Melancholia, de Lars von Trier, film danois (2 h 10), avec Kirsten Dunst, Charlotte Gainsbourg, Kiefer Sutherland, Stellan Skarsgård…, dans les salles
1Quelques semaines avant la sortie de Melancholia triomphait The Tree of Life de Terrence Malick et sa mise en scène impressionnante de la création du monde. Aujourd’hui, à l’autre bout de la chaîne, la planète imaginée par Lars Von Trier vient pulvériser la vie sur Terre. Rien n’arrêtera sa « danse de mort » – l’expression utilisée pour décrire sa trajectoire dans la deuxième partie du film.
2Le ballet des premières images ne ménage aucun suspense quant à cette issue désastreuse. Von Trier a gardé le plus spectaculaire pour le début – qui est aussi, prophétie oblige, la fin – comme s’il avait cherché à se débarrasser des conventions du film-catastrophe pour se concentrer sur la seule attente de la fin. Elle a lieu dans un dépouillement quasi total : trois personnes abritées sous une cabane. Est-ce en souvenir de Dogville, dans lequel tout tenait sur une scène de théâtre avec quelques objets et marquages au sol en guise de décor ?
3Dans le dossier de presse, on peut voir le cinéaste poser avec un sablier. Dans ses humeurs, par son côté cyclothymique, Melancholia épouse un peu la forme de cet objet. Deux parties, faites de vides et de pleins, de temps forts et de temps morts : ici le spectaculaire, le choc des mondes à grands renforts de Wagner, là le drame familial, les collisions intimes, filmés caméra à l’épaule comme au temps du Dogme. Deux planètes s’entrechoquent mais aussi deux sœurs, Justine la blonde (Kirsten Dunst, récompensée du Prix d’Interprétation à Cannes) et Claire la brune (Charlotte Gainsbourg). Dans le deuxième acte, la plus saine sombre quand l’autre, dévastée intérieurement, accueille l’apocalypse à bras ouverts. Quelqu’un a retourné le sablier.
4La plus fascinante reste Justine, jeune mariée dépressive, irrémédiablement saturnienne, qui n’attend que d’être « prise » par Melancholia. Étrange et superbe communion sexuelle avec un astre, qui captive autant que la présence des images dans la vie de l’héroïne. Ne la voit-on pas feuilleter des livres d’art, elle qui, selon son patron (Stellan Skarsgård), fera une excellente directrice artistique ? Si Justine apparaît (ou s’imagine) en Ophélie shakespearienne, tout en fait aussi une maîtresse de Dracula, une amante de la nuit qui, aux loups-garous, aurait préféré la pleine Lune.
5Melancholia a beau parler la langue d’Hollywood, il ne faudra pas en attendre la moindre lueur d’espoir. Ici, pas de régénération ni de nouvelle genèse comme les fantasme le cinéma américain. Von Trier réalise un vrai film de fin du monde, peut-être le tout premier à faire le noir total. En tout cas, avec une telle ampleur, sans se contenter d’un simple « boum », traditionnellement vu et entendu depuis le cosmos (c’était le cas du récent Kaboom de Gregg Araki).
6Quant à savoir d’où vient Melancholia, l’hypothèse la plus probable reste cette dépression dont Von Trier ne se cache pas et qui fait prendre à son œuvre un virage des plus intéressants. Il y a du génie à avoir pris au pied de la lettre ce que le poète Gérard de Nerval appelle « le soleil noir de la mélancolie ». Puissant film de sublimation, d’une beauté plastique sidérante, Melancholia est si grand qu’on n’a pas encore fini d’en faire le tour.
Nathan Reneaud
Habemus Papam, de Nanni Moretti, film italien (1 h 44), Avec Michel Piccoli, Nanni Moretti, Jerzy Stuhr, Renato Scarpa…, sortie le 7 septembre
7Un hélicoptère survole la place Saint-Pierre de Rome. Le Pape est mort, le Conclave se réunit pour procéder à l’élection de son successeur. Déjà la foule s’amasse dans l’attente de la fameuse fumée qui, noire ou blanche au fil des scrutins successifs, indiquera s’il faut attendre ou si les cardinaux réunis dans la chapelle Sixtine ont arrêté leur choix. Épousant un temps le point de vue des journalistes de télévision frustrés de ne pas pouvoir filmer quand défilent les cardinaux, Nanni Moretti, en une séquence proche de l’ouverture « radiophonique » de La Règle du jeu de Renoir, impose dès le début de Habemus Papam la mise en scène comme ruse jubilatoire. Et surtout, il prouve une fois de plus son aisance à découper tel un augure un carré de territoire – en l’occurrence rien moins que le Vatican – pour l’ériger en arène du sens par les seuls pouvoirs du cinéma.
8Soit donc le Saint-Siège, où contrairement aux télévisions, la fiction pénètre et s’installe. Bientôt l’alter ego fictionnel du cinéaste prend les traits d’un psychanalyste, qu’il interprète lui-même. Freud appelé au chevet d’un pape ? C’est que l’heure est grave : le nouvel élu, Melville (Michel Piccoli), vient de pousser un cri, une fois le résultat connu : « Pas moi ! ». Non habemus papam : nous n’avons pas encore de pape. Quasiment emprisonné au Vatican afin de débloquer la situation [1], le psychanalyste doit commencer la première séance entouré d’un nombre incalculable de gens, situation à la fois cocasse et tragique car elle anticipe bien sûr l’absence de quant-à-soi que le nouvel élu devra accepter.
9Après la satire attendue de Berlusconi qu’était Le Caïman, le cinéaste italien le plus talentueux des années 1980 parvient à nouveau à redistribuer les cartes de ce qui, profondément, a toujours taraudé son œuvre : le désir de gagner – d’être élu pape ou, d’ailleurs, l’honneur d’être désigné comme thérapeute papal – et celui, qui tiraille le sujet dans le sens inverse, de s’effacer tout à fait, d’avoir la liberté de s’enfouir. Ou de s’enfuir : c’est ce que fait un temps Melville, errant sans mémoire dans Rome avec pour seul souvenir sa vocation d’acteur de théâtre tandis qu’un garde suisse bedonnant, telle une figure de papier découpé, apparaît à la fenêtre de sa chambre derrière un rideau pour que les cardinaux le croient encore dans les murs… Le burlesque de la situation affleure, et pourtant, c’est à une réflexion sérieuse sur la vacance du pouvoir et les bonnes raisons de le laisser vacant qu’invite Moretti. Déjà la piscine de Palombella rossa (1989) devenait arène rhétorique, lieu inattendu d’un questionnement sur le devenir de la gauche et de la langue italiennes. Ici aussi, « les mots sont importants » comme le rappelait le héros de ce film de 1989 à une journaliste qui lui servait un atroce babil journalistique : d’où la présence d’un psychanalyste. Pourtant l’homme de paroles coupe court aux rumeurs en initiant, dans la cour même du Vatican, un tournoi des nations de volley-ball entre cardinaux. Ces plans jubilatoires sur le pouvoir (religieux) en vacances n’ont pourtant rien de satirique. Les cardinaux, contrairement à Melville enfui, « vont au ballon » comme disent les commentateurs sportifs. Ils se jettent à corps perdu dans la partie, ce que faisait le prêtre de La Messe est finie (Moretti lui-même, en 1984) en un dribble de football aussi spectaculaire que la chute qui s’ensuivait.
10« Y aller » ou partir ? Devenir l’héritier de Saint-Pierre ou se faire oublier, se perdre dans la foule, changer d’identité sur une scène de théâtre ? Ce dilemme, chacun de nous a pu le vivre, en des circonstances moins grandioses que celles de Habemus Papam. Le sport, le cérémonial, la politique, le jeu d’acteur… Moretti interroge avec une force renouvelée notre désir et notre crainte de nous montrer ou non au balcon.
charlotte Garson
Les bien-aimés, de Christophe Honoré, film français (2 h 15), avec Catherine Deneuve, Chiara Mastroianni, Ludivine Sagnier…, dans les salles
11Des années 60 à aujourd’hui, de Paris à Prague (toutes deux filmées comme des décors naïfs de comédie musicale), Les bien-aimés est la valse virevoltante des amours de Madeleine (Catherine Deneuve) et de sa fille Véra (Chiara Mastroianni). Madeleine est une amoureuse passionnée et légère, Véra sans y parvenir voudrait être désinvolte et entière. Peut-on aimer en 2010, après le sida et quand il n’y a plus rien à transgresser, comme on aimait en 1965 ? Si le film pose la question, il n’y répond qu’à peine, et semble dire surtout que c’est l’appétit d’aimer qui compte, plus que la façon dont on l’assouvit.
12Les bien-aimés, chanté comme l’était Les chansons d’amour du même Christophe Honoré, est un film enthousiasmant : à force de foi dans un cinéma qui prend parfois le risque du grandiloquent (le printemps de Prague) et de la mièvrerie (les paroles de certaines chan sons) pour servir son histoire et ses personnages, Honoré construit peu à peu une œuvre où le sentiment, même de pacotille, bouleverse comme une chanson de Piaf. On est ici dans un mélodrame réjoui, un cinéma au tout premier degré, où rien n’est vraiment réaliste (et la mise en scène, les décors, les costumes, renforcent ce sentiment de représentation et de spectacle) mais où tout résonne juste et fort sur l’arc d’un sentiment amoureux amplement parcouru : les élans enthousiastes et les déceptions cruelles, les illusions dangereuses et les réalismes amers (on peut regretter que quelques longueurs dans l’épisode canadien du film n’étendent cet arc jusqu’à des scènes d’amour à trois dont la force de transgression, et la charge de provocation, semblent aujourd’hui aussi démodées qu’inutiles).
13Le film évite avec panache le piège de la vulgarité que pour rait tendre la croyance indéfectible en la puissance des sentiments bruts et des ritournelles que l’on fredonne. La qualité des interprètes, et en particulier de Catherine Deneuve, y est pour beaucoup : Deneuve qui réussit à faire vivre Madeleine tout en étant Deneuve, et donc aussi Tristana, Belle de Jour, Marion Steiner… tous les personnages qu’elle a incarnés sous l’œil des réalisateurs et des spectateurs. Christophe Honoré filme donc à la fois Madeleine et Catherine Deneuve, et en est visiblement ému. Le personnage, et la comédienne, semblent dire en un demi-sourire d’engagement amusé que tout ceci, le manège de l’amour, la vie en général, et même ces Bien-aimés, le film que l’on regarde, est vraiment très sérieux, mais décidément pas bien grave.
Antoine Bing
Au revoir, de Mohammad Rasoulof, film iranien (1 h 44), avec Leyla Zareh, Hassan Pourshirazi… sortie le 7 septembre
14Comme Les Chats persans de Bahman Ghobadi, Mainline [2] de Rakhshan Bani-Etemad et Mohsen Abdolvahad ou encore Une Séparation [3] d’Asghar Farhadi, la dynamique de départ hors d’Iran irrigue Au revoir – titre évidemment programmatique. L’émigration représente cet horizon douloureux et non choisi pour une frange de la population, souvent jeune et diplômée ; une aspiration d’autant plus importante depuis des élections de juin 2009 qui se sont soldées par le coup de force de la frange conservatrice du régime au détriment des réformateurs. C’est dans cet après 2009 que l’on suit une jeune avocate empêchée d’exercer – sa licence lui est retirée – alors que son mari journaliste vit dans la clandestinité – tellement qu’on le verra à peine. Il ne fait aucun mystère que ces persécutions sont liées à leur opposition au régime en place. À tel point que Noura entame des démarches pour quitter un pays où elle se considère étrangère. L’engagement dans ce processus tient avant tout de la déambulation kafkaïenne, de bureaux en cabinets médicaux (elle est enceinte de plusieurs semaines) en passant par des perquisitions à son domicile. Ses interlocuteurs ne lui opposent que demi-réponses, mépris et humiliations.
15Comme Une séparation, Au revoir place les êtres face à d’inextricables dilemmes moraux, notamment, ici, la question de l’avorte ment. Mohammad Rasoulof compose un climat délétère et anxiogène particulièrement impressionnant. Les attitudes et rapports humains sont figés dans une sorte de glaciation également soulignée par une image à dominante gris-bleu, alors que les cadres, le plus souvent fixes, peinent à contenir et à suivre les corps. Noura figure une existence en suspens, comme une âme damnée errant dans les limbes. Dans ce corps féminin viennent se loger beaucoup d’autres individus soumis aux mêmes traitements, en Iran et ailleurs, où il ne s’agit pas seulement de malmener les êtres, mais bien de les briser de la façon la plus pernicieuse. Impossible de séparer Au revoir du fait que Mohammad Rasoulof a été condamné en décembre 2010 pour son engagement dans le « mouvement vert ». Comme Jafar Panahi [4], il a écopé d’une peine de six ans d’emprisonnement assortie de 20 ans d’interdiction de tourner et de quitter l’Iran. Ayant fait appel, les deux cinéastes sont en attente d’un second procès. Cette situation transpire par tous les pores d’Au revoir, mais il serait injuste de ne voir ce film qu’à l’aune de ce terrible état de fait. Faire œuvre de cinéma et non se contenter de livrer des tracts anti-régime, ce n’est pas le moindre des signes de résistance et de noblesse de la part du 7e art iranien actuellement.
Arnaud Hée
Pater, d’Alain Cavalier, film français (1h 45), avec Alain Cavalier, Vincent Lindon…, dans les salles
16On reconnaît les œuvres véritables à leur façon naturelle de mettre en lumière l’unité profonde, organique, de ce qui paraissait jusqu’alors dispersé, confus, contradictoire ; à leur manière inattendue de déceler l’évidence du Tout dans l’éparpillement du sensible. Pater, la plus récente incarnation du cinéma d’Alain Cavalier, est de cette eau vive. Fiction indignée et documentaire apaisé, comédie pétillante et essai philosophique, expérimentation esthétique et affirmation éthique, lettre au père post mortem et testament au fils choisi. Le ou n’a pas de place dans ce monde du et. Pater se révèle d’abord une synthèse du parcours cinématographique de Cavalier ; son regard scrutateur des visages fermés des comédiens et des mains ouvertes des êtres dans la vie, comme son intérêt marqué pour le monde et son sens affiné de l’intime, s’y croisent en une tapisserie serrée. Mais le film ne se contente pas de réconcilier les champs successifs d’un cinéaste devenu filmeur solitaire (fiction, forme documentaire, essai autobiographique), il ose appareiller vers de nouveaux horizons. C’est à une mue qu’on assiste – la création n’est-elle pas toujours métamorphose ? Avec cette fable mi-grave mi-sourire de ce Président de la République et de son Premier ministre en campagne, Cavalier change de registre ; lui qui évitait d’apparaître accepte de figurer à l’écran, au même titre que le comédien dont c’est le lot – émouvant Vincent Lindon, perçu à la fois comme personnage et personne, paraître et être. C’est dans l’oscillation permanente entre le montré et le caché qu’il faut chercher le véritable sujet du film ; l’on y détaille le contenu succulent des assiettes pour mieux occulter les arrière-pensées des convives ; on y choisit, affaire sérieuse, une cravate ; on y discute même, scène capitale, d’une photographie compromettante de l’adversaire politique, photo dont le spectateur sera privé. Cette image nécessairement invisible est l’écran où chacun peut composer la sienne. En jouant sur la représentation jusqu’à s’en libérer, Pater s’avère un film ouvert à tous les possibles. Il donne ainsi la plus belle leçon, la plus politique aussi : celle d’une liberté qui se réinvente à chaque pas. D’où l’aspect le plus révolutionnaire de ce film si ambitieux sous son allure modeste : l’exigence d’un contempleur actif, d’un regardeur capable de passer en virtuose d’un registre à l’autre, d’apprécier à l’intérieur du même plan la fiction préméditée et le documentaire happé, la visée morale et le propos intime ; le sérieux du visage et son léger clin d’œil. C’est à une appréhension polyphonique du cinéma qu’invite ce filmeur aussi novateur qu’un Bresson. Pater s’achève par un trait admirable, un champ-contrechamp plus temporel que spatial, un instant (et pas n’importe lequel ; on y trouve cette pensée : « Si c’est un film, c’est que c’est vrai ! ») étant repris sous un autre angle : vrai da capo filmique où la répétition perçue se mue en variation ; une pure invention du temps.
Philippe Roger
Un amour de jeunesse, de Mia Hansen-Love, film français (1 h 50) dans les salles
17Derrière les apparences d’un par fait classicisme, l’œuvre de Mia Hansen-Love dissimule d’étonnants contrastes. Contraste d’abord entre la douceur du style et la dureté des thèmes : ce cinéma qu’on croirait fait pour traiter des amourettes ne rechigne pas à aborder la dépression ou le deuil. Contraste aussi entre les jeunes filles diaphanes du Quartier latin et les quadragénaires abimés, pères ou amants, qui se partagent l’écran. Cette rencontre (la jeune fille et l’homme mûr) est au cœur de chaque film. Plus qu’un trait thématique, il faut y voir la réponse d’une jeune cinéaste à la question un peu injuste, mais inévitable, qui a dû lui être adressée quelquefois : comment, à 25 ou 30 ans, et venant d’un milieu manifeste ment protégé, rendre compte des peines de l’existence ? La solution adoptée, à la fois très belle et tout à fait pragmatique, consiste à accéder à l’expérience de ceux qui ont « vécu » par l’intermédiaire d’étudiantes parisiennes, alter-ego probables. Récit d’une romance intermittente à plu sieurs années d’intervalle, Un amour de jeunesse est sans doute moins réussi que ses précédents films : il y a même quelque chose d’un peu irritant, au départ, dans l’élocution maniérée et le manque d’épais seur de Camille et Sullivan. Cette réserve initiale tombe à mesure que les années passent, que les parcours prennent forme et que les caractères s’étoffent. Mia Han sen-Love rend compte idéalement des états d’âme de ses personnages en ne filmant qu’une chambre d’hôtel trop vide ou un bar trop bruyant.
18Nicolas Truffinet
La Guerre est déclarée, de Valérie Donzelli, film français (1 h 40) dans les salles
19Roméo et Juliette se croisent dans une soirée : coup de foudre. Adam naît de cette union : bonheur. L’enfant est atteint d’un grave cancer : horreur. La Guerre est déclarée, gros mélo dégoulinant ? Non. D’abord parce qu’il désamorce d’emblée l’infâme suspense qu’aurait constitué de savoir si Adam va survivre. Ensuite, si l’on pleure, cela vaut dans les deux sens, donc de rire, aussi. Au rayon ruptures de ton, ça déménage tout le long d’un film acclamé lors de sa présentation cannoise, notamment – mais pas seulement – parce qu’il constitue un horizon particulière ment vivifiant pour un cinéma français bien souvent terne et peu audacieux.
20Avec ce matériau à haute teneur autobiographique, le duo Valérie Donzelli-Jérémy Elkaïm brille par sa conviction et sa force d’incarnation. Et surtout, grâce à un sens de la distanciation, le spectateur ne se trouve ni émotionnellement otage, ni exposé à une catharsis filmée pour elle-même. Il est convié à une aven ture humaine menée de façon trépidante, dans un élan qui fait que tout est porté par un fantaisiste fourmillement d’idées ; tout se permettre, c’est aussi se donner les moyens de réussir les choses les plus osées, comme le ralenti d’une scène de plage finale. À ce titre, on retrouve bien ce côté risque-tout de la réalisatrice de La Reine des pommes (2009), mais, en comparaison, ce premier long-métrage fait office de sympathique gribouillage ; avec La Guerre est déclarée, la fusée Donzelli a décollé : souhaitons-lui bonne route.
21Arnaud Hée
La Fée, de D. Abel, F. Gordon et B. Romy, film français (1 h 30) sortie le 14 septembre
22La Fée est le troisième film de Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy. Officiant derrière et devant la caméra, ces joyeux drilles sont encore peu connus du grand public. C’est en partie grâce à eux que le comique burlesque survit. Qui verra L’Iceberg et Rumba pensera immanquable ment à Jacques Tati, même si le monde de « Abel et Gordon » est plus bavard que celui de l’inventeur de Mr Hulot. Les personnages sont gaffeurs, et les acteurs acrobates dans leur maladresse. Et chaque plan de ressembler à une pochette-surprise ou à ces cadeaux farceurs avec tête de clown à ressort. De leur nouvelle comédie, à mi-chemin entre le fantastique et le merveilleux, on retiendra surtout cette première demi-heure rêveuse où une fée (Fiona Gordon) sans ailes et sans baguette magique rencontre Dom, un veilleur de nuit solitaire (Dominique Abel) et lui propose d’exaucer trois vœux. Un vrai régal de drôlerie et de bizarrerie. Ville endormie pour l’occasion, Le Havre est pour beaucoup dans cet envoûtement. Aussi bien ses hauteurs, les toits sur lesquels le couple se réfugie pour vivre son idylle, que ses profondeurs, comme lors de cette fabuleuse danse sous-marine. Les parties intimes recouvertes d’algues, c’est en Tarzan et Jane de la jungle aquatique que les amoureux se déhanchent. Il est regrettable que le reste ne soit pas de la même trempe. Passé le moment des présentations entre Dom et Fiona, La Fée se lance dans une course folle qui laisse moins songeur. Ce conte, dans lequel les nuits sont plus belles que les jours, reste tout de même une des bonnes surprises de la rentrée.
23Nathan Reneaud
Et maintenant on va où ?, de Nadine Labaki, film français (1 h 40) sortie le 14 septembre
24Dans un petit village du Levant cerné par la guerre et menacé à chaque instant d’embrasement, les femmes – chrétiennes et musulmanes – s’unissent pour maintenir la paix, usant de tous les stratagèmes pour éviter que leurs hommes ne s’entretuent. Jusqu’au jour où un drame surgit. Ce film en forme de parabole est tourné au Liban, mais son propos est universel. Il dénonce la folie meurtrière des hommes, et les crimes qu’ils commettent au nom de Dieu. Son premier plan reste longtemps en mémoire : une procession de femmes vêtues de noir, dans un paysage désertique. Serrant contre elles les photos de leurs époux, de leurs pères ou de leurs fils disparus, elles dansent, tel le chœur antique d’une tragédie moderne, jusqu’au cimetière. Mais Nadine Labaki ne se départit jamais d’un certain humour, s’autorisant même des incursions dans la comédie musicale. Son film est un appel à la raison, un hymne à l’amitié, un hommage au courage des femmes, et à son pays, magnifiquement filmé. « On ne voit bien qu’avec le cœur. » Cet adage du Petit Prince, Labaki l’a fait sien. Ses comédiens, non professionnels pour la plupart, sont attachants et génialement expressifs. Elle les regarde avec ten dresse, moquant les ardeurs guerrières des hommes, les aimant trop pour supporter qu’ils meurent. Tragique et truculent, burlesque et poignant, son film est plein d’une vitalité qui compense largement ses quelques maladresses.
25Charlotte Renaud
Ricercar, de Henry Colomer, Les films du paradoxe (1 DVD)
26Le documentaire musical est un genre rare, exigeant ; il ne suffit pas de trouver un bon sujet, encore faut-il inventer la forme juste qui soit à sa hauteur. Ricercar affiche son ambition jusque dans son titre (de pièce instrumentale ancêtre de la fugue, de forme libre, polyphonique, en contrepoint) : Henry Colomer s’est voulu à la fois libre et rigoureux pour cette évocation de deux facteurs de clavecins, Philippe Humeau et Émile Jobin. Les scènes courtes sont autant de variations discrètes sur un thème, non pas tant celui du portrait que d’une idée (le cinéaste a fait des études de philosophie, avant l’IDHEC). Idée du son : ces sages-artisans qui passent leur temps dans leurs ateliers bâtissent un idéal sonore – de pureté heureuse, de sereine clarté. Comme le son (crépitement musical d’une bûche dans l’âtre), l’image (lumière comptée, picturale) tente de donner un équivalent plastique à cette quête qui passe aussi par des rencontres, avec des instrumentistes (on reconnaît Pierre Hantaï, Blandine Verlet). Ce chemin buissonnier dans la musique baroque permet aussi de comprendre, de façon implicite, le sens de ce mouvement musical si représentatif de notre temps ; ainsi lorsque le cinéaste fait entendre, rôdant comme une menace, la circulation automobile qui cerne l’atelier d’un des deux facteurs de clavecin : la passion baroque de notre xxie siècle ne serait-elle pas un mouvement pour échapper à la société industrielle et ses séquelles (la musique dite contemporaine), pour revenir à un Ancien Régime rêvé, idéalisé ? Une réponse esthète à une mondialisation barbare.
27Philippe Roger
The Viking et Legong, de V. Frissell et de H. de la Falaise, Les films du paradoxe (2 DVD)
28Paraissent chez le même éditeur deux raretés de la même époque (1931 pour le Viking canadien, 1933 pour le Legong balinais), qui font partager deux visions fortes de l’exotisme cinématographique. Le premier film entraîne son spectateur dans le grand Nord, en compagnie des chasseurs de phoques de Terre-Neuve, sur une banquise mouvante, fondante, inquiétante. Deux hommes s’y affrontent en une lutte proche des Rapaces de Stroheim ; le froid arctique a remplacé la brûlure de la Vallée de la mort. En ces débuts précaires du cinéma parlant, l’absence de musique restitue aux scènes de banquise toute leur vigueur. Minimaliste, la fiction n’est qu’un prétexte pour une âpre épopée documentaire, l’aventure du navire le Viking dans une mer hostile, gelée. Encouragé par Flaherty, Varick Frissell traque le mythe d’un grand Nord qui aura raison de lui et de son équipe (il mourra dans l’aventure, avec vingt-cinq membres de son équipe). Curieux destin, aussi, du réalisateur de l’autre film, qui convie son public à l’autre exotisme radical, celui du Sud. Marquis français marié successivement à deux stars hollywoodiennes, Henry de la Falaise court le monde, allant chercher toujours plus loin des paysages à la hauteur de ses rêves teintés d’érotisme. Son film situé à Bali entre en résonance avec le Tabou de Murnau (la mort met un terme à un amour qui s’opposait aux traditions). Comme chez Frissell, l’argument ténu est prétexte à un regard documentaire, ici porté sur les rituels balinais ; le technicolor bichrome confère à ce film muet un charme suranné.
29Philippe Roger