Études 2012/6 Tome 416

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Article de revue

Représentations médicales et sociales de la maladie d'Alzheimer

Pages 761 à 770

Notes

  • [1]
    La maladie d’Alzheimer n’est qu’une des pathologies faisant partie d’un ensemble plus vaste de troubles démentiels?: on considère qu’elle représente environ la moitié des formes de démence, parmi lesquelles on trouve aussi des démences vasculaires, frontales, la maladie de Pick, etc.
  • [2]
    Je me permettrai, par facilité, d’utiliser le terme de démence pour désigner «?la maladie d’Alzheimer et les troubles apparentés?», réservant une discussion des termes eux-mêmes à un passage ultérieur de l’article.
  • [3]
    N.?Rigaux, Raison et déraison. Discours médical et démence sénile, De Boeck, Bruxelles, 1992.?; Id., Le pari du sens. Une nouvelle éthique de la relation avec les patients âgés déments, Le Seuil, Paris, 1998?; Id., «?Le pari de la perplexité?», La Recherche, Hors-Série n°?10?: «?Alzheimer. Cerveau sans mémoire?», Paris, p.?67-69, janvier-mars 2003.
  • [4]
    N.?Rigaux, «?Voyage vers la démence?», Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement, vol 3, n° 2, p. 107-114, 2005.
  • [5]
    Recherche menée avec Anne Piret en Région wallonne (avec le soutien du ministre des Affaires sociales de la région) et bruxelloise depuis le mois de juin 2011.
  • [6]
    Dans le cadre d’un colloque «?Maladie d’Alzheimer et maladies apparentées?: nouveaux regards et initiatives?», le 3 décembre 2011.
  • [7]
    Exogène et maléfique sont deux des caractéristiques mises en évidence par F. Laplantine dans Anthropologie de la maladie, Payot, Paris, 1986
  • [8]
    N.?Rigaux, «?L’aide informelle aux personnes âgées démentes?: fardeau ou expérience significative???», Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement, vol 7, n° 1, p.57-63, 2009.
  • [9]
    Je reprends le qualificatif choisi par les auteurs d’un ouvrage à paraître en 2012, Les démences au croisement des non-savoirs. Chemins de la complexité, G.Arfeux-Vaucher, L.Ploton (dir.) ENSP, Rennes.
  • [10]
    Par exemple dans son célèbre livre Le crépuscule de la raison, Paris, Bayard, 2?011 (5e éd.).
  • [11]
    Louis Ploton a beaucoup travaillé ces aspects, voir entre autre «?Ce que nous enseignent les malades d’Alzheimer?», Chronique sociale, Lyon, 2010.
  • [12]
    Voir Les sources du moi, Seuil, Paris, 1998.
  • [13]
    N.?Rigaux, «?Autonomie et démence, I.?Pour une conception de l’autonomie dementia-friendly?», Gériatrie Psychologie et Neuro-psychiatrie du vieillissement, vol 9, n° 1, p.107-115, 2011.
  • [14]
    «?Towards a theory of dementia care?: personhood and well-being?», T.?Kitwood, K.?Bredin, Ageing and society, 1992.
  • [15]
    En particulier M. Vanderlinden, entre autre via sa traduction du livre de P.J. Whitehouse, D.R. George et S. D’Alton, Le mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’on ne vous dit pas sur le diagnostic tant redouté, Solal, Marseille, 2009.
  • [16]
    Voir Une présence pure, Le temps qu’il fait, 1999, p. 64.
  • [17]
    Nadine Trintignant, Ton chapeau au vestiaire, Fayard, Paris, 1997.
  • [18]
    A. Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, Paris, 1997.
  • [19]
    Cité par Jérôme Pellissier (op.cit. n° 6).
  • [20]
    Selon l’expression de C. Mackenzie et J. Leach Scully, «?Moral imagination, disability and embodiment?», Journal of applied philosophy, vol. 24, n° 4, p.335-351, 2007.

1Ce que l’on a tendance aujourd’hui à appeler « maladie d’Alzheimer et troubles apparentés » – et que le discours médical continue à désigner par le terme de « démences » [1] – fait peur : « perdre la tête » apparaît comme l’atteinte par excellence de notre humanité. Ce qui semble une évidence pour le sens commun se retrouve-t-il au niveau du discours médical ? Les représentations sociales et les représentations savantes produisent-elles des visions radicalement distinctes de la personne démente [2] ?

2Mon propos va s’organiser autour de l’hypothèse d’une continuité entre ces deux discours?: l’un et l’autre s’appuient sur le même sol anthropologique en dépit de la prétention scientifique à faire rupture avec le sens commun. Or, ce sol n’est pas homogène, mais il est constitué de différentes strates, que dans ce texte on réduira, par simplification, à deux tendances, l’une dominante, l’autre alternative. Une autre vision des démences va pouvoir se développer, ne réduisant pas celui qui en souffre à n’être qu’un humain disqualifié.

3L’enjeu de la description qui va suivre des représentations médicale et commune, dans leur version dominante et alternative, est double?: d’un point de vue épistémologique, montrer la continuité entre les représentations médicales et communes permet de montrer l’ancrage culturel du savoir, ouvrant de nouvelles perspectives sur le nécessaire questionnement de celui-ci par les scientifiques?; de façon sans doute plus importante pour les malades et ceux qui en prennent soin (qu’il s’agisse de proches ou de professionnels), décrire la diversité des strates culturelles mobilisables avec leurs implications sur les façons de voir et de faire avec le malade peut ouvrir de nouvelles perspectives éthiques, invitant à une révision des manières de vivre avec la maladie et avec les personnes qui en souffrent.

4Ce texte est fondé sur différents travaux effectués à la fois sur le discours médical [3] et sur les représentations communes [4], dont une recherche en cours au domicile de personnes «?démentes?» aidées par des proches et des professionnels [5]. Il développe une communication faite au Centre Sèvres [6].

Les représentations savantes

5Le primat de l’organique. – Dans la vision bio-médicale dominante, la façon fondamentale d’identifier une maladie est d’en connaître la cause. Or, en ce qui concerne la maladie d’Alzheimer en tout cas, la cause est inconnue. Dès lors, les altérations neuropathologiques (plaques séniles et dégénérescences neurofibrillaires) font fonction de cause?: l’essentiel des recherches vont se concentrer sur elles. Pourtant, la corrélation statistique entre ces altérations et les signes cliniques de la maladie n’est pas parfaite. Autrement dit, tous les chercheurs le reconnaissent, il peut y avoir des individus présentant ces altérations qui, de leur vivant, ne souffraient pas de symptômes démentiels et, à l’inverse, des individus sans altérations et présentant certains signes cliniques de la maladie. De plus, à altérations neuropathologiques données, on peut observer une grande variété de signes cliniques. Enfin, chez un même individu, une fluctuation temporelle des symptômes est aisément repérable.

6Pourquoi ces difficultés, identifiées dans la littérature scientifique, n’amènent-elles pas les chercheurs à remettre en question l’exclusivité de leur intérêt pour la dimension neuropathologique des troubles??

7Un vieil idéal de la connaissance scientifique les en retient. Pour celui-ci, les faits doivent être contrôlables pour être connaissables?: n’importe quel chercheur doit voir de la même façon n’importe quel fait du même type. Être contrôlable, c’est être visible, marquant le corps, d’où un privilège de l’organique à «?causer?». Et cette cause, toujours conformément à ce même idéal, doit être unique, affectant de façon linéaire son effet.

8Enfin, toujours pour la vision médicale dominante, la maladie est pensée comme exogène?: elle frappe de l’extérieur le malade, sans que ni les singularités de celui-ci, ni les spécificités de son environnement familial ou social n’aient à être prises en compte. Enfin, la maladie est exclusivement maléfique [7]?: de façon révélatrice, on trouvera dans la littérature médico-sociale abondamment le terme de «?fardeau?» (burden) pour qualifier l’expérience de ceux qui en ont la «?charge?» (autre terme fréquent et significatif) [8].

9Pour une approche complexe[9]. – Pour un certain nombre de chercheurs-cliniciens ayant fait un pas de côté par rapport au paradigme médical dominant, les démences doivent être abordées de façon multi-factorielle?: différentes dimensions – organiques bien sûr, mais aussi psychiques, systémiques, sociétales, etc. – sont à prendre en compte au niveau de la définition-même du trouble, des liens de causalité complexes les unissant. Quittant une approche linéaire de la causalité, il est nécessaire d’envisager, par exemple, les répercussions d’une histoire psychique difficile sur les altérations neuropathologiques. L’approche proposée en France par le psychiatre Jean Maisondieu [10] illustre une des façons d’élaborer une définition bio-psycho-sociale de la maladie?: au lieu de focaliser son attention sur les altérations du cerveau, J.?Maisondieu questionne le rôle aliénant de l’angoisse de mort (qu’il élargit sous le terme de «?thanatose?») et de l’âgisme. Ces deux facteurs relèvent à la fois de l’individu qui ne se supporte plus et des autres qui ne peuvent plus le voir. Ils sont considérés, tout autant que les facteurs neuropathologiques et/ou de façon concomitante, comme étant de nature à produire les troubles cognitifs.

10Autre façon d’introduire une alternative, celle qui consiste à prendre en considération d’autres manières de causer qu’efficiente, en s’intéressant au sens du symptôme, à sa fonction et sa valeur expressive, passant ainsi insensiblement à une causalité finale (le symptôme ne s’expliquant plus par une cause en amont mais par une cause en aval, via le rôle qu’il joue pour l’individu et le groupe auquel celui-ci appartient [11]).

11Et la clinique?? – Revenons à l’approche dominante des démences pour nous interroger sur la façon dont les signes cliniques y sont appréhendés.

12L’approche déficitaire la caractérise?: la démence s’y définit par une somme d’alphas privatifs?: aphasie, apraxie, agnosie. Depuis une vingtaine d’années, un souci apparaît pour mettre en évidence les «?fonctions restantes?», ce qui ne change pas fondamentalement le cadre de la réflexion (du verre à moitié vide au verre à moitié plein). Celui-ci envisage l’homme comme une somme de performances, au sommet desquelles se situe la Raison (d’où une focalisation sur les troubles cognitifs). Que l’on se situe au niveau diagnostique (où se multiplient les grilles d’évaluation neuro-psychologiques, dont le fameux MMS) ou thérapeutique (des «?cliniques de la mémoire?» aux «?Gyms du cerveau?»), la dimension cognitive des troubles semble fasciner par la béance des déficits mis en évidence.

13La rationalité telle qu’elle est conçue ici renvoie à ce que le philosophe Charles Taylor [12] qualifie de rationalité «?désengagée?», à savoir, une conception anthropologique qui envisage la rationalité comme devant se libérer du monde, d’autrui – pensé a priori comme aliénant – et de son corps – appréhendé comme une machine.

14Ancrée dans ce fonds anthropologique cartésien («?Je pense donc je suis?»), l’approche dominante semble légitimer une vision déshumanisante de la maladie?: que devient celui qui «?perd la tête?» aux yeux de ceux qui définissent leur humanité par leurs performances cognitives??

15Un être incarné. – Chez les auteurs situés en marge du courant dominant, l’humanité prend une autre allure?: de l’être pensant à l’être incarné, se définissant par ses liens à autrui, la perspective anthropologique est radicalement autre. Elle permet de voir tout autrement aussi ce que devient le malade. Par son corps, il perçoit et est affecté par son environnement. Par son corps, il communique et ce, jusqu’au terme de la maladie. Jusqu’au bout, ainsi, il est notre alter ego, partenaire dans une communication dont il va falloir trouver le code. On peut situer dans cette perspective l’intérêt de Louis Ploton (op. cit.) pour la communication analogique, non verbale, au sein de laquelle le symptôme peut être considéré comme ayant valeur d’expression. Si la question de la communication prend une telle importance, c’est qu’est prise au sérieux la dimension intersubjective de nos identités. Si le dément est ce qu’il est pour autrui, le reconnaître comme partenaire d’un échange contribue à constituer son humanité.

16Comparaison des perspectives de traitement. – Les deux types de vision de l’homme, de la maladie et de la démence qui ont jusqu’ici été décrites mènent bien évidemment à concevoir les traitements de façon distincte.

17Dans la logique dominante, la maladie étant maléfique, il faut lutter contre elle, en l’occurrence, contre ses symptômes puisqu’on n’en connaît pas les causes. La recherche pharmacologique va entretenir l’espoir – plus que la réalité à ce jour – de pouvoir contrôler les symptômes cognitifs. Même au niveau de ce que l’on nomme les traitements non médicamenteux, c’est aussi de contrôle de symptômes dont il s’agit, avec là aussi une focalisation sur les symptômes cognitifs (de façon congruente avec la définition cartésienne de l’humanité mise en évidence plus haut). Par la stimulation – mot-clé des traitements de cette logique – les «?fonctions restantes?» du malade vont être ciblées par des exercices plus ou moins sophistiqués selon les disciplines. Une des questions que soulèvent ces traitements est qu’avec l’avancée de la maladie, la possibilité de tirer profit de cette stimulation va se réduire jusqu’à rendre impossible toute participation à un quelconque projet thérapeutique.

18Dans la perspective alternative, plutôt que de lutter contre la maladie, il va falloir apprendre à vivre avec elle et avec le malade. La qualité de vie – plutôt que la stimulation – va être la cible visée, la stimulation pouvant pour certains malades être un moyen d’améliorer la qualité de vie, non une finalité du traitement lui-même. C’est en effet en étant au plus près de ce qui pour chacun de façon singulière prend sens et procure du plaisir que va être cherché le bien être de la personne malade. Celui-ci va donc nécessairement passer par le souci du maintien d’un lien de qualité avec elle, à la fois pour la valeur intrinsèque et en tant que moyen pour découvrir au jour le jour de quoi peut être fait le bien-être de la personne. C’est ainsi son autonomie, conçue de façon relationnelle [13] qui fait partie des valeurs guidant cette perspective thérapeutique. Le titre d’un article d’un psychologue anglais bien connu pour ses travaux sur la démence peut sonner ainsi comme un programme?: «?Vers une théorie des soins de la démence?: personnalité et bien-être. [14]

19Comment nommer les troubles?? – Remarquons que, dans le champ médical, le terme de démence, désignant initialement différents types de troubles, a été progressivement abandonné, pour ne rester fixé qu’aux troubles associés au vieillissement?: ce qu’on appelait démence précoce est devenu schizophrénie, démence précocissime, autisme, démence pré-sénile, maladie d’Alzheimer (1906), démence sénile, démence sénile de type Alzheimer (dans les années 1980) pour tendre à devenir aujourd’hui, «?maladie d’Alzheimer et troubles apparentés?» (pour une formule se voulant politiquement correcte??).

20Au-delà de ce que d’aucuns ont cru pouvoir réduire à une manœuvre de lobbies pharmaceutiques, que gagnent les tenants de l’approche dominante à ce remplacement progressif du terme générique de «?démence?» par celui de «?maladie d’Alzheimer?» (et troubles apparentés)??

21Deux hypothèses peuvent être avancées?: en donnant un nom (Alzheimer), on peut faire comme si l’on savait, comme si l’on avait découvert une maladie (là où pourtant, on l’a rappelé, demeure au moins une inconnue de taille, la cause, sans parler de la diversité des tableaux cliniques)?; on peut aussi rompre le lien avec le vieillissement normal (ce que ne permettait pas de faire l’ancien qualificatif de «?démence sénile?»).

22Comment vont procéder ceux qui se démarquent de l’approche dominante?? De façon plus prudente, ils vont plutôt parler de syndrome ou de symptômes démentiels?; certains [15] vont aller jusqu’à mettre en cause la rupture d’avec le vieillissement normal en parlant de «?vieillissement problématique?».

Les représentations courantes

23Seront repris ici essentiellement des extraits d’entretien de la recherche en cours au domicile de personnes «?démentes?» et de leurs proches ainsi que des récits publiés par des écrivains proches de personnes démentes, au départ de quelques-unes des caractéristiques du discours savant, en montrant comment on retrouve les mêmes strates que dans ce discours. Cette proximité ne serait-elle qu’un effet induit du discours médical sur les représentations des patients et de leurs proches?? On fera plutôt l’hypothèse de sources culturelles communes dont s’inspirent ces deux types de représentation, sources qui, au-delà de la question des démences, marquent tant les esprits savants que les profanes.

24Une maladie exogène, maléfique?? – Comme dans l’approche dominante, on peut retrouver chez certains proches de malades l’attachement à une vision de la maladie comme exclusivement exogène.

25Ainsi, l’époux d’une femme qui est à un stade modéré de la maladie et présentant des comportements très agressifs?: «?Cela m’a fait un bien fou, au Café Alzheimer, d’apprendre que c’était une maladie qui n’avait rien à voir avec elle, ni avec moi.?» On sent ici le bénéfice psychologique de considérer la maladie comme exogène, ne mettant en cause aucun trait du patient ni du fonctionnement de son environnement.

26À l’inverse, certains proches vont spontanément chercher à expliquer la survenue de la maladie par des facteurs environnementaux ou liés à l’histoire du malade.

27L’époux d’une femme étant aujourd’hui à un stade sévère de la maladie, me raconte comment, d’après lui, c’est suite à une hospitalisation pour fracture de la hanche que les troubles se sont déclarés?: «?À l’hôpital, je leur avais bien dit de faire attention à elle. Mais évidemment, là, ils n’ont pas le temps, on l’avait mise à côté d’un mourant. Le lendemain, quand je l’ai retrouvée, elle s’était souillée, elle ne savait plus où elle était. On l’a diagnostiquée Alzheimer.?»

28Ou la compagne d’un «?jeune?» malade (65 ans) raconte?: «?Le neurologue a dit que c’était la maladie de l’oubli. Je me demande ce qu’il doit oublier.?»

29De même, là où certains ne voient que l’épreuve, le «?fardeau?» de la maladie, d’autres voient en elle l’occasion de découvertes utiles pour eux, entretenant des échanges de l’ordre de la réciprocité avec le malade.

30La même compagne dira aussi?: «?Son amour, sa présence est parfois très forte. Avec lui, je dois apprendre à trouver les mots justes et surtout, à être juste dans mes émotions?».

31Dans le récit qu’il fait de son expérience de la maladie de son père, Christian Bobin [16] écrit ainsi?: «?Ceux qui ont très peu de jours ou ceux qui sont très vieux vivent dans un autre monde que le nôtre?: en se liant à nous, ils nous font un présent inestimable.?» Considérer le lien à la personne malade comme un «?présent?» ouvre bien la possibilité de recevoir quelque chose du malade, son expérience d’un monde particulier supposée enrichir notre existence.

32Une anthropologie rationaliste?? – On peut retrouver, dans le discours des proches, un rapport à l’altérité marqué par le rationalisme ambiant qui fait qu’avec l’avancée de la maladie, l’humanité va être perçue comme se dégradant pour disparaître progressivement par un retour à l’enfance, à l’animalité, à l’état végétatif, voire minéral.

33Ainsi, lorsque Nadine Trintignant va rendre visite à son frère [17], vivant dans une institution spécialisée pour les malades d’Alzheimer, elle décrira la salle de séjour comme «?un aquarium de tristesse?». Ou Annie Ernaux nous décrivant sa mère [18], malade d’Alzheimer?: «?Elle portait aujourd’hui une robe de chambre à fleurs, le tissu était plein de poils tirés par l’usure. Fugitivement, ma mère m’a paru couverte d’un pelage de bête.?»

34Pourtant, d’autres, ou les mêmes à d’autres moments, peuvent considérer qu’en dépit de tous les troubles, le corps de l’autre continue à communiquer.

35Ainsi, l’époux cité plus haut d’une femme à un stade sévère de la maladie (grabataire, ne parlant plus)?: «?À son regard, je vois bien qu’elle me reconnaît?».

36Ou Annie Ernaux (op. cit., p.?97-98) qui pourra reconnaître sa mère dans la femme pourtant fort marquée par la maladie?: «?Elle était en train de regarder dans le vide, tendant la main devant elle, courbée sur son fauteuil, lorsque je suis arrivée. Elle, bien elle dans ce désir de vouloir explorer le monde autour.?» Ce corps que d’aucuns pourraient voir comme manifestant la maladie, Annie Ernaux peut le reconnaître comme disant quelque chose de la singularité de sa mère, de son rapport particulier au monde.

37Comment nommer les troubles?? – Les associations de (proches de) malades sont souvent fort attachées au terme d’Alzheimer, revendiquant l’oubli du terme de démence. De façon très forte, l’extrait qui suit d’une publication de la Société Alzheimer de Québec [19] en témoigne?: «?Nous avons la conviction que nous sommes des personnes atteintes d’une maladie qui a comme dénomination le ou les mots “Alzheimer”, “de Pick”, “vasculaire”, “mixte” ou “à corps de Lewy” et non pas “démence”, “dément” ou “démentiel”. Nous souhaitons donc que ces derniers termes soient remplacés systématiquement par les dénominations susmentionnées?: termes qui, d’ailleurs, font preuve de plus d’exactitude et de respect?».

38Après avoir rappelé comment le discours médical savant décrit de façon déficitaire les troubles démentiels, fût-ce sous la dénomination d’Alzheimer, on peut être étonné de l’attachement à cette dénomination. Le «?respect?» qui y est attaché est-il celui qui entoure une maladie réputée organique, exogène, éloignant le spectre de la maladie mentale (tout, même Alzheimer, mais pas «?fou?»)??

Un travail culturel possible et nécessaire

39Tant au niveau des représentations savantes que communes, nous avons repéré différents courants menant à différentes visions de la maladie, du malade et des traitements possibles.

40À quoi bon ces descriptions?? Elles nous permettent de prendre conscience de deux choses importantes.

41La première, c’est de constater que l’enjeu de ces représentations est de taille?: la vision dominante mène à considérer le malade comme s’éloignant progressivement de notre humanité, là où les visions alternatives le perçoivent comme un alter ego, jusqu’au terme du processus démentiel. Pour qui se préoccupe du respect de la dignité de tout homme, choisir de cultiver les visions de l’homme qui affirment la pleine humanité du dément peut y contribuer.

42Cela nous est-il accessible?? C’est là qu’intervient le deuxième enseignement des descriptions qui précèdent. Il y a, dans notre sol anthropologique, des strates qui permettent de reconnaître l’humanité du dément. Si elles ne sont pas les plus apparentes, elles sont pourtant bien là. Il est donc possible de les déployer, de les mettre au jour, de les rendre ainsi plus accessibles à tous ceux qui côtoient des personnes dites démentes, qu’il s’agisse de proches, de professionnels ou plus spécifiquement de médecins. Ceux-ci, et les chercheurs avec lesquels ils élaborent une vision de la maladie ne peuvent prétendre à la neutralité de leur vision, à sa «?pureté?» au sens où celle-ci désignerait une totale autonomie par rapport à un fond culturel. Engageant nécessairement une certaine vision de l’homme, ce postulat anthropologique doit être réfléchi et peut l’être. Des alternatives existent dans notre tradition culturelle au rationalisme ambiant qui mène nécessairement à disqualifier le dément (pour ne reprendre que cet exemple). Ce changement de regard est donc accessible à tous, médecins et profanes, certains s’y essayant déjà, nous l’avons vu.

43S’agit-il pour autant de renoncer aux perspectives offertes par la «?rationalité désengagée?» qui nous sont si familières?? Sans doute vaudrait-il mieux réfléchir aux façons de combiner les perspectives, donnant aux unes, qui reconnaissent la pleine humanité du dément, le privilège de constituer le cadre général au sein duquel penser le projet thérapeutique ou l’accompagnement du malade, les autres pouvant contribuer de façon plus spécifique à trouver des moyens d’action ciblés, par exemple sur les fonctions cognitives qui, pour certains patients, prendront une signification particulière

44Ce travail culturel, cherchant comment élargir notre horizon anthropologique, contribuerait du même mouvement à enrichir notre imagination morale [20]. «?Pour éviter et prévenir l’instant de l’inhumanité.?» (Lévinas)


Date de mise en ligne : 30/05/2012

https://doi.org/10.3917/etu.4166.0761

Notes

  • [1]
    La maladie d’Alzheimer n’est qu’une des pathologies faisant partie d’un ensemble plus vaste de troubles démentiels?: on considère qu’elle représente environ la moitié des formes de démence, parmi lesquelles on trouve aussi des démences vasculaires, frontales, la maladie de Pick, etc.
  • [2]
    Je me permettrai, par facilité, d’utiliser le terme de démence pour désigner «?la maladie d’Alzheimer et les troubles apparentés?», réservant une discussion des termes eux-mêmes à un passage ultérieur de l’article.
  • [3]
    N.?Rigaux, Raison et déraison. Discours médical et démence sénile, De Boeck, Bruxelles, 1992.?; Id., Le pari du sens. Une nouvelle éthique de la relation avec les patients âgés déments, Le Seuil, Paris, 1998?; Id., «?Le pari de la perplexité?», La Recherche, Hors-Série n°?10?: «?Alzheimer. Cerveau sans mémoire?», Paris, p.?67-69, janvier-mars 2003.
  • [4]
    N.?Rigaux, «?Voyage vers la démence?», Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement, vol 3, n° 2, p. 107-114, 2005.
  • [5]
    Recherche menée avec Anne Piret en Région wallonne (avec le soutien du ministre des Affaires sociales de la région) et bruxelloise depuis le mois de juin 2011.
  • [6]
    Dans le cadre d’un colloque «?Maladie d’Alzheimer et maladies apparentées?: nouveaux regards et initiatives?», le 3 décembre 2011.
  • [7]
    Exogène et maléfique sont deux des caractéristiques mises en évidence par F. Laplantine dans Anthropologie de la maladie, Payot, Paris, 1986
  • [8]
    N.?Rigaux, «?L’aide informelle aux personnes âgées démentes?: fardeau ou expérience significative???», Psychologie et Neuropsychiatrie du vieillissement, vol 7, n° 1, p.57-63, 2009.
  • [9]
    Je reprends le qualificatif choisi par les auteurs d’un ouvrage à paraître en 2012, Les démences au croisement des non-savoirs. Chemins de la complexité, G.Arfeux-Vaucher, L.Ploton (dir.) ENSP, Rennes.
  • [10]
    Par exemple dans son célèbre livre Le crépuscule de la raison, Paris, Bayard, 2?011 (5e éd.).
  • [11]
    Louis Ploton a beaucoup travaillé ces aspects, voir entre autre «?Ce que nous enseignent les malades d’Alzheimer?», Chronique sociale, Lyon, 2010.
  • [12]
    Voir Les sources du moi, Seuil, Paris, 1998.
  • [13]
    N.?Rigaux, «?Autonomie et démence, I.?Pour une conception de l’autonomie dementia-friendly?», Gériatrie Psychologie et Neuro-psychiatrie du vieillissement, vol 9, n° 1, p.107-115, 2011.
  • [14]
    «?Towards a theory of dementia care?: personhood and well-being?», T.?Kitwood, K.?Bredin, Ageing and society, 1992.
  • [15]
    En particulier M. Vanderlinden, entre autre via sa traduction du livre de P.J. Whitehouse, D.R. George et S. D’Alton, Le mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’on ne vous dit pas sur le diagnostic tant redouté, Solal, Marseille, 2009.
  • [16]
    Voir Une présence pure, Le temps qu’il fait, 1999, p. 64.
  • [17]
    Nadine Trintignant, Ton chapeau au vestiaire, Fayard, Paris, 1997.
  • [18]
    A. Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, Paris, 1997.
  • [19]
    Cité par Jérôme Pellissier (op.cit. n° 6).
  • [20]
    Selon l’expression de C. Mackenzie et J. Leach Scully, «?Moral imagination, disability and embodiment?», Journal of applied philosophy, vol. 24, n° 4, p.335-351, 2007.

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