Études 2013/6 Tome 418

Couverture de ETU_4186

Article de revue

La Route de Cormac McCarthy

Une apocalypse de l'horreur

Pages 797 à 808

Notes

  • [*]
    Nous voudrions dédier cet article au Père Gilbert Zufferey qui nous a fait connaître la pensée de Michel Henry.
  • [**]
    Ancien élève de l’école Polytechnique. Ingénieur et metteur en scène.
  • [***]
    Maître de conférences à l’École Polytechnique en littérature et cinéma américains. Auteur notamment de Faulkner et le cinéma, Michel Houdiard Éditeur, 2010.
  • [1]
    Les numéros de page des citations font référence à l’édition de poche Points (2009), trad. F. Hirsch.
  • [2]
    La bande annonce ajoute des scènes de destruction (incendies, tornades, raz-de-marée) absentes à la fois du texte original, mais surtout… du film dont elle assure la promotion. Voir sur YouTube : http://www.youtube.com/watch?v=hbLgszfXTAY
  • [3]
    On peut, sur ce sujet, lire par exemple L’Apocalypse Cinéma, Peter Szendy, Capricci, 2012
  • [4]
    Voir p. 52.
  • [5]
    Voir p. 162.
  • [6]
    « We know the ecological catastrophe is possible, probable even, yet we do not believe it will really happen. » Slavoj Zizek, Living in the End Times, London, Verso, 2011, p. 328.
  • [7]
    « Nature’s Nation » selon l’expression de Perry Miller.
  • [8]
    Ce lien est fait par exemple par Captain John Smith en 1631.
  • [9]
    Voir p. 9.
  • [10]
    Voir p. 10.
  • [11]
    Voir p. 20.
  • [12]
    Voir p. 25.
  • [13]
    Par opposition à l’apokalyptique (dé-couvert), l’objet kalyptique est celui qui a disparu de la narration apocalyptique, et dont la perte entraîne le basculement de l’humanité vers la survie. Il est une constante du récit apocalyptique.
  • [14]
    Ainsi, le récit « l’oxygène a disparu subitement sur terre et les êtres vivants meurent tous asphyxiés » ne peut pas donner lieu à un plus ample développement apocalyptique, faute de substitution.
  • [15]
    Le fameux cliché apocalyptique des rayonnages dévastés d’un supermarché anonyme, page 26.
  • [16]
    Voir p. 41.
  • [17]
    On pense notamment à la découverte de la « réserve » de nourriture humaine vivante dans la « maison jadis grandiose ». Voir p. 102.
  • [18]
    Il faut lire, page 162 le « et » pour ce qu’il est grammaticalement : une conjonction de coordination, indiquant la simultanéité de deux événements, sans lien de causalité : « En ce temps-là déjà tous les magasins d’alimentation avaient fermé et le meurtre régnait sur le pays. »
  • [19]
    J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Points, 1983, p. 9.
  • [20]
    Voir p. 177 : « Ce que le petit venait de voir c’était un nourrisson carbonisé décapité et éviscéré en train de noircir sur la broche. »
  • [21]
    Le monde de l’après aurait pu être sec et brûlant, d’ailleurs la cendre s’y accumule et les feux s’y propagent encore, mais McCarthy a choisi de filer la métaphore liquide tout le long du roman.
  • [22]
    « Chacun des éléments a sa propre dissolution, la terre a sa poussière, le feu a sa fumée. L’eau dissout plus complètement. Elle nous aide à mourir totalement. » G.Bachelard, L’eau et les rêves, « Le complexe d’Ophélie », VII, éd. Poche, p. 107.
  • [23]
    Un animal sans dedans ni dehors, offrant à la vue son intérieur, inversant par son regard vide, ses yeux blancs, aveugles au monde et grouillant comme des œufs d’araignées, le rapport intérieur/extérieur.
  • [24]
    Voir p. 21.
  • [25]
    Parions que tout lecteur, interrogé sur ce qui, dans La Route, a pu lui faire horreur, citera immédiatement l’anthropophagie.
  • [26]
    Voir p. 72.
  • [27]
    Isabelle Sorente, Addiction générale, JC Lattès, 2011, p. 31.
  • [28]
    Tout élément possède sa statistique de disparition, des requins aux forêts, en passant par les hérissons ou les cellules humaines.
  • [29]
    Isabelle Sorente, op. cit., p. 31.
  • [30]
    Voir p. 139.
  • [31]
    Isabelle Sorente, op.cit., p. 51.
  • [32]
    Marc Crépon, Le consentement meurtrier, Éditions du Cerf, 2012, p. 14.
  • [33]
    Isabelle Sorente, op. cit., p. 51.
  • [34]
    « Malaise il y a dans une civilisation chaque fois que l’énergie de la vie demeure inemployée. » Michel Henry, La Barbarie, PUF, 1987, p. 181.
  • [35]
    Michel Henry, op. cit., p. 35.
  • [36]
    Idem.
English version
Quelque chose disparaît, nous ne savons pas ce que c’est.
Isabelle Sorente, Addiction générale, 2011

1L’un des écrivains américains les plus incontournables actuellement est certainement Cormac McCarthy. Moins connu en France que Paul Auster, il marque le paysage littéraire et culturel à la suite d’Ernest Hemingway, Sherwood Anderson, F. Scott Fitzgerald ou William Faulkner, auquel il est d’ailleurs souvent comparé. Comme ses aînés, il explore la question de l’individu dans le monde, du sens de l’existence, de ce qui constitue notre humanité aux prises avec le bien et le mal. Son œuvre possède peut-être même une résonance encore plus forte car elle porte les stigmates d’autres horreurs, d’autres traumatismes – y compris celui du 11 septembre – et se situe dans le sillage d’une initiation tragique à la destruction humaine absolue, d’une paralysie cognitive et morale, d’une aporie selon le mot de Jacques Derrida.

2Mais, si l’imaginaire de McCarthy est l’héritier de ces blessures de l’histoire humaine, il acquiert, avec le roman La Route[1] (The Road, 2008) une dimension prophétique. Le pouvoir du roman, mis en images par le film éponyme en 2009 [2], réside dans sa dimension apocalyptique, c’est-à-dire sa force de révélation, de dévoilement d’une certaine forme de barbarie, faisant en particulier écho à l’œuvre de Julia Kristeva et à celle de Michel Henry. Nous proposons donc de revisiter ce roman non pas seulement en tant qu’œuvre littéraire mais aussi comme texte philosophique. Nous tenterons ainsi de mieux cerner la portée particulière de cet ouvrage de fiction qui nous ramène au plus près de la réalité vécue et entrevue.

D’une apocalypse à l’autre

3L’apocalypse constitue, dans la longue histoire des productions narratives humaines, un topos de l’horreur. Du texte de Saint Jean au film « catastrophe » hollywoodien [3], l’eschatologie accompagne l’humanité, sa filiation se perdant dans la multitude des formes qu’elle revêt. Et pourtant, d’effets spéciaux spectaculaires en descriptions monstrueuses, c’est toujours d’horreur dont il s’agit. C’est elle, comme un étrange contrepoint au réel, qui nous saisit, nous retourne, et donne à la narration apocalyptique sa dimension intimement surnaturelle : cette manière de déborder notre imaginaire (de spectateur, de lecteur, de croyant) en le saturant, ce sur-imaginaire de l’horreur.

4L’apocalypse s’est figée, au cours du temps et de ses manifestations, dans une définition. De la révélation antique, elle a glissé vers la désignation d’un des éléments constitutifs du texte de Saint Jean : une forme particulièrement violente et totale de destruction, une catastrophe, un anéantissement des choses et des êtres, du monde et de ceux qui le peuplent, et dont l’horreur serait le résultat.

5Le roman de Cormac McCarthy respecte mal les codes du genre, notamment par la brièveté avec laquelle il décrit la catastrophe, repoussée en dehors du récit, antérieure à l’action, et dont il n’existe qu’une évocation – très brève [4] –, qui surprend elle-même par la distance à laquelle elle place l’événement. Cette distance contraste surtout avec l’ensemble de la narration, centrée sur la description de la vie des deux protagonistes principaux, un père (« l’homme ») et son fils (« le petit ») alors qu’ils tentent d’aller vers le Sud, en suivant « la route ». De ce monde de l’après, certaines descriptions [5], apostrophant directement le lecteur (« qui mangeraient vos enfants sous vos yeux ») le plongent bien plus froidement dans l’horreur que la catastrophe qui en est l’origine.

6Deux attitudes sont envisageables face au paradoxe qui fait de La Route un roman plus apocalyptique que l’apocalypse elle-même. La première aboutit à considérer l’œuvre de Cormac McCarthy comme « post-apocalyptique », sans interroger plus en avant la signification de ce terme. La seconde, celle que nous allons continuer de suivre dans cet article, invite à reconsidérer la définition du « genre » apocalyptique et de ses liens avec l’horreur. Sous la plume de McCarthy, la catastrophe doit être interprétée comme une astuce narrative qui n’a qu’un seul objectif : autoriser une libre réorganisation de l’univers de l’après selon les désirs de l’auteur, afin de permettre la manifestation structurée d’une certaine horreur, qui est le vrai sujet du roman. C’est l’étude de cette structure que nous souhaitons détailler, libérés de toute fascination pour la catastrophe et le spectaculaire, dans sa glaciale simplicité.

L’apocalypse mode Américain

7La Route propose une version de la « fin de partie cognitive, industrielle et écologique du capitalisme » selon l’expression d’un critique américain, Raymond Malewitz, mais ici l’imaginaire littéraire ne nous offre aucune « solution partielle » et ne nous propose pas, en particulier, de « ré-imaginer les relations créatives entre les humains et tous les objets qui peuplent nos mondes ». Fin de partie en effet, et l’expression est heureuse, car ici la route – ce symbole si puissant de l’américanité même – ne mène nulle part. Ou plutôt, elle ne mène qu’à l’enfer de l’exploration de la destruction humaine. L’exploration que la route propose est en effet non plus celle du progrès, mais celle de la régression dans une version gothique de la Frontier américaine. La wilderness (souvent traduit par « nature sauvage ») et le mythe de l’Américain conquérant ont disparu de La Route, car le protagoniste essentiel de cette confrontation mythique, qui donne naissance non seulement au mythe mais à la nation même, a été évacué, est mort, tout simplement. Le protagoniste naturel a disparu, disparu par on ne sait quel biais, et c’est là l’originalité de l’œuvre de McCarthy.

8La Route se distingue ainsi, par exemple, de I Am a Legend (Richard Matheson, 1954), œuvre qui lui est contemporaine et qui explore aussi le monde de l’après, mais où la nature est toujours présente. En fait, elle a même réinvesti le lieu urbain, à la fois avec sa faune et sa flore sauvages. Même si le film/livre offre une vision dérangeante d’un monde apocalyptique – et invite aussi à envisager sans fard l’effet boomerang de l’arrogance des hommes qui, apprentis sorciers, ont voulu défier les lois de la médecine – le symbole de la catastrophe reste un New York dévasté, un Brooklyn Bridge détruit comme métaphore de l’impasse dans laquelle se trouve l’humanité, au moins pour un moment. Car une sortie existe encore en effet ; on peut encore laisser derrière soi cet enfer ancré spatialement et temporellement. La voiture – et la route encore praticable – permet de rejoindre un nouveau paradis et offre ainsi à l’américanité une nouvelle vie, une nouvelle histoire. Bien plus qu’un simple happy ending hollywoodien, I Am a Legend donne à voir l’impossibilité de soutenir jusqu’au bout la radicalité de ce que serait une vraie catastrophe, une catastrophe « pour de vrai ».

9Avec La Route, cependant, l’exposition de la fin du projet américain est poussée jusqu’au bout : on va – sans vouloir jouer sur le titre – jusqu’au bout de la route, sans le réconfort de ce que Slavoj Zizek décrit comme « les mécanismes qui nous permettent de nous maintenir psychologiquement tandis qu’une apocalypse galope à notre rencontre » ; il ajoute : « nous savons que la catastrophe écologique est possible, même probable, mais nous ne croyons pas qu’elle va vraiment arriver [6] ».

10Plutôt que d’analyser La Route en tant que roman d’exploration de cette catastrophe écologique en général, nous voudrions montrer ce que ce thème a de spécifique dans l’imaginaire américain, et montrer ainsi combien McCarthy, par le biais de ce désastre, expose paradoxalement un irrémédiable universel, faisant de la catastrophe américaine une parabole de la destruction humaine. Pour comprendre la portée épique de cette exploration, il nous faut saisir l’importance de sa résonance dans son contexte culturel d’origine, tout comme il est important de saisir la résonance culturelle des références du Christ dans ses paraboles pour en apprécier la radicalité.

11Appelée « la nation de la nature [7] », le pays offre depuis le début de son histoire la particularité d’une nature inédite. Wilderness à conquérir pour les uns, domaine pastoral et édénique pour les autres, la nature a suscité méfiance, admiration, fascination, désirs et aspirations. Elle est bien le tremplin du rêve américain. Il nous faut reprendre les fondements de la nation et d’une exploration qui, à l’instar du periplus, est une tentative pour conquérir d’abord par le regard les contours de la nouveauté. La primauté de la vue sur l’intellect et la connaissance théorique est l’une des grandes étapes de l’appréhension originelle de ce continent qui, défiant la connaissance humaine, surgit et reste incontournable, au propre comme au figuré. Évidence de par ce qu’il offre à la vue, c’est la vue qui va faire de l’Américain un nouvel Adam, la mesure de toute chose. Survivre était associé dans l’imaginaire américain à une renaissance spirituelle [8]. Liberté et bien-être humains sont liés à l’abondance d’une nature qui s’apparente d’emblée a un nouveau paradis. L’émerveillement (Wonder) de la découverte et de la nouveauté qui s’offre au regard trace la route de « l’expérience américaine ».

12Dans La Route, l’arrêt de mort de la nature a été signé en même temps que celui de la catastrophe. Désormais, un épais nuage de cendres et des ténèbres presque omniprésentes – on pense bien sûr à l’imaginaire du désastre new-yorkais de l’après 11 septembre, littéral et figuré – rien n’est plus visible. Voici ce qu’est devenu l’Amérique édénique : « Les nuits obscures au-delà de l’obscur et les jours chaque jour plus gris que celui d’avant. [9] » Et ce que l’on peut voir, on ne veut pas voir. Pire, être vu signifie être mort. Au merveilleux de la découverte, expérience centrale depuis la « découverte » de l’Amérique, McCarthy propose l’horreur de la découverte : la nouveauté et l’inconnu sont devenus mortifères, c’est-à-dire très littéralement porteurs de mort, vecteurs de fins. Angoisse de déceler la vie car cette vie-là, ce reste de vie, son ombre, son reflet grotesque, sa caricature, signifient une mort certaine : « les tronçons de route là-bas entre les arbres morts. Cherchant n’importe quoi qui ait une couleur. N’importe quel mouvement. N’importe quelle trace de fumée s’élevant d’un feu. [10] » Ténèbres si profondes qu’elles blessent « le tympan à force d’écouter ». Obscurité « froide et autiste [11] ».

13McCarthy brouille donc les grandes lignes de l’épopée de la Frontier pour tracer les contours de l’américanité dépourvue de son fondement salvateur. Survivre signifie non plus une renaissance spirituelle mais la régression la plus sauvage : survivre, oui, mais à quel prix ? Le cannibalisme doit être compris dans ce contexte allégorique, la mise à jour de l’envers du paradis, la littéralisation hyperbolique et hystérique de l’autre part du rêve, du retour de la mémoire collective, un acting out, dirait Freud, de la violence sous-jacente et tue ou oubliée – sans le recours au working through que permettait la nature médiatrice. Nous y reviendrons.

14L’exploration, geste archétypal de l’expérience américaine, tourne au cauchemar, car la mort de la nature laisse dans son sillage l’être humain confronté à une wilderness intérieure déclinée en barbarie, sauvagerie, anarchie. Alors que la « nature sauvage » était l’expérience-test – la confrontation avec elle ayant créé le héros américain et son mythe – sa disparition entraîne le surgissement de l’autre côté du Paradis, son envers plutôt : l’Enfer. Par effraction, comme toute intrusion brutale et inattendue, une nuit à 1 h 17, chiffre fatidique que le père ne cesse de ressasser, nouvelle date de naissance – à la mort – dans un mouvement anti-téléologique, un compte à rebours redoutable. Combien de temps encore avant les ténèbres absolues, la lente dissolution du partenaire de l’épopée, « toute chose morte jusqu’à la racine sur le sol nu des bas-fonds [12] » ?

L’objet kalyptique McCarthyien

15Toute narration émerge d’une nécessité à dire, à raconter, à laquelle doit répondre une nécessité à lire, à écouter, à imaginer. Ce qui génère La Route, ce qui rend le développement du récit inéluctable et organise la narration, n’est pas, comme pour un bon film « apo », la catastrophe, dans son imminence ou sa réalisation, mais la disparition d’un élément précis du monde romanesque, que l’on désignera sous le terme d’objet kalyptique[13], et qui constitue la raison d’être du développement narratif en même temps qu’une menace permanente pour ses protagonistes. Il s’agit, dans notre récit, de la nourriture. Confrontés à la disparition de leur objet kalyptique, les survivants d’une catastrophe n’ont que trois possibilités : rechercher des bribes de l’objet disparu, agoniser faute de le remplacer, ou accéder à un objet de substitution pouvant succéder à l’objet kalyptique. L’ajustement par le narrateur de la distance (physique et/ou symbolique) de la substitution suffit à engendrer l’économie de la tension du récit. Les deux autres variables (quantité de restes de l’objet kalyptique, intérêt de l’agonie) sont liées à la substitution par « l’équation narrative » : une histoire doit être bâtie avec tout cela [14].

16Cormac McCarthy suit, avec La Route, ce schéma classique, mais adopte dans l’équation de la tension narrative une position extrême car il ne laisse en substitution de la nourriture qu’une ultime possibilité, la plus éloignée symboliquement de son objet kalyptique : l’anthropophagie. Vue sous l’angle de la causalité narrative dont le récit tire sa vraisemblance, le choix de la singularité anthropophage comme substitution à la nourriture nécessite donc l’élimination préalable de l’ensemble des sources alimentaires disponibles sur terre, ce à quoi s’attèle McCarthy dans un hallucinant et destructeur retour en arrière vers le passé de l’humanité, des stocks infinis de la société de consommation [15] à la cueillette, en passant par l’agriculture, pour ne laisser de l’homme que le chasseur, sans autre gibier que lui-même [16]. Éliminer toute nourriture, toute possibilité de nourriture, revient à abolir tout élément naturel (car toujours comestible) de l’univers apocalyptique. Cette éradication, qui justifie à elle seule la violence de la catastrophe en même temps qu’elle en est la trace, n’est pas un choix neutre pour un romancier américain, comme nous l’avons vu précédemment.

17Au-delà de la répulsion qu’induit la représentation de l’anthropophagie et de la cruauté qui l’accompagne dans le roman [17], l’alternative à laquelle sont confrontés tout au long du texte « l’homme » et « le petit », de continuer à « porter le feu » quitte à mourir de faim ou de se laisser aller à la chasse à l’homme est lui-même le support d’une horreur d’un autre ordre, à la fois plus intense, plus intime, et moins directe, mais qui constitue la force du récit. La révélation de cette tension a lieu dans l’ombre de la disparition de l’objet kalyptique, qui en est la justification en même temps que la cause : je suis tenté de manger l’autre parce que toute autre nourriture a disparu. Cette causalité, qui passe comme un fait acquis dans le roman, prend cependant une signification extrêmement violente lorsque l’on interroge les hypothèses qui la sous-tendent. Si l’anthropophagie peut être une substitution à l’objet kalyptique, c’est que le lien qui les relie préexiste à la catastrophe, que l’anthropophagie est déjà une tentation, que l’humanité maintient en temps normal à distance par l’ensemble des barrières que Cormac McCarthy s’ingénie à faire, littéralement, sauter dans le cataclysme.

18Ce qui fait horreur, dans La Route, ça n’est pas uniquement la description de l’anthropophagie, c’est d’abord que l’être humain accepte de voir dans l’être humain une source de nourriture, accepte d’en faire une substitution à son objet kalyptique, et cette horreur ne nécessite aucune destruction, aucun cataclysme, aucune disparition [18]. Le tri-pôle kalyptique en lui-même est une horreur déjà présente, et la catastrophe n’en est que la mise en scène, permettant au lecteur de la re-présenter, presque malgré lui. En lisant La Route, ça n’est pas la catastrophe qui me fait horreur, pas même l’anthropophagie mais sa possibilité, déjà.

19Ce que McCarthy nous apprend, pour peu que l’on prenne le temps de lire la signification de la structure kalyptique du récit, c’est que l’horreur ne se laisse jamais capturer dans sa première apparition. Elle se révèle, se montre ou se camoufle, mais elle est toujours là, elle préexiste à la catastrophe, elle préexiste au roman, à sa lecture et à son écriture. En jouant du contrepoint, McCarthy nous ramène ainsi vers notre horreur intime, présente, trop intime et trop présente peut-être pour que l’on ose la percevoir dans un premier temps, trop proche pour que nous ne puissions la désigner autrement que par le paradoxe. Quoi d’autre, comme post-apocalypse, sinon le réel inversé, tout entier offert à mon horreur familière ?

Pouvoirs de l’horreur

20Nous suivrons, pour la débusquer, l’analyse menée par Julia Kristeva, en reliant l’horreur de La Route à sa définition de l’abjection, qui ouvre son magnifique ouvrage Pouvoirs de l’horreur : « il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable. C’est là, tout près mais inassimilable. Ça sollicite, inquiète, fascine le désir qui pourtant ne se laisse pas séduire. Apeuré il se détourne. Écœuré, il rejette. [19] » La pensée de Julia Kristeva éclaire notre compréhension de l’horreur de La Route, en particulier devant le déchaînement d’abjection mis en scène dans certains passages [20]. Pour Julia Kristeva, l’abjection est ce que je ressens face à ce qui menace mon identité, mon « propre ». Elle rappelle le vide pré-objectal contre lequel se sont constitués le moi parlant et son système symbolique. L’abject est ce lieu, ce vide, cet interstice en moi depuis lequel je ne sais pas parler mais qui surgit au-delà de l’objet phobique, dans l’horreur. Relire La Route, à la lumière de la pensée de Julia Kristeva, permet de découvrir la nature de l’horreur qui s’y déploie, dès les premiers mots, bien avant qu’elle n’ait pris forme – et se soit camouflée – derrière l’anthropophagie.

21C’est donc dans l’informe de la métaphore liquide qu’elle émerge initialement, dès les premières phrases du roman et fige au passage la météorologie apocalyptique [21]. Dans l’eau qui noie le premier rêve de l’Homme, que Bachelard identifierait comme une « eau lourde [22] », c’est déjà l’abject de l’indifférenciation qui se déploie, s’active dans le cauchemar d’un monstre à la peau transparente [23], puis s’étend comme une contamination au monde, une fois les yeux de « l’homme » ouvert. L’univers dans lequel s’engloutit le lecteur de La Route est celui du gothic d’Edgar Allan Poe. C’est le monde de l’indifférenciation, de l’inversion et de la perversion des limites. Les arbres y chutent, l’herbe se réduit en cendres dès qu’on l’effleure, le ciel et la terre s’unissent dans la même nuance de gris, et, ultime transgression du texte, la différence elle-même, par laquelle l’être humain se démarque de la nature, se présente sous sa forme inversée, et se trouve par là-même abolie : la couleur, le mouvement, le feu désignent autant de menaces pour les deux fugitifs.

22L’horreur est là, déjà, et rien ne laisse encore présager un développement anthropophage. Après tout, les autres peuvent être simplement des « brigands », ou des « pillards » [24], mais un jeu de contre-champs, profitant de la focalisation serrée qui concentre le récit, déplace progressivement l’horreur de l’abject vers un « objet phobique » : l’Autre, dont chaque page nous révèle un peu plus la menace, avant que n’apparaisse enfin ce qui deviendra le fétiche [25] de mon horreur : « Mon frère enfin. Les calculs reptiliens dans ces yeux froids et furtifs. Les dents grises en train de pourrir. Gluantes de chair humaine. Qui a fait du monde un mensonge, un mensonge de chaque mot. [26] » De l’émergence de l’horreur, dès la première ligne du texte, le lecteur ne peut dès lors plus parler. L’apocalypse est terminée.

L’aujourd’hui de l’horreur

23Le monde de La Route est un monde où tout a disparu. Nous n’avons pas besoin de catastrophe pour nous y entraîner, puisque nous l’habitons déjà. Ainsi, comme le remarque Isabelle Sorente : « Nous vivons dans un monde de disparition. Espèces animales, forêts tropicales, pôles, glaciers, neiges éternelles, ou encore, temps libre, féminité, virilité, identités, humanités… Chacun voit la disparition à sa porte, comme si les couleurs s’atténuaient sous nos yeux à mesure qu’elles deviennent plus vives sur les écrans. [27] » De l’ensemble des disparitions concrètes qui accompagnent le xxie siècle, nous pouvons parler sans horreur, nous sommes capables de les quantifier avec précision [28], d’en évaluer un coût, de construire des scénarios et des projections.

24Si la disparition nous fait horreur, si nous allons, pour l’exprimer, jusqu’à violenter notre propre système signifiant, c’est qu’autre chose s’estompe que nous ne savons pas dire. C’est, comme l’écrit encore Isabelle Sorente, que « quelque chose disparaît, nous ne savons pas ce que c’est [29] ». Cet innommable qui disparaît, et génère la phobie qui se décharge dans La Route, n’est rien d’autre que nous-mêmes. Nous disparaissons, chaque jour un peu plus, sans pouvoir lutter ni même le comprendre, nous nous effaçons. Pire, cette oblitération de notre être, de ce qui vit en nous, se fait avec la bénédiction de notre culture, de notre langage, de notre pensée, fermant toute voie de recours, toute possibilité de révolte.

25Notre disparition est muette, et elle ne peut surgir à notre conscience qu’à travers un sentiment trouble, une intuition, et, bien sûr, l’horreur qu’elle nous inspire. Nous vivons dans la cruauté, sans pouvoir le dire, et c’est ce qui nous pousse à mettre en scène notre propre inhumanité, cette distance qui fait de nous les spectateurs passifs de notre propre perte : « aux yeux du petit il était lui-même un extraterrestre. Un être d’une planète qui n’existait plus. Dont les récits qu’il en faisait étaient suspects. [30] »

26La Route reprend donc, en les amplifiant, tous ces familiers « micro-événements qui, sans paraître graves, dérangent, créent le malaise, pour reprendre les euphémismes souvent employés [31] ». Ce trouble, l’horreur nous aide à l’identifier dans le roman, en le focalisant sur l’anthropophagie. Ce qu’il faut y lire, c’est la diminution de notre capacité d’empathie, de compassion, notre refus d’entendre ce que Marc Crépon désigne dans « l’appel de l’attention, du soin et du secours qu’exigent, sans exception, la vulnérabilité et la mortalité d’autrui [32] ». Ces figures anonymes de l’Autre, que l’on croise sur La Route, nous sont déjà familières. C’est l’autre-mendiant, l’autre-presque-cadavre sur lesquels notre regard glisse chaque jour et dont les images gravées à l’écart dans notre mémoire s’agglomèrent pour former une abjecte chimère, celle d’un Autre qui me dévore et me menace, parce qu’il ne signifie plus que ça : l’abjection de moi, de mon absence, de « la déliquescence de [ma] sensibilité [33] ».

27Cette perte ne saurait correspondre simplement à un problème moral, et La Route ne vient pas s’ajouter à la liste des critiques de l’individualisme contemporain. L’univers de Cormac McCarthy est anéanti bien plus totalement, car c’est au cœur de notre culture qu’il faut chercher la source de notre disparition, et l’horreur qu’elle nous inspire n’est que la trace de ce que Michel Henry a appelé « la barbarie » [34]. Nous passons la majeure partie de notre temps à nier la vie. Celle du marginal qui nous dérange, celle de l’autre que nous instrumentalisons, celle de l’étranger que nous méconnaissons, la nôtre enfin, qui nous paraît bien trop risquée pour être entreprise. La négation de la vie n’est pas une faiblesse, elle est le fondement même de la société rationnalisée dans laquelle nous évoluons, pour autant que le postulat galiléen sur lequel elle s’est constituée implique, selon Henry « la non-prise en considération des caractères subjectifs de tout monde possible [35] ». L’être rationnalisé calcule, donc, risques et gains, se shoote au numérique des écrans dont il s’enveloppe toujours un peu plus, s’appuie, dans ses raisonnements, constamment sur des critères objectifs, en oubliant, comme l’analyse encore Henry, « que la mise à l’écart des propriétés sensibles et affectives du monde présuppose la mise à l’écart de la vie elle-même, c’est-à-dire de ce qui fait l’humanité de l’homme [36] ».

28Voilà le monde de La Route, voilà l’apocalypse dans laquelle nous baignons, et ça n’est pas par hasard que surgissent sous la plume de Cormac McCarthy quelques vestiges ironiques du « progrès » technologique. Un train, un barrage, des routes d’État, comme autant de jouets absurdes abandonnés sur le sol, et dont on ne sait plus vraiment quel était le rôle. Nous n’avons pas les mots pour dire la barbarie qui est la nôtre, car notre culture la rejette, l’abjecte, la forclot à l’écart du langage. Nous ne savons dire ce qui, au plus profond de notre parole, de nos actes quotidiens, nous éloigne de la vie. Par l’horreur, La Route nous propose une occasion rare de mettre en scène cette souffrance qui hurle en nous dans sa langue inarticulée. Nous y déchargeons une haine souterraine et violente de nous-mêmes et y trouvons la satisfaction d’avoir pu dire ce que tout cherche à faire taire. Car La Route ne parle de rien d’autre que de la vie, dans son évidente beauté, sa vulnérabilité et sa violence.

29À l’anthropophagie contemporaine, Cormac McCarthy oppose la douceur et la gratuité de la relation entre « l’homme » et « le petit ». Derniers dépositaires de l’humanité, les deux personnages nous dévoilent les gestes simples qui constituent les prémisses de notre culture. Ils nous révèlent ce que nous avons perdu en même temps qu’ils nous exposent la source de notre salut. C’est là la véritable apocalypse à laquelle nous conduit l’horreur, si l’on accepte d’aller jusqu’au bout du chemin proposé par La Route.

Notes

  • [*]
    Nous voudrions dédier cet article au Père Gilbert Zufferey qui nous a fait connaître la pensée de Michel Henry.
  • [**]
    Ancien élève de l’école Polytechnique. Ingénieur et metteur en scène.
  • [***]
    Maître de conférences à l’École Polytechnique en littérature et cinéma américains. Auteur notamment de Faulkner et le cinéma, Michel Houdiard Éditeur, 2010.
  • [1]
    Les numéros de page des citations font référence à l’édition de poche Points (2009), trad. F. Hirsch.
  • [2]
    La bande annonce ajoute des scènes de destruction (incendies, tornades, raz-de-marée) absentes à la fois du texte original, mais surtout… du film dont elle assure la promotion. Voir sur YouTube : http://www.youtube.com/watch?v=hbLgszfXTAY
  • [3]
    On peut, sur ce sujet, lire par exemple L’Apocalypse Cinéma, Peter Szendy, Capricci, 2012
  • [4]
    Voir p. 52.
  • [5]
    Voir p. 162.
  • [6]
    « We know the ecological catastrophe is possible, probable even, yet we do not believe it will really happen. » Slavoj Zizek, Living in the End Times, London, Verso, 2011, p. 328.
  • [7]
    « Nature’s Nation » selon l’expression de Perry Miller.
  • [8]
    Ce lien est fait par exemple par Captain John Smith en 1631.
  • [9]
    Voir p. 9.
  • [10]
    Voir p. 10.
  • [11]
    Voir p. 20.
  • [12]
    Voir p. 25.
  • [13]
    Par opposition à l’apokalyptique (dé-couvert), l’objet kalyptique est celui qui a disparu de la narration apocalyptique, et dont la perte entraîne le basculement de l’humanité vers la survie. Il est une constante du récit apocalyptique.
  • [14]
    Ainsi, le récit « l’oxygène a disparu subitement sur terre et les êtres vivants meurent tous asphyxiés » ne peut pas donner lieu à un plus ample développement apocalyptique, faute de substitution.
  • [15]
    Le fameux cliché apocalyptique des rayonnages dévastés d’un supermarché anonyme, page 26.
  • [16]
    Voir p. 41.
  • [17]
    On pense notamment à la découverte de la « réserve » de nourriture humaine vivante dans la « maison jadis grandiose ». Voir p. 102.
  • [18]
    Il faut lire, page 162 le « et » pour ce qu’il est grammaticalement : une conjonction de coordination, indiquant la simultanéité de deux événements, sans lien de causalité : « En ce temps-là déjà tous les magasins d’alimentation avaient fermé et le meurtre régnait sur le pays. »
  • [19]
    J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Points, 1983, p. 9.
  • [20]
    Voir p. 177 : « Ce que le petit venait de voir c’était un nourrisson carbonisé décapité et éviscéré en train de noircir sur la broche. »
  • [21]
    Le monde de l’après aurait pu être sec et brûlant, d’ailleurs la cendre s’y accumule et les feux s’y propagent encore, mais McCarthy a choisi de filer la métaphore liquide tout le long du roman.
  • [22]
    « Chacun des éléments a sa propre dissolution, la terre a sa poussière, le feu a sa fumée. L’eau dissout plus complètement. Elle nous aide à mourir totalement. » G.Bachelard, L’eau et les rêves, « Le complexe d’Ophélie », VII, éd. Poche, p. 107.
  • [23]
    Un animal sans dedans ni dehors, offrant à la vue son intérieur, inversant par son regard vide, ses yeux blancs, aveugles au monde et grouillant comme des œufs d’araignées, le rapport intérieur/extérieur.
  • [24]
    Voir p. 21.
  • [25]
    Parions que tout lecteur, interrogé sur ce qui, dans La Route, a pu lui faire horreur, citera immédiatement l’anthropophagie.
  • [26]
    Voir p. 72.
  • [27]
    Isabelle Sorente, Addiction générale, JC Lattès, 2011, p. 31.
  • [28]
    Tout élément possède sa statistique de disparition, des requins aux forêts, en passant par les hérissons ou les cellules humaines.
  • [29]
    Isabelle Sorente, op. cit., p. 31.
  • [30]
    Voir p. 139.
  • [31]
    Isabelle Sorente, op.cit., p. 51.
  • [32]
    Marc Crépon, Le consentement meurtrier, Éditions du Cerf, 2012, p. 14.
  • [33]
    Isabelle Sorente, op. cit., p. 51.
  • [34]
    « Malaise il y a dans une civilisation chaque fois que l’énergie de la vie demeure inemployée. » Michel Henry, La Barbarie, PUF, 1987, p. 181.
  • [35]
    Michel Henry, op. cit., p. 35.
  • [36]
    Idem.
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