Études 2011/12 Tome 415

Couverture de ETU_4156

Article de revue

Éthique et commerce des matières premières

Pages 595 à 604

Notes

  • [1]
    Grâce à des technologies permettant d’extraire du pétrole d’anciens gisements en fin de vie, certaines sociétés ont redonné vie à d’anciens champs pétroliers et se spécialisent dans ce créneau.
  • [2]
    La dynamique de l’État rentier a été analysée dans un article précédent : Thierry Vircoulon, « Matières premières, régulation internationale et États rentiers », Études, 2009/5, volume 410.
  • [3]
    Pour un historique de la crise zimbabwéenne, voir Marc-André Lagrange et Thierry Vircoulon, « Le Zimbabwe de Robert Mugabe : une dictature durable », Politique étrangère, 3/2008.
  • [4]
    Le « Great Dyke » est une formation géologique située entre Harare et Bulawayo et très riche en minerais.
  • [5]
    Sur le système de répartition de cette rente, voir Thierry Vircoulon, « Time to Rethink the Kimberley Process : the Zimbabwe Case », http://www.crisisgroup.org/en/regions/africa/southern-africa/zimbabwe/op-eds/time-to-rethink-the-kimberley-process-the-zimbabwe-case.aspx
  • [6]
    Depuis l’opération militaire de 2008 contre les creuseurs (Human Rights Watch, Diamonds in the Rough: Human Rights Abuses in the Marange Diamond Fields of Zimbabwe, 2009), les violations des droits de l’Homme ne semblent pas avoir cessé et, suite aux récentes révélations de la BBC sur la pratique de la torture à Marange contre les creuseurs, l’Union européenne a demandé l’ouverture d’une enquête : « EU asks Zimbabwe to probe diamond mine torture claims », 9 août 2011.
  • [7]
    Les 2 329 millions de carats vendus au premier semestre de l’année 2011 sont évalués à plus d’une centaine de millions de dollars qui ne sont pas parvenus dans le Trésor public zimbabwéen (« Biti says diamond exports and revenues not tallying », SW Radio Africa, 27 juillet 2011).
  • [8]
    Cette loi prévoit que 51 % de la propriété des sociétés doit appartenir à des Zimbabwéens, ce qui suscite actuellement une confrontation entre l’État et les compagnies minières (« Zimbabwe to probe foreign firms over ownership law », Reuters, 27 septembre 2011).
  • [9]
    La Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada et l’Australie ont presqu’en même temps imposé des sanctions au Zimbabwe.
  • [10]
    Dodd Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, Section 1502, Conflict Minerals, p. 838.
  • [11]
    « Libre de conflits ».
  • [12]
    Le Yémen a été temporairement suspendu par l’ITIE mais le plus souvent, par souci diplomatique, une suspension volontaire intervient comme la Guinée en 2009 dans le cadre de l’ITIE et le Venezuela dans le cadre du Processus de Kimberley.
  • [13]
    35 pays sont en cours d’application de l’ITIE mais seulement 12 ont été validés conformes à l’ITIE.
  • [14]
    « Publiez ce que vous payez ».
  • [15]
    Malgré l’embargo des Nations unies sur les diamants de Côte d’Ivoire, ceux-ci ont été écoulés sur le marché pendant toute la durée de la crise ivoirienne.
English version

1Le problème de la gouvernance des matières premières est devant nous et non derrière. L’emballement des économies émergentes et l’interdépendance industrialo-financière qui structure notre économie – et que nous désignons par globalisation – reposent entièrement sur des ressources naturelles. La ruée sur les matières premières qui assure à elle seule l’essentiel de la croissance de l’Afrique (entre autres) depuis plus de 10 ans, n’est pas prête de finir et elle dessine, à l’échelle planétaire, une nouvelle géoéconomie où démocratie et marché ne font pas forcément bon ménage.

2Ponctuellement, le marché des matières premières connaît des booms (le coltan en 2000, l’or en 2011, etc.) mais c’est l’ensemble des matières premières qui bénéficient d’un cycle de prix élevés sur la longue durée. Plus d’une décennie de prix élevés ont abouti à une ruée vers des territoires autrefois délaissés parce que leurs gisements n’étaient pas rentables en période de prix bas. Malgré les réticences des écologistes, les deux pôles et l’off shore profond sont les nouvelles frontières de l’exploration minière et pétrolière tandis que le club des producteurs de matières premières s’élargit. De nouveaux producteurs de pétrole (aujourd’hui la Côte d’Ivoire, le Tchad, la Mauritanie et demain l’Ouganda et le Sud-Soudan) et de minerais (Mali, Burkina Faso, Sénégal, etc.) apparaissent sur le continent africain tandis que certains producteurs pétroliers vieillissants rêvent d’une nouvelle jeunesse minière comme au Gabon et au Cameroun. L’arrivée de nouveaux producteurs sur le marché est en train de redéfinir silencieusement la géoéconomie de la planète. Les cartes minières et pétrolières sont en train d’être redistribuées et, avec elles, une partie de la richesse mondiale. Certains pays sont des producteurs en déclin ; d’autres sont de nouveaux producteurs et d’autres enfin sont d’anciens producteurs qui vont bénéficier ou bénéficient déjà d’une « renaissance minière ou pétrolière » grâce à la montée des prix [1].

3Cette redistribution de la richesse est partagée entre les opérateurs privés au nord mais aussi de plus en plus entre les opérateurs des pays émergents et certains pays producteurs. Cette redistribution ne peut manquer d’avoir de fortes répercussions géopolitiques et ces répercussions sont encore plus visibles dans les régions du monde où la démocratie est encore un projet. L’Afrique et l’Asie centrales ont en commun d’avoir raté leur démocratisation dans les années 90 et d’être particulièrement riches en matières premières. Cela n’est pas une coïncidence. La rente des matières premières contredit directement l’agenda de la démocratisation promu par les puissances occidentales. Cette rente renforce la tendance à la patrimonialisation qui s’observe dans les États de ces régions et, dans quelques cas qui frisent la caricature, la rente des matières premières est tout simplement le meilleur atout des régimes dictatoriaux. La résistance de certains régimes archaïques à la démocratisation (outre les régimes d’Asie et d’Afrique centrales, on songe aux monarchies patriarcales du Golfe persique à peine concernées par le « printemps arabe ») et aux sanctions internationales (la junte birmane) ne s’explique pas autrement. Ces régimes sont parvenus à transformer leur rente minière ou pétrolière en rente politique et à prolonger leur espérance de vie au-delà du raisonnable. Ces systèmes politiques néo-patrimoniaux se caractérisent par une très faible opposition, une forte centralisation du pouvoir politique et économique autour d’un clan ou d’une famille et par des indicateurs de gouvernance très faibles [2].

4Cette nouvelle problématique des relations internationales post-Guerre froide est remarquablement illustrée par le Zimbabwe et la République Démocratique du Congo (RDC) qui présentent deux aspects de l’impact géopolitique des ressources naturelles : dans le premier cas, les ressources naturelles permettent de faire survivre une dictature anachronique et, dans le second cas, le commerce des ressources naturelles alimente la conflictualité.

La rente comme antidote contre la démocratie

5Le Zimbabwe est enlisé dans une crise politique depuis dix ans dont il ne parvient pas à sortir. L’opposition populaire qui a émergé à la fin du xxe siècle pour réclamer une ouverture démocratique et contester le pouvoir vieillissant de Robert Mugabe en poste depuis 1980 a été contenue par un mélange de violence et de démagogie depuis 2000 [3]. Alors que l’Afrique australe a été démocratisée dans les années 90, le Zimbabwe est le dernier bastion de l’autoritarisme dans la région. Cependant le régime de Robert Mugabe aurait pu s’effondrer de lui-même et être victime de l’épuisement économique et social qu’il impose à sa population si cette « dictature durable » ne disposait pas d’une rente minière. En effet, malgré une crise politique durable, les investisseurs miniers ne font pas défaut au Zimbabwe en raison du « Great Dyke » [4], en particulier ceux des « pays amis et riches » (Chine et Inde) qui bénéficient d’un environnement presque débarrassé de la concurrence occidentale. Le rôle du secteur minier dans la survie de la dictature zimbabwéenne est apparu en pleine lumière avec le gisement de diamants de Marange découvert en 2006. Considéré comme l’une des plus grandes découvertes des vingt dernières années, ce gisement a été immédiatement placé sous le contrôle militaro-financier des barons du régime. En 2008, l’armée a « nettoyé » la zone des creuseurs illégaux qui l’occupaient (l’opération aurait fait environ 200 morts) et les concessions ont été réparties au profit des piliers du régime (responsables des services de sécurité et principales factions du parti au pouvoir) sous couvert d’attribution à une société d’État [5]. Ce qui a été révélé au grand public en 2008 et plus récemment cet été comme un problème de droits de l’homme [6] relève, en fait, de la lutte pour la démocratisation du Zimbabwe. La production est secrètement écoulée sur le marché parallèle et alimente les barons du régime au lieu d’aboutir dans les caisses de l’État zimbabwéen, comme s’en est ému le ministre des Finances [7]. Depuis la découverte de ce gisement, le parti de Robert Mugabe s’est refait une santé financière au point d’exiger des élections anticipées. Cette rente diamantaire permet au régime en place à Harare d’avoir les ressources nécessaires pour financer son appareil de sécurité, maintenir et étendre son réseau clientéliste, se livrer à des mesures démagogiques et peut-être demain acheter les élections. Si les diamants sont une malédiction pour le Zimbabwe, ils sont une bénédiction pour Robert Mugabe et ses caciques dont la survie politique dépend de la rente minière et qui tentent de resserrer leur mainmise sur celle-ci avec la toute récente loi « Indigenisation and Empowerment Act » [8].

La rente comme source de violence durable

6Dix ans après les diamants des conflits, les minerais des conflits semblent prendre le relais. Dans les années 90, au Liberia et au Sierra Leone, les groupes armés se finançaient et se battaient pour le contrôle des zones diamantifères. Les milices de l’est congolais font de même depuis 2000 mais pour des produits miniers beaucoup plus recherchés dans les pays industrialisés : le coltan, la cassitérite, le wolframite et l’or. Ces minerais abondent dans l’est congolais ainsi que dans nos produits électroniques usuels (téléphones portables, ordinateurs, etc.). S’il ne s’agit plus de « blood diamonds » mais de « conflict minerals », leur effet sur le terrain est le même : une longue histoire de violence caractérise les zones minières de l’est congolais. À l’été 2010, le viol collectif de plus de 150 femmes par des miliciens dans une des principales zones de production de cassitérite – le territoire de Walikale au nord Kivu – a ému le Conseil de sécurité et contraint un des responsables du département des opérations de maintien de la paix à reconnaître que l’ONU avait failli à sa mission : la protection des civils. Le panel d’experts des Nations unies qui est sur le point de publier son énième rapport a amplement démontré que les groupes armés et les services de sécurité gouvernementaux se financent, entre autres, en parasitant le commerce des minerais. De même que le gisement de Marange garantit la longévité du régime zimbabwéen, le commerce des minerais garantit la longévité du désordre de l’Est congolais où les forces de sécurité gouvernementales et les milices rivalisent en termes de prédation humaine et économique, se livrent conjointement à un banditisme militarisé dans les zones rurales et empêchent une normalisation complète de la RDC.

L’échec des tentatives de régulation et leurs raisons

7Le Zimbabwe et la RDC illustrent la difficulté de contrôler et de légaliser la rente minière. Sous embargo du « bloc anglo-saxon » qui lui a imposé des sanctions économiques [9], le Zimbabwe a aussi été sous le regard du Processus de Kimberley qui a été créé pour répondre au problème des diamants des conflits. Suite aux violences révélées en 2008, le Zimbabwe n’a pas été suspendu du Processus de Kimberley car la situation à Marange ne correspond pas à la définition stricto sensu des diamants des conflits mais certains membres du Processus ont tenté d’imposer un système de contrôle de la production du gisement de Marange. En 2009, le compromis de Swakopmund prévoyait un dispositif de surveillance en contrepartie de la certification des diamants de Marange. Cette tentative a été mise en échec à la fois au sein du Processus et sur le terrain : d’une part, le consensus atteint sous l’effet des révélations sur les violations des droits de l’homme a été temporaire et, d’autre part, des réseaux de contrebande très rapidement établis ont rendu illusoire toute velléité de contingentement des exportations des diamants de Marange. Après trois ans de vaines négociations, le Zimbabwe ne peut pas exporter de diamants certifiés de Marange mais le Processus de Kimberley ne peut ni lui imposer de dispositif de contrôle ni le suspendre. Match nul, pourrait-on conclure si les diamants n’étaient pas écoulés sur le marché sans certificats et si les pays africains producteurs de diamants ne faisaient pas bloc derrière le Zimbabwe afin d’éviter l’élargissement de la définition des diamants des conflits aux régimes violant les Droits de l’homme. Finalement, le Processus de Kimberley est sorti de cette impasse en adoptant un compromis le 31 octobre 2011 qui repose largement sur des promesses zimbabwéennes de transparence en échange de la certification des exportations de diamants.

8La RDC a aussi valeur d’exemple pour démontrer les limites des mécanismes de contrôle de la rente. Le scandale lié au boom du coltan en 2000 qui s’est produit en pleine guerre du Congo a conduit les Nations unies à instaurer un système de sanctions. Après avoir rapidement écarté l’idée d’un embargo sur le coltan, les Nations unies ont décidé de sanctionner les commerçants et non le commerce des minerais per se. Le système actuel est celui des « smart sanctions » (gel des avoirs et interdiction de voyager), qui visent les commerçants ou entités commerciales qui entretiennent des relations d’affaires avec les groupes armés et leur apportent ce faisant un appui. Chaque année, un panel d’experts est rituellement chargé d’élaborer une liste de ces commerçants qui est validée par le comité des sanctions de l’ONU. Les individus et entités figurant sur cette liste font l’objet des « smart sanctions ». De l’aveu même de l’ONU, ce régime manque d’efficacité en raison de la faible coopération des États et de l’absence de préjudice pour les sociétés qui ont appris à gérer le risque réputationnel lié à leurs activités en zone de conflits. Si des sociétés bien connues sur le marché des matières premières ont pris leur distance vis-à-vis de leurs fournisseurs congolais (American Cabott, Traxys, Eagles Wings Resources, etc.), les exportations de coltan, cassitérite et wolframite en provenance des Kivus n’ont en fait jamais cessé, comme le prouvent les récentes saisies effectuées au poste frontière de Goma.

9Motivée par l’échec de la tentative de policer le commerce, une nouvelle approche est actuellement en cours d’expérimentation. Elle consiste à créer une chaîne d’approvisionnement propre pour ces minerais à partir des provinces des Kivus. Idéalement, il s’agit d’identifier des mines dont la production serait propre (c’est-à-dire ne bénéficierait ni aux groupes armés ni aux militaires congolais) et d’organiser une chaîne d’approvisionnement respectueuse de la légalité administrative et transparente. Cette transparence serait assurée par un dispositif de certification régionale qui permettrait de satisfaire l’obligation de déclaration de l’origine des minerais que la loi américaine Dodd-Frank vient d’imposer aux sociétés cotées à Wall Street [10]. En obligeant les plus grandes sociétés consommatrices de minerais (celles de l’électronique) à révéler la provenance de leurs minerais (diligence raisonnable), le législateur américain contraint l’industrie et les pays producteurs à « éclairer » les chaînes d’approvisionnement qui prospèrent la plupart du temps dans l’opacité. De l’OCDE à Motorola, toutes les énergies se concentrent actuellement sur l’établissement de chaînes d’approvisionnement certifiables dans les Kivus et des experts sont en train de parcourir ces provinces pour sélectionner les « sites miniers propres » et conduire des expériences pilotes tandis que les Nations unies ont construit des centres de négoce dans les Kivus. Ces efforts nombreux mais mal coordonnés devraient conduire à une formalisation du commerce des minerais en RDC et, par contrecoup, à une formalisation de la production. Tel est le cercle vertueux que cette loi américaine cherche à impulser en empruntant la voie de la régulation par le marché, c’est-à-dire in fine par le consommateur qui est libre d’acheter ou non des produits labellisés « conflict-free [11] ».

10L’expérimentation congolaise est la dernière tentative en cours – et peut-être la dernière chance – pour concilier les nécessités du commerce et l’exigence éthique. À ce titre, elle doit être suivie de près. Cependant, au-delà des deux cas spécifiques évoqués, force est de reconnaître que les efforts de gouvernance raisonnée et raisonnable du marché des matières premières sont actuellement dans une impasse. Dix ans après sa création, le Processus de Kimberley a perdu beaucoup de sa superbe, et les rapports du panel d’experts se sont routinisés et les sanctions onusiennes contre les sociétés qui entretiennent des liaisons dangereuses avec des entrepreneurs de violence dans l’est de la RDC font sourire les connaisseurs du marché et n’ont même plus d’effet dissuasif. Les plus optimistes appellent de leur vœu une réforme de ces instruments pour en améliorer l’efficacité (projets de Processus de Kimberley et l’Initiative pour la transparence de l’industrie extractive – ITIE) tandis que les plus pessimistes font leur deuil de toute tentative de régulation d’un marché à la fois trop financier et trop politique pour être moralisé. Dans ce contexte aussi déprimé que les marchés, il importe surtout de comprendre pourquoi les mécanismes de régulation s’essoufflent, voire s’épuisent.

11Quatre principales raisons peuvent être mises en évidence. Premièrement, ces tentatives de régulation reconnaissent toute la primauté du principe du libre commerce et sont marquées par une philosophie du compromis : elles visent à préserver l’activité économique et écartent toujours les solutions anti-commerciales (comme par exemple l’embargo). Cette philosophie du compromis a trois conséquences qui font figure d’auto-limitations que s’imposent les régulateurs. D’une part, les organismes de régulation fonctionnent comme des clubs, des structures plus ou moins formelles auxquelles on adhère volontairement ou non. Si l’ITIE a un secrétariat permanent à Oslo, le Processus de Kimberley n’a pas de siège ni de structure administrative permanente. Ces clubs ne reposent pas sur une convention ou un traité international, par conséquent l’adhésion à ces clubs de pays et d’industriels de bonne volonté est facultative. Elle ne relève pas de l’obligation mais des intérêts bien compris de chacun – ce qui permet aux principaux producteurs d’hydrocarbures et de matières premières de rester hors de l’ITIE (seuls 35 pays sont en cours d’application de l’ITIE dont aucun des grands pays miniers comme le Canada, l’Australie, la Russie, l’Afrique du Sud, etc.). D’autre part, ces clubs fonctionnent selon la règle du consensus entre leurs membres et enfin ils n’ont pas de pouvoir réglementaire réel. Leurs décisions font partie de la « soft law », du droit consenti qui ne s’applique qu’à leurs membres et se limite au périmètre du club. In fine, leur seul pouvoir de sanction consiste à suspendre un membre du club [12], un flou juridique total entourant la valeur de leurs décisions en droit international. Cette logique de clubs aboutit à privilégier une politique d’incitations, faute de pouvoir de sanction réel, et ces clubs misent essentiellement sur les notions de réputation et d’image de marque pour attirer de nouveaux adhérents.

12L’autre raison de l’impact limité des tentatives de régulation réside dans les divergences d’intérêts entre les « grands acteurs » du marché. Le Processus de Kimberley a été rendu possible par le consensus entre les pays consommateurs, les pays producteurs et l’industrie du diamant à cette époque dominée par la célèbre société De Beers. Son enlisement dans le problème zimbabwéen reflète une modification radicale de la structure des intérêts dans le marché mondial du diamant : la position dominante des Occidentaux (incarnée par De Beers et la place d’Anvers) est maintenant contestée par les pays émergents (Inde et Chine) qui constituent à la fois de nouveaux marchés de consommation et de nouveaux industriels du diamant (l’Inde domine déjà le marché de la taille du diamant tandis que la Chine souhaite s’y lancer). Non seulement il y a des nouveaux venus dans l’industrie du diamant mais ces nouveaux venus représentent aussi un marché substantiel. Les pays producteurs qui s’opposent à l’inclusion des droits de l’homme dans la définition des conflits des diamants peuvent donc s’appuyer sur une industrie plus diversifiée et de grandes puissances émergentes. Le changement de la géopolitique des intérêts a fragilisé le front commun formé il y a dix ans par une industrie du diamant qui devient de moins en moins homogène. De plus, les pays émergents font rarement partie de ces clubs de régulation volontaire qu’ils perçoivent comme contraires à leurs intérêts. Leur positionnement problématique est également observable en ce qui concerne le respect des sanctions onusiennes.

13Outre l’aspect non exhaustif de ces clubs [13], il convient de souligner le double langage du nord qui nuit à leur crédibilité. Bien que l’ITIE ait été une initiative du Premier ministre britannique de l’époque (Tony Blair), hormis la Norvège aucun pays occidental ne l’applique, à commencer par la Grande-Bretagne. L’ITIE a en effet été lancée au Sommet mondial pour le développement durable à Johannesburg en 2002 comme une proposition britannique. Le Royaume Uni, dont l’ancien ministre Clare Short préside actuellement l’ITIE, soutient et fait la promotion de cette initiative par le biais de son ministère de la Coopération internationale, mais ce pays s’obstine pourtant à ne pas y adhérer. Les États-Unis viennent de sortir de ce paradoxe schizophrénique grâce à la loi Dodd Frank qui intègre dans le droit américain le principe « publish what you pay[14] » et le président Obama vient d’annoncer en septembre que son pays allait mettre en œuvre l’ITIE. Par ailleurs, compte-tenu de la ruée vers les matières premières, les intérêts économiques des États du nord priment parfois sur les principes affichés. Les stratégies allemande et européenne d’accès aux matières premières qui viennent d’être rendues publiques démontrent que cette question occupe maintenant un rang prioritaire pour les diplomaties occidentales et que les principes de respect des droits de l’Homme et de démocratie risquent d’être sacrifiés au nom d’une realpolitik géoéconomique.

14Enfin, ces tentatives de régulation ne sont qu’une partie de la réponse au problème de la monopolisation et du mauvais usage de la rente minière et pétrolière. Le Processus de Kimberley n’a ni la vocation ni les moyens de lutter contre le marché noir sur lequel les diamants des conflits continuent à être écoulés. Alors que les réseaux de contrebande de diamants sont parfois bien connus [15], le taux de poursuites dans ce domaine est ridiculement faible et les liens entre les agences policières et douanières et le Processus de Kimberley sont ténus. L’ITIE mise sur le pouvoir de l’information en rendant publiques les données financières sur les revenus provenant des industries extractives. Mais même rendues publiques, ces informations doivent encore pouvoir être utilisées par des forces intérieures (partis politiques et organisations de la société civile) pour changer les pratiques nationales. Or l’expérience montre que, dans le rapport triangulaire qu’instaure l’ITIE entre le secteur privé, l’État et la société civile, cette dernière est en position de faiblesse.

15Le printemps arabe est là pour nous rappeler que la « fin de l’histoire » n’a pas encore eu lieu partout et que la démocratie est encore un objectif, voire un objectif lointain dans nombre de pays. Cette lutte pour la démocratie passe nécessairement, dans des pays riches en matières premières, par une régulation de la rente. Or, dix ans après les premières initiatives, cette régulation s’essouffle et les nouvelles propositions (ITIE et Processus de Kimberley, diligence raisonnable) ne semblent ni faire consensus ni être à la hauteur de la tâche. Pour réellement progresser, il est nécessaire d’être plus audacieux, c’est-à-dire d’introduire de la contrainte (sortir des illusions de la « soft law » et de la logique de club) et d’engager les pays émergents sur ce sujet sensible afin de rebâtir un consensus mondial qui fait cruellement défaut.

Notes

  • [1]
    Grâce à des technologies permettant d’extraire du pétrole d’anciens gisements en fin de vie, certaines sociétés ont redonné vie à d’anciens champs pétroliers et se spécialisent dans ce créneau.
  • [2]
    La dynamique de l’État rentier a été analysée dans un article précédent : Thierry Vircoulon, « Matières premières, régulation internationale et États rentiers », Études, 2009/5, volume 410.
  • [3]
    Pour un historique de la crise zimbabwéenne, voir Marc-André Lagrange et Thierry Vircoulon, « Le Zimbabwe de Robert Mugabe : une dictature durable », Politique étrangère, 3/2008.
  • [4]
    Le « Great Dyke » est une formation géologique située entre Harare et Bulawayo et très riche en minerais.
  • [5]
    Sur le système de répartition de cette rente, voir Thierry Vircoulon, « Time to Rethink the Kimberley Process : the Zimbabwe Case », http://www.crisisgroup.org/en/regions/africa/southern-africa/zimbabwe/op-eds/time-to-rethink-the-kimberley-process-the-zimbabwe-case.aspx
  • [6]
    Depuis l’opération militaire de 2008 contre les creuseurs (Human Rights Watch, Diamonds in the Rough: Human Rights Abuses in the Marange Diamond Fields of Zimbabwe, 2009), les violations des droits de l’Homme ne semblent pas avoir cessé et, suite aux récentes révélations de la BBC sur la pratique de la torture à Marange contre les creuseurs, l’Union européenne a demandé l’ouverture d’une enquête : « EU asks Zimbabwe to probe diamond mine torture claims », 9 août 2011.
  • [7]
    Les 2 329 millions de carats vendus au premier semestre de l’année 2011 sont évalués à plus d’une centaine de millions de dollars qui ne sont pas parvenus dans le Trésor public zimbabwéen (« Biti says diamond exports and revenues not tallying », SW Radio Africa, 27 juillet 2011).
  • [8]
    Cette loi prévoit que 51 % de la propriété des sociétés doit appartenir à des Zimbabwéens, ce qui suscite actuellement une confrontation entre l’État et les compagnies minières (« Zimbabwe to probe foreign firms over ownership law », Reuters, 27 septembre 2011).
  • [9]
    La Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada et l’Australie ont presqu’en même temps imposé des sanctions au Zimbabwe.
  • [10]
    Dodd Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, Section 1502, Conflict Minerals, p. 838.
  • [11]
    « Libre de conflits ».
  • [12]
    Le Yémen a été temporairement suspendu par l’ITIE mais le plus souvent, par souci diplomatique, une suspension volontaire intervient comme la Guinée en 2009 dans le cadre de l’ITIE et le Venezuela dans le cadre du Processus de Kimberley.
  • [13]
    35 pays sont en cours d’application de l’ITIE mais seulement 12 ont été validés conformes à l’ITIE.
  • [14]
    « Publiez ce que vous payez ».
  • [15]
    Malgré l’embargo des Nations unies sur les diamants de Côte d’Ivoire, ceux-ci ont été écoulés sur le marché pendant toute la durée de la crise ivoirienne.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.86

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions