Études 2013/6 Tome 418

Couverture de ETU_4186

Article de revue

Courir

Pages 809 à 818

Notes

  • [*]
    Philosophe, auteur notamment de Courir, méditation physique, Flammarion, 2012.
  • [**]
    Bibliothécaire.
  • [***]
    Physicien, directeur de recherches au CEA et docteur en philosophie des sciences.
  • [****]
    Professeur de français.
  • [1]
    François Truffaut, L’homme qui aimait les femmes, 1977.
  • [2]
    Buster Keaton, Le Cameraman, 1928.
English version

1Il y a une ivresse de la course, une sensation formidable de légèreté qui récompense des commencements toujours pénibles, quand le corps mis au pas s’habitue à l’effort. Pour reprendre l’expression de Gérard Szwec, les coureurs sont peut-être des « Galériens volontaires » (PUF, 1998), mais ils goûtent une félicité que chacun des auteurs de ses Figures Libres exprime à sa manière, du plaisir de partager l’effort au sentiment grisant de dévorer la terre à grandes enjambées.

2C.S.

Après quoi court-on ?

3Guillaume le Blanc[*]

4Il suffit de s’extraire de chez soi et de goûter l’air frais d’un dimanche matin ou l’atmosphère ensoleillée d’une fin d’après-midi pour que le miracle d’une sortie programmée de longue date devienne une quasi-évidence. Et de fait, quand vous vous mettez à courir, une étrange métamorphose s’accomplit dès les premières foulées ou plus tardivement. Vous êtes dehors, tout entier à la route que vous parcourez, à l’intérieur d’un mouvement qui laisse les pensées venir, sans ordre préétabli, dans une douce euphorie qui fait se dissiper chaque atome de fatigue. L’instant d’avant, vous n’y étiez vraiment pas, au point que vous décider à enfiler un flottant et une paire de tennis vous semblait improbable, mais maintenant vous y êtes et vous créez une ligne éphémère et mobile le long des voitures stationnées, crayonnant à l’envie un parcours urbain ou un raid campagnard. Plus personne ne peut vous atteindre. Vous vous retrouvez seul et cette solitude ne vous effraie pas, vous commencez à vous appartenir, vous n’êtes pas joignable, ni par téléphone, ni par courriel, personne ne peut vous atteindre. C’est un état de vie qui vous plaît, après lequel vous courez et qui revient chaque fois que vous filez ainsi à l’anglaise. C’est pourquoi il faut apprendre à courir comme on apprend à philosopher. Si le philosophe est un coureur de fond, nul doute que le coureur est un philosophe de la forme. Beaucoup voient dans la course une frénésie passionnelle pour temps tristes, un repliement narcissique sur son corps à l’âge de l’accélération généralisée. C’est tout le contraire. Courir suggère un art du ralentissement, une ouverture raisonnée au monde par ses sens qui revivent, désengourdis.

5Je cours pour avoir des visions, sentir différentes qualités de sol, entendre les bruits de la ville, d’étranges musiques sortir des fenêtres des appartements sous lesquels je passe. La course est plus qu’un passe-temps, elle est la création d’une œuvre éphémère, d’un espace-temps évanescent qui se dilate le long d’un rythme cardiaque qui est également une rythmique de percussion. Percuter le sol, c’est rebondir et aller de l’avant, en devenant toujours plus élastique, en luttant contre la pesanteur qui ramène inexorablement au sol. La grâce contre la pesanteur, c’est le combat de toute vie ramassée et condensée dans un art de faire singulier, un traité de nomadologie au quotidien. Dans la course, il devient possible d’explorer une zone de soi hybride, ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors, qui se dilate et se confond avec l’existence. Vous n’en finissez pas, dans le même mouvement, de sortir de vous-même, de vous retrouver toujours plus au-dehors et de rentrer en vous-même, de creuser des terriers intérieurs, des labyrinthes d’idées. Vous apprenez que l’existence est contiguë au monde, que d’étranges navettes vont et viennent entre vous et lui. C’est que votre art n’est pas du tout un art de propriétaire mais bien un art de passager. Votre souci n’est nullement de clôturer le monde, de le délimiter en revendiquant une part de sa possession mais plutôt d’en célébrer la beauté en inventant une vision rajeunie, en le voyant vous la première fois.

6Le fleuve le long duquel je cours n’est jamais le même. Sa couleur, ses teintes, son niveau, sa densité, les débris qu’il charrie changent à proportion de mes foulées. Ils entrent en moi comme autant d’éclats d’un dehors qui me touche. Qui suis-je moi qui cours ? Rien d’autre sans doute qu’un être de passage qui apprend à passer en glissant le long d’un fleuve qui passe avec lui. Cette expérience intérieure-extérieure est la nôtre. Elle est un état de corps, une allure de vie. C’est après elle que nous courons, faisant œuvre de philosophe tout terrain, de penseur des trottoirs. Ainsi se dessine une expérience solitaire et solidaire de la course. Car cet état de soi, nul autre que soi ne peut le trouver (personne ne peut courir à votre place) et dans le même temps, il se relance comme une forme commune, partageable avec d’autres coureurs. La course à pied est une méditation avec soi-même ou avec les autres. Elle fait une avec l’apprentissage de la modestie et le dénuement qu’elle suppose. Pendant longtemps, la course fut synonyme de dévastation passionnelle et d’emportement vers un univers de scintillements et de plaisirs. Certes l’on court après ce que l’on ne possède pas parce que l’on ne parvient pas à se satisfaire de rester seul dans sa chambre ou entre quatre murs. Aussi la course a-t-elle été vue comme une fuite, comme une tentation déraisonnable de l’amour, du pouvoir dont la rançon semblait l’insatiabilité. Mais l’épreuve physique de la course nous éloigne de cette métaphysique surplombante. Elle nous ramène à la modestie des sols arpentés, à la souffrance du corps en route, à l’opiniâtreté du travail silencieux avec soi-même, à la vulnérabilité de la blessure, à la joie d’être allé jusqu’au bout : toute une scénographie pauvre de la vie ordinaire qu’aucune magnificence du coureur de jupon ou de la figure de celle ou de celui qui court après le pouvoir ne peut réellement perturber. Car l’essentiel est ailleurs : courir c’est faire vœu de modestie. Il faut apprendre à courir.

Courir comme on respire

7Franck Adani[**]

8Courir à la Réunion est beaucoup plus qu’un sport, c’est une manière de vivre. Dans les Hauts, en montagne, là où bat encore le cœur de l’île, la vie s’écoule en temps ordinaire avec une certaine nonchalance, mais dès qu’il s’agit d’aller à pied d’un endroit à l’autre, les Réunionnais sont pris d’une étrange frénésie. À la Réunion, les sentiers ne s’embarrassent pas de circonlocutions. Ils vont au plus court, donc au plus raide. Les Boyer, les Sorrès ou les Séry y sont dans leur élément ; ils s’y mesurent avec âpreté. Ils ne peuvent pas s’en empêcher. Ces sentiers qui paraissent avoir été tracés par et pour les cabris, ils les survolent avec une aisance qui ne s’acquiert qu’après une longue habitude, dès le berceau. Des scientifiques s’intéressent à la question, paraît-il : les Créoles auraient ça dans le sang – leur agilité serait innée. Elle me semble avoir plutôt son origine dans l’histoire du peuplement de la région.

9L’île était déserte à l’arrivée des premiers Européens, lesquels s’établirent en priorité le long du littoral, délaissant le centre sauvage, tourmenté, qui sur les premières cartes de l’Isle Bourbon demeurait terra incognita. Ce sont les Marrons, les esclaves échappés des plantations côtières, qui plus tard occupèrent les premiers de façon permanente ces terres inhospitalières, dont l’abord et la réputation assuraient aux fuyards, tout au moins dans les premiers temps du marronnage, une relative sécurité. Malgré les conditions précaires, au moins y étaient-ils libres. Ils s’y disséminèrent tout d’abord de façon erratique, là où la fuite ne semblait plus nécessaire, puis au fur et à mesure que leur nombre allait croissant, ils installèrent de véritables campements. Jusqu’à ce que les autorités de la colonie, les jugeant menaçants, réagissent en constituant des escouades de chasseurs (eux-mêmes d’exceptionnels coureurs des bois) qu’elles rétribuaient au nombre de mains coupées. Constamment sur le qui-vive, les Marrons devaient se déplacer sans arrêt pour éviter d’être repérés, ne trouvant à se réfugier que sur d’inexpugnables escarpements où, encore aujourd’hui, on ne peut accéder qu’avec un équipement moderne. Seuls les plus rapides et les plus intrépides survécurent, le seul moyen d’échapper aux chasseurs de Noirs étant de courir plus vite et plus longtemps qu’eux. L’histoire du marronnage à la Réunion n’en est qu’à ses débuts. Longtemps occultée, elle s’est néanmoins perpétuée sous forme de légendes – imprégnant du même coup plus profondément la mémoire collective réunionnaise – ainsi qu’au travers de la toponymie des Hauts. Pitons, cirques et remparts ont conservé les noms d’Anchaing, Mafate, Dimitile ou Cimendef – pas seulement les noms, aussi un peu de ce qu’ils ont incarné. Les Hauts, et en particulier le cirque de Mafate, demeurent une sorte de sanctuaire, de terre promise, qu’il convient de rallier à pied, et si possible au pas de course.

10Les habitants des Hauts descendent en partie de ces Marrons, ainsi que des Petits-Blancs, petits propriétaires ruinés à l’abolition de l’esclavage – eux, les hautes terres furent leur eldorado. Si courir n’est évidemment plus la condition même de la survie, cela reste une pratique quotidienne. À Mafate, il n’y a pas de route, tout se fait à pied. Les petits Mafatais font régulièrement, juste pour aller à l’école et en revenir, l’équivalent d’une étape pour un randonneur moyen (qu’ils dépassent d’ailleurs en moquant les bâtons et les énormes brodequins). Le Maïdo ou la Roche écrite, on ne les fait pas pour s’amuser, ni pour le sport, mais parce qu’il faut bien gagner « son bouchée de riz ». Je me souviens de Paulet, un grand panier sur la tête, dévalant pieds nus le sentier de Grand-Bassin, tandis qu’en sens inverse trois gars montaient en courant avec une batterie (la batterie de la télé) qu’ils portaient alternativement. L’idée qu’ils étaient en train de réaliser une performance ne les effleurait même pas. Seul leur importait de faire dans l’heure l’aller-retour jusqu’à Bois-Court, et rebrancher la télé pour voir au moins la fin du western.

11À mon avis, les meilleurs coureurs de l’île, c’étaient les chasseurs de tangues (le tangue est une variété locale de hérisson). La chasse se pratique exclusivement la nuit, et le principe en est simple : on lâche le chien en pleine forêt et on attend (en buvant un truc ou en fumant une cigarette). Dès qu’on entend aboyer le chien, il faut allumer sa lampe et se mettre immédiatement à sa recherche, avant qu’il ait eu le temps de déchiqueter sa proie, qu’un des chasseurs (le fouilleur) à mains nues délogera de son trou. Le tangue se vendait environ 50 francs la tête et, en une nuit, on pouvait se faire beaucoup d’argent – ça vous donnait des ailes. Il en fallait d’ailleurs pour jouer à cache-cache avec les gardes-chasse, car les chasseurs étaient aussi un peu braconniers…

12Aujourd’hui, la plupart des chasseurs que je connaissais se sont rangés. Leur territoire est depuis peu devenu un parc national, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco. Bref, on ne peut plus y faire ce qu’on veut. Au tournant du siècle, des pans entiers de la culture réunionnaise ont disparu. La vie est certes devenue plus facile, mais elle a beaucoup perdu en saveur et en variété. Les nouvelles générations ont une vision de plus en plus stéréotypée de leur propre culture. Plus elles s’en éloignent, plus elles la revendiquent. Courir ici, c’est d’une certaine façon renouer le fil de sa propre histoire, se souvenir, par l’obtention d’un certain rythme, d’une ancestrale foulée.

13Il y a des courses presque tous les dimanches un peu partout dans l’île. Et chaque année, en octobre, ils sont plus de 2 000 à se lancer dans la Diagonale des fous, une des courses les plus dures au monde (160 kilomètres pas monts et par vaux, et près de 10 000 mètres de dénivelé accumulés). L’engagement qu’elle implique, l’effort à fournir, aussi bien en intensité qu’en résistance, la beauté et la diversité des paysages traversés, l’apparentent à une véritable aventure, à la fois personnelle et collective. Chaque famille réunionnaise a dans ses rangs un père, un fils, une maman qui a fait ou fera la Diagonale. L’engouement est tel qu’il a fallu instituer un quota pour les coureurs venus d’outre-mer, et sur place un tirage au sort pour les locaux.

14Il y a dans la Diagonale des fous une part de risque, d’imprévu qui, à mes yeux, manque au marathon et autres courses sur route, où l’on se contente de se battre contre le chronomètre. Bon an mal an, et malgré une préparation de plus en plus poussée, la moitié des partants abandonne en cours de route : par épuisement physique ou psychologique ou à cause d’une blessure. D’une année sur l’autre, les conditions de course peuvent changer du tout au tout. Plus que la distance ou l’altitude, la pluie reste le principal obstacle. Après 24 heures sous la flotte, vous êtes laminé. Des sentiers se sont transformés en ravines : où vous passiez en moins d’une heure, il en faut quatre ou cinq l’année suivante. Certains tronçons sont à peine praticables, et peuvent même être dangereux, surtout la nuit, surtout pour des coureurs eux-mêmes au bout du rouleau.

15Ces conditions extrêmes, loin de transformer les coureurs en compétiteurs enragés, suscitent des solidarités. On s’arrête volontiers pour aider un concurrent en difficulté, le dépanner en piles ou en biscuits, on lui porte secours si nécessaire. Il arrive que des coureurs, après s’être « tirés la bourre » pendant des kilomètres, se décident à franchir de conserve la ligne d’arrivée. Et lorsque le dernier, après plus de 60 heures d’épreuve, se montre enfin, le vainqueur le rejoint et ils passent ensemble l’arrivée. Ils feront l’un et l’autre – mais pas le même jour – la une des quotidiens locaux. On ne voit cela dans aucun sport. À l’arrière de la course, cette solidarité dépasse le simple fair-play, et peut vous sauver la mise. La plupart des participants va passer deux voire trois nuits blanches en montagne. Le monde alors devient flottant, les appuis aléatoires, la nuit hallucinée. Vous parlez aux arbres, aux pierres, à des entités. Il faut surtout résister à la tentation de s’enrouler dans sa couverture de survie (qui fait partie de l’équipement obligatoire) et de s’endormir dans le chemin – quand vous vous réveilleriez, tout serait fini. Nul ne songerait toutefois à profiter de la situation pour gagner une place au classement. Chacun sait qu’en montagne tout peut changer très vite, et que bientôt son tour viendra vraisemblablement.

16Cette communauté provisoire que constitue le peloton de la Diagonale possède des propriétés similaires à celles de la société réunionnaise. La concurrence entre Créoles et Zoreils y est vive, sachant bien entendu qu’un Zoreil ne saurait faire jeu égal avec les Créoles sur leur terrain s’il n’est lui-même un peu Marron – et dès lors aussitôt adopté. J’ai souvent remarqué aussi que les concurrentes féminines paraissaient mieux résister que leurs homologues masculins, et qu’elles montraient dans l’adversité plus de virilité qu’eux. Le moucatage enfin se pratique à jet continu tout au long de la course. Forme de moquerie généreuse (ou pas), le moucatage est au créole ce que la gregueria est à l’espagnol : sa quintessence. Un bon moucatage rétablit les situations les plus désespérées. Un coureur s’était à moitié assommé en se cognant la nuit contre un arbre – un tamarin des Hauts, une essence rare du parc : « Attention ! Abîme pas ça ! C’est not’ patrimoine ! » Une attitude – en course comme dans la vie – qui tranche avec ce que l’on observe d’habitude dans le monde de l’ultra-trail où, hélas, l’esprit de sérieux se répand dangereusement.

Vous avez dit « bigorexique » ?

17Étienne Klein[***]

18J’ai appris il y a peu que j’étais malade, et gravement. Plus exactement que j’ai été pendant des années un bien-portant imaginaire, et désormais détrompé : un médecin de mes amis m’a en effet expliqué – avec le doigté diplomatique qui convient lorsqu’on veut faire comprendre à un proche qu’il n’est pas normal –, que l’OMS a récemment identifié et baptisé une toute nouvelle maladie, la « bigorexie ». Orexie désignant l’appétit en grec et big voulant dire en anglais tout bêtement « gros », la bigorexie serait un trop grand appétit, en l’occurrence de bougeotte, un besoin irrépressible de s’agiter, bref, une addiction sévère à la pratique du sport, notamment d’endurance. Cette pathologie serait, ai-je cru comprendre après avoir mené ma petite enquête, la marque d’une faille narcissique, d’une identité fracturée, et de je ne sais plus quel autre abîme psychique de la part du sujet. Dont acte. Puisque c’est la faculté qui le dit… Ainsi ai-je dû admettre que le fait que j’aime courir et que je ne parvienne pas à passer plus de trois jours sans que l’envie m’en démange, était le signe que je suis atteint d’une véritable maladie mentale.

19Mais, messieurs les docteurs – et si je puis me permettre –, cette pathologie est-elle vraiment beaucoup plus grave que son exacte opposée, à savoir l’appétit démesuré pour l’inertie, le canapé, la plage, la tranquillité cinématique, qu’on pourrait dénommer, par souci de cohérence sémantique, la « smallorexie » ? Si l’on me posait cette question, étant incompétent, j’y répondrais avec l’air énigmatique de la Sirène à tête de poisson de Magritte, fixant sur ceux qui la regardent la plénitude ironique de ses grands yeux vides, mais je n’en considèrerais pas moins qu’à mon humble avis, mieux vaut courir que ne pas courir.

20Depuis trente ans, je le confesse, je cours très régulièrement, où que je sois, à n’importe quelle heure. C’est d’ailleurs l’avantage de cette activité physique-là : pas besoin d’infrastructures spéciales, ni de prendre rendez-vous ; il suffit d’un short, d’une bonne paire de baskets et de quelques sucres lents.

21Courir, ce n’est pas seulement se déplacer par ses propres moyens dans l’espace-temps. C’est aussi se débarrasser des impedimenta du moment, tourner le dos à une forme d’installation dans la vie, d’enlisement dans le monde. Et c’est surtout se transformer : la course est une métamorphose, un processus d’accomplissement. Après une bonne séance, vous retrouvez certes votre point de départ, mais vous n’êtes plus dans le même état : quelque chose s’est modifié en vous, jusque dans la chimie de votre cerveau. Autre rapport au monde, au temps, à soi. Légèreté nouvelle, apaisante, du corps et de l’âme. C’est ainsi qu’au plaisir de courir – celui qui provient du seul fait d’être en train de courir – succède presque systématiquement celui d’avoir couru.

22Je ne suivrai toutefois pas Nietzsche quand il écrit que « ce qui importe, c’est l’éternelle vivacité et non pas la vie éternelle », car je connais les ambiguïtés de cette formule et les interprétations philosophiquement problématiques qui en ont été faites. Mais tout de même, quelque chose est suggéré là, que le coureur à pied éprouve à sa façon : s’il court, ce peut être simplement pour se sentir vraiment vivant, davantage relié au monde, aux paysages qu’il traverse, à la froidure, à la chaleur, à la sueur qui toujours inonde ses yeux.

23Depuis 2008, une fois l’an, je participe – aveu encore plus grave – à une très longue course en montagne, de plus de cent kilomètres, autour du Massif du Mont-Blanc. Sans doute faut-il être en effet bigorexique au dernier degré pour vouloir dépenser plusieurs kWh à gravir et à descendre des milliers de mètres de dénivelé en agitant ses jambes à une cadence d’essuie-glace. Mais ma participation à ces « ultra-trails », comme on les appelle, m’a appris une chose essentielle : le corps peut certes vaciller, fléchir, flancher, accuser le coup, mais il peut aussi, à partir d’une défaillance qu’on pourrait croire rédhibitoire, forger une élasticité nouvelle, se ressaisir et bondir armé d’un levier plus puissant. La résurrection des corps, c’est peut-être aussi cela : le passage surprise, par une sorte d’effet tunnel, de la fatigue à la pétulance. Dans les moments difficiles, il arrive qu’on éprouve un sentiment d’abandon, d’écrasement, et qu’on se laisse alors happer par l’envie de rejoindre la plage la plus proche où notre âme traumatisée trouvera l’horizontalité radicale à laquelle soudain elle aspire. Mais c’est là qu’il faut avoir appris à faire preuve de patience et d’endurance : car cela peut finir par passer, la forme peut progressivement revenir, et lorsque c’est le cas, on se sent au contraire transporté par une force antigravitationnelle, comme aspiré par le mouvement vertical des cimes.

24On peut dire les choses autrement. Lorsqu’on « tape dans le dur », si la tête est trop fortement couplée au corps, celui-ci ne manquera pas d’arguments pour imposer à l’esprit l’idée qu’il est temps d’abandonner. C’est alors qu’il faut inventer un stratagème mental pour résister au chant des sirènes, faire en sorte que ce soit l’esprit qui commande et décide plutôt que la fatigue des muscles qui, à mesure qu’elle devient plus réelle, se fait de plus en plus persuasive. Lors de la dernière édition de cette course, je me souviens avoir dit à mon corps exténué, à l’approche de l’ultime montée : « Si tu m’aimes, suis-moi ! » Il m’a alors témoigné qu’il ne me haïssait point.

C’est la course !

25Natalie Héron[****]

26Cette journée, comme beaucoup d’autres, a commencé dans la nuit et la fraîcheur du matin. Le vent chasse quelques feuilles d’automne. Sur le pont de l’Archevêché, à la lueur des réverbères, je reconnais le pas rapide de mon ombre tandis que j’entends mes talons battre la mesure sur le trottoir humide. « Les jambes des femmes sont des compas qui arpentent le globe terrestre en tout sens, lui donnant son équilibre et son harmonie », fait dire François Truffaut à l’un de ses personnages qui aime regarder les femmes marcher [1]. Le mot me revient à l’esprit, tandis que je « repasse » en mon for intérieur ce qui m’attend dans cette journée, et que je récapitule ce qui vient s’ajouter cette semaine. Des cours et des contrôles à préparer, des copies à corriger, mais cette semaine justement, les conseils de classe et les réunions avec les parents d’élèves, et cette semaine aussi, le prochain comité de rédaction, la réunion d’un groupe de travail, la journée de samedi pour la relecture des textes du missel ! Je serai peu à la maison où s’accumulent tant de choses, remises de semaine en semaine. Sans compter les mails auxquels je n’ai pas répondu, les nouvelles que je ne parviens pas à prendre…

27Derrière Notre-Dame, je ralentis un peu le pas devant le square Jean XXIII, cherche du regard, sous la flèche de pierre dentelée, Marie et l’enfant, paisibles. Au retour, je m’engouffre dans le métro, pressée, c’est la nuit déjà. À la maison, il faut faire, à la hâte, plusieurs choses à la fois, en réfléchissant à mille autres encore… Comment ne pas céder à l’agacement, à l’énervement même, quand tout se bouscule ? Chaque soir, il faut encore décider ou négocier de nouveaux et multiples détails de l’organisation familiale. La vie déborde ! Ou bien, j’écoute l’un d’une oreille distraite, réponds vaguement à l’autre. Au fond, le plus difficile, c’est d’être vraiment là, disponible.

28Ce soir-là, je me suis interrompue et je suis venue m’asseoir sur le bord de son lit, pour admirer la dernière construction de mon fils. J’écoute à moitié ce qu’il m’explique, préoccupée dans le même temps de ce que je vais bien pouvoir faire pour le dîner, du linge à plier, du rendez-vous d’orthodontiste à ne pas oublier… et cette chambre qui n’est pas rangée ! Je retiens le reproche qui me vient et j’écoute. Je l’écoute. Je devine la précision qu’il apporte à ses explications pour me faire comprendre la difficulté et l’intérêt de son ouvrage. Je devine sa patience, sa fierté, et sa joie d’avoir triomphé d’obstacles. Je l’écoute et je me réjouis avec lui. La vie est là.

29Nous savons bien, et on nous le rappelle assez aujourd’hui, qu’il est bon que nos enfants aient du temps libre pour « s’ennuyer » mais c’est à peine si nous-mêmes, nous osons être désœuvrés. Libérés pour un temps de ce que nous avons à faire, nous voilà alors rendus à nous-mêmes, aux autres, pour exister, goûter le moment présent, accueillir l’inattendu. Il faudrait dans nos journées un peu de jeu, un peu de champ libre pour nourrir une vie intérieure.

30Dans cette course où nous nous essoufflons, où nous nous épuisons parfois, nous aimons aussi éprouver notre vitalité, faire la preuve du dynamisme qui nous habite. Une séquence du Cameraman[2] qui fait voir cette énergie, justement, me ravit. Dès l’aube, ce dimanche matin-là, le héros, fin prêt, attend un appel de la jeune fille dont il est tombé amoureux. Le téléphone sonne ! La logeuse l’appelle, il se précipite, c’est la jeune fille. Son rendez-vous a été annulé, et… tandis qu’elle s’explique au téléphone, il s’élance, il est déjà dans la rue où il court, entre les voitures, entre les piétons. À l’autre bout du fil, elle continue à parler, s’étonne de ne pas l’entendre lui répondre. Nous le voyons, courant toujours, aérien, grimpant quatre à quatre les marches d’un perron ; elle raccroche, se retourne, il est là, devant elle : « Désolé si je suis un peu en retard ! » Tant d’agilité, de célérité et d’élégance, nous émerveille et nous donne des ailes à nous aussi. D’un même mouvement intérieur, nous échappons à la pesanteur !

31La course, souvent associée à l’idée de vitesse, s’emploie aussi pour désigner une randonnée en montagne. Or pour marcher, il s’agit de trouver le rythme qui convient, presqu’un balancement, celui auquel le souffle peut s’accorder. Comme les paysages contemplés, l’espace intérieur se transforme à mesure que l’on chemine. Parvenir au but récompense l’effort, lorsque l’on peut enfin déposer le sac, se poser soi-même, et jouir de la splendeur du lieu. La course s’entend ici comme une promenade. Et la marche, où il est donné à la fois de caresser la beauté du monde et de descendre profondément en nous-mêmes, est, comme une respiration qui dilate le cœur, un mouvement qui restaure l’équilibre.


Date de mise en ligne : 30/05/2013.

https://doi.org/10.3917/etu.4186.0809

Notes

  • [*]
    Philosophe, auteur notamment de Courir, méditation physique, Flammarion, 2012.
  • [**]
    Bibliothécaire.
  • [***]
    Physicien, directeur de recherches au CEA et docteur en philosophie des sciences.
  • [****]
    Professeur de français.
  • [1]
    François Truffaut, L’homme qui aimait les femmes, 1977.
  • [2]
    Buster Keaton, Le Cameraman, 1928.
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