Études 2011/10 Tome 415

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Article de revue

Les politiques face à « l'état d'urgence »

Pages 292 à 294

Notes

  • [1]
    Plon, 2011.
  • [2]
    Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010.
English version

1« Sauver la planète », « sauver les banques », « sauver les retraites », « sauver le système de protection sociale », « sauver l’université »... C’est la même urgence du sauvetage qui semble désormais traverser tous les domaines de la vie politique, comme si nous vivions avec la menace de l’imminence et de l’accumulation de catastrophes. « 2012 : état d’urgence » [1], c’est le titre programmatique du dernier livre de François Bayrou dans lequel il s’interroge sur la situation de fragilité de la France. Selon le président du MoDem « la production » et « l’éducation » sont « des questions d’urgence nationale », « les deux sujets de vie ou de mort qui expliquent tous nos échecs » : « nous ne produisons plus assez comme le montrent les chiffres de notre commerce extérieur et la France se trouve au 23e rang des pays développés pour la compréhension de l’écrit et le calcul » explique-t-il. Cet état des lieux alarmiste pourrait tout autant s’appliquer à la situation de l’Europe et à la mondialisation des risques. Trois ans après la faillite de la banque américaine Lehman Brothers, l’économie mondiale court le danger d’un nouveau krach. La production industrielle au ralenti et l’accroissement des dettes publiques sont les sources potentielles d’une nouvelle crise financière et de la proclamation d’un état d’urgence général qui témoigne de la difficulté des États à faire face aux risques du xxie siècle. Confrontés à des changements mondiaux et à la veille d’une élection présidentielle, nous avons de plus en plus besoin de gouvernants qui n’instrumentalisent pas les peurs mais nous aident à reprendre confiance et à nous projeter dans l’avenir. La réponse immédiate à un état d’urgence qui désigne un état d’exception peut-elle devenir le seul principe de l’action politique sans menacer nos sociétés démocratiques ? Ne pouvons-nous vivre que sur le mode d’une crise de plus en plus normalisée dans une époque urgentisée à l’extrême ? Si certaines décisions politiques ne peuvent pas attendre pour changer de voie, l’état d’urgence permanent n’affaiblit-il pas la capacité d’action des hommes politiques ? Dans quelles mesures doivent-ils s’y soumettre ? Comment distinguer « les vraies urgences » et en fonction de quels critères ?

2Selon le sociologue allemand Hartmut Rosa, notre époque est celle de « l’accélération » [2] non seulement de l’évolution des technologies mais également des rythmes de vie, des changements sociaux et culturels. Si cette accélération fut dans un premier temps source d’émancipation, elle menace aujourd’hui notre capacité à conduire nos vies et la possibilité même d’actions politiques susceptibles d’infléchir le cours de l’histoire. Ce qui est déstabilisant c’est l’obsolescence rapide des technologies, des métiers, des productions culturelles, des relations humaines, des programmes politiques… Tout bouge tellement vite autour de nous que nous avons souvent le sentiment de ne plus pouvoir suivre. D’où notre sentiment d’impuissance, comme si nous tournions en rond, emportés dans le tourbillon d’une course folle sans horizon. Les individus et les sociétés ont de plus en plus de mal à se projeter vers l’avenir. Comme le souligne avec une grande justesse Harmut Rosa cette crise du cadre temporel de l’action menace le sens même de l’action. On peut voir dans cette évolution un affaiblissement du politique, une difficulté à mener des transformations sociales positives. Un rapport fébrile au présent plonge nos sociétés dans une agitation permanente. Paradoxalement cette agitation s’accompagne d’un certain immobilisme, d’une incapacité à changer réellement de voie. Rien de pire, à l’échelle individuelle et collective, qu’une vie qui se trouve enfermée dans le seul instant présent. Elle ne tend plus vers rien et risque de stagner.

3L’urgence de « réformer » à tout prix ne suffit pas à incarner « la rupture » ; encore faudrait-il s’interroger sur le contenu, la signification et l’esprit à donner à l’ensemble de ces réformes. La multiplication de politiques d’urgence parfois contradictoires et l’accumulation de demi-mesures au détriment de transformations structurelles pourraient s’avérer ruineuses pour nos sociétés. Les réactions des politiques à « l’état d’urgence » ne doivent pas prendre le pas sur l’ambition de projections et d’actions sur du plus long terme.

4L’ère de l’urgence s’est substituée à l’ère des utopies. Pourtant cet impératif de l’urgence de plus en plus central dans nos sociétés gagnerait à se doubler d’un principe d’espérance. L’exigence est bien la même : protéger l’homme, mais ce qu’il est autant que ce qu’il espère. L’urgence relève d’un état d’exception et n’a pas vocation à perdurer. Ce n’est pas tant l’urgence en tant que telle qui est critiquable que le fait qu’elle puisse devenir un mode de fonctionnement et une catégorie temporaire ordinaire. L’urgence économique et politique a pris le relais de l’urgence écologique et humanitaire qui elle-même a pour origine l’urgence médicale. Depuis longtemps les hôpitaux disposent d’un service d’urgence pour répondre à des soins qui ne peuvent pas attendre, comme le cas des accidentés. L’urgence médicale renvoie à des situations exceptionnelles où l’enjeu dramatique consiste à sauver des vies humaines, le plus de vies humaines possible. Même d’un point de vue médical, l’urgence est là pour répondre au désordre de l’accident mais elle ne peut devenir une fin en soi. Elle exige de distinguer l’urgence vitale (sauver une vie) et l’urgence ressentie par la victime (apaiser l’angoisse). Face à un nombre croissant de problèmes sociaux qui sont aujourd’hui reformulés dans le langage de la souffrance psychique et de l’urgence du soin, il appartient aux politiques de faire le tri, de discerner les « vraies urgences », de définir les seuils de détresse qui sont inacceptables, de réunifier des mesures à court et à long terme sans se laisser enfermer dans la seule perspective urgentiste et vitaliste. Les différents mouvements de contestation de la société civile ces derniers mois, comme celui des « indignés » en Espagne ou encore au Chili, manifestent autant un refus de l’inacceptable – les discriminations, un taux de chômage élevé des jeunes, un accès plus coûteux au logement, à l’éducation et à la santé… – que l’aspiration à de grands projets mobilisateurs. Car l’absence de confiance dans l’avenir ne peut apporter que frustration et colère à une jeunesse censée en être l’emblème. L’espérance démocratique est « chez nous » aussi en attente d’un deuxième souffle.

Notes

  • [1]
    Plon, 2011.
  • [2]
    Accélération. Une critique sociale du temps, La découverte, 2010.
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