Notes
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[*]
Ancien ambassadeur de France ; auteur de Couleurs. Mémoires d’un ambassadeur en Afrique, Éditions Pascal Galodé, 2012.
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[1]
Supervisées par les Nations Unies, les élections ivoiriennes avaient été jugées régulières. Selon l’ONU, Alassane Ouattara l’avait emporté sur Laurent Gbagbo, président sortant. La Cour suprême ivoirienne a invalidé les résultats de plusieurs régions et proclamé Gbagbo vainqueur. Les violences ont repris et conduit à l’arrestation de Gbagbo et à son transfert à La Haye.
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[2]
Y inclus leurs cousins Embu et Meru.
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[3]
Fédération d’une dizaine d’ethnies dites semi-nilo-tiques ou nilo-hamitiques dont les Nandis, Kipsigis, Tugen, Pokot, Marakwet, Elgeyo, proches des Masaï, Turkana et Samburu, par opposition aux Luos qui sont nilotiques, débordant sur l’Ouganda et le Sud-Soudan. Le reste de la population appartient à la famille linguistique bantou : Kikuyu, Embu, Meru, Kamba, Taita, Luyia, Kisii.
-
[4]
Son filleul de baptême, tous deux étant catholiques pratiquants.
-
[5]
Le Kenya, à 70 % chrétien (12 % environ de musulmans principalement le long de la côte et au nord-est somali) est divisé en de multiples dénominations et une poussière d’Églises africaines indépendantes (inland churches). L’Église catholique est néanmoins la première avec environ 20 % de fidèles, devant l’Église anglicane (Church of Kenya).
-
[6]
À la suite d’un recours en Haute Cour à Londres, le cabinet britannique a accepté le 6 juin 2013 d’attribuer une compensation financière de 24 millions d’euros à quelque 5000 survivants Mau Mau victimes de tortures et autres sévices.
-
[7]
Le président Obama a jugé inopportun d’inclure à ce stade le Kenya parmi les pays de sa tournée africaine qui l’a conduit du 26 juin au 3 juillet 2013 au Sénégal, en Afrique du Sud et en Tanzanie – injure suprême, ce pays frontalier du Kenya et jalousé. Le rejeton du premier Luo diplômé de Harvard a promis que, la situation à la CPI devant être résolue d’ici là, il visiterait officiellement le pays de son père avant la fin de son second mandat (dans les trois ans qui viennent). Voir le récit de ses premiers voyages privés au Kenya dans Les rêves de mon père, Points, 2008.
-
[8]
À peine une dizaine des 290 circonscriptions et six des 47 comtés furent réellement disputés. Odinga emporta la majorité absolue dans 27 comtés et obtint plus de 25 % des suffrages dans deux autres, son adversaire récolta la majorité dans 20 comtés et dépassa le quart dans 12 autres.
-
[9]
Économiste formé aux États-Unis à la veille de l’indépendance, il fut marginalisé par le père Kenyatta et sombra dans la dépression.
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[10]
Voir Études, juin 2013.
1Uhuru Kenyatta a été élu président du Kenya le 4 mars 2013 alors que chacun savait qu’il devait se retrouver le 9 juillet suivant dans le box des accusés à La Haye, siège de la Cour Pénale Internationale (CPI). Il était appelé à répondre de « crimes contre l’humanité » survenus au lendemain de la précédente élection présidentielle du 27 décembre 2007. La Cour, le 20 juin 2013, a accepté de reporter sa comparution au 12 novembre 2013. Le vice-président élu à ses côtés, William Ruto, se trouvait dans la même situation ; sa comparution, due en mai, a été reportée au 10 septembre.
2C’était la seconde fois que la CPI traduisait un chef d’État en exercice, le premier ayant été en 2008 le président soudanais, Omar el-Bachir, pour crimes commis au Darfour. À la différence de ce dernier qui ne s’est jamais rendu devant le tribunal, le Kenyan, qui avait déjà comparu aux premières audiences d’avril et de septembre/octobre 2011, avait promis de continuer à « coopérer ». C’était bien la première fois qu’un chef d’État en exercice se présenterait ainsi volontairement à des juges, qui plus est une juridiction externe.
3C’était aussi la première fois que la Cour se saisissait d’un cas de violences post-électorales, un second cas étant intervenu depuis avec la Côte d’Ivoire dont l’ex-président, Laurent Gbagbo, a été déféré à La Haye en novembre 2011 après les violences consécutives aux élections du 28 novembre 2010 [1].
4Le cas kenyan diffère des deux précédents. Du premier, en ce que les prévenus ne sont pas poursuivis pour des faits commis au cours de leurs hautes fonctions, mais pour des événements antérieurs lorsqu’ils n’étaient encore que des hommes politiques ordinaires ; du second, parce que le procureur avait dans le cas kenyan frappé les deux partis opposés, alors qu’en Côte d’Ivoire, à ce jour, aucun partisan de M. Ouattara, président déclaré élu, n’a été inquiété.
5L’élection à la magistrature suprême, en cours d’instance, des deux principaux accusés pose donc un problème unique et exemplaire à la Cour Pénale Internationale. Imbroglio juridique à La Haye, paix civile restaurée au Kenya, elle présente le cas de figure opposé à celui d’il y a quatre ans, lors de la saisine du procureur de la CPI.
6Si les élections de 2013 ont été pacifiques, contrairement à celles de 2007, le rôle dissuasif joué par la Cour encore aux premiers stades de la procédure, n’aura pas été vain, même s’il n’est que l’un des facteurs. En passant à la phase du procès en forme et du jugement, la Cour joue néanmoins sa crédibilité et la paix du Kenya. Bombe à retardement ou pétard mouillé ?
7Nous considérerons la situation telle qu’elle se présentait avant l’intervention de la CPI, puis le dossier présenté à la Cour (décembre 2010), enfin l’influence de la CPI sur la marche des événements jusqu’aux élections de mars 2013 et la problématique qui en découle aujourd’hui.
Le Kenya avant la CPI
8Personne, dit-on, ne s’attendait à ce que les élections de décembre 2007 dérapent dans une telle violence : 1 133 morts, près de 4 000 blessés, 600 000 déplacés, entre le 30 décembre 2007 et le 28 février 2008. Chacun se préparait à revivre le chaos lors des élections du 4 mars 2013. Or, elles furent les plus pacifiques qui soient. Pourquoi les observateurs se sont-ils trompés deux fois ?
9Pour essayer de le comprendre, il ne faut pas tant connaître les raisons structurelles des problèmes du pays que suivre les méandres de sa vie politique. Les problèmes étant ce qu’ils sont, inchangés depuis au moins un demi-siècle (l’indépendance), qu’est-ce qui fait qu’il y a eu cet accès de violence et qu’autrement il ne se soit rien passé ?
10La vie politique du Kenya depuis l’indépendance tourne autour de quelques personnalités, deux particulièrement : Jomo Kenyatta, le premier président, « père de la nation » (1889 ? - 1978), et son vieux complice et rival Oginga Odinga (1912-1994), rejeté dans l’opposition. Que l’un soit Kikuyu, principale ethnie du pays (environ 30 % de la population [2]), sur les hautes terres du centre, et l’autre Luo, alors la seconde ethnie (aujourd’hui sans doute 4e, avec 10-12 %), à l’Ouest, sur les bords du Lac Victoria, n’est à l’origine pas fondamental. Si le rôle des Kikuyus a toujours été central, un dirigeant charismatique aurait pu surgir d’une autre ethnie, au moins pour incarner l’opposition. Quoi qu’il en soit, si l’on retrouve aujourd’hui opposés les deux fils de ces pères, Uhuru Kenyatta (né en 1961, son nom signifie « liberté » en kiswahili) et Raïla Odinga (né en 1944), ce n’est aussi qu’un hasard, même si de nombreuses fées providentielles se sont penchées sur leurs berceaux. En revanche, c’est non pas le hasard mais un effet du puissant système clientéliste kenyan que la succession de Jomo Kenyatta ait été assurée par son vice-président, Arap Moï, un Kalendjin [3] de la vallée du Rift, puis par le vice-président de celui-ci, un Kikuyu, Mwai Kibaki, déjà au chevet de Jomo Kenyatta à ses côtés en 1978. Sauf qu’en 2002, Moï avait déjà voulu introniser comme successeur Uhuru Kenyatta. L’élection présidentielle de 2002 opposa donc deux Kikuyus, l’aîné, Kibaki, et le plus jeune, Uhuru [4], au profit du premier. L’Ouest avec Raïla Odinga soutint alors Kibaki ; la vallée du Rift avec l’ex-président Moï et son jeune poulain, William Ruto, Uhuru.
11La période qui suivit fut riche en allers et retours entre ces quatre acteurs principaux de la tragi-comédie politique locale. Si les blocs ethniques sont demeurés homogènes derrière leurs chefs, ceux-ci leur ont imposé des circonvolutions telles que chacun a voté en dix ans à peu près pour tout et son contraire : en 2005, Kibaki soumet à référendum une réforme constitutionnelle (qui renforce ses pouvoirs) ; il a tout le monde contre lui, Raïla Odinga et Uhuru Kenyatta font cause commune ; le camp kikuyu est divisé ; le non l’emporte. En 2007, aux présidentielles, Raïla s’oppose à Kibaki ; Uhuru rallie Kibaki, Ruto Raïla. C’est Kikuyus contre Luos et Kalendjins. Ils font jeu égal : on ne sait pas encore qui l’emporte quand, sous trois jours, la commission électorale proclame prématurément Kibaki président et celui-ci prête séance tenante serment en catimini ; Raïla sait qu’il ne sert à rien de contester devant une Cour de Justice aux ordres. La rue s’embrase. Au bout de deux mois, une médiation internationale, sous la présidence de Kofi Annan, ex-secrétaire général des Nations Unies, fait entériner une cohabitation entre un Kibaki président et un Raïla premier ministre. Celle-ci dura cinq ans. Le point d’orgue fut l’adoption par référendum le 4 août 2010 d’une nouvelle Constitution. Là encore, la vallée du Rift se singularise en étant la seule région à voter le non en faveur duquel l’ex-président Moï et le jeune député Ruto avaient fait campagne. L’Église catholique et le Conseil des Églises protestantes [5] avaient aussi recommandé le non, parce que le droit à l’avortement y était reconnu ainsi que la juridiction de tribunaux islamiques. Pour Moï, il semble que la raison principale de son opposition ait été la création d’une commission sur la question des terres, sujet ô combien sensible dans la vallée du Rift. Au plan national, le non atteint 30 %, dans la vallée du Rift 70 %.
12Voilà bien le grand mot lâché : la question foncière. Elle revint en force aux élections présidentielles de 2013, Uhuru Kenyatta étant la cible des critiques, sa famille et lui-même étant les plus grands propriétaires terriens du pays – et l’une des plus grandes fortunes d’Afrique. De même que les Britanniques s’étaient rendu propriétaires des plus beaux espaces situés sur les hautes terres (Highlands) du centre et dans la vallée du Rift, au détriment principalement des Kikuyus, les années postérieures à l’indépendance connurent leur retour à l’État, mais aussi leur accaparement par quelques grandes familles Kikuyus, puis des proches de Moï. Les querelles de propriété sont légion, à commencer par les terres dites communales de plus en plus rognées par le secteur privé, les forêts classées, les parcours de transhumance pour les éleveurs (nombreux parmi les Kalendjins), dans un pays aride et semi-aride où les terres arables ne représentent que 20 % de la superficie totale (où vivent 70 % de la population).
13S’il est loin d’être résolu, le problème était du moins identifié par la nouvelle Constitution et ne devrait plus être résolu par la force, contrairement à ce qui s’était passé début 2008. L’explosion de violence alors fut en quelque sorte une « grande peur », et comme au lendemain des premiers troubles de Paris en 1789 la paysannerie redouta une réaction aristocratique.
Le dossier de la CPI
14Ce n’est que le 15 décembre 2010, donc quatre mois après l’adoption de la Constitution et presque trois ans après les émeutes, que le procureur général de la CPI, l’Argentin Luis Moreno Ocampo, révéla le nom des six personnalités kenyanes qu’il entendait traduire devant la Cour : trois du camp présidentiel, Uhuru Kenyatta, le secrétaire général de la présidence, Francis Muthaura, et le chef de la police, Hussein Ali ; trois de l’opposition, William Ruto, un autre député, Henry Kosgey et un animateur de radio, Joshua Sang. Cette liste, où ne figuraient ni Mwai Kibaki ni Raïla Odinga, n’était pas la sienne, mais celle de la commission d’enquête dite commission Waki, commission kenyane qui en août 2008 avait remis son rapport et cette liste à Kofi Annan. Le gouvernement et le Parlement kenyans étant toujours incapables de prendre une décision sur une procédure judiciaire nationale, Kofi Annan avait, au bout d’une année, en juillet 2009, passé la liste, toujours confidentielle, à Luis Moreno Ocampo.
15Qu’y a-t-il au dossier ? Côté opposition, l’existence dès décembre 2006 d’un « plan » de « nettoyage ethnique » de la Vallée du Rift. Bien que ce nettoyage fût présenté en termes politiques, visant les soutiens du PNU, parti de Mwai Kibaki, il était dirigé en clair contre les Kikuyus. Comme au Rwanda (Radio des Mille Collines), des appels sur les ondes incitaient à la haine ethnique en langues vernaculaires. Concrètement, le procureur relevait que la majorité des victimes, 700 morts sur 1 133, et la plupart des 600 000 déplacés, étaient survenus dans la première semaine après la proclamation des résultats dans un cercle de 25 km autour de la résidence de William Ruto, au cœur de sa circonscription d’Eldoret Nord (dont il était député depuis 1997). L’événement le plus grave fut l’incendie le 1er janvier 2008 d’un temple des Assemblées de Dieu faisant au moins 17 brûlés vifs. Encore le spectre du génocide au Rwanda, quoique sur une bien moindre échelle.
16Côté majorité, la mise en œuvre d’un « plan » de défense orchestré entre les trois responsables incriminés, la répression policière excessive sur les terres favorables à Raïla Odinga, spécialement à l’ouest (Kisumu), les attaques ciblées perpétrées par une milice kikuyu dénommée « Mungiki », notamment à Nakuru et Naïvasha, en représailles contre les partisans de l’Orange Democratic Movement (ODM) dans la vallée du Rift. Uhuru Kenyatta était présenté comme le « point focal » des relations – indirectes – entre le secrétaire général de la présidence et la dite secte Mungiki, qui n’est pas sans rappeler l’épisode Mau Mau pendant la lutte antibritannique des années cinquante [6].
17En janvier 2012, la chambre d’accusation de la CPI (à deux voix contre une) ne retint finalement que quatre inculpations, exemptant le chef de la police et le député Kosgey. Le 11 mars 2013, l’accusation tomba également contre le secrétaire général de la présidence à la suite de rétractations de témoins. Ne restent finalement que trois accusés, Uhuru Kenyatta, désormais seul de son groupe, William Ruto et l’animateur radio, Joshua Sang. Les chefs d’accusation se limitent essentiellement à ce qui s’est passé à Eldoret (Ruto) et à Naivasha (Mungiki/Kenyatta).
18Dernier avatar : l’une des trois juges, de nationalité belge, de la Chambre de jugement devant entendre à partir de juillet Uhuru Kenyatta s’est désistée le 27 avril 2013, estimant le dossier de l’accusation insuffisamment étoffé ! Un effet des élections pacifiques du 4 mars ?
La CPI et les élections de 2013
19L’erreur des chancelleries occidentales – les Britanniques étant ici en position dominante, les Américains juste derrière [7] – était en 2007 d’avoir minimisé la dimension ethnique que l’on appelle encore au Kenya « tribaliste ». Elles avaient voulu, disaient-elles, croire dans le processus démocratique attesté depuis 2002 par le départ volontaire du président Moï, l’élection non de son protégé mais de son rival, Mwai Kibaki, et surtout le référendum négatif de 2005, preuve manifeste que l’on n’était plus en autocratie. De là à croire que la communauté Kikuyu puisse accepter sans réagir que l’héritier de Kenyatta soit battu à la loyale par le fils Odinga, il n’y avait qu’un pas que d’aucuns avaient allègrement franchi, se donnant ainsi bonne conscience pour fêter Noël en famille. Le réveil fut difficile ; l’autocritique qui suivit se focalisa sur cet aspect personnel et l’opposition Kikuyu/Luo plutôt que sur les éléments immédiats et plus structurels du dossier Kikuyu/Kalendjin, le seul qui soit potentiellement génocidaire, l’autre volet n’étant que classiquement répressif.
20La stratégie occidentale fut alors dominée par la nécessité de faire place nette pour les prochaines élections. L’impression distillée à travers le pays est qu’il avait été fait une mauvaise grâce à Raïla Odinga et que son tour (que d’aucuns interprétaient comme celui de son ethnie, les Luos) devait venir en 2013, comme si cet accord implicite était le fond de la médiation internationale. Selon ce schéma, la CPI ne pouvait manquer d’être vue comme instrumentalisée au profit de Raïla. La manœuvre allait se retourner contre ses instigateurs.
21Au lieu de faire disqualifier ses rivaux, de les empêcher même de présenter leur candidature, la mise en examen devant la CPI les a solidarisés autour de leur commune qualité d’inculpés. Surveillés de près par la Cour, qui les avait menacés d’un mandat d’arrêt en cas de déviation du discours de campagne vers des thèmes ethnicisants, Kenyatta et Ruto ont pu se livrer à une surenchère nationaliste à l’encontre de Raïla Odinga. D’abord, ils ont pu mettre en exergue la « providentielle » réconciliation des anciens ennemis de 2008, Kikuyus et Kalendjins dans la vallée du Rift. Privé de son meilleur allié de 2007, William Ruto et, avec lui, des votes de l’importante vallée du Rift (10 millions d’habitants sur 40), Raïla Odinga n’eut de choix que de s’allier avec le vice-président sortant, plutôt falot, avec lequel il avait peu de points communs, mais qui lui apportait des voix au centre-est (les Kambas, 3e ou 4e ethnie du pays). La nouvelle Constitution, en obligeant les candidats à réunir, en sus de la majorité absolue des suffrages au plan national, au moins un quart des suffrages dans la moitié des comtés, les contraignait à des jeux d’alliance, au-delà des « blocs ethniques » qui leur étaient acquis quasi-automatiquement [8]. Cette condition a sans doute eu un effet plus déterminant sur la rhétorique nationale des candidats que les menaces de la CPI.
22À ce jeu, Raïla Odinga fut moins bon. Peut-être aurait-il pu transcender cette arithmétique électorale par un vigoureux appel au peuple, mais celui-ci ne pouvait fonctionner que dans la capitale (3,4 millions d’habitants), où il ne l’emporta que d’une courte tête. Ses adversaires, les co-accusés de la CPI, avaient eu tout loisir de se présenter comme les vrais patriotes, les candidats de la nation, le Kenya, contre les pressions extérieures. Raïla Odinga, présenté comme le candidat de la Grande-Bretagne, ex-puissance coloniale, des Américains (Obama, de père Luo [9], oblige), et de l’Union Européenne, était plombé. Plusieurs maladresses de ministres ou d’ambassadeurs étrangers, informant l’électorat que leurs pays ne pourraient pas entretenir de relations normales avec un chef d’État inculpé par la CPI (hypothèse que le secrétaire général des Nations Unies balaya au lendemain de l’investiture de Kenyatta), renforça ce sentiment s’il en était besoin.
23En outre, il y avait quelque contradiction pour le candidat Raïla Odinga à jouer de la fibre unitaire après avoir fait triompher dans la nouvelle Constitution le principe de la décentralisation (devolution). Pour rompre avec la déplorable habitude en vertu de laquelle « le vainqueur emporte tout », la Constitution de 2010 avait méthodiquement organisé un partage du pouvoir, non seulement au plan national, en introduisant une séparation des pouvoirs à travers un régime présidentiel se substituant au régime parlementaire à la britannique qui concentrait les pouvoirs, mais encore au niveau local, en conférant de réels pouvoirs et un budget propre à 47 comtés dirigés par des autorités élues. Les élections du 4 mars 2013 ne furent pas seulement présidentielles et législatives, mais également régionales pour des gouverneurs, des sénateurs et les membres des assemblées régionales. Les succès enregistrés par les candidats à ces milliers de postes électifs, assez largement équilibrés entre les principaux partis – l’ODM de Raïla Odinga emporta le plus grand nombre de postes de gouverneurs tout en restant minoritaire au Parlement – ont été la principale cause de réduction des tensions qui subsistaient sur la présidentielle. Comment remettre en cause celle-ci sans délégitimer les autres élus, dont ses partisans ?
La CPI après les élections
24Au cours de la campagne électorale, marquée notamment par deux longs débats télévisés, une première dans la région, Raïla Odinga avait usé et abusé de l’argument selon lequel Kenyatta et Ruto seraient empêchés d’exercer correctement leurs fonctions tout le temps de leur procès auquel ils seraient tenus d’assister en personne à La Haye. « Peut-on gouverner via Skype ? » L’argument n’a visiblement pas impressionné les électeurs. Mais le problème reste posé.
25Les deux accusés étant désormais devenus président et vice-président de la République, nous sommes en présence d’une situation totalement inédite. Introduisant la dualité entre l’homme et la fonction, la théorie des « deux corps du roi » (Ernst Kantorowicz) trouverait ici à s’appliquer. Les accusés ont proposé diverses formules d’accommodement avec la juridiction internationale : vidéo-conférence, transfert des débats à Arusha (siège du Tribunal Pénal International pour le Rwanda), présence requise à seulement quelques audiences, mais ces suggestions n’étaient présentées qu’à titre personnel, avant d’avoir pris la mesure de la fonction. Le 18 juin la Cour a fait droit à la demande présentée par William Ruto le 14 mai à La Haye de n’assister qu’à un nombre restreint d’audiences parce qu’elle comprenait les charges liées à ses nouvelles fonctions. Les juges ont en revanche rejeté l’idée de vidéo-conférence.
26Uhuru Kenyatta, avant et depuis son élection, n’avait pas formulé de demandes analogues d’exemption. Si la CPI a reporté le 20 juin la date de sa comparution au 12 novembre, c’est uniquement pour laisser à sa défense plus de temps pour répondre à de nouveaux témoignages apportés par l’accusation (en réaction au retrait de 16 des 30 des témoins déjà connus, fait sans précédent à La Haye). Le 9 septembre cependant, la Cour a fait droit au souhait que les audiences des deux procès, devant deux instances distinctes, se tiennent par alternance, à raison de quatre semaines chacune, afin que président et vice-président ne soient pas absents en même temps du pays. Bien en a pris à la Cour, alors que le 21 septembre suivant, Nairobi était le siège d’une violente attaque terroriste des « Shebab » somaliens [10], faisant plus de 70 morts et 200 blessés. Le vice-président Ruto, alors à La Haye où son procès avait effectivement commencé le 10 du mois, a été autorisé exceptionnellement à regagner le Kenya pour une semaine (un deuil national de trois jours avait été décrété).
27Le respect de la souveraineté nationale, des prérogatives d’un État indépendant, imposait en effet désormais plus d’égards qui ne visent plus la personne mais la dépassent. En l’espèce, les institutions ont pris le relais de l’individu : lettre au Conseil de Sécurité adressée le 2 mai par le représentant permanent du Kenya à l’ONU ; résolution votée par le sommet de l’Union africaine le 27 mai. Contrairement aux mêmes démarches entreprises en 2011 qui ne visaient qu’à gagner du temps jusqu’aux élections, cette fois elles demandaient officiellement l’abandon du dossier par la CPI et son transfert à la justice kenyane rénovée dans le cadre de la nouvelle Constitution. Le président ougandais, Yoweri Museveni, avait donné le ton publiquement dès la cérémonie d’investiture de son homologue à Nairobi le 9 avril 2013 ; le président rwandais, Paul Kagame, qui avait longuement plaidé pour le transfert des dossiers du génocide d’Arusha à Kigali, y est aussi allé du sien à Addis-Abeba en se targuant du bilan, selon lui positif, des juridictions nationales dans l’approche du génocide. La majorité du Parlement kenyan a voté le 5 septembre une motion (non-contraignante) demandant que le Kenya se retire du traité de Rome, l’opposition a boycotté la séance.
28Une telle mesure impliquerait que le Kenya soit désormais prêt à faire toute la lumière sur son histoire, dans la durée, et à procéder à un véritable examen de conscience. On ne voit guère de signes significatifs dans ce sens. L’indemnisation des victimes et le relogement des déplacés n’ont même pas commencé. La CPI ne s’est pas laissé influencer par l’attitude des chefs d’État africains – dont 34 États sont parties au statut de la Cour, le groupe régional le plus important. On rappelle que ni les États-Unis, ni la Russie, ni l’Inde, ni la Chine, ni les pays arabes à deux exceptions près, n’ont adhéré au traité de Rome de 1998. Un retrait des Africains aurait certes un impact politique non négligeable mais la menace ne semble pas destinée à être mise à exécution par la plupart d’entre eux. D’abord parce que les sociétés civiles locales y verraient un grave recul de l’État de droit et de la lutte contre l’impunité. Ensuite parce que la poursuite des groupes dissidents violents est utile aux États (comme en République démocratique du Congo).
29Néanmoins la situation n’est pas satisfaisante. Le procureur général, qui depuis juin 2011 est une femme, une africaine noire, la gambienne Fatou Bensouda, ayant succédé au flamboyant argentin Luis Moreno Ocampo, doit gérer les dossiers que celui-ci lui a légués et dont plusieurs avaient été lancés pour des considérations plus médiatiques que juridiques. À preuve, plusieurs non-lieux et même un acquittement intervenus depuis. Au bout d’une douzaine d’années, le bilan est maigre.
30La CPI est donc devant le dossier kenyan en position difficile. Elle pourrait surseoir à statuer jusqu’à la fin du mandat des deux accusés, soit cinq ans et peut-être dix ans s’ils étaient réélus. Elle pourrait juger et conclure à un non-lieu. Elle pourrait dissocier les deux cas, qui sont effectivement disjoints, et par exemple condamner William Ruto et acquitter Uhuru Kenyatta. Elle pourrait condamner les deux hommes. Dans les deux derniers cas, les conséquences politiques au Kenya feraient l’effet d’une véritable bombe. L’exécutif kenyan pourrait refuser d’exécuter les sentences, voire en amont d’éventuels mandats d’arrêt. Mais la Constitution impose aux titulaires de ces hautes fonctions d’être juridiquement irréprochables. On ne pourrait donc pas éviter une procédure d’impeachment devant le Parlement. On imagine aisément un retour au chaos. Personne ne souhaite certainement en arriver là, ni à Nairobi, ni à La Haye, ni dans les grandes capitales.
31D’ores et déjà la Chambre d’accusation a donné un signal fort le 3 juin 2013 en demandant à la procureure un complément d’information avant de se prononcer sur l’inculpation de l’ex-président ivoirien Laurent Gbagbo, ce qui reporte sa décision à avril 2014 ! Le parallèle est tentant car il s’agit également de prouver l’implication du président dans l’organisation de milices par ses partisans, les « Patriotes », analogues aux « Mungiki » kikuyu.
32Le risque est évidemment un retour à l’impunité. Peut-être la procureure devrait-elle à l’avenir mieux cibler ses accusations. D’une part, la qualification de « crimes contre l’humanité » ne doit pas être galvaudée. Son extension à des désordres post-électoraux, même pré- ou para-génocidaires, n’est sans doute pas la plus adéquate. D’autre part, la charge de la preuve ne doit pas être la recherche de la quadrature du cercle. La mise en évidence d’une chaîne ininterrompue de responsabilités est le talon d’Achille des procédures engagées, on l’avait vu lors du procès Milosevic. Entre les hommes de main et le chef de l’État, la succession des intermédiaires fait bien souvent écran. L’absence de documents écrits, la fragilité des témoignages, le recours à l’oral, l’emploi du sous-entendu, sont communs aux pires crimes contre l’humanité depuis la conférence de Wansee qui avait planifié la « solution finale ».
33Il faut que justice se fasse. Et néanmoins il ne faut pas qu’elle engendre de plus grandes injustices. La volonté de distinguer soigneusement le processus judiciaire et le jugement politique honore chaque cour de justice. Si le dossier n’est pas suffisant, il faut avoir le courage de le reconnaître sans que cela passe pour une compromission politique. Si, compte tenu du dossier, les condamnations s’imposent mais qu’elles doivent être reportées pour des raisons de paix civile, il faut aussi avoir le courage de garder la confidentialité et d’attendre. On critique souvent la justice pour sa lenteur. Elle y a parfois du mérite. Il ne faut pas faire traîner mais il faut parfois donner du temps au temps.
Notes
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Ancien ambassadeur de France ; auteur de Couleurs. Mémoires d’un ambassadeur en Afrique, Éditions Pascal Galodé, 2012.
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[1]
Supervisées par les Nations Unies, les élections ivoiriennes avaient été jugées régulières. Selon l’ONU, Alassane Ouattara l’avait emporté sur Laurent Gbagbo, président sortant. La Cour suprême ivoirienne a invalidé les résultats de plusieurs régions et proclamé Gbagbo vainqueur. Les violences ont repris et conduit à l’arrestation de Gbagbo et à son transfert à La Haye.
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[2]
Y inclus leurs cousins Embu et Meru.
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[3]
Fédération d’une dizaine d’ethnies dites semi-nilo-tiques ou nilo-hamitiques dont les Nandis, Kipsigis, Tugen, Pokot, Marakwet, Elgeyo, proches des Masaï, Turkana et Samburu, par opposition aux Luos qui sont nilotiques, débordant sur l’Ouganda et le Sud-Soudan. Le reste de la population appartient à la famille linguistique bantou : Kikuyu, Embu, Meru, Kamba, Taita, Luyia, Kisii.
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[4]
Son filleul de baptême, tous deux étant catholiques pratiquants.
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[5]
Le Kenya, à 70 % chrétien (12 % environ de musulmans principalement le long de la côte et au nord-est somali) est divisé en de multiples dénominations et une poussière d’Églises africaines indépendantes (inland churches). L’Église catholique est néanmoins la première avec environ 20 % de fidèles, devant l’Église anglicane (Church of Kenya).
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[6]
À la suite d’un recours en Haute Cour à Londres, le cabinet britannique a accepté le 6 juin 2013 d’attribuer une compensation financière de 24 millions d’euros à quelque 5000 survivants Mau Mau victimes de tortures et autres sévices.
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[7]
Le président Obama a jugé inopportun d’inclure à ce stade le Kenya parmi les pays de sa tournée africaine qui l’a conduit du 26 juin au 3 juillet 2013 au Sénégal, en Afrique du Sud et en Tanzanie – injure suprême, ce pays frontalier du Kenya et jalousé. Le rejeton du premier Luo diplômé de Harvard a promis que, la situation à la CPI devant être résolue d’ici là, il visiterait officiellement le pays de son père avant la fin de son second mandat (dans les trois ans qui viennent). Voir le récit de ses premiers voyages privés au Kenya dans Les rêves de mon père, Points, 2008.
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[8]
À peine une dizaine des 290 circonscriptions et six des 47 comtés furent réellement disputés. Odinga emporta la majorité absolue dans 27 comtés et obtint plus de 25 % des suffrages dans deux autres, son adversaire récolta la majorité dans 20 comtés et dépassa le quart dans 12 autres.
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[9]
Économiste formé aux États-Unis à la veille de l’indépendance, il fut marginalisé par le père Kenyatta et sombra dans la dépression.
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[10]
Voir Études, juin 2013.