Études 2010/12 Tome 413

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Article de revue

L'héritage encombrant des donneurs anonymes

Pages 607 à 617

Notes

  • [1]
    Léa Karpel, Myriam Szejer, « Les enfants du don de sperme », congrès du GAOP, Paris, janvier 2010?: présentation des résultats d’une étude clinique sur le don de sperme réalisée entre 2008 et 2009 à la maternité de l’hôpital Antoine Béclère à Clamart dont le contenu servira de support clinique à cet article.
  • [2]
    Jean-Pierre Winter, « A quel X ressembler?? » dans Le bébé face à l’abandon, le bébé face à l’adoption, dir. Myriam Szejer, Albin Michel, 2003.
  • [3]
    Ibid. p. 3.
  • [4]
    Des femmes enceintes célibataires, ou de jeunes femmes en vue d’être fécondées par des SS, ou encore, des enfants enlevés à leurs parents polonais ou ukrainiens, furent, sous l’égide d’Himmler, sélectionnés selon les critères de la race aryenne afin d’être envoyés dans ces pouponnières particulières réparties dans plusieurs pays européens. Soit les bébés restaient avec leur mère, soit ils étaient adoptés à leur naissance par des familles allemandes. Seul un très petit nombre parmi eux furent rendus à leurs parents après la guerre. Certains adultes, encore vivants, témoignent du fardeau hérité de leur insoutenable origine. Au nom de la race pure, James Cohen, document BBC, France 5, 2010.
  • [5]
    Colloque international, « L’enfant privé de famille, quel avenir?? », Ligue Marocaine pour la Protection de l’Enfance. Comité de Rabat-Salé et Ai.Bi. (Associazione Amici dei Bambini-Italie), Rabat, 2003.
  • [6]
    Œdipus roi, Sophocle, traduction Nicolas-Louis Artaud?: Œdipe?: « Eh quoi?! Ne dois-je pas redouter la couche de ma mère?? » Jocaste?: « Que peut craindre l’homme, puisqu’il est le jouet de la fortune, et qu’il peut lire dans l’avenir?? Le mieux est de vivre au hasard, et comme on peut. Pour toi ne crains pas d’entrer dans la couche de ta mère. Souvent dans leurs rêves les hommes ont cru partager la couche maternelle. Mais ne tenir nul compte de ces illusions est le plus sûr moyen de vivre tranquille. »
  • [7]
    Freud, L’interprétation des rêves, PUF, p. 230?: « La légende d’Œdipe est issue d’une matière de rêves archaïques et a pour contenu la perturbation pénible des relations avec les parents, perturbation due aux premières impulsions sexuelles. Cela est prouvé de façon indubitable par le texte même de la tragédie de Sophocle. Jocaste console Œdipe, que l’oracle a déjà inquiété, en lui rappelant un rêve qu’ont presque tous les hommes ce qui, pense-t-elle, ne peut avoir aucune signification?: « Bien des gens déjà dans leurs rêves ont partagé la couche maternelle. Qui méprise ces terreurs-là supporte aisément la vie. »
  • [8]
    Irène Théry, Rencontres de Malagar, « La filiation en péril », mai 2010.
  • [9]
    Myriam Szejer, Si les bébés pouvaient parler, Bayard, 2009, p. 37.
  • [10]
    Ibid., p. 6.
English version

1A l’heure de la révision des lois de bioéthique, du questionnement sur l’opportunité de la légalisation des mères porteuses et de la légitimité du maintien de l’accouchement sous X, l’enfant reste trop souvent le grand absent des débats. Ne serait-il pas aussi la victime bâillonnée des bricolages de la filiation rendus possibles par la médecine moderne et la pratique de l’anonymat ?

2Les remaniements en cours concernant les lois régissant la bioéthique et celles relatives à l’accouchement sous X s’approchent de la possibilité d’une levée de l’anonymat. Si ce dernier a été imaginé et maintenu jusqu’à aujourd’hui, c’est en raison non seulement de la lenteur de l’évolution des mentalités, mais aussi de la mise en adéquation de ces censures avec l’accueil que leur font les protagonistes de ces pratiques au sein de leur histoire familiale. Lorsque les lois imposent l’anonymat, cela convient à un certain nombre tandis que les autres en subissent les conséquences délétères et, parmi eux, les enfants se trouvent en première ligne. La psychanalyse nous a habitués au maniement des imago parentales multiples, qui sont des représentations imaginaires et symboliques identificatoires nécessaires au développement du psychisme humain. Qu’en est-il lorsque l’adoption ou la science viennent complexifier la question de l’origine en démultipliant les figures parentales ? Elles compliquent le jeu des identifications par l’introduction d’un réel qui entre en collusion avec le registre fantasmatique car, innommable, il n’est donc pas symbolisable. Une chatte pourrait éventuellement y retrouver ses petits, mais les petits, eux, risqueraient de se perdre, faute de pouvoir l’appeler par son nom. Quant au chat, il erre dans les méandres d’une paternité plus que jamais incertaine, du statut de génétique à celui de légal, en passant par celui d’adoptif. De quoi animer les débats.

3Il existe de nombreux types de stérilité et de multiples moyens d’y remédier – don de gamètes, recours à une mère de substitution, accueil d’embryon, adoption ; chacune de ces options permet à des individus de devenir parents. Elles ouvrent toutes sur un questionnement autour de la position des petits d’humains, assujettis à la puissance du désir d’individus tutélaires, qui font appel à des manipulations modifiant les données de la reproduction traditionnelle. Le recours à des tiers étrangers leur permet d’accéder à la maternité et à la paternité en dépit de leur handicap, mais l’intérêt de l’enfant est rarement pris en compte.

4Si la société est – et a toujours été – intolérante à la stérilité, la médecine est cependant sensible à la souffrance qu’engendre cette stérilité. C’est la raison pour laquelle une si grande créativité a été déployée pour tenter de l’éradiquer. Reste alors à savoir quel est le prix de ces progrès – et pas seulement au plan financier – pour les enfants, les parents, les tiers donneurs, géniteurs ou mères porteuses, mais aussi pour les générations futures et finalement pour la société dans son ensemble lorsqu’elle cautionne des interruptions de la filiation qui dissocient le corps et l’esprit, en déliant le langage et le biologique. Il nous faut tenter d’en penser les conséquences, non seulement à partir de données chiffrées, mais aussi grâce à la clinique de la singularité, dont peut témoigner la psychanalyse.

5Notre société, fondée sur l’articulation de l’origine à l’interdit de l’inceste, est menacée d’être gravement déstabilisée par les secrets liés à l’anonymat qui sont source de désordres potentiels.

6En France, les dons sont obligatoirement volontaires, anonymes, gratuits ; la plupart des abandons ont lieu sous X. Cet anonymat entraîne des secrets, des non-dits et tout ce qui en découle pour l’enfant comme pour ses parents. Lorsque la loi prévoit la levée partielle de l’anonymat, elle laisse ouverte la possibilité du maintien du recours au secret pour ceux qui ne seraient pas prêts à y renoncer. Faire face à son histoire, en assumant la difficulté d’une confrontation éventuelle avec les donneurs véhicule toutes sortes de fantasmes pour chacun. Plusieurs pays ont supprimé l’anonymat des dons sous la pression d’enfants concernés devenus adultes. En France, il commence à être remis en question en dépit de la menace d’une baisse du nombre des donneurs de gamètes qui en serait la conséquence. Cette baisse s’est effectivement produite dans un premier temps en Suède, mais une campagne d’information valorisant socialement les dons semble l’éviter en Grande-Bretagne.

Anonymat et secret [1]

7La clinique montre que l’anonymat engendre le secret dans les familles dont l’histoire s’y prête. Il est intéressant de constater que, de même qu’un train peut en cacher un autre, le choix des parents de fabriquer du secret s’inscrit dans une histoire familiale qui lui fait sa place. Il vient occuper l’espace laissé vacant par une pièce manquante du puzzle. En d’autres termes, il n’est de secret établi que lorsque cela convient aux adultes. L’enfant, de ce fait, est confronté à un double secret : un secret parental quand les parents ont choisi de se taire, un secret sociétal lié à l’anonymat obligatoire qui ne se présente à l’enfant qu’après la levée du secret parental.

8Le secret de famille alimente habituellement la névrose ordinaire. Ici, les secrets de famille devenus secrets d’Etat confrontent ceux qui les subissent à un mur infranchissable pouvant produire de multiples fantasmes persécutifs. Le névrosé se construit avec son « roman familial », par exemple : « je suis fils de roi ou de reine, ils ont échangé les bébés à la maternité », ce qui est un bon moyen pour les enfants de négocier imaginairement les renoncements pulsionnels, les douleurs et les frustrations liées à l’éducation parentale. Or, selon le psychanalyste Jean-Pierre Winter [2], celui dont on a séquestré et brouillé l’origine ne pourra pas y avoir recours car l’élaboration psychique, qui vise à ajouter une dimension imaginaire, devient réelle pour lui. La coïncidence du réel de la filiation et de l’ordre symbolique peut menacer alors le sujet d’une disparition ou d’un écrasement de cette troisième instance, son imaginaire.

9Dans les centres d’AMP (Assistance médicale à la procréation), comme en témoigne Léa Karpel [3], psychologue, les couples consultent avant tout dans l’espoir d’une grossesse, d’un accouchement, puis d’un enfant « bien à eux ». Le souhait de recourir à un don n’existe pas d’emblée ; les couples n’expriment pas non plus de demande d’adoption a priori, mais les médecins de l’AMP ont pour consigne de les informer de l’existence de cette autre possibilité de devenir parents, même lorsque cela ne fait pas du tout partie de leur projet. N’oublions pas que beaucoup des postulants à l’adoption sont des déçus de l’AMP qui gardent la nostalgie d’un enfant de leur chair.

10C’est pour « assortir » au mieux donneurs de gamètes et parents qu’a été conçue une procédure d’appariement de leurs phénotypes respectifs : groupe sanguin, couleur des yeux, des cheveux, de la peau, etc. En France, au moment de la création du premier CECOS (Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains), en 1973, à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, l’anonymat obligatoire des donneurs fut la condition requise par les tutelles pour l’ouverture du centre. Il s’agissait de rassurer la population en permettant que soit préservée la forme d’une naissance ordinaire, avec ressemblance à l’appui. Georges David et Maurice Auroux, biologistes, qui ont été à l’initiative de l’aventure en témoignent aujourd’hui tout en constatant la nécessité d’un remaniement de ces dispositions actuellement encore en vigueur.

11En manipulant les gamètes de cette façon, ce n’est pas l’enfant qui ressemble au parent – comme il est si souvent dit –, mais le parent qui ressemble au donneur. Si l’enfant se trouve bien ressembler au parent, c’est par le biais du donneur. Ainsi, toutes sortes de données identifiantes et non identifiantes concernant les donneurs – ou les parents de naissance en cas d’accouchement sous X – sont conservées sous le sceau du secret obligatoire par ces institutions.

12Si le secret et l’anonymat de l’accouchement ont été mis en place sous le gouvernement de Vichy dans un contexte de guerre où l’urgence était de trouver un père nourricier aux bébés, celui lié à l’anonymat du don de gamètes a été bétonné pour vaincre les réticences liées aux mentalités de l’époque qui qualifiaient ces pratiques de diaboliques, et permettre ces naissances. Mais le temps n’est-il pas venu de considérer que ces secrets desservent les enfants plus qu’ils ne les servent, en leur faisant payer trop cher leur venue au monde ? En effet, en sélectionnant les critères phénotypiques, on fabrique des enfants également sélectionnés sur leur présomption d’apparence, ce qui n’est pas sans évoquer les pratiques nazies des Lebensborn[4] dont les conséquences désastreuses touchent encore à ce jour les descendants de leurs victimes. Le but était de peupler l’Allemagne le plus rapidement possible d’individus de race aryenne pure. N’ouvrons-nous pas ainsi la porte à la création d’individus adaptés aux exigences des adultes concernés grâce au pouvoir de l’institution médicale ? On sait déjà que les pouponnières du Maghreb [5], où la pratique de l’adoption plénière n’est pas reconnue, regorgent de bébés abandonnés, exclusivement de sexe masculin, car le fantasme des adoptants est d’accueillir les petites filles, a priori plus aptes à servir de domestiques et posant moins de problèmes quant à la transmission du patronyme. On voit bien se profiler le fantasme redoutable de pays peuplés d’individus sélectionnés par l’Etat.

L’ombre des gamètes

13En filigrane d’un « étranger dans l’enfant » – que les parents se doivent d’« adopter » –, se cache la question de la transgression de l’interdit de l’inceste, source d’angoisse plus ou moins consciente mais toujours présente, chez les parents comme chez les enfants. Car si le donneur au sens large (donneur de gamètes, d’embryon, d’enfant, prêteuse d’utérus) reste un étranger pour les parents, il ne peut être reconnu comme tel par l’enfant qui se trouve exposé dans le réel comme dans l’imaginaire, au risque de la transgression de l’interdit de l’inceste. Lorsque qu’Œdipe [6] fait part à Jocaste du rêve qu’il a eu de cette transgression, elle lui dit que ce rêve concerne un grand nombre d’individus, ce à quoi il répond qu’il n’avait pas voulu l’entendre car la crainte l’aveuglait. Freud [7] reprend aussi cette distinction entre le passage à l’acte et le rêve, situant la menace œdipienne dans le registre du fantasme, lui-même lié à la trace mnésique des premiers émois du nourrisson qui sont dirigés vers la mère.

14Ce fantasme de transgression possible de la loi de l’interdit de l’inceste perd son statut imaginaire pour devenir réalité, consciente ou non, pour l’enfant né d’un anonymat. Il s’en protégera par l’angoisse, signal d’alarme permanent, particulièrement sonore en périodes sensibles comme le sont la périnatalité ou l’adolescence.

15Ainsi, par le recours à l’anonymat et à l’appariement des gamètes, s’établit une forme d’exclusion de l’inconnu, de l’étranger, donc de l’Autre, situation menaçante pour le maintien social comme pour celui des individus. Il revient à soutenir la fabrication de fantômes qui viendront hanter, parfois douloureusement, l’enchevêtrement des généalogies car l’ombre du donneur reste accrochée à ses gamètes.

16On commence à envisager la levée de l’anonymat, mais comme on imagine que cela ne se fera pas du jour au lendemain, on prévoit, dans un premier temps, d’ajouter une mission à l’image de celles du CNAOP (Conseil national pour l’accès aux origines personnelles), créé en 2002 dans le but de gérer l’anonymat et le secret dans le cadre de l’accouchement sous X. Le CNAOP constitue un conservatoire d’identités pour ceux qui sont nés sous X, lorsque la mère, qui y a été invitée, l’a souhaité. Les personnes issues de dons pourraient elles aussi s’adresser, lorsqu’elles le souhaitent, à une instance de ce type, si leurs parents et les donneurs en ont accepté les dispositions, et ainsi avoir accès aux documents concernant leur origine. Ce pourrait être une option proposée avec l’AMP en attendant la suppression définitive de l’anonymat. Elle a toutefois pour inconvénient de créer deux catégories d’individus, ceux qui y ont accès et les autres, comme le remarque très justement la sociologue Irène Théry [8], ce qui est déjà le cas pour les adoptions des nés sous X et celles dont on connaît les parents de naissance. Cette proposition de loi a cependant l’avantage de répondre à la demande actuelle de personnes prêtes à assumer l’origine de leurs enfants tout en respectant celles qui ne le sont pas encore.

17Certains pays européens ont déjà supprimé l’anonymat des dons : la Grande-Bretagne (en 2005), la Suède (dès 1984), l’Autriche, la Norvège, l’Islande, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse… Dans leur grande majorité, ces pays pratiquent l’adoption ouverte.

18Le maintien de l’anonymat en France, en tant que choix institutionnel, pourrait être exploré de plus près : persistance ou résistance ? De quoi ce choix est-il porteur ? Cherche-t-il à protéger les donneurs, les enfants, les parents, ou la société elle-même, et de quoi ? La posture parentale qu’exprime ce choix imposé relève-t-elle d’une usurpation ou d’un étayage de l’autorité parentale ?

19En d’autres termes, face aux enjeux existentiels de la question de l’origine, quel refoulement est à l’œuvre dans la société française au travers d’un choix qui se fige dans le temps, que l’on pourrait alors lire comme un symptôme ? Ces problématiques sont au cœur de notre société en devenir. On n’arrête pas la science, mais le problème ne relève pas uniquement du médical. Il est souhaitable qu’une médiation humaine continue de régler tous ces bricolages par des lois, donc possiblement de l’arbitraire, voire de l’injuste. Les individus doivent pouvoir mettre un visage sur un censeur dont la vocation est d’énoncer et de fertiliser le social en lui donnant la castration symboligène, garante d’humanité.

Dire

20Le secret absolu existe dans certaines familles mais, le plus souvent, d’autres membres connaissent les modalités de la conception. La révélation du recours au don préoccupe les parents : quand le dire ? Comment le dire ? Pourquoi le dire puisqu’on ne connaîtra jamais l’origine ? Certains ne sont pas contre le fait de parler à leur enfant mais préfèreraient attendre que les questions viennent de l’enfant lui-même. Or, les enfants savent bien qu’il y a des questions à ne pas poser ! Nombreux sont les parents qui parlent devant leur jeune enfant à un tiers – médecin ou psychanalyste –, tout en prétendant qu’ils ne révéleront rien à leur enfant. Ils savent pourtant pertinemment que leur enfant n’est ni sourd ni idiot. Ce faisant, ils agissent une parole adressée à l’Autre qui leur permet en fait de se dédouaner de la lourdeur du secret concernant ce récit.

21A partir des théories psychanalytiques qui préconisent de parler aux bébés, on peut encourager les parents à informer leur enfant des modalités de sa conception et de sa naissance dès sa venue au monde. L’expérience prouve que cet acte de parole a parallèlement une fonction symbolique d’adoubement parental. Puis il est possible de reprendre ces questions avec l’enfant, en les formulant à nouveau, assorties alors des explications nécessaires, à l’âge où son développement cognitif lui permettra de les comprendre. Ceux qui disent avoir toujours su sont ceux qui s’en accommodent le mieux.

22L’interdit de l’inceste ne peut être respecté qu’à la condition de connaître ses parents, ses frères et ses sœurs. Qu’en est-il du comportement des divers adultes, impliqués dans ces pratiques, lorsqu’ils envisagent d’exercer leur pouvoir décisionnaire aux dépens de l’enfant ? Ne devraient-ils pas plutôt penser à le mettre à son service ?

23La naissance est une forme de coupure d’avec le passé, ouvrant l’espace-temps de l’avant et de l’après de même que celui de l’altérité. Le récit adressé à l’enfant peut lui permettre de répliquer. Certains de ces bébés se laissent dépérir ou tombent malades, parfois gravement, puis renoncent à leurs symptômes dès que quelqu’un leur dit leur histoire. Le cas échéant, on ne peut pas présumer de la réactivation de ces silences et des modalités de leur expression tout au long de la vie, voire, par la voie de l’inconscient et sous l’effet de modifications épigénetiques [9], de sa transmission à leur descendance. Sommes-nous en droit d’exploiter ainsi l’amnésie infantile, la plasticité et la résilience de l’enfant sous prétexte qu’il ne parle pas encore ? La question vaut la peine d’être posée.

Négationnisme

24On sait maintenant que le fœtus perçoit, mémorise, catégorise et apprend. Toutes les perceptions emmagasinées sous forme sensorielle seront réorganisées après la naissance sous l’influence de la parole et du développement cognitif. L’amnésie infantile est un processus physiologique qui survient entre l’âge de 3 et 5 ans. Elle consiste à refouler naturellement dans l’inconscient les souvenirs anténataux et ceux du début de la vie aérienne pour les nécessités du développement. Elle concerne chaque individu. Ne pas tenir compte de l’existence de ces souvenirs oubliés est une forme d’exploitation de l’immaturité phylogénétique de l’humain à sa naissance. C’est aussi une forme de négationnisme. On demande à ces enfants de penser qu’ils sont quelqu’un d’autre : un enfant conçu biologiquement par ses parents. Malheureu-sement, cette escroquerie est encore trop souvent utilisée avec les meilleures intentions conscientes par des parents en mal de reproduction naturelle. Les parents parfaits n’existent pas et les parents infertiles n’échappent pas à la règle. Ils préfèrent assujettir l’enfant aux exigences de leur souffrance personnelle, et lui demandent de se construire un personnage à l’image de leurs fantasmes parentaux en lui déniant tout passé. Or, la psychanalyse nous a montré qu’on négocie mieux une vérité sur soi, même cruelle, qu’un mensonge, et ceci vaut également pour les nourrissons. Demander à un enfant de se structurer sur du non-dit, c’est lui demander de nier une partie de lui-même. Car il sait bien ce qu’il vit et ce qu’il a vécu, et si sa conscience ne le lui rappelle pas explicitement, l’inconscient pourra venir, par des symptômes inexplicables, en témoigner tout au long de son existence. Lorsque la transmission langagière n’est pas faite, il doit être bien difficile au cerveau du nourrisson de symboliser les données nécessaires au développement harmonieux de son activité cognitive alors confrontée à un interdit de savoir.

L’exemple du don de sperme [10]

25Dès lors qu’il y a anonymat et gratuité du don, la dette imaginaire vis-à-vis du donneur est non remboursable et, de ce fait, ce dernier devient embarrassant. Il se retrouve alors à l’origine de divers fantasmes de persécution. Dans le cas du don de sperme, le donneur apporte les tares, la mauvaise hérédité, et permet au parent, dès lors angélisé, d’être blanchi de toutes sortes de fantasmes le concernant. Ces personnes conquièrent ainsi une sainteté au regard de l’enfant, de leur désir d’enfant, et aussi vis-à-vis de leurs propres parents. Ils tentent d’intégrer de cette façon les aléas du réel de leur corps liés à la stérilité. Du fait de la confusion très fréquente entre fertilité et puissance, le père stérile peut souffrir de se sentir pointé par la société comme manquant de virilité. Un sentiment d’imposture, de paternité usurpée et de culpabilité peuvent l’habiter face à ce bébé issu d’un autre homme, et ce d’autant plus que le secret sur l’existence du donneur est mis en place. Une forme de doute quant à la légitimité de sa paternité peut s’installer car la personne du donneur restant liée à ses spermatozoïdes, le fantasme de l’adultère n’est jamais bien loin, présent tant chez le père que chez la mère. Le bébé est aussi l’enfant de l’autre, de celui dont le sperme a fécondé l’ovocyte de la mère, et qui devient « celui qui a fécondé la mère », à la fois bienfaiteur et rival. Sans parler des médecins intervenus lors de l’AMP, qui viennent eux aussi alimenter les fantasmes auxquels chaque couple devra faire face avec ses propres outils et talents.

26Puisqu’un homme se masturbe pour donner un enfant à un autre homme, on peut également assister à l’émergence de fantasmes d’homosexualité masculine. La femme prend alors le statut de mère porteuse, laissant l’image du couple homosexuel au premier plan. Ces fantasmes sont difficilement tolérables et habituellement réprimés. Ils poussent au secret par nécessité de refoulement. Lorsqu’ils perdent leur statut imaginaire, ils peuvent alors servir les revendications de ceux qui militent en faveur de la légalisation de l’homoparenté et qui affirment qu’on peut soutenir à un enfant, sans lui porter préjudice, qu’il est né de deux parents du même sexe.

27Les couples qui ont choisi de parler à leur enfant disent que cela a été un soulagement pour eux. Surtout pour les pères infertiles qui souffrent d’autant plus d’un sentiment d’usurpation lorsqu’ils sont contraints au secret sur l’injonction de mères qui souhaitent que soit respecté l’aspect formel de la famille dite « normale ». On peut se demander comment l’enfant s’accommodera de toute cette agitation.

28Lorsque l’enfant naît, il reconnaît la voix de sa mère qu’il a mémorisée, et aussi celle de son père s’il était présent pendant la grossesse. C’est une reconnaissance sensorielle qui implique la transmission d’une dimension qui lui est liée, celle du symbolique et de ses chaînes signifiantes, celle de la mère mais aussi celles rattachées au père symbolique dont la trace est le nom.

29C’est pourquoi on peut affirmer que, dès le début de la vie mais aussi plus tard, comme en témoignent les psychanalystes qui reçoivent ces enfants de tous les âges, l’humain a besoin des mots posés sur son passé pour vivre dans sa propre identité, s’autoriser à la penser, à se penser. S’il ne les a pas, c’est dans les moments de remaniement inconscient de la filiation, comme les naissances, les deuils ou à l’adolescence, qu’une souffrance qui y est nouée risque d’émerger, mais elle sera alors le plus souvent ininterprétable étant donné la polyvalence du symptôme.

30Certes l’humain n’est pas réductible à ses liens biologiques, et nombreux sont ceux qui paraissent aller bien ; l’expérience clinique en témoigne. C’est cependant parfois au prix de multiples dénis engendrés par l’anonymat et le secret. S’ils permettent de s’adapter aux exigences des proches ou de la société, ils ne peuvent empêcher l’inconscient de venir manifester que, à construire sur du faux, du non-dit ou du tronqué, l’édifice risque à tout moment de vaciller ou même de s’effondrer.

31Ce sont les raisons pour lesquelles la séquestration définitive des informations sur l’origine des individus peut constituer une menace de déstabilisation pour la société.


Date de mise en ligne : 28/11/2010.

https://doi.org/10.3917/etu.4136.0607

Notes

  • [1]
    Léa Karpel, Myriam Szejer, « Les enfants du don de sperme », congrès du GAOP, Paris, janvier 2010?: présentation des résultats d’une étude clinique sur le don de sperme réalisée entre 2008 et 2009 à la maternité de l’hôpital Antoine Béclère à Clamart dont le contenu servira de support clinique à cet article.
  • [2]
    Jean-Pierre Winter, « A quel X ressembler?? » dans Le bébé face à l’abandon, le bébé face à l’adoption, dir. Myriam Szejer, Albin Michel, 2003.
  • [3]
    Ibid. p. 3.
  • [4]
    Des femmes enceintes célibataires, ou de jeunes femmes en vue d’être fécondées par des SS, ou encore, des enfants enlevés à leurs parents polonais ou ukrainiens, furent, sous l’égide d’Himmler, sélectionnés selon les critères de la race aryenne afin d’être envoyés dans ces pouponnières particulières réparties dans plusieurs pays européens. Soit les bébés restaient avec leur mère, soit ils étaient adoptés à leur naissance par des familles allemandes. Seul un très petit nombre parmi eux furent rendus à leurs parents après la guerre. Certains adultes, encore vivants, témoignent du fardeau hérité de leur insoutenable origine. Au nom de la race pure, James Cohen, document BBC, France 5, 2010.
  • [5]
    Colloque international, « L’enfant privé de famille, quel avenir?? », Ligue Marocaine pour la Protection de l’Enfance. Comité de Rabat-Salé et Ai.Bi. (Associazione Amici dei Bambini-Italie), Rabat, 2003.
  • [6]
    Œdipus roi, Sophocle, traduction Nicolas-Louis Artaud?: Œdipe?: « Eh quoi?! Ne dois-je pas redouter la couche de ma mère?? » Jocaste?: « Que peut craindre l’homme, puisqu’il est le jouet de la fortune, et qu’il peut lire dans l’avenir?? Le mieux est de vivre au hasard, et comme on peut. Pour toi ne crains pas d’entrer dans la couche de ta mère. Souvent dans leurs rêves les hommes ont cru partager la couche maternelle. Mais ne tenir nul compte de ces illusions est le plus sûr moyen de vivre tranquille. »
  • [7]
    Freud, L’interprétation des rêves, PUF, p. 230?: « La légende d’Œdipe est issue d’une matière de rêves archaïques et a pour contenu la perturbation pénible des relations avec les parents, perturbation due aux premières impulsions sexuelles. Cela est prouvé de façon indubitable par le texte même de la tragédie de Sophocle. Jocaste console Œdipe, que l’oracle a déjà inquiété, en lui rappelant un rêve qu’ont presque tous les hommes ce qui, pense-t-elle, ne peut avoir aucune signification?: « Bien des gens déjà dans leurs rêves ont partagé la couche maternelle. Qui méprise ces terreurs-là supporte aisément la vie. »
  • [8]
    Irène Théry, Rencontres de Malagar, « La filiation en péril », mai 2010.
  • [9]
    Myriam Szejer, Si les bébés pouvaient parler, Bayard, 2009, p. 37.
  • [10]
    Ibid., p. 6.
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