Notes
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[*]
Chercheur au Centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
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[1]
Mikhaïl Dmitriev, Daniel Treisman, « The Other Russia. Discontent Grows in the Hinterlands », Foreign Affairs, vol. 91, n° 5, septembre-octobre 2012.
-
[2]
David Dean et al., « The Connected World: How Companies and Countries Can Win in the Digital Economy », The Boston Consulting Group, janvier 2012.
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[3]
Olga Kryshtanovskaya, « The sociological dimension of the protest movement in Russia », Valdai Discussion Club, 20 juillet 2012.
-
[4]
Ilya Kiriya, « The Culture of Subversion and Russian Media Landscape », International Journal of Communication, n° 6, 2012, p. 446-466.
-
[5]
Florian Töpfl, « Managing Public Outrage: Power, Scandal, and New Media in Contemporary Russia », New Media & Society, juin 2011.
-
[6]
Tatiana Kastouéva-Jean et Julien Nocetti, « Le LOL, nouvel avatar de la contestation en Russie », Les Échos, 8 novembre 2012.
-
[7]
Elena Kvochko, « Open Government a la Russe: How the Russian Government is Trying to Modernize », Forbes.com, 12 novembre 2012.
-
[8]
Entretien de l’auteur avec plusieurs experts russes, Moscou, juillet et octobre 2011.
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[9]
Isaac Asimov (1920-1992) est un écrivain russe naturalisé américain surtout connu pour ses ouvrages de science-fiction, qui s’est notamment intéressé à la cybernétique et à la robotique.
-
[10]
Julien Nocetti, « e-Kremlin : pouvoir et Internet en Russie », Ifri, Russie.Nei.Visions, n° 59, avril 2011.
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[11]
Bobo Lo, Lilia Shevtsova, « A 21st Century Myth: Authoritarian Modernization in Russia and China », Carnegie Moscow Center, 2012.
1La séquence électorale 2011-2012 en Russie a mis un terme à quatre ans d’incertitudes sur le rôle et la place de Vladimir Poutine dans le système politique russe. En se faisant réélire pour un troisième mandat, après la parenthèse Dmitri Medvedev (2008-2012) durant laquelle il a occupé le fauteuil de Premier ministre, Poutine est revenu au Kremlin en annonçant publiquement son retour comme une évidence, planifiée de longue date par les deux hommes. L’événement a marqué un tournant pour une frange de la société russe.
2Les élections législatives puis présidentielles ont confirmé les brusques évolutions du rapport entre l’appareil d’État et des segments de la société, à tel point qu’on se demande si la « verticale du pouvoir », longtemps incarnée par Poutine, résistera à la fulgurance des réseaux sociaux et d’Internet.
3En effet, moins sensible aux faux-semblants d’un pouvoir qui n’a guère été habile, au cours de ces dernières années, dans ses opérations de communication, la frange connectée de la population russe s’est saisie des nouveaux médias dans un but contestataire. Le glissement d’une partie substantielle de la vie politique russe vers Internet illustre une évolution majeure dans une société qui n’accepte plus le statu quo de la « décennie Poutine » et aspire à un mode de gouvernance plus ouvert et moins intrusif.
Crise économique et maturité politique
4En effet, si le « contrat social » noué tacitement au début des années Poutine – qui prévoyait stabilité politique et croissance économique contre un rétrécissement des libertés publiques – a fonctionné près de dix ans, il est devenu insoutenable avec la conjonction de plusieurs facteurs.
5La crise économique mondiale survenue en 2008, qui s’est durement répercutée en Russie, a cristallisé le mécontentement de la population, en particulier des classes moyennes et supérieures. Par conséquent, une part non négligeable des Russes est devenue plus attentive aux décisions prises par les autorités politiques [1]. En particulier, la désillusion quant à la redistribution des richesses pétrolières et gazières, ajoutée à l’exaspération populaire grandissante de la corruption de ces mêmes dirigeants, fédérale comme locale, alimentent un fond global négatif envers les autorités. Ce ressentiment, les réseaux sociaux et les blogs permettent de l’exposer sur la « place publique » en obtenant une résonance significative.
6Car, en parallèle, les technologies de l’information et de la communication (TIC) se sont développées de façon spectaculaire en Russie. Si le pays compte plus de 60 millions d’internautes en 2012, ceux-ci devraient être 100 millions en 2016, soit près de 71 % de la population russe connectée (contre 37 % en 2010) avec l’une des plus fortes croissances mondiales [2]. L’usage du téléphone mobile avec accès à Internet se répand d’autant plus rapidement que le coût de son développement s’avère bien moindre que la construction d’infrastructures numériques, notamment dans les régions reculées de la Fédération (Grand Nord, Sibérie orientale et Caucase).
7Cette pénétration du numérique s’est produite alors que les autorités raffermissaient leur contrôle sur les médias traditionnels comme la télévision, la radio et, dans une moindre mesure, la presse écrite. Ouvrant un espace intermédiaire, Internet a ainsi brisé le quasi-monopole du pouvoir sur l’information tout autant qu’il a modifié la lecture de l’information par les Russes.
Russie de l’Internet versus Russie de la TV
8Ces deux constats sont particulièrement frappants lorsqu’on compare le clivage qui s’est formé entre les segments de la population s’informant exclusivement via la télévision et ceux pour qui Internet représente un canal alternatif. Avant même les élections législatives, les incendies géants de l’été 2010 avaient révélé que la télévision restait au cœur d’un paysage médiatique étroitement contrôlé par les autorités. Les reportages montrant Vladimir Poutine aux commandes d’un hydravion ou dialoguant avec une population excédée dans les régions sinistrées ont fait l’objet d’une large couverture télévisuelle, alors que les initiatives des blogueurs n’ont jamais été mentionnées dans les reportages.
9De plus en plus se fait jour une polarisation entre les communautés virtuelles et réelles. Certains observateurs n’hésitent plus à parler de l’opposition entre une « nation télévisée » et une « nation Internet » [3]. La première regrouperait l’électorat de Poutine, composé en majorité de travailleurs (tout particulièrement issus des industries de l’énergie et de la défense) et de retraités ; alors que la seconde se compose essentiellement d’une population jeune, urbaine et éduquée. La télévision, qui offre une lecture des événements politiques largement inféodée au Kremlin, reste le média incontournable en Russie. Son auditoire se déplace davantage pour voter que les jeunes urbains, qui constituent le noyau dur de la blogosphère active.
10Se pose ainsi le problème de l‘« étanchéité » de l’outil télévisuel aux événements nés sur Internet ou révélés par ce biais. Les autorités cherchent naturellement à maintenir le fossé existant entre les agendas, pour l’heure incompatibles, de ces deux médias.
Sphère publique 2.0
11Parfois, cependant, le discours présent sur les blogs et les réseaux sociaux fait son apparition dans la sphère publique « officielle », comme c’est le cas d’affaires de corruption révélées par des internautes. L’idée selon laquelle la blogosphère servirait de substitut à la sphère publique en Russie tend à se répandre, même si la notion de sphère publique n’a jamais existé en Russie dans l’acceptation habermassienne du terme [4].
12Le rôle de la blogosphère russe est même parfois comparé à celui des cercles littéraires au xixe siècle ou aux médias indépendants qui ont essaimé dans la Russie des années 1990. En effet, une attitude négative envers les institutions étatiques caractérise la société, alors que l’atomisation sociale conduit les Russes à se reposer davantage sur leur réseau personnel pour s’informer et s’entraider. L’émergence des nouveaux médias (blogs, réseaux sociaux, micro-blogs) prolongerait ainsi ces caractéristiques intrinsèques à la société russe en permettant aux internautes de se mobiliser autour de causes citoyennes.
13Ainsi fleurissent les blogs dénonçant la corruption ou l’incurie des élites, qui contribuent à faire circuler une information « de première main » sur des cas d’abus de pouvoir, d’injustice administrative, photos et vidéos à l’appui. Les projets de sites collaboratifs (sur le principe du crowdsourcing) se multiplient, en invitant chaque internaute à répertorier une fraude, un feu de forêt négligé par les autorités, etc. La blogosphère citoyenne aborde largement le terrain écologique, en particulier depuis la polémique née de la construction d’une autoroute traversant un espace naturel protégé au nord de Moscou. La mobilisation pour la sauvegarde de cette zone forestière s’est en grande partie structurée sur la blogosphère. Des ONG environnementales, à l’instar de Bellona, se sont rapidement saisies des outils numériques pour faire connaître leur cause ou leurs revendications en matière de protection de l’environnement, même si leurs cibles (grandes entreprises, autorités politiques) se placent volontiers dans une logique de contre-offensive en recourant à des agences d’e-influence.
14Quoi qu’il en soit, dans les situations extrêmes, les blogueurs sont les premiers à répandre la nouvelle et à agréger l’information. Le rôle des blogs et des micro-blogs, comme Twitter, a ainsi été prédominant dans la couverture médiatique des attentats du métro de Moscou en mars 2010 ou des incendies dévastateurs l’été de la même année. D’une certaine manière, Internet sert aussi de dernier recours dans des situations désespérées, comme en témoigne le recours de plusieurs policiers à la plate-forme de partage de vidéos YouTube pour dénoncer la corruption au sein de leur hiérarchie, ou les manifestations d’automobilistes révoltés contre l’indécence du comportement routier des voitures officielles [5].
15Les actions de mobilisation classique, comme les manifestations, sont repensées et adaptées à l’ère des réseaux et aux spécificités culturelles russes. Des actions d’un genre nouveau comme les happenings, les flash mobs, les performances publiques et humoristiques se multiplient sur le territoire de la Fédération, que les outils numériques permettent d’amplifier de manière inédite. La dérision contestataire se porte ainsi mieux que jamais dans la Russie de 2012 : la réaction sur les réseaux sociaux russes à la moindre faille des autorités est instantanée. En septembre dernier, le vol de Poutine en ULM « guidant » de jeunes oies sauvages en a été une illustration parfaite : photos truquées, jeux de mots et petites phrases assassines s’échangeaient tous azimuts en ligne [6]. Cela sous le « regard » de personnalités historiques russes comme le Tsar Nicolas II, Lénine ou encore Tolstoï, tant il est vrai que sur Twitter, les comptes parodiques rencontrent un franc succès. Au-delà de ses fonctions traditionnelles, la dérision permet aussi, d’une certaine manière, de contourner la série de lois restrictives votées l’été dernier. Ainsi, après l’adoption de la loi qui pénalise la diffamation, les adeptes de Twitter se plaisent-ils à recourir à des messages exagérément flatteurs, ce qui les rend peu crédibles tout en laissant entendre le contraire.
Une nouvelle forme de gouvernance
16En renouvelant les modalités de l’action collective, Internet aurait ainsi permis d’inventer de nouvelles combinaisons entre la société russe et ses instances politiques. Qu’il s’agisse d’effectuer en ligne des démarches administratives ou de suggérer et discuter des propositions de loi – activités encouragées sous la présidence de Medvedev –, Internet catalyse une nouvelle forme de gouvernance dont l’impact politique et social futur reste pour l’instant difficilement perceptible.
17Ainsi en va-t-il du mouvement open data, qui consiste à diffuser des données publiques brutes et préconise une libre circulation, pour tous et chacun, sans restriction de droits d’auteur, brevets ou autres mécanismes de contrôle. Ces plates-formes « démocratisant la démocratie » émanent essentiellement de la base : l’explosion récente de l’Internet mobile a permis le foisonnement d’applications « citoyennes », comme la géo-localisation de tel service ou l’accès à des rapports de fraudes électorales ou d’abus policiers, etc. Outil de bonne gouvernance, Internet est aussi utilisé à des fins de gestion de crise. En témoigne le succès de la plateforme Ushahidi, qui développe des logiciels open source recueillant les informations venues du public dans des situations de désastre pour les visualiser et aider à coordonner les secours.
18Bien sûr, il est amplement prématuré de parler de « wikidémocratie » dans un système politique qui reste fondamentalement semi-autoritaire. Ce qui est certain est que l’environnement politique apparaît de moins en moins familier pour des dirigeants russes plus habitués à un mode de gouvernance vertical, qui contraste avec l‘« horizontalité » et la créativité de l’univers sans hiérarchie d’Internet. Autrement dit, les autorités n’ont eu d’autre choix que de s’adapter au numérique.
Comment les autorités s’adaptent-elles ?
19Sur ce point, les dirigeants ne sont bien guère restés insensibles au développement et à l’utilisation militante d’Internet. Cependant, loin de censurer massivement ce média, elles se sont consciencieusement appliquées à « souffler le chaud et le froid » à son égard, n’hésitant pas à entrer dans une logique de nuisance envers les internautes manifestant des velléités contestataires, surtout depuis la réélection de Vladimir Poutine.
20Néanmoins, l’approche jusque là privilégiée par le Kremlin reste l’exploitation de la richesse des possibilités offertes par le numérique. La « démocratie ouverte » (open government) est ainsi mise en avant par Dmitri Medvedev et reflète un souhait d’impliquer les citoyens dans la prise de décision via la consultation sur des thématiques publiques. Premier ministre depuis mai 2012, Medvedev a nommé un « ministre de la Démocratie ouverte », l’entrepreneur milliardaire Mikhaïl Abyzov, chargé de nouer le dialogue avec une classe moyenne de plus en plus mécontente. Selon les données du ministère, son site web aurait été visité à plus d’un million de reprises par des internautes qui ont déposé au total près de 37 000 suggestions et commentaires [7]. Pour les autorités, l’enjeu est de recueillir un feedback, autrement dit une remontée d’informations, sur les préoccupations et les attentes des citoyens russes. Ce projet du ministère des Télécommunications, qui lancera un site en mai 2013, vise à publier des initiatives citoyennes. Le but annoncé est de perfectionner la gestion publique, en portant la part des Russes satisfaits par les services publics à 90 % d’ici 2018. L’objectif est ambitieux lorsqu’on connaît la profonde défiance des Russes envers leur administration.
21Les sceptiques avancent que la multiplication des projets de l’État en ligne traduit une certaine incompréhension d’Internet, l’État semblant croire que la technologie résoudra les problèmes de gouvernance de la Russie. Cette approche affirme que la technologie créera une nouvelle « verticale de gouvernance » en réduisant au final la gouvernance du pays à la gestion d’une application iPad [8].
22Sans aller vers de tels scénarios, que n’aurait pas reniés l’écrivain Isaac Asimov [9], les autorités ont fait preuve d’un pragmatisme certain quant à la popularité exponentielle d’Internet. Elles s’accommodent fort bien des possibilités d’interactions illimitées offertes par celui-ci et considèrent que les blogueurs vivent dans un monde parallèle et inoffensif – du moins tant que son utilisation militante n’est pas couplée à celle de la TV. Plus concrètement, les réseaux sociaux seraient utilisés par les dirigeants comme un moyen de canaliser les opinions critiques tout en conservant intact un système politique semi-autoritaire. Créer un groupe sur Facebook sur telle catastrophe écologique en Russie n’est guère susceptible de mobiliser les masses pour l’instant. La priorité de l’exécutif est d’éviter toute « brèche » sur Internet : contenir les critiques à l’égard du pouvoir en ligne apparaît comme l’approche privilégiée jusque là. Or, les manifestations de l’hiver 2011-2012 ont fait apparaître une séparation moindre entre les mobilisations sur Internet et dans la rue.
23Les cyber-attaques se sont alors multipliées, visant des sites d’informations indépendants et d’opposants, des blogs critiques à l’égard du pouvoir et les plates-formes les hébergeant, comme LiveJournal, la plus populaire en Russie. Attribuées à des organismes de jeunesse pro-Kremlin, qui les ont justifiées par une démarche « patriotique », ces actions de nuisance traduisent volontiers une logique de « forteresse assiégée » mobilisée à chaque fois que l’exécutif perçoit une remise en cause de sa légitimité.
24Plus globalement, le rapport des autorités russes à l’égard du numérique traduit une réelle polarisation entre les cyber-conservateurs, généralement issus des « structures de force » (services de renseignement, armée, etc.) et une génération davantage « techno-compatible » car plus jeune et ouverte sur l’Occident. Au fond, pour les dirigeants russes, maîtriser leur cyberespace est devenu un enjeu de stabilité interne et de légitimité politique. Apprivoiser Internet plutôt que s’y heurter frontalement, dans un contexte de contestation croissante, apparaît comme la stratégie des responsables politiques. D’un côté, Poutine tente d’adopter une approche précautionneuse envers les internautes, multipliant dans ses discours les références à Internet. D’un autre côté, il n’a pas hésité depuis son élection à faire adopter une cascade de lois répressives. Par exemple, une « liste noire » de sites soupçonnés d’inciter à la pédopornographie est entrée en vigueur en novembre dernier, et il est question d’identifier les internautes via leur passeport avant de s’inscrire sur les réseaux sociaux. De façon surprenante, 63 % des Russes seraient favorables à une censure d’Internet, selon un sondage du Centre Levada réalisé en octobre 2012.
25En outre, les spin doctors ? ces experts en « technologies politiques » proches du Kremlin – se sont emparés du numérique, tel Konstantin Kostin, ancien haut responsable de l’administration présidentielle. Au sein de la nouvellement créée Fondation pour le développement de la société civile, il a publié un rapport avertissant de la pénétration de l’Internet russe par des acteurs économiques étrangers et mettant en garde contre toute manipulation des prochaines échéances électorales par le biais des réseaux sociaux. Citons également Alexeï Tchadaïev, ancien idéologue du parti au pouvoir Russie unie, qui a théorisé une « démocratie directe d’Internet », sorte de réactualisation des « démocratie dirigée » et « démocratie souveraine », deux termes proposés au début du deuxième mandat de Poutine pour justifier le processus de renforcement de l’autoritarisme du régime. Force est de constater que certaines de ses suggestions ont été adoptées, comme le développement des logiciels libres dans les administrations ou l’évaluation électronique des performances des hauts responsables politiques.
26En parallèle, les hommes politiques sont incités à se rendre davantage visibles et actifs sur les plates-formes les plus populaires. Des parlementaires aux gouverneurs des régions, cette ruée vers Internet est le plus souvent intéressée : d’une part, les politiques tendent à s’en servir comme outil promotionnel ; d’autre part, ceux-ci cherchent surtout à exprimer leur loyauté à l’égard du Kremlin, suivant en cela une tradition de mimétisme profondément ancrée dans le comportement des hommes politiques russes [10].
Internet, accélérateur des mutations de la Russie
27En modifiant profondément les échanges entre les autorités publiques et la société civile, Internet catalyse des évolutions politiques, sociales et économiques majeures dont on est encore loin de percevoir les implications sur le système politique et la société russes. Deux certitudes, cependant, pour conclure cette analyse.
28La première est qu’Internet tend à jouer un rôle d’« accélérateur » des transformations de la Russie. Cette approche optimiste souligne le développement de nouvelles formes politiques par ce biais. Une personnalité comme Alexeï Navalny tente précisément ce pari, en contraignant les autorités politiques et les milieux économiques à rendre des comptes via un décodage permanent et collaboratif grâce aux outils numériques. De manière certaine, Navalny a su ouvrir une brèche dans la vie politique russe et se distancer des opposants traditionnels au pouvoir, trop liés aux années 1990, par l’alliance d’un thème fédérateur – la lutte anti-corruption, lancée en ligne –, d’un slogan contre le parti au pouvoir qui a fait florès (« parti des escrocs et des voleurs ») et d’interventions médiatiques étudiées.
29La seconde est que Vladimir Poutine devra apprivoiser Internet s’il veut parvenir à la fin de son troisième mandat présidentiel, prévue en 2018. Pour se maintenir au pouvoir et freiner l’érosion de son socle de popularité, Poutine devra apporter des réponses politiques, mais surtout s’habituer à être ouvertement contesté. Le supportera-t-il ? Il pourrait aussi bien siffler la fin de la récréation, au risque d’un durcissement, que tolérer des zones de contestation diffuse. En aucun cas le président ne peut dorénavant nier l’influence d’Internet dans l’émergence de nouveaux comportements politiques que ni le parti au pouvoir, ni les organismes de jeunesse lui étant affiliés ne parviendront à canaliser. Arrivé au pouvoir suprême en 2000, il a forgé un système lui permettant de se projeter sur une génération jusqu’en 2024. Cet horizon semble désormais bien difficile à atteindre : l’Internet russe, relayé par les manifestants, a sonné le glas de ses espoirs d’une « génération Poutine » le soutenant envers et contre tout. Le président s’est aujourd’hui coupé des segments les plus dynamiques de la société, qui fustigent son immobilisme et son ambivalence fondamentale. Clé de voûte d’un système oligarchique corrompu, il n’incarne plus l’élan modernisateur [11]. En bonne logique, il devrait sur-jouer le rôle de stabilisateur paternaliste sans lequel le pays risquerait chaos et anarchie. De manière certaine, la Russie s’est profondément transformée au cours des treize dernières années à la faveur d’une forte croissance et d’une politique de redressement national. Vladimir Poutine porte aujourd’hui ce bilan, mais peine à saisir les aspirations et la complexité croissante de la société russe. Via Internet, cette dernière accélère son apprentissage politique, tout en modifiant son rapport aux différents types de pouvoirs. Non spécifique à la Russie, cette évolution est générationnelle. Il reste à savoir si Poutine la saisira.
Notes
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[*]
Chercheur au Centre Russie/NEI de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
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[1]
Mikhaïl Dmitriev, Daniel Treisman, « The Other Russia. Discontent Grows in the Hinterlands », Foreign Affairs, vol. 91, n° 5, septembre-octobre 2012.
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[2]
David Dean et al., « The Connected World: How Companies and Countries Can Win in the Digital Economy », The Boston Consulting Group, janvier 2012.
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[3]
Olga Kryshtanovskaya, « The sociological dimension of the protest movement in Russia », Valdai Discussion Club, 20 juillet 2012.
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[4]
Ilya Kiriya, « The Culture of Subversion and Russian Media Landscape », International Journal of Communication, n° 6, 2012, p. 446-466.
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[5]
Florian Töpfl, « Managing Public Outrage: Power, Scandal, and New Media in Contemporary Russia », New Media & Society, juin 2011.
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[6]
Tatiana Kastouéva-Jean et Julien Nocetti, « Le LOL, nouvel avatar de la contestation en Russie », Les Échos, 8 novembre 2012.
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[7]
Elena Kvochko, « Open Government a la Russe: How the Russian Government is Trying to Modernize », Forbes.com, 12 novembre 2012.
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[8]
Entretien de l’auteur avec plusieurs experts russes, Moscou, juillet et octobre 2011.
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Isaac Asimov (1920-1992) est un écrivain russe naturalisé américain surtout connu pour ses ouvrages de science-fiction, qui s’est notamment intéressé à la cybernétique et à la robotique.
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[10]
Julien Nocetti, « e-Kremlin : pouvoir et Internet en Russie », Ifri, Russie.Nei.Visions, n° 59, avril 2011.
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[11]
Bobo Lo, Lilia Shevtsova, « A 21st Century Myth: Authoritarian Modernization in Russia and China », Carnegie Moscow Center, 2012.