Études 2011/10 Tome 415

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Article de revue

Exposition

Pages 382 à 385

English version

Le triomphe tardif du papier. Catalogue de l’exposition Le papier à l’œuvre au musée du Louvre. Sous la direction de Natalie Coural avec la collaboration de Dominique Corddeller et Hélène Grollemund. 235 illustrations, 320 pages, Hazan et Louvre éditions, 39 €

1L’adage est connu : on n’est jamais si bien servi que par soi-même. La manufacture Canson, premier fabricant français de papier pour artistes, s’est associée au département des arts graphiques du musée du Louvre pour produire une exposition. Le papier à l’œuvre réunissait soixante-dix travaux plus remarquables les uns que les autres – dessins, peintures, estampes ou collages – et une cinquantaine d’artistes, de Botticelli ou Rembrandt à Villeglé, Rouan et Chilida en passant par Van Gogh, Cézanne et Picasso. Cette exposition est fermée depuis le début du mois de septembre mais son catalogue, aussi documenté que bien illustré, est encore disponible.

2Tout le monde connaît les pochettes Canson. Elles font partie du matériel scolaire à partir de la maternelle. Les enfants tracent leurs premiers dessins sur papier Canson ; ils apprennent le découpage et le collage avec les mi-teintes. Quant aux artistes, ils puisent dans un catalogue de feuilles aux caractéristiques variées en fonction de leur usage (aquarelle, dessin, gravure), de leur grain plus ou moins accentué, de leur grammage et de formats aussi anciens que leurs noms, Demi-raisin, Raisin, Aigle, Grand-Aigle ou Jésus.

3La manufacture Canson existe depuis plusieurs siècles. Elle prend son essor et devient Canson & Montgolfier grâce à un mariage, celui de Barthélemy Barou de La Lombardière de Canson et d’Alexandrine de Mongolfier en 1798. La famille Montgolfier a fondé sa propre manufacture en 1557 dans le Vivarais. Aujourd’hui, Canson & Montgolfier appartient au groupe Hamelin, une société créée à Caen en 1864 dont les produits de papeterie sont également célèbres dans les salles d’écoles et dans les bureaux grâce aux marques Oxford et Elba. À l’étranger, les marques de papeterie d’art sont elles aussi séculaires, ainsi Fabriano dont la naissance en Italie remonte au Moyen Âge, au tout début de la pénétration en Europe d’une invention faite en Chine il y a maintenant deux mille ans.

4À l’époque du numérique, des écrans plats, des tablettes de lecture et du dessin en 3D sur ordinateur, le monde du papier d’art a quelque chose de désuet. Nous recevons tous les jours dans nos boîtes e-mail des messages destinés à canaliser le désir d’imprimer. Les administrations, les banques et autres producteurs de formulaires se mettent à l’heure de l’électronique ; ils suggèrent à leur clientèle de gérer leurs dossiers en ligne et d’entrer dans l’ère du zéro papier. Or, au même moment, il se produit dans le domaine artistique une mutation inattendue dont l’exposition du musée du Louvre n’est qu’un signe parmi d’autres.

5Le 14 juin dernier, alors que Le papier à l’œuvre venait d’ouvrir ses portes à Paris, les collectionneurs et les spécialistes pouvaient visiter en avant-première Art Basel, la grande foire d’art moderne et contemporain qui a lieu chaque année en Suisse pendant six jours et donne le ton du marché mondial. Art Basel réunit 300 galeries venues de toute la planète, et quelque 12 000 œuvres signées par plus de 2 000 artistes du xxe et du xxie siècle. On y croise des gens richissimes se bousculant à l’ouverture de la visite réservée aux VIP pour ne pas manquer une affaire dont le prix peut dépasser le million ; et un grand nombre d’amateurs moins fortunés cependant capables de dépenser cent mille euros dans la journée.

6Art Basel a bien résisté à la crise financière de 2008 et n’a pas cessé d’être un marché florissant comme celui des ventes aux enchères de Londres et de New York. Ce marché n’est cependant pas peuplé que de milliardaires. Depuis quelques années, une clientèle, dont le budget d’achat s’étalonne entre 20 000 et 200 000 euros, alimente une croissance qui défie les aléas de l’économie. L’arrivée de ces collectionneurs semble sur le point de modifier la hiérarchie des genres artistiques et des types d’œuvres proposées à la vente.

7Autrefois, cette hiérarchie était simple. D’un côté la peinture et la sculpture. De l’autre les œuvres sur papier, aquarelles, gouaches, dessins et estampes. S’il était possible de trouver ces dernières dans les foires généralistes comme Art Basel ou la Fiac de Paris en complément des tableaux et dans des sections ou dans des galeries spécialisées, leur commerce restait cependant un monde à part, avec ses marchands, ses salons et ses amateurs. On pouvait y constituer des collections remarquables à des prix raisonnables. On y cultivait une curiosité particulière et la connivence d’une communauté de passionnés discrets.

8Depuis deux ou trois décennies, l’avènement des nouveaux genres artistiques et des nouveaux médiums – l’installation, la vidéo et surtout la photographie – a bousculé la structure du marché. L’installation et la vidéo ont connu un essor fulgurant, notamment grâce au soutien des institutions. Mais il s’agit d’objets peu commodes pour les collectionneurs privés. Depuis le milieu des années 1990 et surtout au début des années 2000, la photographie, souvent de grand format, est devenue la reine du marché contemporain, bien qu’elle soit reproductible. Grâce à des tirages très limités, numérotés et signés, elle atteint des prix effarants – des centaines de milliers d’euros pour Cindy Sherman et autres vedettes.

9Ce succès a stimulé la demande et surtout l’offre des galeries ; il a fait proliférer le nombre d’artistes moins doués et favorisé la généralisation de travaux stéréotypés (paysages urbains, portraits identitaires, images de la misère et de la violence…). Depuis quelques années, la photographie, qui avait envahi les cimaises, est en recul. Alors que le nombre et le prix des dessins et des peintures sur papier (gouache, aquarelle) explose aussi bien dans les galeries dites modernes classiques (première partie du xxe siècle) ou dans les galeries dites post-war (après la Deuxième Guerre mondiale), que dans les galeries contemporaines.

10Cette année, Art Basel proposait un spectacle surprenant à ceux qui avaient l’habitude d’y voir triompher les nouveaux médiums à côté de la peinture (qui n’a jamais cessé d’être le mode d’expression dominant sur le marché de l’art international, malgré les incantations des détracteurs de l’art contemporain). Le dessin, la gouache, l’aquarelle, le collage et les estampes étaient naturellement représentés par les marchands spécialisés. Mais ils étaient aussi largement exposés dans toutes les galeries, certaines leur donnant la première place. Ainsi les fusains de William Kentridge, un artiste sud-africain de 56 ans connu pour ses films d’animation, étaient proposés au-dessus de 100 000 euros, un prix inimaginable il y a moins de dix ans, par des marchands qui avaient épuisé leur stock avant la fermeture de la foire.

11L’irruption du dessin et des œuvres sur papier a plusieurs explications. Premièrement, le marché de l’art s’est développé de manière si spectaculaire et les amateurs-collectionneurs sont devenus si nombreux que la marchandise traditionnelle signée par des célébrités se raréfie, surtout pour la période 1900-1960 ; il faut donc trouver des produits de substitution. Deuxièmement, le prix des tableaux de haut de gamme a tellement augmenté que les marchands doivent proposer une offre intermédiaire à des clients qui auraient pu acquérir autrefois de la peinture sur toile mais ne le peuvent plus aujourd’hui. Troisièmement, le nombre des collectionneurs a lui aussi explosé et il a élargi la demande dans des catégories de prix intermédiaires pour des œuvres d’artistes confirmés ; cette demande s’est donc reportée sur le papier. Quatrièmement, les marchands ont désormais des stratégies correspondant à un marché en croissance ; ils exposent des œuvres susceptibles d’attirer les nouveaux venus et de susciter de nouvelles vocations à des prix accessibles et rassurants pour les acheteurs débutants. L’effet de ces changements se traduit par une réduction du différentiel de prix entre la peinture, la sculpture, les installations et les œuvres sur papier. Elle se traduit aussi par une porosité croissante entre le marché généraliste et l’ancien marché de niche.

12Ce renversement de hiérarchie, qui intègre les œuvres sur papier au marché de l’art en général, rompt avec une tradition qui plonge ses racines dans l’histoire de l’art occidental. Le papier a mis des siècles à l’imposer en Occident bien qu’il ait été diffusé par l’intermédiaire des Arabes dès le viiie siècle. Dans les pays d’Extrême Orient, la Chine en particulier, il a toujours été considéré comme un support noble. Plus tard, il l’a été en Perse et dans les pays arabes. Mais en Europe, où il apparaît vers le xiie siècle, il a été longtemps considéré comme roturier par rapport au parchemin. Il ne s’est réellement répandu qu’à partir de la fin du xve siècle, avec l’invention de la presse à imprimer, du livre et de la gravure. Puis, à partir du début du xixe siècle, grâce à l’apparition des machines à cylindre qui ont supplanté la production feuille à feuille et du remplacement progressif des pâtes à base de chanvre, de coton et de chiffons par la pâte à base de bois. Le papier est devenu le principal matériau pour la diffusion des textes et des images tout en conservant sa position seconde dans la hiérarchie des supports d’œuvres d’art. Du moins jusqu’à aujourd’hui.

13Car l’exposition du musée du Louvre montrait comment l’évolution des usages du papier par les artistes préparait un anoblissement que ratifient les acteurs du marché. Elle débutait à la fin du Moyen Âge, à une époque où le papier était d’abord destiné à l’estampe et à l’étude (exercices, dessins préparatoires, esquisses, répertoires de modèles iconographiques, maquettes, etc.) – les artistes dessinent beaucoup, mais le tableau restait le modèle de l’achèvement. Au xviiie siècle, le pastel commence une carrière qui va culminer à la fin du xixe. C’est cependant au début du xxe siècle que l’usage du papier prend une certaine autonomie, avec l’invention du collage par Braque et Picasso.

14D’abord lentement, puis rapidement dès les années 1960, le papier cesse d’être un support complémentaire. Il est de plus en plus travaillé pour ce qu’il est, en fonction de ses propriétés matérielles, et non en vue d’une réalisation définitive sur un autre support. À partir du découpage (les silhouettes du xviiie par exemple), du pastel au xixe, du collage au début du xxe siècle, ou de l’utilisation de papiers sans destination artistique préalable (journaux, registres, etc.), les artistes se mettent à consacrer ce que Gilbert Lascaux appelle « la gloire des papiers tourmentés » dans le catalogue de l’exposition du Louvre, une pratique qui libère ce support de son statut d’objet préparatoire. Il devient œuvre à part entière, égale aux autres en valeur (esthétique et économique). Cette marche a pris plusieurs siècles. Paradoxalement, elle aboutit au moment où le papier semble devoir être supplanté dans la communication par les nouvelles technologies. Peut-être le coup de pouce qu’il fallait pour le distraire de sa fonction utilitaire et lui donner une nouvelle aura.


Date de mise en ligne : 20/10/2011.

https://doi.org/10.3917/etu.4154.0382

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