René Burri/Magnum, 1981, Le pied de Nourrev
René Burri/Magnum, 1981, Le pied de Nourrev
1Ceci est un pied. Le pied de Rudolph Noureev. D’un rectiligne incroyable, parfait. On dirait un foret, qui va creuser le sol, un pic plein de relief et d’ombres. Un sommet à l’envers. Une sorte d’arme inquiétante. L’outil de base du danseur. La fine pointe de son corps, qui le relie au sol.
2Par-delà ce pied nu, légèrement bourrelé, ce pied droit, il faut imaginer l’élan, la force, le travail. Le génie, même, car le génie chorégraphique ne peut passer que par lui. Tout le reste suit, c’est le pied qui commande la manœuvre. Le défi à la pesanteur. Qui élance le corps, glisse, pointe, sautille. L’impotent qui contemple ce pied est plus à l’aise en faisant danser ses doigts sur un clavier qu’aux entrechats. Il se dit que ce pied a l’air intelligent. Mais c’est aussi un pied en travail, un pied de travailleur en somme. D’un genre particulier puisque ce travailleur n’a pas d’autre outil pour sculpter son corps entier dans l’espace et ses trois dimensions.
3On pourrait établir un catalogue des pieds de toute nature. Pieds des biches fuyant le danger. Pieds de soldats, harassés de longues marches. Pieds de femmes, aimables à caresser. Pieds de chevaux, volant dans la rapidité de leur course. Pieds d’oiseaux, fragiles comme des fétus de paille. Pieds alourdis, aussi, des malades grabataires et qui se gonflent de mal-être. Pieds qui se cachent dans des bottines à la mode. Pieds qui se montrent, vautrés sur les plages. Pieds rigides des morts, devinés sous le satin.
4Pieds de toutes sortes, dont celui de Noureev est l’expression la plus sublime. Avec cette netteté de posture, cette sûreté de position. On dit d’un homme sérieux qu’il a les pieds sur terre. Mais d’un génie ailé on peut dire qu’il a, comme Noureev, les pieds dans l’air. L’ordinaire méprise le pied, pas très beau, et le cache. Le danseur, grâce à lui, vole et nous transporte.