Études 2011/2 Tome 414

Couverture de ETU_4142

Article de revue

La resistance

Pages 235 à 246

Notes

  • [*]
    Ecrivain, derniers livres : Eclats d’islam. Chroniques d’un itinéraire spirituel, Albin Michel, et Rouge Sang Vierge, éd. El Manar.
  • [1]
    « J’étais là, Rilke sur mes genoux [comme elle parlerait d’un enfant ou d’un amant] et je lisais… concentrée et absorbée… Plus tard, j’ai déniché une poubelle au soleil dans la cour… je m’y suis installée pour continuer ma lecture. »
  • [2]
    L’état d’Etty ici est proche du Tawakkul des musulmans, un état de confiance absolu en Dieu tel, que l’homme s’apparente au « cadavre entre les mains du laveur de morts » (Al-Ghazali).
  • [3]
    Psychanalyste (APF), professeur à Paris 13 ; il a notamment publié Le voyageur nocturne, lire à l’infini le Coran (Bayard, 2010), L’insolence de l’amour, fictions de la vie sexuelle (Albin Michel, 2007).
  • [4]
    Jésuite, CNRS, Ecole d’Economie de Paris, CERAS, ESCP-Europe.
  • [5]
    Cf. C’est maintenant?! Trois ans pour sauver le monde, A. Grandjean & J.-M. Jacnovici, Seuil, 2009.
  • [6]
    Médecin hospitalier et ancien cadre supérieur dans une importante société de conseil.
  • [7]
    Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France 1976-1977, Ed. Claude Costes, Seuil/IMEC, 2002.
  • [8]
    Yves Citton, « Techniques de résistance aux sociétés de contrôle : l’anti-gestion selon Roland Barthes », dans Technologies de contrôle dans la mondialisation – Enjeux politiques, éthiques et esthétiques, Editions Kimé, 2009.
English version

1La résistance est toujours vitale, résistance de la vie contre un péril mortel, et pourtant, elle suppose aussi le risque de s’exposer. Mais résister à quel péril?? Et a-t-on le droit d’exposer d’autres vies que la sienne sous prétexte de les arracher à la terreur?? Car résister n’a pas plus de sens en soi qu’obéir, tout dépend des forces contre lesquelles nous luttons et à quel prix. Les premières motivations de l’entrée en résistance sont le plus souvent une blessure ou un sentiment d’injustice. Elles prennent une dimension civique quand elles ne se trouvent plus dans le domaine de la peur ou de la recherche du confort personnel, mais dans le combat pour ce qui est supérieur à sa seule survie – dans la conception de sa dignité ou du bien commun. C’est un combat âpre qui demande une prodigieuse énergie. Il commence à l’intérieur de soi dans la mise à nu de ses propres forces, et se poursuit dans l’exercice de sa citoyenneté, comme un arrachement à toutes les servitudes quotidiennes. Il est toujours résistance à l’instrumentalisation et à la dissolution des consciences. Preuve à la fois de la fragilité de l’humain et de ce qu’il subsiste aussi en lui d’indestructible, dont témoignent les écrits d’Etty Hillesum jusque dans les camps de concentration. Mais aussi des pratiques plus actuelles de résistance, sur un mode certainement moins héroïque, face aux nouvelles formes de domination et de sabotage de l’humain.

2N. S.-L.

Dieu dans un sac à dos

3Karima Berger [*]

4« Je te le promets, mon Dieu, je te chercherai un logement et un toit dans le plus grand nombre de maisons possible. »

5Maison, abri, baraque, cellule, chambre, châlit, mains ouvertes, clairière, page blanche, sac à dos, tapis de sisal, salle de bains, puits, poubelle. Etty Hillesum « occupe » tous les espaces possibles pour nous enseigner le vide. Faire place au Néant pour ne pas être anéantie.

6Munie de « ce petit morceau d’éternité que l’on porte en soi », Etty Hillesum me fait penser à une errante qui marche dans les villes ou sur les landes barbelées des camps ou qui se prosterne devant chaque passant pour lui « apprendre… à s’agenouiller dans le coin le plus reculé… de son moi profond » ou encore à une reine, habitant un palais aux multiples chambres où le visiteur peut faire une halte et éprouver un peu de « La grande splendeur… », à moins que ce ne soit Dieu lui-même qui soit le visiteur. C’est que l’espace de Dieu est partout, Etty Hillesum le démontre, à l’image de ces musulmans du désert qui avec quelques pierres dessinent sur le sable la limite de leur sanctuaire, en désignant ici, un « petit bout de lande », là « un enclos de barbelés » et l’oraison se fait elle-même lieu, espace entre soi et soi. Tide son amie chrétienne l’emmène dans une réunion où l’on prie ensemble, elle est déçue?: « c’est comme faire l’amour en public », l’attente de Dieu ne supporte pas le collectif non plus que dans une église ou une synagogue, lieux qu’Etty, à ma connaissance, n’évoque jamais comme possible refuge de prière?; elle préserve son intimité au point, plus tard, de refuser d’être dans le même wagon que ses parents, pour être toute à son « expérience ».

7A force de vide, les limites se brouillent, on ne sait plus qui est le visiteur et qui est le visité, Etty est l’hôte dans ses deux acceptions?: « Quand je dis que j’écoute au-dedans, en réalité c’est plutôt Dieu en moi qui est à l’écoute… Dieu écoute Dieu. » Elle contient ce qu’elle appelle Dieu mais c’est en réalité Dieu qui la contient.

8« Oh mon Dieu donne-moi une ligne de poésie par jour »

9Le lendemain du jour où au regard de Spier elle ouvre ses mains, elle ouvre les pages de son Journal, l’ouvert de ses mains a éveillé en elle le vide et sa possibilité. Elles l’attrapent pour ne plus jamais le lâcher. Non pas pour contenir l’objet a-vide et chosifié, mais le rien, joindre ses mains pour y contenir une niche, vide, et l’habiter pour créer, écrire et « devenir dit-elle, celle qui est déjà en moi ». Comme elle ouvre ses mains à Spier pour y lire/écrire les lignes de son destin, elle ouvre son journal, corps et âme. Les extraits de la Bible ou des poètes, Rilke [1]. surtout qu’elle recopie, lui en font sentir, éprouver la chair quotidienne?: « c’est bizarre mais j’aime beaucoup recopier des phrases, des fragments… je suis dans la proximité physique de ces mots, c’est comme si je les caressais de la pointe de mon stylo. » Ces lettres du désir de Dieu et de ses poètes recopiées ligne par ligne sur la page ouverte de ses mains ouvertes me font penser à ces tatouages sur les corps des femmes des sociétés primitives (dites « sans écriture »?!). Tel un talisman de protection?: on n’a « pas plus de trois semaines pour être détruit. Alors comment durer?? »

10« …Il faut savoir vivre sans livres, sans rien »

11Persuadée de son anéantissement « il ne s’agit déjà plus de vivre mais plutôt de l’attitude à adopter face à notre anéantissement », Etty ne cessera de rechercher comment s’y préparer, comment aménager une place pour son Dieu dans ses mains jointes, sur ses pages, au fond d’elle-même ou… dans un sac à dos, objet de toute son attention. Appelé à contenir son « espace intérieur du monde » (Rilke), elle ne cesse en pensée de le ranger, l’organiser, le comparer, elle observe « Weyl [qui] fixe les attaches de son sac à dos… beaucoup trop lourd pour son échine », ou elle essaye « subrepticement celui de Hans, il n’était guère rempli mais déjà trop lourd pour moi ».

12En enfer, quoi emporter ou plutôt quoi ne pas emporter?? « Pour la plupart des gens, la plus grande souffrance, c’est leur totale impréparation intérieure », faire le vide en soi, détruire les photographies, s’alléger pour mieux imaginer… Elle fait des « provisions suffisantes pour tenir toute une vie sans connaître la famine ». Mais la lecture…, comment mourir privée de lecture?? Se munir de « ce fait à avoir “toujours à portée de main”?: Dostoïevski a passé quatre ans au bagne avec la Bible pour toute lecture. » Courage Etty, ne rien prendre oui, mais quand même, la lecture… « Dans mon sac [il y a] ma toute petite Bible », Tolstoï, il y aura bien une place pour Rilke et « je pourrais peut-être emporter mes dictionnaires russes »… Peut-être parce qu’ils sont la grammaire du monde, « lire la vie en déchiffrant les êtres ».

13« Bien sûr, c’est l’extermination complète?! Mais subissons-la au moins avec grâce. »

14Etty Hillesum a bâti sa maison, « le Seigneur est dans ma chambre haute », elle est dans un état de « bienheureux abandon [2]. ». A présent, « comme un vêtement vous glisse des épaules », elle peut laisser la maison « se détacher tout doucement » d’elle, « dans la main de Dieu » elle n’a plus besoin de moule ni de contenant.

15« Ma façon de mourir apportera une réponse au qui suis-je?? » avais-tu écrit, mais, jeter une carte du train, confier au vide le soin de nous faire parvenir tes derniers mots est plus qu’une réponse?! Ton « Qui suis-je ? » n’a pas été anéanti. Et nous maintenant, Etty, notre façon de te survivre « dans cette demeure qui t’abrite en nous ».

Résistance de la psyché

16Jean-Michel Hirt [3]

17Ces propos sont imaginaires mais tous les personnages sont réels – seul le Grand Inquisiteur relève de la fiction.

18Le Grand Inquisiteur a la main sur la porte de fer du cachot, il veut appeler un garde pour sortir, mais il se ravise et se tourne une dernière fois vers son prisonnier silencieux?:

19– Deux impitoyables guerres mondiales, des génocides aux quatre coins du globe, la course à la destruction atomique et les innombrables catastrophes écologiques présentes et à venir ont fait le lit de l’apparition du produit humain de masse. C’est celle d’un homme transparent prêt à se joindre à des hordes sans père et sans tabou, à ne vouloir que le bien et les biens, à vivre en niant toute différence sexuelle et toute filiation généalogique. Ce n’est ni un nouveau barbare ni un surhomme, juste un produit humain de masse enfin parvenu à faire coïncider ses forces pulsionnelles avec les intérêts sans borne du marché et les avancées sans limite de la science.

20– J’ai pourtant un souci que je veux bien te confier, tu n’auras pas l’occasion de le répéter. Régulièrement, siècle après siècle, surviennent des individus qui de façon incompréhensible échappent à la masse. L’un d’entre eux, un détestable poète du nom de Rimbaud, les a surnommés des « voyants ». Ce sont trop souvent des artistes, et je ne te cache pas que nous nous employons activement à transformer l’art en spectacle sans conséquence, aussi vide de pensée que possible. Plus de prise de tête, c’est le mot d’ordre que tous reprennent en chœur, et nous l’encourageons de toutes nos forces, car moins ils se prennent la tête, plus nous leur prenons leurs corps avec leurs âmes.

21– Mais mon souci persiste, des hommes, des femmes développent une capacité de résistance à la mort, non pas à partir de la pulsion de vie mais d’une pulsion de mort particulière, une inadmissible pulsion anarchiste qui s’oppose à tous nos assauts pour dissoudre l’humain dans la masse. La pulsion anarchiste, c’est le nom d’un article d’une psychanalyste irréductible, Nathalie Zaltzman, qui n’a cessé de méditer l’œuvre de Dostoïevski, cet écrivain détraqué qui a eu au moins le courage de me mettre en scène dans son roman, Les frères Karamazov, ce traité du parricide. D’origine russe, juive, c’était comme si l’Histoire avait désigné cette femme pour devenir la sentinelle de ce que la Shoah et le Goulag recelaient comme terribles enseignements pour ceux qui ne confondent pas l’émotion avec la pensée?; elle était porteuse d’une résistance à la massification intérieure que rien n’a pu entamer. Alors même que nous nous sommes tant employés à discréditer la psychanalyse par la médiocrité de tant de ses praticiens, elle a su retrouver le souffle intraitable de son inventeur. Elle a osé prétendre que « la pulsion anarchiste travaille à ouvrir une issue là où une situation critique se referme sur un sujet et le voue à la mort. » Et cette pulsion n’est pas une vue de l’esprit, je l’ai constaté chez une femme ordinaire, elle aussi juive et d’origine russe?; dans les plus sinistres conditions historiques de 1942, enfermée dans le camp hollandais de Westerbork, en attente d’être réduite en cendres, elle a révélé la puissance charnelle qu’elle tirait de son anarchie amoureuse. Son nom?: Etty Hillesum. (C’est vraiment irritant d’avoir à nommer tous ces pitoyables individus, vienne le jour où le produit humain de masse ne connaîtra plus que son code barre).

22– Imagine, une jeune fille d’une vingtaine d’années qui à la faveur de ces lectures de ces voyants dont je dénonçais l’influence pernicieuse, notamment un autre poète, Rilke, l’amant de la femme la plus libre de cette engeance psychanalytique, Lou Andréas-Salomé (quel nom, j’enrage?!)?; eh?! bien, cette Etty Hillesum va tomber amoureuse d’un psychologue inclassable, Julius Spier?; et ce dernier va lui permettre d’accéder à la richesse de sa réalité psychique. C’est cette réalité que depuis toujours nous cherchons à mettre exclusivement au service de la nouvelle formation de masse bioéconomique, et nous sommes si près d’y parvenir…

23– Les stades pour contenir les foules se transforment parfaitement en camps de détention, au gré des besoins politiques. Ces camps de travail ou de mort sont les vrais monuments du siècle dernier – à chacun ses cathédrales?; ils ont démontré que dans des situations concentrationnaires démoniaques, c’est la réalité psychique qui disparaît la première chez l’homme, ne le laissant en proie qu’à ses besoins élémentaires de survie?; mais les camps ont aussi fait la preuve de la complète plasticité de la réalité psychique. Or, Etty, cette péronnelle, au beau milieu des persécutions nazies, non seulement accepte « le destin de masse » qui lui est infligé, mais demeure inaccessible au désespoir, et trouve en elle les ressources pour vivre une expérience spirituelle scandaleuse, allant jusqu’à réconforter ses compagnons d’infortune, devenant « le cœur pensant » de la baraque où elle est entassée avec les siens. Elle aura le front d’écrire à propos du camp où elle moisit avant son départ pour Auschwitz?: « Comment se fait-il que ce petit bout de landes enclos de barbelés, traversé de destinées et de souffrances humaines qui viennent s’échouer en vagues successives, ait laissé dans ma mémoire une image presque suave?? Comment se fait-il que mon esprit, loin de s’y assombrir, y ait été comme éclairé et illuminé?? » Inutile de te dire que nous n’avons pas ménagé notre peine pour la fumer.

24– Je t’avoue qu’à lire soigneusement le journal qu’elle a laissé derrière elle, je crois avoir compris son secret et je ne résiste pas à le partager avec toi. Regarde cette belle jeune femme, aimant la vie, aimant aimer, soudain plongée dans l’enfer quotidien d’un monde de haine, de faim et de désespoir. L’immonde l’environne, elle n’a plus où se tourner, sinon vers elle-même, et c’est à peine si elle a eu le temps de voir venir cette épreuve sans nom qui l’attend.

25– Elle va affronter le mal jusqu’à l’aube, sans défaillir, vivre en tant qu’individu libre un destin de masse, elle ne va pas nier l’horreur de ce qui arrive ni considérer que cette vague exterminatrice n’a aucune racine en elle. Comment y parvient-elle?? J’ai su que cette Nathalie Zaltzman l’a compris quand j’ai lu ces lignes d’elle?: « Pouvoir résister à la mort c’est d’abord en reconnaître la présence et renoncer aux faux-fuyants. C’est aux pulsions de mort anarchistes que l’esprit humain emprunte la force de ne pas se réfugier dans le déni, l’illusion, la dénégation. » Etty Hillesum a su résister à la mort en transformant des réalités refusées ou exclues en réalités existantes pour sa psyché. Alors sa réalité psychique a réussi à rassembler autant de réalité factuelle que possible, et elle a pu triompher en elle de la destructivité collective organisée par les nazis. Lorsque la reconnaissance de la réalité et sa conséquence, la puissance de la vérité, irriguent l’individu, il devient capable d’amour, d’autant d’amour pour les autres qu’il en a conquis pour lui-même, et il touche là au seul infini qu’une vie humaine puisse exprimer. Il parvient à mettre sa réalité psychique au service du Vivant en lui. « Quand, écrit Etty Hillesum, le 28 septembre 1942, au terme d’une évolution longue et pénible, on est parvenu à rejoindre en soi-même ces sources originelles que j’ai choisi d’appeler Dieu, et que l’on s’efforce désormais de laisser libre de tout obstacle ce chemin qui mène à Dieu (et cela, on l’obtient par un travail intérieur sur soi-même), alors on se retrempe constamment à cette source et l’on n’a plus à redouter de dépenser trop de forces. »

L’Europe entre faillite et reconstruction?: année zéro

26Gaël Giraud [4]

27C’est un secret de polichinelle?: le Fonds Européen de Stabilité Financière, bricolé en hâte au printemps, n’apporte pas, à ce jour, les garanties suffisantes permettant d’éviter la faillite aux Etats européens complaisamment qualifiés de « périphériques » (Irlande, Portugal, Grèce, peut-être Espagne et Italie) avant 2013. Déjà, certains de ces pays connaissent le sort terrible jadis infligé par le FMI et la Banque Mondiale au Tiers-monde surendetté via les plans d’ajustement structurel. Les programmes d’austérité budgétaire européens sont nos « Plans d’ajustement structurel ». Les uns comme les autres, loin de prévenir la banqueroute, la précipitent. Désormais, c’est l’Europe qui court le risque de la faillite. Car, si l’un des Etats « périphériques » se trouve à terre, le maelström financier que l’onde de choc ne manquera pas de provoquer sur les marchés n’aura aucune raison d’épargner la France et l’Allemagne.

28Un nouveau krach financier?? C’est qu’en dépit de notre lyrisme réformateur, nous avons fait trop peu en matière de réglementation financière pour nous prémunir contre les effets des vents de panique qui soufflent régulièrement sur les marchés. La faillite d’un Etat européen aurait des conséquences analogues à celle de Lehman Brothers en 2008, à ceci près qu’aujourd’hui les caisses des autres Etats sont déjà vides, tandis qu’il y a deux ans, elles permirent au moins d’éviter la crise de défiance généralisée. Les méga-banques des pays « centraux » se gargarisaient, hier, d’encourager les « miracles » irlandais et espagnol. Pour cette raison même, beaucoup d’entre elles risquent de se retrouver à genoux?: Dublin, l’Andalousie n’étaient, une fois de plus, que des « châteaux en Espagne », tout comme l’Islande, Dubaï, Cleveland… Si nous voulons éviter l’implosion de la zone euro, le débat politique qui devrait être le nôtre, aujourd’hui, tient donc au choix entre deux options?: laisser les Etats périphériques (puis, les nôtres) faire faillite au motif que nous, Allemands-Français-Anglais, voulons sauver nos banques?; ou bien donner une chance à ces Etats (et aux nôtres) aux dépens desdites banques. La différence d’attitude entre l’Islande et l’Irlande illustre le dilemme. Toutes deux ont nationalisé leur système bancaire ruiné. Mais là où Reykjavik a tout simplement renoncé à rembourser les dettes bancaires redevables à des non-résidents, Dublin choisit de faire payer par le chômeur irlandais, puis, demain, par ses enfants, les dettes que ses banques privées ont contractées auprès des nôtres.

29Si l’option de défendre les banques contre les Etats devait être maintenue, le temps pourrait être proche où, de Porto à Athènes, les citoyens de pays ruinés échangeront des tickets de rationnement contre des gardes d’enfants, répétant le drame vécu par les habitants de Buenos Aires en 2001-2002. Voulons-nous poursuivre dans la voie suicidaire de la financiarisation de nos sociétés?? C’est ici que la « résistance collective » du corps social européen sera décisive car, après tout, les politiques ne feront rien d’autre que ce que nous exigerons d’eux.

30Après l’hébétude, la désillusion, l’amertume devant tant de gâchis, la colère ne manquera pas de surgir. Il s’agira, alors, de résister à la tentation de la violence, du repli nationaliste ou autoritaire?: que la construction européenne nous ait conduits au naufrage parce qu’elle reposait sur la fiction d’un grand marché de capitaux auto-régulé ne signifie pas que l’Idée européenne doive être abandonnée – cette fiction marchande n’avait pas grand-chose à voir avec l’humanisme de l’Aufklärung. Il s’agira de commencer véritablement l’édification d’une Europe politique guidée par le projet des Lumières, celui, toujours inachevé, de la démocratie-à-venir (Jacques Derrida). Il nous faudra aussi résister à l’envie collective d’aller guillotiner nos amis banquiers et leurs actionnaires. Peine perdue que la violence sans justice – nous en avons déjà fait l’expérience douloureuse aux heures de « l’épuration ». Non, il nous faudra courageusement apprendre à reconstruire sur les ruines de ce que nous laisseront vingt-cinq ans de capitalisme financiarisé. Les moyens techniques existent?: coordonner enfin nos politiques économiques et fiscales à l’échelon d’un gouvernement européen démocratiquement élu?; nationaliser les banques et annuler leurs dettes colossales en sanctuarisant les dépôts des petits épargnants?; mettre en œuvre un vaste plan européen d’industrialisation verte riche en emplois pour préparer l’avenir?; autoriser la Banque Centrale Européenne à financer un tel plan « vert » sans passer par les marchés financiers…

31Mais ces « solutions techniques », nous ne consentirons à les adopter qu’au prix d’une conversion des cœurs. L’or, ça ne se mange pas?: c’est le constat amer que Moïse impose aux siens lorsque, descendu du Sinaï, il choisit de faire fondre le Veau d’Or et d’en faire boire la poudre mélangée à de l’eau (Ex 32,20). Les actifs financiers, non plus, ça ne se mange pas. Et les programmes informatiques qui matérialisent, aujourd’hui, l’essentiel de notre « monnaie », ne « parlent » pas (Ps. 115,9)… A nous de renoncer à la sidération idolâtre dans laquelle nous plonge la sphère financière depuis une génération. De mettre fin à cette complicité collective, au moins passive, sans laquelle les banquiers n’auraient jamais pu construire les jeux mortels qui menacent désormais de déchirer le lien social européen. La faillite de l’Europe aura au moins ce mérite?: nous faire sortir du mirage, de la schizophrénie qui croit que de simples paris d’argent peuvent rendre notre monde plus prospère.

32Chacun de nous peut agir dès aujourd’hui?: changer de banque, en faveur de la NEF ou du Crédit Coopératif par exemple, est une manière de « voter avec ses pieds ». Cela ne résout certes pas toutes les difficultés mais a le mérite de permettre aux citoyens que nous sommes de recouvrer une partie de leur pouvoir de décision politique. En effet, après une génération de dérégulation, de démission collective, que veulent, que peuvent penser nos élus, sinon le sauvetage à tout prix de l’idole?? C’est la « place vide du pouvoir » (Claude Lefort), caractéristique du projet démocratique depuis la mort du Roi, que nous avons « comblée » en deux décennies par l’image anonyme de ces marchés financiers. Ne leur avons-nous pas transféré tous les attributs du dieu de la métaphysique?: omnipotence, omniscience, bienveillance…?? Non, nous ne devons pas la vie à cette image. L’abandon d’une certaine manière de pratiquer les métiers bancaires ne signifie pas la mort du corps social, au contraire. Voter avec ses pieds au guichet de banque, au supermarché, à la pompe à essence… c’est une manière de reprendre le pouvoir qui nous est ravi, dans l’isoloir, par l’anesthésie d’une partie de nos élus.

33Mai 1945 fut notre sortie d’Egypte, la délivrance des régimes totalitaires et de la guerre. Les Trente Glorieuses auront été le temps héroïque de la traversée de la Mer Rouge. La fin de la Guerre froide, en 1989?? Le temps du Veau d’or. Il nous appartient désormais de marcher ensemble dans le désert, solidaires, délivrés de nos fantasmes de pacotille. Au bout de la nuit, il y a une Terre promise, n’en doutons pas?: celle d’une Europe pauvre mais « durable », qui renoncera à la « croissance » et à la « compétitivité » comme uniques mots d’ordre social, qui réapprendra la lenteur, le partage du travail, le respect des énergies renouvelables et de la Création, les joies de l’amitié que rend possible l’annulation des dettes des plus pauvres (Lc 16,1-9). Et quand viendra le temps d’un pétrole très cher, d’ici moins de dix ans [5], il nous faudra alors apprendre, pour les uns, à travailler aux champs, pour les autres, dans des usines sobres en énergie, pour d’autres encore, à cultiver des légumes dans la cour de l’immeuble…

34Il dépend de notre force créatrice de résistance au désespoir et à la violence que cette « grande épreuve » (Ap. 7,14) devienne résurrection.

Ecouter Schubert est-il un acte de résistance??

35Pierre-François Laget [6]

36Il y a quelque temps, dans un tramway d’une grande ville de province, je me suis trouvé à côté de deux jeunes d’environ 17 ou 18 ans. Leur sujet de conversation m’a surpris?: en effet, ils parlaient, fort bien d’ailleurs, de… musique classique. Sujet inhabituel s’il en fût pour cette génération, qui n’a guère pour habitude de disputer sur les transcriptions de Bach par Ferruccio Busoni?!

37Je n’ai donc pas résisté au plaisir d’engager une conversation, dont il résulta qu’ils étaient en terminale dans un lycée de la ville sans lustre particulier et non pas dans une école privée socialement sélective. Je souhaitais surtout poser une question?: « Que pensent vos camarades d’un tel centre d’intérêt?? ». La réponse que me fit le défenseur de Busoni était riche de résonances?: « C’est vrai, lorsque je parle de Schubert, j’ai l’impression de porter une étoile jaune. »

38Nous vivons dans une société puissamment normative. Un paradoxe réside dans la contradiction entre cette normalisation généralisée et une apparence de liberté totale, autorisant tous les relativismes culturels?: d’un côté la massification des comportements, de l’autre un contrôle social permanent stigmatisant les atypies.

39Dans ce cadre, écouter Bach ou Schubert relève de la déviance.

40Mais il est possible de résister à notre société de contrôle, et il y a même un devoir de résistance à cette oppression culturelle sournoise, indispensable à la survie du système consumériste et néolibéral.

41Cette question avait déjà été abordée par Roland Barthes, qui, il y a plusieurs décennies, s’était déjà penché sur la question de la résistance aux sociétés de contrôle [7]. Dans une intéressante analyse [8], Yves Citton s’est plu à tirer quelques « Maximes » de l’œuvre de l’auteur des Mythologies, à travers lesquelles je vois mis à jour trois principes qui me semblent fort utiles pour nous aider à préserver notre intégrité intellectuelle face aux innombrables stratégies d’influence utilisées par la société néolibérale?:

42– Principe de déconnexion?: il est fondamental. La première des tactiques d’influence est la captation de l’attention par des sollicitations permanentes?: invasion publicitaire, qui impose une réelle discipline si l’on veut y échapper?; discours politique racoleur, fondé de manière hélas croissante sur la « peoplisation » et le paraître, au détriment du débat de fond?; besoin artificiel de joignabilité permanente?; présence de téléviseurs dans une multitude d’espaces publics, du café-restaurant à la poste… Nous devons nous faire une règle de vie de savoir couper la communication lorsqu’elle devient indésirable et qu’elle constitue non plus un échange, mais une intrusion dans notre sphère personnelle.

43– Principe de re-territorialisation?: il s’agit là, selon Y. Citton, de « favoriser la constitution d’espaces protégés au sein desquels l’individu n’ait pas à être constamment sur ses gardes ». Le mot « individu » lui-même n’est pas neutre?: sommes-nous encore des individus dans les grands rassemblements festifs, sportifs, musicaux ou autres, effaçant l’individu qui n’existe plus en tant que tel mais devient un composant anonyme d’une foule?? Il me semble exister une différence fondamentale entre un concert rock et un concert classique?: l’un ne peut exister que par la foule, l’autre suscite certes une émotion partagée, souvent très profonde, mais ne provoque aucune réaction fusionnelle. Mon voisin de rangée et moi-même écoutons la Messe en si de toute notre âme, mais ce voyage intérieur nous reste propre et incommunicable. Attention toutefois à un risque de dérive?: que ces territoires protégés soient physiques, sociaux ou intérieurs, ils ne doivent pas être synonymes d’isolement désocialisant, davantage proche d’une réaction de fuite passive que d’une contre-attaque active.

44– Principe d’idiorythmie?: en effet, nous sommes soumis en permanence à un bruit de fond de rythmes imposés. Par exemple, entrez dans n’importe quel supermarché?: vous êtes accueilli par une musique de fond insignifiante, construite sur un tempo toujours identique – un allegretto manifestement choisi pour vous inciter à vous caler sur son propre mouvement, donc à vous mettre en phase avec le supermarché lui-même, selon une sournoise tactique d’influence. D’où cette idée de rompre délibérément avec ces rythmes imposés, du moins ceux sur lesquels nous avons un pouvoir d’action (j’exclus les rythmes structurants comme ceux du travail). Un bel exemple est le rituel du journal télévisé de 20 heures, qui conditionne la vie de tant de foyers?!

45En mettant en œuvre ces trois principes, nous disposons de puissants outils de résistance individuelle. Point n’est besoin de révolution violente?! Notre système consumériste, qui sait le prix de tout et la valeur de rien, voit son hubris mortifère réduite à l’impuissance face à des individus, intégrés dans le corps social mais néanmoins autonomes et conscients de leur caractère unique, refusant les rassemblements où l’individualité s’abolit au profit d’une foule anonyme et trop souvent irresponsable, sachant débrancher leur téléphone et éteindre leur téléviseur voire s’en débarrasser, activement réfractaires à la publicité, critiques à l’égard du discours politique sans pour autant en être détachés, et capables de faire un merveilleux voyage intérieur à l’écoute des Variations Goldberg qui nous font entendre, et pour longtemps encore, des pages d’éternité.

Notes

  • [*]
    Ecrivain, derniers livres : Eclats d’islam. Chroniques d’un itinéraire spirituel, Albin Michel, et Rouge Sang Vierge, éd. El Manar.
  • [1]
    « J’étais là, Rilke sur mes genoux [comme elle parlerait d’un enfant ou d’un amant] et je lisais… concentrée et absorbée… Plus tard, j’ai déniché une poubelle au soleil dans la cour… je m’y suis installée pour continuer ma lecture. »
  • [2]
    L’état d’Etty ici est proche du Tawakkul des musulmans, un état de confiance absolu en Dieu tel, que l’homme s’apparente au « cadavre entre les mains du laveur de morts » (Al-Ghazali).
  • [3]
    Psychanalyste (APF), professeur à Paris 13 ; il a notamment publié Le voyageur nocturne, lire à l’infini le Coran (Bayard, 2010), L’insolence de l’amour, fictions de la vie sexuelle (Albin Michel, 2007).
  • [4]
    Jésuite, CNRS, Ecole d’Economie de Paris, CERAS, ESCP-Europe.
  • [5]
    Cf. C’est maintenant?! Trois ans pour sauver le monde, A. Grandjean & J.-M. Jacnovici, Seuil, 2009.
  • [6]
    Médecin hospitalier et ancien cadre supérieur dans une importante société de conseil.
  • [7]
    Roland Barthes, Comment vivre ensemble. Cours et séminaires au Collège de France 1976-1977, Ed. Claude Costes, Seuil/IMEC, 2002.
  • [8]
    Yves Citton, « Techniques de résistance aux sociétés de contrôle : l’anti-gestion selon Roland Barthes », dans Technologies de contrôle dans la mondialisation – Enjeux politiques, éthiques et esthétiques, Editions Kimé, 2009.
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