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 30 : « il en va du langage comme des formules mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour elles seules ; elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses. »
-
[32]
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, « Une voie pour le roman futur », Gallimard, coll. Idées, 1970 [Minuit, 1963], p. 21.
-
[33]
Claude Simon, L’Herbe, Minuit, 1958, p.77.
-
[34]
Ibid., p. 179.
-
[35]
Entretiens, n° 31, Éditions Subervie, 1972, « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », p. 26.
1On assimile souvent le Nouveau Roman, dont on situe l’essentiel de la production entre 1950 et 1980, à une forme de littérature révélatrice de la désillusion d’après-guerre à l’égard de toute forme d’humanisme. On croit aussi souvent que le mouvement des nouveaux romanciers renvoie à un groupe constitué d’écrivains déçus, refusant l’engagement en même temps que le roman traditionnel à la Balzac. Un groupe résolu à une littérature formelle, expérimentale et désincarnée qui n’aurait montré d’intérêt, renonçant à « l’écriture d’une aventure » par principe, que pour « l’aventure d’une écriture », selon la désormais célèbre formule de Jean Ricardou [1].
2Moins immédiatement consommable, il est vrai, et donc moins populaire que le vin nouveau ou la nouvelle cuisine, le Nouveau Roman s’il est vivement salué par une partie de l’intelligentsia, fait encore l’objet de préventions durables qu’il est temps de parer. Telle pourrait être la fonction du développement particulier qui suit et qui vise à montrer la fécondité des expériences transversales (écriture/peinture) auxquelles s’est livré Claude Simon.
3Si nous choisissons ici d’étudier isolément l’œuvre de Claude Simon, ce n’est pas seulement parce que 2013 est l’année du centenaire de sa naissance et que ce prix Nobel de littérature (1985) mérite, en cette occasion, et à coup sûr, qu’on lui rende hommage. C’est aussi parce que chacun des nouveaux romanciers mérite d’être lu pour sa singularité. Le groupe des nouveaux romanciers n’a, en fait, jamais été un mouvement organisé et aucun de ces écrivains n’écrit comme l’autre : rien à voir entre la simplicité de Quelqu’un de Pinget et la très baroque et mystérieuse Reprise d’Alain Robbe-Grillet, l’énigmatique surface des êtres de La Pluie d’été de Marguerite Duras et l’exploration des arcanes de l’enfance dans Enfance de Nathalie Sarraute. Difficile à circonscrire et plutôt centrifuge, ce mouvement fut, tout au plus, une mouvance, reconnaissable toutefois à son principal éditeur (Minuit) et à sa posture de refus : la mise en cause d’éléments propres au roman traditionnel (le personnage, l’illusion mimétique, la linéarité du récit, l’énoncé d’une morale…) est ce qui apparente ces écrivains (Robert Pinget parlait de « larguer le romanesque »). Une posture qui néanmoins n’était pas pure négation.
4Pour Claude Simon, par exemple, il s’agissait, devant l’échec de l’humanisme, de « revenir au primordial, à l’élémentaire, à la matière, aux choses » [2], de témoigner ainsi indirectement du chaos du monde, en le présentant à défaut de le représenter. Le Nouveau Roman fut ainsi l’occasion, pour des écrivains très divers, de rechercher des formes capables de suggérer le réel, y compris dans ses failles et dans son désordre, et de surmonter l’échec du langage plus que jamais mis en évidence par une Histoire à bien des égards indicible.
5Un tel projet ne pouvait procurer au lecteur de romans traditionnels qu’une sorte d’inconfort rendu sensible, entre autres, par la non linéarité de la narration, l’absence d’explications et la fréquente confusion des personnages chez Robbe-Grillet et Claude Simon par exemple. C’est qu’il faudrait consentir à l’errance – comme souvent le narrateur de ces romans dont le programme narratif n’est pas préalablement formé – avant de comprendre combien les tentatives formelles de ces nouveaux romanciers parviennent souvent, en remodelant la littérature elle-même dans ses formes et dans ses enjeux, à proposer une alternative vivifiante à la tabula rasa infligée par l’Histoire.
6Parmi les œuvres des nouveaux romanciers, celle de Claude Simon est remarquable par son ampleur comme par son audace, mais encore méconnue quoiqu’elle ait traversé la deuxième moitié du xxe siècle et n’ait trouvé son terme qu’à l’orée du xxie siècle, avec la disparition de l’auteur. Encore à explorer, donc, cette œuvre toujours très actuelle se caractérise par une vitalité qui tient, en particulier, à la réussite de ses expériences formelles, entre autres, celles qui touchent aux correspondances entre dessin (ou peinture) et écriture.
Matérialité de l’écriture
Écrire est un geste. […] Mettre dans la page est un geste. La page est une scène où les mots virevoltent, s’appellent, se répondent, se répètent, se reprennent, se repoussent ou s’équilibrent. [3]
8La définition que Michel Butor donne de l’écriture s’accorde particulièrement bien à l’idée qu’a pu en avoir Claude Simon qui, dans son parcours singulier, a emprunté des « sentiers de la création » assurément apparentés à ceux suivis par son cadet. Sa conception matérielle de la langue, Claude Simon l’exprime en ces termes :
L’un après l’autre les mots éclatent comme autant de chandelles romaines, déployant leurs gerbes dans toutes les directions. […] Chaque mot en suscite (ou en commande) plusieurs autres, non seulement par la force des images qu’il attire à lui comme un aimant, mais parfois aussi par sa seule morphologie, de simples assonances qui, de même que les nécessités formelles de la syntaxe, du rythme et de la composition, se révèlent souvent aussi fécondes que ses multiples significations. [4]
10Ce jeu des mots, qui tient au moins autant à leur forme qu’à leur sens, correspond aussi parfois dans l’œuvre à celui auquel se livrent textes et images. Dans Orion aveugle, par exemple, où le texte est émaillé de dix-neuf stimuli iconiques : photographies, collages, montages, gravures, eaux fortes ou encore l’huile de Poussin, intitulée Paysage avec Orion aveugle, qui déjà figure sur la page de couverture. Autant d’images qui ont inspiré un livre conçu comme un montage, non seulement parce que son texte est composé de séquences qui s’interrompent, se reprennent, se succèdent et se répondent autour de motifs (thèmes ou mots) communs, mais aussi parce qu’il présente la nature hétérogène de ce qu’on peut appeler un livre illustré. Un livre à l’ouverture duquel on trouve aussi un dessin de l’auteur intitulé, dans la table des illustrations, « Main écrivant – dessin de l’auteur [5] ». Il représente le bureau de l’écrivain, les accessoires qui s’y trouvent et la fenêtre sur laquelle il donne. Nous signifiant que l’écrivain écrit à partir de l’immédiatement perceptible, il nous dit aussi toute l’importance du geste scriptural. D’abord parce que c’est un dessin à l’encre qui, noir sur blanc et tenant sur une page, s’apparente d’emblée, par son aspect, à l’écriture. Mais aussi parce qu’il met en abyme le geste créatif : il présente une page en cours d’écriture, moins l’écriture donc que son processus (plusieurs pages, dessous, restent à écrire). Notons toutefois que cette mise en abyme (où plusieurs motifs, et en particulier la marque des cigarettes, nous invitent au jeu des paires [6]) ne présente pas une réplique exacte mais, comme souvent chez Claude Simon, prend un biais : le dessin ne figure pas précisément le geste en train de s’accomplir mais un geste analogue et qui lui correspond d’autant mieux que la page manuscrite, dans le dessin, partiellement raturée, réduite et mise à distance, proprement illisible, ne laisse deviner que schématiquement son motif : l’écriture. Cette page, sous la main, ne fait que feindre un découpage du texte en mots, et la figuration de l’écriture passe par une sorte de défiguration qui vise à renvoyer l’écriture à sa matérialité et à un geste purement graphique (écriture et dessin proviennent de la même main et utilisent le même instrument) dont le sens est, au mieux, à venir. Dans la préface de l’ouvrage, le texte prend sens sans effacer le geste : il est manuscrit et assorti d’un dessin figurant, d’une ligne enchevêtrée dont les extrémités se rapprochent sans se rejoindre, le parcours du « voyageur égaré [7] » qu’est le romancier.
11L’intérêt de l’auteur pour la matérialité de l’écriture est aussi très visible dans son activité de photographe. Dans l’album Photographies [8], on trouve une vingtaine de photographies qui ont pour motif des inscriptions de rue. Gravures et graffiti sur des portes ou des murs, ces inscriptions anonymes renvoient pour la plupart à un art enfantin (ce que suggère le photographe en faisant poser parfois, devant ces fonds, de petits gitans), fruste en tout cas, dont la nature explicite est toutefois compliquée par leur hybridité. Souvent palimpsestes, plusieurs dessins coexistent ou se superposent, et produits probables de divers scripteurs, ces inscriptions mêlent gravures et dessins, figures, lettres et mots, en particulier des prénoms. Mais la distinction entre les figures et les lettres est parfois malaisée et ces inscriptions multiples semblent souvent proposer plusieurs versions d’une même chose : des esquisses, des dessins préparatoires, ou la déclinaison d’un détail. Ce redoublement presque constant des figures, tantôt compromet l’identité de l’objet dessiné et tantôt, au contraire, la révèle, permettant par exemple d’établir une correspondance entre un nom et un dessin. Toutefois, les mots inscrits délivrent rarement un message clair. Souvent illisibles ou fautifs ils renvoient moins, sous les yeux du photographe et à travers les légendes, à ce qu’ils sont sensés désigner qu’à la naïveté du scripteur ou à la matérialité de son geste : la photographie intitulée « Marselle [9] » attire l’attention, plutôt que sur le dessin, sur l’orthographe phonétique du prénom, et, dans celle intitulée « Gravure [10] », le mot « PIERE », à travers son orthographe trébuchante, évoque aussi bien la possible signature du scripteur que la résistance du matériau sur lequel elle est gravée. Parfois franchement indéchiffrables, comme dans la photographie d’un « homme endormi » [11] au pied d’un immense mur de briques dont la construction uniforme bouche l’horizon, ces traits fugaces, griffonnés à la craie, illisibles et qui peuvent paraître « réduits jusqu’au tracé presque mort » (selon Denis Roche [12]), semblent aussi des traces d’une vie qu’on n’arrête pas comme ça.
12Sans doute, si Claude Simon s’intéresse dans ses Photographies à ces graffiti dont l’expression primitive, éphémère, mobile et disponible s’offre à l’imaginaire du passant, s’accorde à une vie élémentaire, désordonnée et libre et s’accommode de tous les espaces, c’est parce que leur sens indécis renvoie au primordial, à la matière et à la sensation. Aussi peuvent-ils présenter une sorte de modèle qui, sans l’annuler, s’ajoute à celui de l’écrivain maçon aux gestes patients et réguliers que désigne en filigrane la photographie, intitulée « Page d’écriture [13] », d’un appareil dense, harmonieux et solide où alternent rangées de briques manufacturées et alignements de galets calibrés. D’ailleurs, l’intérêt de Claude Simon pour les graffiti et autres griffonnages se lit aussi dans ses textes. Par exemple dans Le Sacre du printemps où la mention du « mur griffé de graffiti obscènes [14] » d’une cabine téléphonique exprime crûment les désirs de Bernard qui fixe ses yeux dessus tandis qu’il essaye désespérément de communiquer avec Édith qu’il ne comprend pas. Plus largement, les « gribouillis d’enfants [15] » dans lesquels Claude Simon voit moins leur maladresse, que la « puissance de commandement extraordinaire qu’[ils] ont […] sur leur corps [16] », mais aussi sur le monde (dont ils ne suivent pas toujours le cours), captivent l’auteur. Ainsi celui de cet enfant qui, dans les Corps conducteurs, déborde sciemment des « images à colorier » qu’une hôtesse lui a données : « [a]près avoir longuement réfléchi avant de choisir l’un des crayons, [il] trace sans relever la pointe des traits courbes, continus et revenant sur eux-mêmes en s’entrecroisant, qui dépassent les contours du personnage ou de l’animal auquel il s’attaque. [17] » Loin d’être mal assuré, ce geste, qui s’émancipe des cadres préétablis, pourrait bien constituer une référence pour l’art du romancier.
Écriture et peinture
13Vu son intérêt pour la dimension matérielle de l’écriture (visible aussi dans l’usage d’idéogrammes dans La Bataille de Pharsale ou encore dans la mise en page labyrinthique des premières pages du Jardin des Plantes), on ne s’étonnera pas que Claude Simon (qui s’est résolu à écrire parce qu’il jugeait qu’il écrivait mieux qu’il ne peignait) ait souvent et diversement souligné dans son œuvre la proximité entre peinture et écriture [18]. Outre que le personnage du peintre est un motif romanesque qui apparaît à diverses reprises dans l’œuvre (dans Histoire et La Bataille de Pharsale en particulier), on trouve, dès La Corde raide et dans toutes les œuvres de Claude Simon, des références nombreuses à des peintres et à des tableaux. Cézanne, entre autres artistes, est une référence majeure pour l’écrivain qui fréquenta certains peintres (comme Picasso). Ses échanges avec Pierre Soulages ou Jean Dubuffet montrent combien les réflexions et les techniques respectives de ces artistes ont pu s’enrichir mutuellement en dépit des différences de medium. Leur admiration était partagée et Jean Dubuffet, parle, par exemple, sans le dire explicitement, de Triptyque (dont le titre dit assez l’intention de Claude Simon) comme d’un tableau :
C’est un livre qu’on ne peut pas lire – si lire est commencer à la première page et finir à la dernière. Ici on ne finit pas. On peut faire usage du livre une vie entière. On peut le lire aussi en remontant de la fin au commencement. Il n’a pas un sens, il en a autant qu’on en veut. C’est un livre à utiliser comme un tapis de Perse. Ou encore un talisman, une boule de cristal. Il est d’un usage permanent. [19]
15À l’évidence, Claude Simon est parvenu, dans ce roman, à surmonter les contraintes liées à la linéarité de l’écriture et de la lecture, à dépasser les limites du livre, à en transformer l’espace et le volume.
16Dans les manuscrits de l’auteur, on trouve par ailleurs de nombreux adjuvants graphiques à l’écriture. Par exemple, en attribuant des couleurs à des thèmes ou des personnages déjà développés, l’auteur vérifie, en cours d’écriture, l’harmonie de l’ensemble à la lumière de l’harmonie chromatique. Plusieurs romans ont ainsi, à l’instar de La Route des Flandres, donné lieu à des plans de montage colorés. Souvent aussi, en marge de ses manuscrits, l’auteur dessine, pour lui, comme pour mieux se figurer ce qu’il essaye de traduire en mots et qu’il a en tête ou sous les yeux [20].
17Claude Simon s’est également prêté à des expériences transversales. En 1974, il écrivit, à la demande d’Aimé Maeght, un texte qui devait servir de support à l’un des placards de Pierre Alechinsky. Au-delà de la réussite graphique de ce placard, la genèse et la postérité du texte, repris dans Leçon de choses, sous le titre « générique », en disent long sur la richesse de l’expérience. Parti d’une donnée du réel (la pièce en ruines d’une maison en travaux) dans l’intention d’inspirer le peintre, l’écrivain, comme entraîné par son texte : « La description (la composition) peut se continuer (ou être complétée) à peu près indéfiniment […] [21] », choisit finalement d’en déployer les potentialités dans un « petit roman […] sorti tout entier de cette page écrite pour Maeght et illustrée par Alechinsky [22] ». De plus, à bien y regarder, le texte lui-même fait dessin, semble épouser les formes de ce qu’il décrit, figure, dans sa fragmentation, les formes de la pièce en ruine. Pierre Schoentjes [23] constate qu’il suit un « regard » qui « évolue en dents de scie (papier – carrelage – galon – carrelage – ampoule – carrelage) » et que « [l]a prédominance des marques de verticalité » y « produit un effet de coupure et de fragmentation qui vient doubler formellement les morceaux de matériaux dispersés sur le sol ». Le texte répond bel et bien à un principe analogique.
18Déjà, dans les années 60 l’écrivain s’était prêté à la conception d’un livre d’art intitulé Femmes [24]. Son texte (soixante-neuf fragments) y précède les reproductions de vingt-trois peintures de Joan Miró qui l’ont suscité. Le texte n’entretient pas de relation flagrante d’« illustration », mais plutôt une « intime connivence » qui selon l’expression de Patrick Rebollar tient à une « analogie profonde [25] » entre les univers des deux artistes. Cette fois les « matériaux textuels et graphiques » ne s’entrelacent pas mais, séparés, entrent en écho, ponctuellement, autour de motifs « carrefours », parmi lesquels celui du « réseau ». Ils permettent d’observer des résonances entre les deux œuvres, qui conservent toute leur autonomie. Claude Simon, d’ailleurs, publie (en 1984) le texte seul, sous le titre La Chevelure de Bérénice [26] – celui de Femmes venait d’être « pris » par Philippe Sollers.
Écrire, peindre ou la plasticité de l’écriture
19Repris seul, le texte garde, même éloigné de ses stimuli graphiques, une dimension picturale. Par exemple dans la mention des couleurs (Patrick Rebollar parle de « placage ») : « indigo pervenche turquoise canari [27] » ou encore « couleurs de fleurs de sang citron azur cerise grenat couleur d’herbe couleur de crépuscule d’aubes de pervenche safran rubis indigo [28] ». On dirait des touches de peinture qui localement présentent des échos formels au texte dont la conformation est globalement parcellaire comme celle d’un archipel d’îlots irréguliers : un mot, un segment de phrase, de paragraphe qui, séparés dans l’espace de la page qu’ils constellent [29], se répondent de façon plus ou moins souterraine. On trouve une forme similaire dans Archipel où le texte semble mimer le paysage observé : des étendues d’eau (« accrocs », « trous », « flaques ») qui reflètent le ciel et constellent la terre puis des « lambeaux » de terre « s’étirant », devenant « milliers d’îles […] sur l’étendue scintillante à perte de vue [30] » ; mais aussi dans Nord où parfois des points de suspension, en début ou en fin de fragment, signalent une suite à venir dans un fragment plus ou moins éloigné qui semble une résurgence. Cette organisation souterraine qui rappelle, en miniature, celle de la plupart des romans de Claude Simon, depuis La Route des Flandres, montre combien l’espace de création est moins, pour lui, une page lisse qui se couvre de mots qu’un terrain accidenté, un agrégat hétérogène de configurations variées, rendues mobiles par l’interaction des matériaux simultanément explorés : langue, stimulus pictural et sensations procurées par le réel.
20Visible partout, la sensibilité de Claude Simon à la matérialité du langage ne se manifeste pas seulement à l’occasion de ses rencontres avec les peintres, elle est sensible dès ses premiers romans où les qualités plastiques du langage prévalent sur sa dimension discursive, impropre à dissiper l’opacité du monde. Dans L’Herbe (paru en 1958) le monde de l’herbe suggère à Claude Simon un mode de représentation à mi-chemin entre peinture et écriture. La polysémie, les bifurcations syntaxiques, les flexions du récit nous invitent à voir le langage, dans sa ductilité, comme l’exact témoin du chatoiement d’un monde qu’il reflète sans l’expliquer [31].
21Dès lors l’image même de la littérature se trouve remodelée. Claude Simon semble alors faire écho à Alain Robbe-Grillet qui reproche à la littérature antérieure d’avoir interposé entre le regard et le monde, pour quadriller ce dernier et donner l’illusion de sa maîtrise, « une grille, munie de verres diversement colorés, qui décompose notre champ de perception en petits carreaux assimilables [32] ». Car le kiosque de L’Herbe « aux verres multicolores (vert, rouge, violet, jaune) […] » où Pierre se réfugie, « une liasse de feuilles à la main [33] » devient, à la fin du roman, chambre obscure, où la littérature se métamorphose : les lignes d’écriture n’y sont plus que de « vagues stries » sur des « feuilles elles-mêmes » réduites à des « taches grises [34] » et, dans l’ombre, les mots défigurés perdent leur sens (semblant signaler une littérature obsolète), mais l’acte l’écriture, ramené à sa matérialité, rejoint le monde naturel décrit dans les mêmes termes.
22Dès 1972, Claude Simon déclarait à Ludovic Janvier :
Et puisque vous me parlez de mes collages […], j’ai appris en les faisant plusieurs petites choses, qui, je crois, sont aussi valables pour mes romans, et surtout celle-ci : […] il faut toujours sacrifier le signifié aux nécessités plastiques, ou, si l’on préfère, formelles, c’est-à-dire qu’avant toute autre considération il faut que le noir (et l’arabesque du dessin) s’accorde (harmonie ou dissonance) avec la ou les couleurs (et les arabesques) des éléments avec lesquels il va voisiner […] la leçon, à mon avis d’une importance primordiale, c’est que si […] sans se préoccuper de leurs signifiés, on réussit à établir entre deux signifiants un rapport formel « parlant » […] va apparaître de surcroît (en « prime » pourrait-on dire) une ouverture signifiante, un sens ambigu, incertain, « tremblé » comme disait Barthes, non explicité, mais souvent plus riche et générateur (ou chargé) de vibrations que celui que l’on aurait pu établir entre deux éléments choisis seulement en fonction de leurs signifiés […]. [35]
24L’attention constante que Claude Simon porte aux « nécessités plastiques » de l’écriture est un exemple éclairant de la fécondité des recherches formelles menées par les nouveaux romanciers. Loin de « sacrifier » le signifié, Claude Simon souligne sa ductilité et veillant à ce que jamais les sens (ceux des mots, pas plus que ceux de la lecture) ne soient fixés, il parvient ainsi toujours à une « ouverture signifiante ».
Notes
-
[*]
Maître de conférences en littérature française, université de Perpignan Via Domitia.
-
[1]
Pour une théorie du nouveau roman.
-
[2]
Claude Simon/Marianne Alphant, « Et à quoi bon inventer ? », Libération, 31 août 1989.
-
[3]
Michel Butor, « Écrire est un geste », Œuvres complètes, X, Éd. de la Différence, 2009, p. 98.
-
[4]
Claude Simon, Préface manuscrite à Orion aveugle, Skira, 1970, pages non numérotées.
- [5]
-
[6]
Voir à ce propos l’article de Jacques Leenhardt, « L’écriture de la ressemblance », publié dans Lire Claude Simon, (Actes du colloque de Cerisy), UGC, 10/18, 1975. Réédition, Les Impressions Nouvelles, 1986.
-
[7]
Claude Simon, Préface manuscrite à Orion aveugle, op. cit.
-
[8]
Claude Simon, Photographies, 1937-1970, Maeght, 1992.
-
[9]
Ibid., p. 63.
-
[10]
Ibid., p. 84.
-
[11]
Ibid., p. 80.
-
[12]
Ibid., préface, pages non numérotées.
- [13]
-
[14]
Claude Simon, Le Sacre du printemps, Calmann-Lévy, 1954, p. 111.
-
[15]
Claude Simon, Les Corps conducteurs, Minuit, 1971, p. 102.
-
[16]
Claude Simon, Le Tricheur, Éditions du Sagittaire, 1945, p. 137.
-
[17]
Claude Simon, Les Corps conducteurs, op. cit., p. 170-171.
-
[18]
Je renvoie au livre très éclairant sur ce sujet de Brigitte Combe, Écrire en peintre : Claude Simon et la peinture, ELLUG, 1998.
-
[19]
Jean Dubuffet & Claude Simon, Correspondance 1970-1984, l’Échoppe, 1994, p. 12.
-
[20]
Voir http://associationclaudesimon.org/claude-simon/iconographie/article/les-errances-de-georges. Une exposition de nombreux manuscrits de Claude Simon se tiendra à la BPI de Beaubourg à Paris jusqu’à janvier 2014.
-
[21]
Ibid., p. 10.
-
[22]
Lettre de Claude Simon adressée à Peter Brugger, datée du 7 mars 1975.
-
[23]
Pierre Schoentjes, Claude Simon par correspondance, Romanica Gandensia XXIV, Droz, 1995, p. 33.
-
[24]
Claude Simon, Femmes, Maeght, 1966.
-
[25]
Patrick Rebollar, « Regards sur une analogie des profondeurs : Femmes, sur 23 peintures de Miró ». Dans La Licorne n°35, Revue de l’Université de Poitiers, 1995, p. 275.
-
[26]
Claude Simon, La Chevelure de Bérénice, Minuit, 1984.
-
[27]
Ibid., p. 13.
-
[28]
Ibid., p. 24.
-
[29]
La chevelure de Bérénice est une constellation.
-
[30]
Claude Simon, Archipel et Nord, Minuit, 2009 [1974], p. 9-10.
-
[31]
Voir à ce propos la citation de Novalis par Simon dans son Discours de Stockholm, Minuit, 1986, p. 30 : « il en va du langage comme des formules mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour elles seules ; elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui justement fait qu’elles sont si expressives que justement en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses. »
-
[32]
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, « Une voie pour le roman futur », Gallimard, coll. Idées, 1970 [Minuit, 1963], p. 21.
-
[33]
Claude Simon, L’Herbe, Minuit, 1958, p.77.
-
[34]
Ibid., p. 179.
-
[35]
Entretiens, n° 31, Éditions Subervie, 1972, « Réponses de Claude Simon à quelques questions écrites de Ludovic Janvier », p. 26.