Études 2012/12 Tome 417

Couverture de ETU_4176

Article de revue

Cinéma

Pages 688 à 696

Notes

English version

Les Hauts de Hurlevent d’Andrea Arnold. Film italien (2 h 08), avec Solomon Glave, Shannon Beer, James Howson, Kaya Scodelario... sortie le 5 décembre

1De l’Anglaise Andrea Arnold, on garde surtout en mémoire son précédent long métrage, Fish Tank (2009), les quatre cents coups d’une « Rosetta » britannique que sa mère élève seule, filmés avec une caméra mobile qui ne la quitte pas d’une semelle. Un cinéma des sens et des sentiments qui ne dédaignait pas, en de rares touches bien senties, de faire dériver le film social vers le conte initiatique. Devant la prégnance des sensations dans la mise en scène des Hauts de Hurlevent, on se dit que la réalisatrice, qui n’avait jusque-là travaillé que sur des scénarios originaux, ne s’est que peu souciée de la question de l’adaptation. On lui sait gré de n’avoir tiré du roman d’Emily Brontë – plus exactement de sa première moitié – que ce qui, à l’évidence, rencontrait ses propres préoccupations : véhémence adolescente, difficultés matérielles, puissance sensorielle d’un rapport au monde et à la nature qui ne s’embarrasse pas de mots.

2Toute la première partie du film saisit par sa capacité à emporter le spectateur sur la haute colline où monsieur Earnshaw, malgré ses deux domestiques, mène avec ses deux enfants une vie rude, les pieds dans la boue. Par une nuit pluvieuse, ce veuf ramène un orphelin trouvé dans les rues de Liverpool. En bon chrétien, il s’enquiert de l’élever?; une relation fraternelle et tendre se noue entre sa fille Catherine et celui qu’il a baptisé Heathcliff. Mais le père meurt et son fils, devenu maître à la maison, se met à le maltraiter. En choisissant un jeune acteur métis (Solomon Glave, remarquable alors qu’il n’est pas comédien professionnel), Andrea Arnold peut sembler opportuniste?: cherche-t-elle à tirer un récit du xixe du côté d’une mixité toute contemporaine?? En réalité, le texte de Brontë suggère que Heathcliff est étranger?: « Ta mère est-elle une princesse indienne et ton père l’empereur de Chine?? », lui demande la servante des Earnshaw, probable allusion à la couleur de sa peau. Le goût d’Arnold pour les plans rapprochés et les travellings dans les herbes hautes donne à la relation entre les deux adolescents une dimension à la fois sensuelle et cosmique, alliant délicatesse et grandeur. Quand Heathcliff apprend que Cathy va épouser un riche voisin, il s’arrache à cette terre et à son seul amour, le jeune métis emportant avec lui l’enfance même, l’innocence de cet âge durant lequel leur passion était préservée parce que pas encore nommée.

3Hélas, c’est le film lui-même qui perd quelque chose dans cette ellipse de plusieurs années. Pour camper les mêmes héros plus âgés, Arnold change d’acteurs. L’attachement profond qu’elle avait créé pour les précédents tenait beaucoup à la fraîcheur âpre qui émanait des visages et des attitudes corporelles des débutants. Une fois Cathy mariée et Heathcliff de retour, nous voici projetés en terrain cinématographique familier, celui des innombrables adaptations de la littérature austenienne. Plus généralement, le dialogue et le récit prennent le pas sur un cinéma des sens qui faisait toute la force de la première partie. Andrea Arnold semble avoir « désinvesti » ce qui redevient un classique de la littérature.

4Reste un dessin que les tout jeunes héros avaient apposé sur la porte de leur chambre commune, pièce désormais nue et poussiéreuse où s’effondre, accablé de douleur, celui qui, sans doute échappé d’un bateau négrier du port de Liverpool, est toujours resté un intrus sur les Hauts de Hurlevent.

5Charlotte Garson

Tabou de Miguel Gomes. Film portugais (1 h 50) avec Teresa Madruga, Laura Soveral, Ana Moreira, Henrique Espirito Santo… sortie le 5 décembre

6Revenu d’ailleurs?: c’est l’impression procurée par la découverte du troisième long-métrage de Miguel Gomes. Habité par les fantômes du passé – historique (la période coloniale portugaise) et cinématographique (le muet, Murnau…) –, Tabou est rempli de passages, strates et correspondances. L’image s’inscrit dans un format carré, celui des temps primitifs et classiques du 7e art, tandis que Miguel Gomes fait le choix de filmer en pellicule. Un prologue muet sonorisé, mis en musique par les notes naïves d’un piano, nous plonge dans ce que l’on imagine être une terre africaine australe portugaise. Le présent est envahi par ce passé furtivement mis en scène?; la partie contemporaine en partage d’ailleurs le noir et blanc, moins âpre et plus net?; on passe de la pellicule 16 mm au 35 mm, avec moins de grain.

7Aurora est une vieille femme acariâtre dont le monde s’est réduit à une voisine habitée par le Bien (Pilar) et une domestique noire qu’elle croit possédée par le Mal (Santa, qui s’adonnerait à la pratique du vaudou). Entre la maîtresse et son obligée, on sent poindre les atavismes coloniaux de la domination pour la première, et le ressentiment de l’avoir été pour la seconde. Une absente fait pression sur le récit?: Maya, la fille d’Aurora. Dans ce premier chapitre, intitulé « Paradis perdu », les jours d’une fin d’année s’égrènent et conduisent à la mort d’Aurora. En guise de dernière volonté, elle livre son « Rosebud ». Un nom?: Gian Luca Ventura?; cet homme détient une histoire qui ouvre la porte d’une seconde partie?: « Paradis ». Trouvé par Pilar et Santa selon le vœu de la défunte, Ventura devient la seule voix à prendre en charge le récit?: « Aurora avait une ferme en Afrique au pied du Mont Tabou… »

8Sorte de chercheur ès narration cinématographique, comme il le fut dans son film précédent (Ce cher mois d’août, 2008), Miguel Gomes brise et plie son récit en son centre. Dans le patio lumineux d’un centre commercial singeant les tropiques, la jungle se fait entendre, un toucan est juché sur une branche. Puis un raccord extraordinaire nous projette un demi-siècle auparavant, où l’on retrouve le régime d’images du prologue?: retour au muet sonore. Ce moment de cinéma troublant nous fait accéder à un drame sentimental sur fond de triangle amoureux intégrant la jeune Aurora, belle, bien née et mariée. Si l’on replie cette seconde partie sur sa précédente, l’effet de surimpression fait quitter à la première ses abords secs et austères, l’alimente a posteriori du tourbillon des sentiments et des affects d’une jeunesse trop insouciante pour entendre venir le bruit de la révolte et le vent de l’histoire africaine. Toute la beauté de Tabou réside dans le fait qu’aucune de ses virtuosités et fantaisies narratives ou visuelles ne tombe dans l’affèterie. Au contraire, elles nourrissent l’ensemble d’une veine romanesque que le cinéma atteint rarement, au sein d’un étonnant entrelacs de poétique et de politique. Quant à l’usage du muet sonore, il permet de retrouver la quintessence de l’émotion d’une narration par l’image, parvenant, par exemple, à formuler le trouble amoureux par de simples échanges de regards. Séquence tout à fait magnétique lorsque Ventura rencontre pour la première fois Aurora?; au terme de leur idylle, il n’y aura plus de paradis. Mais il faut y avoir été pour savoir qu’on l’a perdu.

9Arnaud Hée

Après mai d’Olivier Assayas. Film français (2 h 02 ) avec Clément Métayer, Lola Creton, Carole Combes… dans les salles

10Présenté par Olivier Assayas comme un prolongement de L’Eau froide (1994), premier film de son œuvre dans lequel s’affirmait une veine autobiographique, Après mai s’envisage aussi selon la perspective spectaculaire ouverte par Carlos (2010), fresque internationale de cinq heures sur le militant/terroriste éponyme. Comment concilier l’intime et l’histoire (celle des années 70), le portrait d’un individu qui se forme et d’un groupe qui se défait?? Mais, aussi bien, comment raconter une histoire proche de la sienne dans un film au budget conséquent?? Telles sont, sans doute, les questions qui ont dû travailler le réalisateur, et auxquelles il n’est pas tout à fait parvenu à répondre.

11« 1971, pas loin de Paris. » Gilles grave le « A » d’anarchie sur sa table de classe. À peine la fin des cours sonnée, il se précipite à la grille du lycée pour vendre un fanzine. Au passage, une manifestation, interdite par la préfecture, s’organise. Celle-ci sera sévèrement réprimée, dans une scène au découpage précis et au montage vif. Assayas varie les rythmes, alterne la parole et l’action, l’ample et le réduit, menant cette entame de récit avec aisance. Il y a néanmoins déjà présents certains des éléments qui vont alourdir Après mai?: un goût de la reconstitution qui n’est pas loin de figer chaque plan en chromo, et une pesante volonté d’exhaustivité transformant les personnages en autant de cas représentatifs.

12Dans la petite bande de lycéens, chacun aura son destin bien typé?: l’ouvrier-militant, la secrétaire de cinéastes eux aussi militants, l’artiste en voie de ratage, etc. Le potentiel feuilletonesque, avec ses échappées vers les personnages secondaires, se trouve en réalité le plus souvent réduit à une opposition simple et, comble pour un film sur les années 70, jamais dialectisée, entre « politique » et « esthétique ». Après mai est pour partie une liquidation de Mai 68, notamment de la possibilité d’un cinéma politique, grossièrement caricaturé comme une combinaison de films médiocres et de jargon périmé. Le seul à qui seront donnés un avenir et une échappée hors de cette période de lendemains qui déchantent est Gilles, double du cinéaste tout entier voué au « Beau ».

13Un fil, néanmoins, se trame à cette « histoire générale » et la fait résonner avec mélancolie?: l’amour de Gilles et de Laure. Il offre au film ses plus belles séquences, lyriques et sensuelles, qu’elles soient de séparation ou de retrouvailles. Assayas poursuit alors une idée que l’on trouvait déjà dans l’une de ses meilleures œuvres, Irma Vep (1996), ode à l’actrice Maggie Cheung et aux pouvoirs du cinéma. Celui-ci apparaît comme le seul moyen d’aimer l’autre, de le garder proche, faisant de l’écran un linceul qui à la fois atteste de la séparation et maintient la mémoire vive. Dommage qu’Assayas s’en serve également pour étouffer ces années révolutionnaires et en faire un joli cadavre.

14Raphaël Nieuwjaer

Les lignes de Wellington de Valeria Sarmiento. Film franco-portugais (2 h 31) avec Nuno Lopes, Soraia Chaves, John Malkovich… dans les salles

15Ne pas prêter trop d’attention au casting?: l’affiche des Lignes de Wellington annonce une pléiade d’acteurs célèbres… dont la plupart n’auront droit qu’à une scène et quelques répliques, dans un film de plus de deux heures et demie. Valeria Sarmiento affirme s’être moins intéressée aux états d’âme des chefs de guerre qu’aux trajectoires plus obscures des sans-grades. Wellington (John Malkovich), et dans le camp adverse Masséna (Melvil Poupaud), restent relativement en retrait?; la cinéaste préfère suivre les pas de Francisco Xavier, le soldat impulsif, Pedro de Alencar, le jeune officier racé, ou encore Bordalo, le républicain sceptique qui a fini par déserter l’armée française. Et par la suite ceux d’une prostituée pleine de ressources, d’une jeune Anglaise entreprenante, d’une nonne dévouée, réalisant un film choral qui retrace les aventures d’une dizaine de personnages importants, d’une première victoire sur les troupes de Napoléon à l’évacuation finale du pays par celles-ci, après une période de repli de l’armée et de la population portugaises.

16S’il est un film qui peut venir à l’esprit, c’est bien Les Mystères de Lisbonne, de Raoul Ruiz, qui obtint il y a deux ans les faveurs méritées de la critique. Entre-temps, celui-ci est décédé, après avoir réalisé un ultime film (La Nuit d’en face) et commencé la préparation de celui-ci. C’est son épouse, cinéaste elle-aussi, qui a repris les choses et mené à bien le projet. L’on retrouve, sans surprise, la patte de l’avant-dernier Ruiz?: les tribulations des soldats de Wellington rappellent fortement, par leur caractère feuilletonesque, les épreuves que les personnages des Mystères de Lisbonne avaient à affronter. Même sens du foisonnement, même goût d’une littérature populaire du xixe siècle dont Dumas serait le meilleur représentant – mais Hugo, Stendhal, sont aussi présents.

17Le résultat se distingue néanmoins à plusieurs titres. Plus linéaire, moins échevelé que le film de Ruiz, il revêt bien une dimension picaresque, mais celle-ci est contrebalancée par la chronique des opérations militaires. Sobre, mais parvenant aussi à déployer un souffle épique, « à grand spectacle » même, pour le meilleur. À quoi s’ajoute, par moments, l’introduction d’un grotesque assez proche dans l’esprit de celui des films en costumes de Milos Forman, notamment le formidable et si sous-estimé Les Fantômes de Goya (2007), situé lui aussi au moment des guerres napoléoniennes. Il n’est pas lieu, dès lors, de regretter la prétendue fadeur de l’épouse du « maître »?: quelques effets en moins (ce qui n’est pas forcément plus mal), une flamboyance légèrement en sourdine, mais qui n’en opère pas moins, canalisée par les exigences du film historique. Documenté, sérieux, picaresque, épique, grotesque?: Les Lignes de Wellington se présente comme une parfaite synthèse des différentes possibilités du genre.

18Nicolas Truffinet

Les Invisibles de Sébastien Lifshitz. Documentaire français (1 h 55) dans les salles

19Les Invisibles rassemble des témoignages d’homosexuels français d’un certain âge, de milieux fort différents. Mais Sébastien Lifshitz, dont le beau premier film, Les Corps ouverts, date déjà d’une quinzaine d’années, se ne se contente pas d’y accumuler les entretiens. La simplicité de sa démarche initiale ne l’empêche pas de faire preuve d’une véritable ambition cinématographique, dont la première séquence pourrait être le programme. Les sons en sont d’abord un peu mystérieux?; bientôt nous comprenons ce que nous voyons?: équipés d’une pipette d’eau salée, d’une pince à épiler et de coton hydrophile, deux hommes aident un oisillon à naître, à survivre. Patience, méticulosité, attention portée à la fragilité?: il n’est pas interdit de voir ici une métaphore de l’écoute du cinéaste, qui a trouvé la fameuse « bonne distance », le graal de tout documentaire. Quant au montage, il dose avec justesse la parole et les lieux, le portrait et le paysage. La beauté de certains plans n’est pourtant pas là pour décorer?: l’esthétique, ici, porte un enjeu éthique. Chacun est réinscrit dans un environnement qui le définit sans le borner.

20Peut-être faut-il rappeler que ce film est le cousin éloigné d’un documentaire américain qui fit date il y a trente ans. Word Is Out

21[1] encourageait les homosexuels à se constituer en communauté en rompant le tabou. Hic et nunc, dans la France de 2012, il ne s’agit plus tant de permettre l’outing, de révéler son homosexualité?: depuis le temps, ces septua- ou octogénaires se sont mariés, séparés, ont même éventuellement eu des enfants, s’en sont expliqué avec leur famille… Ce n’est pas un hasard si ce film se concentre sur des trajectoires heureuses (du moins en définitive), des homosexuels qui n’ont, comme résume l’une d’entre elles, « pas de problème d’identité »?: la caméra ne leur sert pas d’outil introspectif, c’est à la société dans son entier qu’ils s’adressent, parce qu’ils y appartiennent pleinement. D’où peut-être le choix de ne pas donner leur nom de famille?: certains ont assumé à un moment donné des rôles de représentants de la cause féministe ou homosexuelle (on reconnaîtra Christian de Leusse ou Thérèse Clerc)?; d’autres ont toujours été des anonymes.

22L’ « invisibilité » du titre est donc double, et pas forcément négative, c’est sans doute la réussite du film que son sujet même (la vie amoureuse homosexuelle) soit à la fois embrassé et subsumé. Ainsi dans ces pans de quotidien entre Bernard et son compagnon plus âgé, tellement plus forts que ceux au cordeau du vieux couple d’Amour de Michael Haneke?; ou encore dans la séquence où la fille d’un chef de gare évoque le souvenir de son père devant la gare où elle a grandi – elle émeut plus encore que son équivalent dans une fiction. Dépasser le sujet, c’est accompagner chez les témoins une affirmation de soi dénuée de revendication communautariste. Plutôt que de bousculer la notion de normalité – décidément prisée depuis la dernière campagne présidentielle –, Les Invisibles dessine une normalité que, sans langue de bois, elle désigne comme plurielle.

23Charlotte Garson

Skyfall de Sam Mendes. Film américain (2?h?23) dans les salles

24Tout juste un demi-siècle d’existence pour James Bond et, légitimement, cette question?: comment bien vieillir?? Meilleur que la livraison précédente (Quantum of Solace), Skyfall s’inquiète d’un certain épuisement de la saga. D’abord en mettant James Bond face à ses limites physiques. Le corps fatigue à mesure que le temps passe. M. doit plaider la cause du MI6 avant de partir à la retraite, contrainte et forcée. Le service qui recrute les agents 00 est affaibli par un attentat et jugé obsolète par le gouvernement britannique. Enfin, cette réplique?: « Vous vous attendiez à un stylo qui explose?? », s’entend dire un Bond peu excité par ses nouveaux gadgets. Le vieux « Q » n’est plus. Il a été remplacé par un jeune « geek ».

25À l’issue d’une impressionnante course poursuite dans les rues d’Istanbul, Bond tombe comme un oiseau blessé. Le titre ne se contente pas d’annoncer cette chute. Il renferme un secret, un « Rosebud », quelque chose qui a trait à l’enfance de l’agent secret. Sam Mendes va là où personne n’était encore jamais allé. Aux origines, dans le ventre maternel de la saga. Tout à coup, le destin de l’orphelin Bond devient comparable à celui d’un Bruce Wayne-Batman perché sur les toits de Gotham City. L’affrontement au crépuscule avec Raoul Silva (Javier Bardem), un agent désavoué, confine à la lutte fratricide, avec M. comme mère tragique d’un bon et d’un mauvais fils. Depuis l’arrivée de Daniel Craig, la saga s’intéresse davantage aux affects et aux histoires personnelles. Avec Skyfall, elle prend des proportions mythologiques. Un James Bond historique.

26Nathan Reneaud

Au delà des collines de Cristian Mungiu. Film roumain (2?h?28) dans les salles

27Avec 4 mois, 3 semaines et 2 jours, lauréat de la Palme d’or en 2007, Cristian Mungiu avait frappé fort. Avec Au-delà des collines, il entend faire de même, mais autrement. C’est une œuvre que l’on peut qualifier d’assez empesée quand la précédente dégageait une vitalité et une nécessité rageuses. La mise en scène ne peut guère être en cause ici?: particulièrement les plans-tableaux savamment composés, d’une indéniable qualité picturale. Au-delà des collines renvoie aux histoires de couvents agités du xviie siècle, comme la fameuse affaire de Loudun qui se noua autour du père Urbain Grandier?: désirs coupables et frustration sexuelle. De retour d’Allemagne, Alina retrouve son amie d’enfance Voiticha qui vit recluse au sommet d’une colline dans une austère communauté monastique sous la férule d’un pope charismatique. D’abord présence extérieure, Alina devient ce ver dans le fruit qu’il s’agit d’exorciser?; rien moins que l’incarnation du mal, notamment du fait de l’ambiguïté amoureuse nouant les deux amies. Elle met aussi à mal le maître des lieux, présence masculine dans ce gynécée. Tout en s’ouvrant à la question du mysticisme, le cinéaste maintient le surnaturel dans une forme d’opacité matérialiste?; choix intéressant qui aurait pu produire une tension entre ces opposés. Mais cela finit par donner l’impression d’un (long) film qui ne se livre pas, comme s’il s’agissait pour Mungiu de la condition pour qu’une œuvre soit mystérieuse, complexe et puissante.

28Arnaud Hée

Tess de Roman Polanski. Film franco-britannique (2?h?51) ressortie restaurée le 5 décembre

29Académique, Tess?? Cela a été dit, entendu, à sa sortie en 1979. La première moitié se prête effectivement à ce reproche. Polanski suit de près la trame du roman de Thomas Hardy?: Tess, fille de fermiers anglais, apprend qu’elle pourrait descendre en réalité d’une famille noble, et vient s’installer chez ce « cousin » dont elle vient de découvrir l’existence. Il est charmé, parvient à ses fins, elle tombe enceinte. De retour chez ses parents, elle donne le jour à un enfant qui meurt peu de temps après. Soit une intrigue simple, rectiligne, que le cinéaste suit avec application, sans faute de goût mais sans inspiration particulière non plus.

30Et puis, passée une belle ellipse, le récit reprend?: plus sinueux, plus mélodramatique. Tess se voit ballotée entre protecteurs et amants ambigus, cruels ou repentis. Comme si la première heure n’avait finalement rempli qu’une fonction d’exposition, moyen pour le cinéaste de présenter un univers dans lequel il se promène désormais avec une parfaite aisance. Le lieu même s’en voit transformé?: la campagne anglaise du xixe siècle devient un décor stylisé, proche de l’abstraction par endroits, dans lequel l’héroïne se confronte à des épreuves extrêmes?: l’amour, la misère, la richesse, le film prenant alors une dimension initiatique. C’est beau, fort, extrêmement brillant?: une des deux ou trois réussites majeures d’un cinéaste par ailleurs souvent surestimé.

31Nicolas Truffinet

Être là de Régis Sauder. Documentaire français (1?h?37) dans les salles

32La maison d’arrêt des Baumettes à Marseille possède, chose rare, un service psychiatrique interne. Avec un sens aigu de la stylisation documentaire (pas question pour lui de faire comme s’il ne s’agissait que d’enregistrer), Régis Sauder fait la chronique de cette présence soignante au cœur du chaos. En choisissant de ne filmer que des femmes – ergothérapeute, psychologue, psychiatre… – et de laisser les détenus hors-champ (on entend leur parole face à elles, sans les voir), le réalisateur du remarqué Nous, princesses de Clèves ménage un espace d’écoute, de réflexion, de doute même. Face à la violence des actes commis par les prisonniers et à leur souffrance psychique, le personnel soignant résiste à la maladie mentale coriace et récalcitrante, à la tendance médicamenteuse d’une certaine psychiatrie, aux agressions qui peuvent subvenir dans leurs bureaux exigus…

33Résister, c’est aussi rester indépendant du système pénitentiaire qui les abrite, sans quoi la relation thérapeutique serait vouée à l’échec. « Qu’est-ce que ma présence cautionne?? », demande l’une d’entre elles?; une autre, au dynamisme solaire et communicatif, montre malgré tout des signes d’épuisement. Si certains choix de mise en scène alourdissent l’ensemble (musique, propos écrits par l’un des médecins qui les lit face à la caméra), l’authenticité des échanges filmés et l’intelligence de leur montage rendent précieuse cette plongée dans un lieu de soin hors du commun.

34Charlotte Garson

Coffret Comédie-Française Éditions Montparnasse/INA (25 DVD)

35On sait qu’en France l’expression « théâtre filmé » a toujours eu mauvaise réputation, qualifiant un cinéma paresseux qui évite de se poser des questions de mise en scène. Il faudrait aujourd’hui repenser l’expression pour l’appliquer aux rapports qu’entretiennent ces deux arts si proches et différents à la fois?: théâtre et cinéma. Quand un art se frotte à un autre, le résultat, toujours incertain, risqué, mène parfois à de belles réussites?; il y faut des affinités, une sensibilité, une « accordance d’âme » dans ce couple instable?; fruit d’un travail de plusieurs années, le coffret que propose aujourd’hui Montparnasse incite à ce genre de réflexions. L’éditeur a puisé dans le fonds télévisuel pour établir cette ample rétrospective des représentations de la Comédie-Française, qui documente la vie de l’illustre compagnie de 1964 à 1998, l’essentiel portant sur la période des années 70. On retiendra que chaque cas est particulier, ni la captation directe ni le studio n’offrant de système sûr a priori. Le premier « direct » de 1977, pour le Lorenzaccio de Franco Zeffirelli, capte la justesse infinie de l’instant. Par ailleurs, les plus grandes réussites sont de studio, surtout quand un Raymond Rouleau se trouve aux commandes de la réalisation?; cela tient peut-être au fait que Rouleau filme ses propres mises en scène. Son Ruy Blas (1972) se hisse au niveau du romantisme de Hugo. Le même Raymond Rouleau fait merveille dans la transposition si poétique de sa mise en scène d’Ondine?: il parvient, en studio, à restituer toute la magie de l’action théâtrale.

36Philippe Roger

Le cinéma de Max Linder Éditions Montparnasse (3 DVD)

37Ce coffret attachant entend raviver le souvenir d’un des premiers acteurs et auteurs burlesques du cinéma français muet, dont le nom de scène fut Max Linder. À une époque où le comique se résumait le plus souvent à l’étalage d’une vulgarité de connivence, Linder apporta un sens de la distinction, une élégance qui marqua l’Amérique, et fait encore aujourd’hui tout son prix. Qui veut se faire une idée de son style doit aller voir du côté d’une autre grande figure du cinéma français, celle de Pierre Étaix – fils spirituel de Linder, à bien des égards. Chez ces deux adeptes d’un humour fin, conçu comme contrepoison à l’horreur du monde, le comique est une pointe de l’intelligence et un masque posé sur les peurs qui meuvent l’être. Même si la vie de Linder ne peut se réduire à son destin (suite à une jalousie morbide, le suicide en 1925, entraînant sa très jeune femme dans la mort), ce terme pose l’équation de l’humour et du désespoir. De fait, ce cinéma du mouvement est hanté par l’immobilité?; la phobie de l’eau, perçue comme chez Lang comme l’élément incontrôlable, est équilibrée par une fascination pour la neige, cette eau figée. La figure de la carapace, cette protection imaginaire, revient souvent (ainsi Max avec sa baignoire retournée). Une dizaine de courts métrages des premières années préludent aux deux grands films de montage établis par sa fille en 1963 et 1983?: En compagnie de Max Linder et L’homme au chapeau de soie. La façon dont Maud Linder apprivoise ce père absent fait merveille?: elle a su trouver la distance juste, empreinte d’une tendresse discrète.

38Philippe Roger


Date de mise en ligne : 01/12/2012

https://doi.org/10.3917/etu.4176.0688

Notes

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