Études 2010/10 Tome 413

Couverture de ETU_4134

Article de revue

Revue des livres

Pages 405 à 430

English version

Littérature

Erri De Luca, Le jour avant le bonheur, Trad. de l’italien par D. Valin. Gallimard, 2010, 138 pages, 15 €

1« Fils de personne », le narrateur – dont nous ne connaîtrons jamais le prénom – a grandi sous la protection de Don Gaetano, concierge de l’immeuble où le jeune homme a vécu et auquel sont attachés maints souvenirs d’enfance. De cet homme placide, qui porte en lui toute une mémoire liée à la guerre, à la ville de Naples et à l’Argentine où il a passé une partie de sa vie, le narrateur apprend et reçoit beaucoup : les règles et l’esprit de la scopa, jeu de cartes où excelle Don Gaetano ; des rudiments de plomberie et d’électricité, grâce auxquels il se familiarise avec les habitants de l’immeuble qui recourent à ses services ; de nombreux récits de guerre, qui éveillent en lui le sens de la liberté et lui offrent peu à peu un « lieu » d’enracinement ; l’audace de vivre une relation inattendue, étrangement heureuse, avec une jeune fille longtemps rêvée ; enfin l’étonnant pouvoir d’entendre les pensées des gens. A la faveur de cette lente et discrète initiation, le narrateur se découvre l’héritier de tout un peuple, et non seulement de l’homme qui lui a tenu lieu de père. Le récit se conclut, de façon symbolique, par le départ du narrateur pour l’Amérique, un départ qui en un sens rejoue la « geste » de Don Gaetano en Argentine et qui, en même temps, apparaît comme promesse de renouveau. Le jour avant le bonheur est un beau roman de formation, qui sait avec finesse entrelacer une histoire singulière à la trame de l’histoire collective et qui offre une variation intéressante sur le thème de la constitution de l’identité individuelle à travers le flux de la temporalité (passé, présent, avenir).

2Kim-Loan Mayen

Elias Sanbar, Dictionnaire amoureux de la Palestine, Plon, 2010, 477 pages, 24,50 €. Raja Shehadeh, Naguère en Palestine, Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par E. Lacape. Editions Galaade, 2010, 349 pages, 21,90 €

3Elias Sanbar, qui prête régulièrement voix et visage aux Palestiniens en France, se livre de bonne grâce à l’exercice du « dictionnaire amoureux », jouant, non sans humour, de l’esprit autobiographique et subjectif de la collection. Il s’agit donc de la Palestine, à travers les souvenirs en ordre alphabétique d’un historien qui en a fait le cœur de sa vie d’exilé. Son dictionnaire est parlant jusque dans ses silences : point d’entrée, ainsi, à la lettre N pour évoquer la Naqbah, la catastrophe originelle du déracinement palestinien ; celle-ci, de souvenirs d’enfance en notes érudites sur l’historiographie ou le paysage, est un fil souterrain qui traverse tout l’ouvrage. Les illustrations d’Alain Bouldouyre aèrent joliment le texte : chorégraphie de lanceurs de pierres à l’article « Intifada », images plus apaisées de lieux et d’arbres, elles sont assez précises pour prétendre à l’encyclopédisme, et assez rêveuses, tremblées, pour toucher au mythe intime et à la mémoire. Raja Shehadeh n’est pas un exilé ; ou peut-être, plus justement, un exilé intérieur, à Ramallah où ce juriste a fondé Al-Haq, une ONG qui défend devant les tribunaux les Palestiniens dont les terres ont été spoliées. Le livre évoque indirectement ce travail : le récit s’articule autour de randonnées, sur une période de vingt-cinq ans, à travers les collines de Cisjordanie, un paysage qui peu à peu s’efface, se hérisse d’obstacles imprévus : colonies, routes, barrières, violence – celle des soldats ou des colons comme celle de jeunes miliciens palestiniens imbus de leur mission. Beaucoup d’amertume, mais ni manichéisme ni rancœur dans la vision de Shehadeh. Son père, Aziz, lui-même réfugié de son Jaffa natal, fut l’un des premiers Palestiniens à promouvoir deux Etats. La voix de Raja, mesurée et ferme, chante sans résignation, au rythme des pas du promeneur, la beauté perdue ; elle esquisse aussi un avenir possible, ancré dans le lieu, loin des utopies meurtrières. La rencontre pacifique avec un colon dans un wadi installe le doute, brouille les conclusions évidentes. Cette aporie souligne la dimension d’humanité, pétrie d’incertitude et d’humilité, qui imprègne la démarche de l’auteur-marcheur ; dimension combien précieuse dans une région livrée aux certitudes tranchées des prêcheurs et des fanatiques.

4Frédéric Sarter

Tom Keve, Trois explications du monde, Trad. de l’anglais (Royaume-Uni) par S. Taussig. Albin Michel, 2010, 550 pages, 25 €

5Plus de cinq cents pages… c’est beaucoup, et c’est peu pour écrire le roman de l’aventure scientifique ! C’est dire si Tom Keve sait faire preuve de clarté pour raconter l’histoire réinventée des découvertes fondamentales des débuts du xxe siècle. 1909-1939, avec un petit détour du côté de la communauté juive d’Europe centrale du xixe siècle : les travaux et intuitions des plus grands sont tissés au gré d’une quête scientifique restituée avec précision. Même les ignorants des théories mathématiques et nucléaires (dont je suis) s’y retrouvent. De Niels Bohr à Rutherford, en passant par Einstein, von Neumann, Pauli, mais aussi Freud ou Jung, les années glorieuses de la recherche physique se couplent avec l’émergence de la psychanalyse. La science, la psychanalyse, la kabbale : ces trois explications du monde sont-elles concurrentes et exclusives, ou complémentaires et articulées entre elles ? « Nous étions en train de faire l’histoire. Mieux, nous en restituions le sens », s’écrie un des protagonistes. Dans cette saga remarquablement documentée, l’auteur, physicien, mêle les faits avérés, les événements passés, les petits travers des héros et ce qu’il faut d’imagination pour tisser entre les personnages réels une histoire dense dans laquelle les juifs d’Europe ont joué un rôle de premier plan. Avec la communauté scientifique de cette époque révolutionnaire, ils ont partagé cette exigence première pour comprendre le monde : « L’amour du savoir, le respect de la connaissance et un besoin inné de poser des questions. » Une véritable épopée.

6Christophe Henning

Ingo Schulze, Portable, Treize histoires à la manière ancienne. Trad. de l’allemand par A. Lance et R. Lance-Otterbein. Fayard, 2010, 310 pages, 22 €

7« Quelque chose s’est passé […] mais tu n’arrives pas à savoir quoi, tu ne peux pas le saisir, tu ne peux même pas le voir, mais c’est là. » Dans ce recueil de nouvelles, Ingo Schulze propose treize regards sur le quotidien. Dans la grande tradition de la short story anglo-saxonne, il part de tous petits faits, anodins en apparence, dont les conséquences creusent un gouffre dans la perception de la réalité. Qu’il s’agisse d’un numéro de portable donné à un voisin, d’un dimanche à la campagne ou de vacances en Toscane, l’ordinaire ouvre sur l’étrange et c’est la question du destin que pose, subrepticement ou explicitement le narrateur, en s’attachant à des instants où le monde semble basculer autour des personnages. Le lecteur est invité à faire son propre chemin dans ces récits denses, à s’arrêter peut-être sur une très étonnante chasse à l’ours en Estonie ou sur le réveillon de la Saint-Sylvestre en 1999, à moins qu’il ne préfère les mésaventures d’un écrivain allemand en tournée de conférences au Caire ou lors d’un voyage en train entre Budapest et Vienne. Belle méditation sur la littérature, les relations entre Europe centrale et Europe occidentale et l’entre-deux. Schulze met en effet en scène, à plusieurs reprises, un auteur qui lui ressemble et pose alors la question des pouvoirs de la littérature dans un monde contemporain dont il signale les failles intimes. L’inscription dans l’Histoire se fait ainsi par petites touches, avec une ironie qui invite à la réflexion.

8Anne-Rachel Hermetet

Petr Ginz, Journal (1941 – 1942), Trad. de l’allemand par B. Faure. Seuil, 2010, 185 pages, 18,50 €

9Né à Prague en 1928 d’un père juif et d’une mère « aryenne », déporté à Theresienstadt en 1942 puis à Auschwitz en 1944, Petr Ginz a laissé un journal original et créatif. Ce jeune garçon, grand lecteur, admirateur de Jules Verne, écrivit cinq romans entre l’âge de 8 et 12 ans. Il entama en 1941 un journal, dans lequel il décrit d’une façon détachée et paisible les faits les plus banals de sa vie d’enfant et d’élève, comme les événements les plus tragiques qu’il fut amené à vivre : restrictions et privations de plus en plus nombreuses, confiscations des biens, ordres de déportation. Avec humour, il rédigea un poème décrivant la condition de paria faite aux juifs ; avec talent, il composa des dessins au crayon et des aquarelles qui représentent la beauté de Prague, qu’il aimait tant, ou l’horreur du ghetto « modèle » de Theresienstadt. L’ouvrage a été établi par Chava Pressburger, sa sœur. Grâce à son travail, elle permet au lecteur de suivre le parcours de son frère dans le contexte politique de l’époque, dans Prague occupée. Elle nous livre également des renseignements sur la période de déportation de Petr à Theresienstadt, où il créa, à l’âge de 14 ans, une revue clandestine. Cette restitution de l’œuvre d’un jeune artiste est tout à fait singulière, car c’est également un travail de deuil d’une petite sœur pour son grand frère, emporté sous ses yeux vers une mort programmée qui devait être leur destin commun.

10Laurent Klein

G. K. Chesterton, Hérétiques, Trad. de l’anglais (Royaume Uni) par L. d’Azay. Climats, 2010, 274 pages, 20 €. Orthodoxie, Trad. de l’anglais (Royaume Uni) par L. d’Azay. Climats, 2010, 256 pages, 20 €

11L’œuvre de Chesterton – essayiste, journaliste, polémiste, romancier, poète, biographe de saint François ou de G.K. Browning (cf. Etudes, avril 2010, p. 553), est l’un des bijoux de la littérature et du catholicisme anglais. La première publication de Heretics date de 1905, d’Orthodoxy de 1908. Les réactions suscitées par le premier ouvrage, recueil d’articles de presse remaniés, ont poussé le polémiste à en rédiger un second. Même si la polémique fait ressortir le meilleur de Chesterton, parleur et écrivain intarissable, les chapitres d’Hérétiques sont d’un intérêt inégal car hâtivement rédigés du fait des contraintes journalistiques et de l’actualité intellectuelle du moment : Chesterton s’en prend aux idées de G. B. Shaw ou de H. G. Wells, dans un débat depuis longtemps démodé (ces polémiques et ces références aujourd’hui obscures sont éclairées par d’excellentes notes du traducteur). Il mène ses combats avec un humour délicieux, sans mesquinerie ni gravité, ce qui le rend d’autant plus redoutable : « Il est facile d’être grave, difficile d’être léger. Satan est tombé par la force de gravité. » Chesterton ne voulait pas être l’enfant de son époque dont il fait le déterminisme, la théosophie ou la philosophie du surhomme (entre autres) la cible de ses joyeuses attaques. Pour lui, être « hérétique », c’est être moderniste, aller dans le sens de son époque. Chesterton, pourtant, n’échappe pas à l’influence de celle-ci, celle de l’Empire britannique : « l’esclave noir » est « un barbare avili ». Néanmoins, la religion chrétienne est une lutte en faveur de la justice sociale ; le croyant s’engage dans le monde. La vision religieuse de l’auteur est postromantique : le Christ est un révolutionnaire, la vie est une aventure, le croyant doit toujours être prêt à la risquer. Chesterton se convertit au catholicisme en 1922, quatorze ans avant sa mort : lorsqu’il apprend la nouvelle, l’un de ses « ennemis amis », Shaw, écrit : « Cette fois-ci, Gilbert, tu es allé trop loin. » Dans Orthodoxie, « livre chaotique » selon l’aveu (désarmant et pas tout à fait vrai) de l’auteur lui-même, Chesterton justifie sa foi en s’appuyant sur l’émerveillement devant le monde dont la meilleure expression est, selon lui, le conte de fées. Là où les déterministes voyaient dans la création une répétition infiniment lassante, Chesterton voyait partout de la nouveauté et de la singularité, empreintes du Dieu créateur. Son émerveillement d’enfant, Chesterton le trouve d’abord chez Dieu : « notre Père est plus jeune que nous ».

12Adrian Grafe

Philippe Jaccottet, Le Combat inégal, Editions La Dogana, Livre et CD, 2010, 93 pages, 31 €

13Outre ses traductions d’écrivains de langue allemande, italienne, espagnole ou russe, Philippe Jaccottet est l’auteur d’une œuvre poétique et critique d’envergure. La limpidité de son écriture, l’acuité de son regard et la rectitude de sa démarche le placent au premier rang des poètes contemporains de langue française, aux côtés d’Yves Bonnefoy, cet autre contemporain capital. Aux antipodes d’un Saint-John Perse ou d’un René Char – dont la parole impérieuse accable parfois autant qu’elle élève –, et de toute une tradition poétique à l’endroit de laquelle il a nourri dès longtemps de fortes réticences, P. Jaccottet s’est engagé depuis soixante ans dans une voie qui le distingue de tous ses contemporains. Il suspecte de mensonge une certaine solennité de la voix, une certaine ampleur du souffle : sa parole vise au dépouillement, en une manière d’ascèse. Des livres tels que Airs, Paysage avec figures absentes, A Travers un verger et les trois volumes de La Semaison (où il revient sur la révélation que fut pour lui la découverte du haïkaï) témoignent de son souci d’atteindre à un équilibre, nécessairement fragile, où l’acuité du regard se conjugue à la justesse de ton, afin de saisir au mieux ces instants privilégiés où la matière sensible, immédiate, éphémère, révèle les fondements de l’être. La dimension éthique est la pierre angulaire de toute sa poésie. De sa condition d’« ignorant », il interroge le monde visible – un arbre, une lumière ou une terre – de la façon la plus aiguë : il s’agit d’en retenir les « leçons ». Publié à l’occasion de la remise au poète du Grand Prix Schiller en récompense de l’ensemble de son œuvre poétique, Le Combat inégal est un livre précieux à plusieurs titres : il contient des textes inédits du poète de Grignan ; il est magnifiquement illustré de photographies et de dessins ; il renferme des hommages, des études et des témoignages sur le poète présentés en édition bilingue lorsqu’ils émanent d’auteurs étrangers ; enfin, et surtout, il donne à entendre durant près d’une heure la voix même de l’auteur, lisant des poèmes et des proses extraits de ses livres les plus récents, dont Ce peu de bruits, recueil bouleversant ayant trait à la vieillesse et à la mort : « Paroles, à peine paroles/(murmurées par la nuit)/non pas gravées dans de la pierre/mais tracées sur des stèles d’air/comme par d’invisibles oiseaux/Paroles non pas pour les morts/(qui l’oserait encore désormais ?)/mais pour le monde et de ce monde. » Un tel poème éclaire la probité, la clairvoyance et l’exigence d’un homme dont la poésie détermine et oriente toute l’existence. Comment ne pas se réjouir à l’idée qu’une édition de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade soit actuellement en préparation (sous la direction de José-Flore Tappy, remarquable éditrice, et chez Gallimard, des volumes de Correspondances avec Gustave Roud et Giuseppe Ungaretti) ?

14Thomas Belot

Anne-Marie Garat, Pense à demain, Actes Sud, 201O, 714 pages, 24 €

15« Nous ne sommes pas du passé. Pensons à demain. » Ces mots de Christine Lewenthal, quand elle fait disparaître un ancien document compromettant pour un de ses cousins, éclairent le titre et la question (se souvenir ? oublier ?) qui est au cœur du livre, même si certains la fuient. Prolongée par un épilogue où demain devient aujourd’hui, l’action se situe en 1963, année dont l’auteur évoque l’envers peu glorieux : mort de la société paysanne, crimes de guerre enfouis sans être punis ni élucidés. Cette année voit aussi se croiser les destins des personnages, héritiers de l’histoire collective et familiale évoquée dans les deux premiers tomes. D’une construction différente, le roman garde les mêmes qualités : personnages pleins de vérité, documentation immense mais jamais exhibée, écriture variée dans ses registres et tempos, visuelle, quasi cinématographique. Des clins d’œil au cinéma sont d’ailleurs là, sources de plaisir, tout comme les références littéraires, picturales. Films et photos (cachés, retrouvés) ont en outre une fonction-clé, déclenchant interrogations et quête des protagonistes, éclairant les événements du présent et ses morts par d’autres, antérieurs. Les lecteurs qui, à l’instar de l’auteur, ont vécu l’année 63, seront amenés à un retour vers ce passé. Mieux : à en fouiller eux aussi les dessous obscurs. Une forme de participation qui se poursuit jusqu’à la fin qui se veut ouverte sur le mystère des êtres, invite à être interprétée, prolongée, et ce n’est pas le moindre intérêt de cette fresque de quelque deux mille pages.

16Marie Goudot

Nimrod, L’or des rivières, Actes Sud, 2010, 126 pages, 13 €

17Le récit s’ouvre par un chapitre « Les rêves de ma mère » et se clôt sur un autre : « La lampe de mon père ». Et de fait, il est un parcours à la fois méditatif et poétique de la figure de la mère qui donne l’imaginaire à celle du père qui l’éclaire. L’autre personnage du livre est le Tchad, pays rêvé, pays réel, entre désert et maisons de pisé aux murs ocre. Un narrateur conduit le lecteur, de scènes en tableaux, lui qui aurait voulu être peintre et qui est, à défaut, poète. Une douche « derrière la maison », à ciel ouvert, entre des murs de terre, où « le corps aborde aux rivages de la nudité heureuse » ; l’apparition foudroyante de beauté d’une Land Cruiser blanche qui tient « du zébu, du gnou, du buffle et du rhinocéros » ; le modeste cadre de bois où tout de même, chez la mère, se trouve l’image de la belle fille française et de l’enfant métis ; et surtout, la tombe paternelle, sur laquelle le narrateur doit faire couler une dalle, « tu dois une tombe à ton père ». Mais sous jacente à l’histoire familiale, il y a le pays tchadien : les caïlcédrats étrangement disparus de l’avenue Mobutu, comme les êtres humains que chacun pleure sans larme : « c’était comme si la parole gagnait un degré de plus dans l’aphasie dès que parvenait aux oreilles des Ndjaménois l’annonce d’un nouveau cas de disparu. » Le racket systématique des amis d’enfance qui, par leurs demandes d’argent et leur alcoolisme, troublent la mémoire des années de jeunesse. C’est dire que le récit est complexe, à l’image de son écriture. Ce texte est écrit dans une belle langue classique, une langue poétique, qui relève finement les détails et les émotions, lors des parties de pêche avec le père, lors des retrouvailles avec le vieux chien Salomon. Mais rien n’étonne dans cette écriture, parfois trop esthétique et même complaisante. On peut regretter que le langage ne soit pas bouleversé lui aussi, par ce retour fugitif au pays d’origine, et qu’il ne brille pas comme l’or des rivières.

18Véronique Petetin

Jean-Marie Blas de Robles, La montagne de minuit, Zulma, 2010, 168 pages, 16,50 €

19Après le flamboyant Là où les tigres sont chez eux, Prix Médicis 2008, J.-M. Blas de Roblès nous revient avec ce mince roman qui, loin de quelque dangereux fleuve d’Amérique du Sud, nous fixe d’abord à Lyon. Pourtant, entre Saône et Rhône, on peut aussi rêver de Tibet, ne pas aimer les cimetières et s’ennuyer comme obscur gardien d’un collège de jésuites (Saint-Luc…). L’aventure, dans un détour par le Tibet justement, tournera court en raison d’une mémoire glauque qui, de fantasmes raciaux en imaginaire médiocre, provoquera quelques drôles de souvenirs : ceux-ci relevant de délires dont on eût préféré que leurs auteurs et propagandistes se trouvassent à l’époque dans un asile d’aliénés plutôt qu’à la tête de certains Etats. Dans un style enlevé, plein de trouvailles, l’auteur promène son lecteur dans un univers qui n’est pas sans évoquer ces baraquements de foire où le chaland se laisse égarer par un jeu de mauvais miroirs pour le plaisir de perdre un moment le nord (et le sud avec !). C’est enlevé, intrigant, parfois bizarre, quitte, en terminant la lecture, à faire se poser la question ultime inscrite par l’auteur en conclusion : « J’entends bien, mais je fais quoi, moi, avec tout ça ? » Le problème est qu’il ne s’agit pas seulement d’une pirouette en forme d’interrogation littéraire…

20Pierre Gibert

Paul Andreu, Les Eaux Dormantes, Les Impressions nouvelles, 2010, 128 pages, 13 €

21« J’ai toujours eu de l’amitié pour les nuages » : cette délicate élégance pourrait être d’un rêveur. Il n’en est rien. Rien n’est mièvre ni vain dans ce très beau texte qui paraît obéir à une nécessité vitale. Si l’homme qui parle ainsi est infiniment sensible à la nature, à ses bruissements, à sa vie secrète et multiple qu’il observe dans les moindres détails – pluie, feuilles, terre, rides de l’eau – c’est parce qu’elle constitue, au moment où il parle, la seule réalité opposable au tumulte qui l’habite. En lui, c’est le chaos, vide et trop-plein mêlés. Tentant de fuir cet affolement qui ravage à la fois le corps et l’esprit – comment, pourquoi découvre-t-on tout à coup que l’on s’est trahi, soi, sa jeunesse, la vérité, dans l’acharnement à se battre pour réussir, dominer, séduire ? –, il s’est échoué entre collines, arbres et prairies. Une grande maison, une plus petite dont on lui a ouvert les portes, un étang au centre. On le laisse seul comme il souhaite. Pas de questions. Pas d’explications à donner. Trois femmes – la grand-mère, la mère et l’enfant – passent, discrètes, offrant l’image de la plus pure hospitalité. Il les devine : trois taches de couleur. Il espère la paix et endure, dans une difficile patience. Restent le froid qui peut être glacial, la fièvre, le bruit du sang, les battements du cœur, les surgissements de l’angoisse jusqu’au vertige de la destruction de soi – et les répits inattendus, comme s’il fallait accepter d’aller au terme, qui n’en est pas un. Simplement un jour, il sait qu’il va repartir. Il suffit que cela soit possible pour devenir nécessaire. En refermant ce livre rare, on se dit que Paul Andreu, architecte d’œuvres grandioses, a réussi par l’écriture ce renversement : dessiner l’espace intime de la douleur, faire écho à son âpreté et à sa pauvreté, sans l’attirail psychanalytique contemporain, sans la perspective racoleuse des rebonds. La douleur nue, préservée de tout bavardage. On a raison d’attendre beaucoup encore de la littérature.

22Françoise Le Corre

Eric Fottorino, Questions à mon père, Gallimard, 2010, 201 pages, 16,90 €

23Eric Fottorino poursuit l’évocation de son histoire, l’histoire de ses pères, de ceux qui l’ont mis au monde et lui ont transmis la vie. Cet homme qui m’aimait tout bas (Gallimard, 2009) présentait Michel, ce père qui l’avait adopté alors qu’il avait dix ans. Dans ces pages, il entre en dialogue avec son père, Maurice Maman, juif du Maroc, gynécologue. Un père longtemps inconnu dont il fut séparé avant sa naissance. En relisant, avec pudeur et respect, ces trente années de leur relation, Eric Fottorino prend le temps de l’écoute et du dialogue pour recevoir ce père inconnu et percevoir le lien d’engendrement. « Nous nous sommes tant manqués que ce manque nous a réunis. » Le regard du fils en est transformé, il peut ainsi donner à son père la place qui lui revient, accueillir la nouveauté qu’il découvre. « Accepter ta présence, la ressemblance, nos vies entremêlées. […] accepter la pente qui me mène à toi. » Mais pas de n’importe quelle manière, en ne cherchant plus à mordre, « en laissant aux phrases la bouche ouverte » pour reprendre les mots d’Elias Canetti en exergue de l’ouvrage. Un fils rend hommage à son père qui longtemps n’a pas été appelé ou fut appelé de travers. Il dit l’importance de ces liens précieux dont nous avons à prendre soin les uns avec les autres, les uns pour les autres. Un long poème pour continuer à vivre ensemble, pleins de reconnaissance.

24Franck Delorme

Albert Thibaudet, Intérieurs, Baudelaire, Fromentin, Amiel. Ed. présentée et annotée par R. Kopp. Gallimard, 2010, 264 pages, 25 €

25C’est en 1920, pour Fromentin, en 1921, pour Amiel et Baudelaire, à l’occasion du centenaire de leur naissance, que le critique Albert Thibaudet a rédigé ces trois études, réunies par lui chez Plon en 1924. Robert Kopp les reprend ici sous le titre choisi par l’auteur, dans une édition superbement annotée. L’idée qui unifie l’ensemble, c’est que ces écrivains, pour différents qu’ils soient, partagent une tendance profonde à vivre introvertis, à écrire à l’intérieur d’eux-mêmes. Tous trois supérieurement intelligents et sensibles, ils créent moins qu’ils ne souffrent. On l’admet aisément d’Amiel, dont l’obstiné journal intime fut la seule œuvre ; moins naturellement de Baudelaire, en qui Thibaudet ne voit pas d’abord le poète mais, de façon d’ailleurs moderne en son temps, un peintre aigu de la ville malade. Le plus fort de ces trois essais n’est-il pas, pourtant le bel hommage à Fromentin, homme, peintre, critique et romancier ? Thibaudet développe, au fil des pages, un portrait moral subtil, nuancé, où s’épanouit sa manière si particulière de parler de littérature sans érudition apparente, avec goût, dans une langue de prince mais discrète et simple. Critique d’autrefois, certes, il l’est (la marque de Sainte-Beuve est bien visible) ; mais cette critique-là savait charmer sans jargon.

26Patrick Berthier

Art

Serge Fauchereau, Avant-Gardes du XXe siècle, Arts & Littératures, 1905-1930. Flammarion, 2010, 588 pages, 49 €

27Depuis que les zélateurs du post-modernisme ont décrété la fin des avant-gardes il y a une trentaine d’années et que la chute du communisme semble leur avoir donné raison, la notion d’avant-garde est utilisée à tort et à travers comme si elle désignait une vague propension à définir, à partir de l’expérience particulière d’un individu, d’un groupe ou d’une classe sociale, une espérance pour le monde qui vient. Or cette notion a une histoire. En art, elle se circonscrit à des mouvements, presque tous révolutionnaires, qui ont exercé leurs talents dans une période déterminée et dans tous les modes d’expression. Sans s’encombrer de théories inutiles mais parfois sans ligne conductrice autre qu’une louable volonté d’exhaustivité, le livre de Serge Fauchereau couvre la période 1905-1930 ; il ne se limite pas à l’Europe (il y a des chapitres très complets sur l’Amérique du Nord et du Sud) ; il fournit une information détaillée complétée par d’abondantes illustrations. C’est un document indispensable pour se faire une opinion précise sur ces mouvements. Serge Fauchereau a enseigné la littérature aux Etats-Unis, il a été commissaire d’exposition au Centre Pompidou, il est l’auteur de nombreuses monographies d’artistes. Il prouve, grâce à sa vision panoramique et par la qualité descriptive de son propos, que l’art de la première partie du xxe siècle ne fait plus partie de l’actualité, qu’il est définitivement entré dans l’histoire, et qu’il est de ce fait possible d’en parler sans s’appuyer sur ses impasses pour expliquer l’art d’aujourd’hui.

28Laurent Wolf

Jean Narboni, Pourquoi les coiffeurs ?, Notes actuelles sur Le Dictateur. Capricci, 2010, 127 pages, 13 €

29Quiconque lira la série de questions ouvrant ce court essai sera pris du besoin impérieux de revoir sur-le-champ, fût-ce en DVD, Le Dictateur, aussi connu que ce film lui paraisse. Jean Narboni, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et auteur d’une récente monographie sur le cinéaste Mikio Naruse, revient à ce classique. S’il questionne notre époque, c’est parce qu’il fut à la sienne non une satire dépassée par la réalité historique, mais une œuvre en avance sur son temps, écrite quelques jours après la Nuit de cristal et tournée six jours après la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne. S’intéressant aussi bien à la question de la ressemblance entre la star internationale et le dictateur qui lui vola sa moustache qu’à l’onomastique complexe du film, l’auteur montre combien la construction de son récit est politiquement pertinente. Ainsi par exemple du prologue dans lequel le héros, barbier juif à la petite moustache noire, est rendu amnésique par un choc subi au champ de bataille pendant la Première Guerre mondiale. L’ouïe fine du critique s’attache surtout aux deux discours qui, symétriquement, traversent Le Dictateur : celui de Hynkiel gesticulant dans un sabir drôle mais rigoureusement composé, et celui du barbier qui le supplante, trop souvent interprété comme l’expression d’un volontarisme humaniste. C’est en revenant à la mise en scène (la disparition du micro et du poste de radio dans le discours final) que Narboni souligne le travail d’orfèvre de Chaplin sur la langue, qu’il relie notamment aux analyses de Victor Klemperer sur la parole nazie. A la fois ludique et grave, un essai aussi incisif ne pouvait qu’être dédié aux… « scalpeurs » de Quentin Tarantino, c’est-à-dire au commando de G.I. chasseurs de nazis de son film Inglourious Basterds.

30Charlotte Garson

Sciences

Jean-Paul Delahaye, Jeux finis et infinis, Seuil, 2010, 233 pages, 18 €

31Jean-Paul Delahaye est mathématicien. Dans son dernier ouvrage, il s’intéresse à divers jeux que les mathématiques peuvent éclairer, y compris en utilisant la notion d’infini. Son but est de dissiper un double préjugé, en montrant que l’infini n’est pas impossible à maîtriser, même si le fini, déjà, peut donner lieu à des raisonnements difficiles et profonds. Ainsi, un chapitre est consacré à la catégorie des jeux combinatoires, par exemple le jeu de Nim : des tas d’allumettes sont disposés devant deux joueurs ; chaque joueur prend, à tour de rôle, une ou plusieurs allumettes dans le tas qu’il veut ; celui qui prend la dernière allumette a gagné. L’analyse mathématique de ce jeu permet de montrer qu’il existe une stratégie gagnante assurant la victoire au joueur qui la connaît. De plus, cette analyse montre que c’est encore le cas dans certaines configurations infinies, c’est-à-dire avec des paquets contenant une infinité d’allumettes ! Un autre chapitre est consacré aux jeux sociaux et économiques, par exemple le jeu de l’ultimatum : on confie une somme d’argent à un individu qui, s’il convainc un autre individu d’en accepter une partie, peut conserver le reste. L’analyse mathématique de ces jeux permet de définir les stratégies les plus rationnelles, en fonction des situations. On sait cependant que, dans la réalité, les hommes n’adoptent pas ces stratégies, car des valeurs morales orientent la décision.

32Joël Dolbeault

Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, 2010, 258 pages, 12 €

33Dans Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, le chercheur de l’université de Hawaï Franz Broswimmer propose une histoire naturelle et politique de la destruction par l’homme des écosystèmes. Son approche est comparable à celle du biogéographe Jared M. Diamond dans Guns, germs and steel, ou à d’autres travaux d’histoire environnementale, comme Ecological Imperialism, de l’historien Alfred W. Crosby. Ils visent à rendre compte du rôle de la biologie et de l’écologie dans l’histoire humaine. L’originalité de cet ouvrage, intitulé Ecocide dans sa version originale anglaise, réside dans sa critique ouverte des effets écologiques et sociaux délétères spécifiques du capitalisme. La destruction des écosystèmes par l’homme a accompagné les développements et effondrements des civilisations. En ne prenant pas en compte le caractère limité des ressources naturelles, les sociétés humaines ont chroniquement épuisé des écosystèmes et éliminé massivement des espèces. Cet habitus destructif trouve selon F. Broswimmer son paroxysme dans le capitalisme néolibéral, basé sur la culture de la croissance économique, qui fait peser à l’échelle globale la menace de la destruction des conditions de possibilité biologiques de l’existence humaine. Il plaide ainsi en faveur du projet alternatif de réaliser la démocratie économique et écologique et considère que sans réelle délibération globale, nous aurons « failli à la revendication de sagesse que présume le nom de notre espèce “Homo sapiens sapiens” ».

34Etienne Aucouturier

Histoire

Alessandro Barbero, Histoire de croisades, Trad. de l’italien par J.-M. Mondosio. Flammarion, 2010, 125 pages, 7 €. Jean Flori, La croix, la tiare et l’épée, La croisade confisquée. Payot, 2010, 351 pages, 25 €

35Deux livres traitant d’un même sujet mais de manières très différentes ! Le premier, qui se veut simple et didactique, est très suggestif. Il s’interroge tout d’abord sur ce que sont les croisades. Il en décrit ensuite l’épopée avec Godefroid de Bouillon, Richard Cœur de Lion et Louis IX, mais aussi Saladin. Il montre alors comment la croisade comporte deux dimensions parallèles, qui se reflètent réciproquement : la naissance de l’idée de guerre sainte dans la culture chrétienne, et le réveil du concept de djihad dans la culture islamique. Enfin A. Barbero présente la manière dont l’Occident a été vu par les « autres » en s’arrêtant tout particulièrement à ce qu’en ont dit Anne Comnène, la fille de l’empereur Alexis Comnène, et Ousâma Ibn Mounqidh, l’émir de Césarée, en Syrie. Le second livre, celui de Jean Flori, propose une réflexion seconde sur les croisades. Pour bien comprendre les enjeux de la question, il revient d’une manière beaucoup plus érudite qu’A. Barbero aux origines du mot, et plus encore du concept : qu’est-ce qu’une croisade ? Un pèlerinage armé, une expédition de reconquête, un élan populaire ou une entreprise pontificale réfléchie ? Bousculant les idées reçues – après les avoir exposées avec beaucoup de clarté dans ses premiers chapitres – l’auteur montre comment l’Occident latin, à partir du ixe siècle, a justifié « la guerre juste » puis sacralisé « la guerre sainte » en soutenant les chevaliers qui la menaient. Née, lors de l’appel d’Urbain II à Clermont en 1095, la croisade a été par la suite « confisquée » et détournée de sa visée initiale – la libération des Lieux saints et des chrétiens d’Orient – par la papauté qui l’a utilisée contre ses adversaires à l’intérieur de la Chrétienté latine occidentale elle-même.

36Philippe Lécrivain

Michel Winock, Madame de Staël, Fayard, 2010, 574 pages, 24,80 €

37Longtemps Madame de Staël (1766-1817) a été la grande oubliée. Non pas de l’histoire de la littérature – même si sa présence y est réduite à quelques titres d’ouvrages et à des raccourcis – mais du paysage littéraire français. Peut-être parce qu’elle a toujours vécu aux frontières, celles des Etats qu’elle franchissait pour fuir les régimes dictatoriaux de la Terreur, puis de Napoléon, celles que l’esprit de son temps imposait aux idées ou aux mouvements de la sensibilité et celles que la critique, sous forme de catégories, allait définir pour l’étude de son œuvre. La biographie de Michel Winock suit dans ses voyages et ses errances amoureuses cette femme qui avait fait de la conversation – la sienne était étincelante – un véritable genre littéraire et qui, comme l’avait analysé Mona Ozouf, redoutait plus que tout le silence et la solitude. M. Winock montre bien comment, avant Tocqueville, elle a cherché à concilier héritage des Lumières et traditions de l’Ancien Régime, société d’égalité et invention artistique, et il souligne l’importance d’un texte écrit par Germaine de Staël en 1798, demeuré longtemps inédit et qui fait d’elle un grand penseur politique pour la fin du xviiie siècle : Des Circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution et Des Principes qui doivent fonder la République en France. Mais sans doute a-t-il un peu minimisé la richesse de son apport romanesque, que l’on commence à peine à découvrir.

38Francine de Martinoir

Jan Karski, Mon témoignage devant le monde, Histoire d’un Etat clandestin. Robert Laffont, 2010, 432 pages, 22 €

39Ce livre a été publié pour la première fois en 1944 aux Etats-Unis, puis en France en 1948. Cette nouvelle traduction anonyme est révisée et complétée par l’historienne Céline Gervais-Francelle. C’est l’histoire d’un homme ordinaire que des circonstances extraordinaires ont placé à l’exact point de convergence de la multitude des tensions créées par l’horreur de la Seconde Guerre mondiale. La postérité le connaît à travers l’ultime patronyme qui lui fut conféré dans la clandestinité : Jan Karski. Il faut aussi lui rendre sa véritable identité, Jan Kozielewski (1914-2000). De ce nom polonais, il tire sa dignité d’homme, son abnégation dans la résistance et sa foi catholique. Sous son identité clandestine, il porta à Londres, puis à Washington auprès du président Roosevelt en personne, le témoignage de cette Pologne qui ne s’est pas soumise aux nazis. Son Histoire d’un état clandestin révèle l’ardeur, la douleur et la rigueur du combat que tant de résistants ont mené à l’intérieur du pays, sous l’autorité effective du gouvernement polonais en exil. Jan Karski eut la chance de survivre aux tortures de la Gestapo. Ses libérateurs avaient reçu deux ordres. « Le premier de te sauver à tout prix, l’autre de t’abattre en cas d’échec. » La réussite de son sauvetage le conduisit à devenir non seulement cet émissaire essentiel, mais aussi le premier témoin oculaire de la Shoah. Jan Karski écrit avec minutie les scènes d’horreur dont il fut le témoin d’abord dans le ghetto de Varsovie, où il réussit à pénétrer à deux reprises, puis dans le camp d’extermination de Belzec, où il pénétra déguisé en soldat ukrainien. « Pour nous Polonais, c’était la guerre et l’occupation. Pour eux, juifs polonais, c’était la fin du monde. » Jan Karski en fit le récit auprès des autorités alliées qu’il rencontra. Il se fit également le porte-parole épouvanté des deux dirigeants désespérés de la résistance juive qui le guidèrent dans le ghetto.

40Pascal Maguesyan

Frédérique Neau-Dufour, Yvonne de Gaulle, Fayard, 2010, 591 pages, 27 €

41Ce gros volume profite de l’immense documentation assemblée et interprétée autour de la figure du Général, et d’une documentation nouvelle, riche en informations précises et en de vivants témoignages : une large correspondance et une collecte de souvenirs auprès des parents, amis, collaborateurs. L’auteur, historienne expérimentée, a su donner à la documentation un cadrage en partie hypothétique, mais tout à fait crédible, d’après la connaissance que l’on peut avoir des conditions de vie et des dispositions culturelles d’une famille de haute bourgeoisie provinciale. Celle d’où Yvonne Vendroux (1900-1979) était issue, et à laquelle elle restait fidèlement attachée au long de l’aventure exceptionnelle de son mariage. Est manifestée de façon neuve la place que leur fille Anne (1928-1948) gravement handicapée, a occupée dans la vie de ses parents, durant de longues années, jusqu’à la mort de l’enfant, et pour le temps qui leur resterait à vivre. L’ouvrage n’apporte pas de révélations sur le rôle de l’épouse dans tel ou tel moment de l’épopée du Général, mais illustre de façon convaincante la contribution fondamentale, décisive, que jouait dans la conduite de cette épopée la confiance mise en l’épouse et, à travers elle, dans les liens de la parenté. Frédérique Neau-Dufour est aussi attentive à interroger les images volontiers critiques qui ont été données d’Yvonne de Gaulle. L’ouvrage comporte une part d’apologie en faveur de l’épouse du Général, avec ce que cela implique d’hypothèses explicatives, d’interprétations psychologiques. Mais celles-ci sont intégrées de façon élégante dans un récit détaillé des événements de tout ordre, au long des jours et des années. Le résultat n’est en rien cependant l’icône qu’une admiration sans nuance alimenterait. Nous est offerte une construction biographique exigeante, que l’on peut dire exemplaire. La biographie de cette femme simple est à la fois exceptionnelle par la complexité des itinéraires remémorés et par une concentration pratiquement continue sur la personne d’Yvonne de Gaulle, dans sa destinée la plus intime. Des réalisations personnelles marquées d’objectivité sociale lourde ne viennent pas contredire à cette intimité. Certes, il y a ici une place pour le réalisme des institutions, que ce soit par rapport à la fondation Anne de Gaulle, ou par rapport aux fonctions élyséennes de « première dame de France », mais cette place reste finalement aux marges originales d’une vie secrète, et obstinément protégée. Nous devons saluer un grand livre, dont l’intérêt littéraire et historique sera durable.

42Pierre Vallin

Judith Lyon-Caen & Dinah Ribard, L’historien et la littérature, La Découverte, 2010, 122 pages, 9,50 €. Sabrina Loriga, Le Petit x, De la biographie à l’histoire. Seuil, 2010, 284 pages, 21 €

43La collection Repères des Editions La Découverte est riche de titres de qualité à mi-chemin entre vulgarisation, en son sens le meilleur, et essai. Ce volume s’impose certes par la qualité de la réflexion et l’abondance des références aux théories en cours. Plus encore, parce qu’en jetant une lumière sur une question revenue sur le devant de la scène médiatique (Jan Karski, Les Bienveillantes), il décale ce que nous croyons être la littérature pour nous permettre de la comprendre autrement, en nous montrant comment les historiens travaillent avec elle. Elle en ressort plus incarnée, sociale et politique, sans rien perdre de son intériorité. La littérature est-elle une source, un document ? Un modèle d’écriture de l’histoire ? Ces questions soulèvent le problème de l’historicité de la littérature, sa valeur de témoignage, ses contextes. S’éclaire alors ce que font les historiens quand la littérature devient elle-même l’objet de leur étude. Concentrée essentiellement sur la littérature du xixe siècle, l’étude est percutante, même si l’expression aurait gagné à quitter plus souvent le langage de la tribu. A l’horizon de cette approche très ancrée dans les études les plus récentes et marquée par la veine sociologique de l’histoire et de la littérature, demeure la question de nos rapports à la vérité des discours et de ses diverses modalités. Ce qu’explore le livre ardu mais stimulant de Sabrina Loriga, à travers la question de la biographie et de ses avatars. La réflexion est philosophique et suit des figures moins connues de la réflexion littéraire en France, telles Dilthey, Humboldt et Carlyle. Bien des thèses pourraient être discutées, dans le rapport à la modernité en particulier, mais l’ouvrage intéressera par la profondeur de la réflexion ceux qui s’interrogent sur le rapport de l’individu, que magnifie la biographie, à l’histoire. L’idée même de génie se trouve explorée de nouveau.

44Patrick Goujon

Philosophie

Véronique Albanel, Amour du monde, Christianisme et politique chez Hannah Arendt. Cerf, 2010, 430 pages, 38 €

45Aux chrétiens tentés par la dichotomie entre piété et bienfaisance dans un rejet du politique, et à une modernité tardive pour laquelle l’élan compassionnel l’emporte souvent sur le travail de mise en place d’institutions justes, le présent livre rappelle que la politique est aussi une bonne nouvelle. Réveillant une lecture d’Hannah Arendt nécessaire mais presque convenue sur la banalité du mal ou le totalitarisme, l’auteure la relit à partir de ses relations avec le christianisme. Elle montre comment la philosophe n’a cessé d’établir une discussion serrée avec un christianisme aux tendances antipolitiques, auquel elle emprunte pourtant des concepts majeurs renouvelant la pensée politique. De fait, les grands thèmes arendtiens soulignent l’importance des « miracles politiques », expression audacieuse pour ceux, las d’une politique spectacle, qui ne croient plus aux miracles ! La grandeur du politique est triple. Elle est ce pouvoir de pardonner qui n’est ni facilité, ni création d’oubli, mais réouverture d’un temps sidéré par les violences. Elle est ce pouvoir de commencer qui initie des institutions inédites ayant le sens de l’universel et du plus urgent devant les situations que présente le malheur des hommes. L’homme est un commencement et un commenceur (Beginner) affirme Arendt. Elle est enfin portée par le miracle de la natalité qui sauve le monde, « un enfant nous est né » étant la promesse d’à venir inouï. Le grand mérite de cet ouvrage est de nous rappeler que la politique n’est pas épuisée par ce qui s’est passé, qu’elle est ouverture à ce qui est possible.

46Jean-Philippe Pierron

Jacques Dewitte, La manifestation de soi, Eléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme. La Découverte, 2010, 295 pages, 21 €

47Le philosophe remet en cause la priorité donnée par l’utilitarisme à l’approche instrumentale du monde ; il cherche, au contraire, à faire apparaître comment, dans tous les domaines de l’existence et de la vie, existe une dimension enveloppante, non fonctionnelle, qui fait droit à la gratuité et à l’émerveillement. L’originalité de Jacques Dewitte est de montrer le caractère commun aux œuvres de la nature et de la culture, à travers la notion d’autoprésentation : les couleurs du papillon ou le chant juvénile de la fauvette, comme le soulignent les travaux de Adolf Portmann, biologiste suisse (1897-1982), ne correspondent pas à une fonction donnée et expriment une contingence et une surabondance qu’on trouve aussi dans l’art d’orner – par exemple, dans l’acte de parer la personne aimée d’un bijou, en épousant sa forme pour la mettre en valeur et manifester le sentiment qu’elle inspire. Il en va de même dans l’architecture visant à allier le beau et l’utile (référence est faite aux analyses de Hans Sedlmayr) ou dans le maintien de certaines traditions « inutiles » par une société donnée (Marcel Mauss). Toutefois, le primat de la dimension non utilitaire ne doit pas sombrer dans l’excès que l’auteur décèle chez le deuxième Lévinas, pour qui « la générosité de l’œuvre exige l’ingratitude de l’Autre ». Viser un don totalement désintéressé pourrait en définitive exprimer un refus du monde. Le don risquerait alors de devenir une manifestation de puissance, et c’est pourquoi il faut le mesurer. Il s’agit plutôt de courir le « beau risque » de vivre nos relations sous le mode d’un endettement mutuel rendu léger par la gratitude.

48Cécile Renouard

Marie Gaille, La Valeur de la vie, Les Belles Lettres, 2010, 177 pages, 21 €. Lazare Benaroyo, Céline Lefève, Jean-Christophe Mino, Frédéric Worms, La Philosophie du soin, Ethique, médecine et société. PUF, 2010, 352 pages, 35 €

49Ces deux ouvrages témoignent d’un renouveau des études philosophiques sur la médecine – sur la médecine et avec elle ! Ils ne se contentent pas de la prendre pour objet, mais s’exposent à ses pratiques et aux problèmes qui s’y posent, à travers des rencontres, un travail interdisciplinaire. Peut-on déterminer la valeur d’une vie ? M. Gaille expose le paradoxe de la légitimité à poser aujourd’hui cette question : l’héritage historique du nazisme (de l’idée qu’il y a des vies qui ne « valent pas » d’être vécues et qu’il faut supprimer) semble rendre moralement impossible la recherche de critères d’évaluation d’une vie humaine ; a contrario, la revendication contemporaine d’autonomie pousse l’individu à s’estimer seul juge de la valeur de sa vie, et à réclamer de la médecine (et à travers elle de la société) qu’elle soit au service de ce qu’il juge bon pour lui. Après l’analyse de différents repères dans les pratiques médicales, l’originalité de l’ouvrage est de prendre philosophiquement position sur l’inanité d’un jugement sur la valeur de la vie, en s’appuyant sur Kant, Nietzsche et Schopenhauer pour questionner le lien entre jugement axiologique et projet thérapeutique. Dans la mesure où le jugement sur la valeur de la vie est toujours discutable, il ne peut en effet fonder ontologiquement les décisions et pratiques médicales : il n’y a pas de seuil objectif de « valeur de la vie ». Une évaluation subjective ne peut pas être moralement contraignante pour autrui – le désir du patient n’est pas la raison d’agir du médecin. Le second ouvrage, fruit d’un colloque, prend un parti résolument interdisciplinaire : le point de vue des sciences humaines et celui des praticiens offrent une réflexion partagée sur les fondements anthropologiques de la médecine, faisant apparaître la relation de soin comme constitutive des relations humaines. Les articles montrent comment l’idée de soin permet de déployer et d’interroger à la fois les enjeux techniques et éthiques, sociaux et politiques de la médecine. L’enjeu est bien de rendre possible la construction d’un monde commun entre médecin et malade, et redonner « un sens intersubjectif à l’épreuve de la maladie », mettant en valeur sa dimension sociale.

50Agata Zielinski

Liang Shuming, Les idées maîtresses de la culture chinoise, Trad. du chinois par M. Masson. Cerf, 2010, 421 pages, 45 €

51Voici un livre sur lequel souffle le vent de l’urgence. Contrairement à tant de traités philosophiques occidentaux qui semblent principalement destinés à prouver la virtuosité intellectuelle de leur auteur, celui-ci est a été écrit dans la nécessité de répondre à des interrogations vitales. Déjà cause du suicide du père de Liang Shuming, la question toujours actuelle de l’insertion de la Chine dans un « tout » planétaire (c’est-à-dire occidental) est à la fois douloureuse et complexe. Pour traiter ce qu’il appelle la « question de la Chine », l’auteur doit examiner la pertinence d’un vaste ensemble de catégories employées de son temps aussi bien qu’aujourd’hui pour jauger, comprendre, juger, expliquer l’état de la Chine. Or, ces critères sont tous occidentaux. Culture, Histoire, nation, Etat, démocratie, liberté, science, religion, classe sociale, Droit, Dieu, individu-personne et tant d’autres notions qui nous sont simplement indispensables n’ont aucun équivalent chinois satisfaisant. Plus grave encore, « nous devons maintenant exorciser un certain nombre de fausses vérités ». Fausse vérité que de dire : « Il n’y a pas de race ou de région qui tienne, tous les hommes sont identiques », ce qu’il redit autrement : « Il ne peut pas y avoir de parole dans l’abstrait. » Et de se lancer dans une très délicate entreprise de comparatisme au cours de laquelle il apparaît entre autres que, contrairement aux vérités scientifiques ou religieuses assénées par l’Occident, « les vérités chinoises sont des indicateurs de conduite ». Après avoir traduit le très important Nouveau traité sur l’homme de Feng Youlan (Cerf, 2006), Michel Masson permet une fois encore au public francophone d’avoir accès à un texte fondateur de la pensée contemporaine chinoise. L’auteur de ces lignes sait bien tout le mérite qu’a Michel Masson de nous livrer une traduction alerte, vivante, fruit de longues années d’une riche et assidue fréquentation de la pensée chinoise du xxe siècle. Qu’il en soit amplement remercié. Il est d’autant plus dommage de devoir signaler une relecture bâclée : doublons dans les notes, erreurs dans le corps du texte, coquilles orthographiques. C’est là faire montre de bien peu de respect éditorial envers un auteur qui en mérite pourtant beaucoup.

52Ivan Kaminarovi?

Sandra Laugier, Wittgenstein, Les sens de l’usage. Vrin, 2009, 360 pages, 13 €

53Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est reconnu comme l’une des figures les plus éminentes de la philosophie analytique, mais sa voix a-t-elle été entendue de façon juste par les philosophes de cette tradition ? En cinq chapitres clairs et pédagogiques, Sandra Laugier répond à cette question en abordant la philosophie de Wittgenstein à partir de la notion du sens, thème fondamental dans l’ensemble de son œuvre, et dans lequel toute autre question traitée par le philosophe prend sa source : le scepticisme, la subjectivité et même l’éthique. Cet ouvrage offre bien plus qu’une simple vue panoramique de la pensée de Wittgenstein ; l’interprétation favorise la cohérence entre la première et la deuxième philosophie, et s’inspire du travail des « nouveaux wittgensteiniens », Cora Diamond et James Conant, et du philosophe américain Stanley Cavell, que S. Laugier continue inlassablement à faire connaître au public français. L’une des idées les plus saisissantes de ce livre est que Wittgenstein devrait être compris d’abord comme philosophe de l’esprit plutôt que comme philosophe du langage. En effet, le style de questionnement qui traverse le Tractatus logico-philosophicus et les Recherches philosophiques en allant jusqu’aux dernières pages du texte De la certitude vise à faire disparaître les confusions sur la manière dont nous concevons philosophiquement ce qui se passe avec le langage.

54Gerhard Schmezer

Société

Harmut Rosa, Une critique sociale du temps, Trad. de l’allemand par D. Renault. La Découverte, 2010, 476 pages, 27,50 €

55Que, dans notre expérience immédiate, tout s’accélère, est indéniable. Des progrès techniques en croissance exponentielle multiplient les changements sociaux. Certes, comme le souligne Harmut Rosa, l’accélération n’est pas un phénomène nouveau : elle accompagne nos modernités depuis la Renaissance. La rationalisation du travail, le développement des transports ont changé le rapport au temps et à l’espace. Ainsi des générations successives ont-elles éprouvé l’élargissement continu des horizons, tandis que se mettaient en place les institutions capables d’accompagner cette dynamique. Dans cette accélération, les chronologies ne cessaient de se charger d’événements divers, mais ceux-ci restaient lisibles dans une histoire et accessibles à une réflexion politique. Le changement par ailleurs permettait de stabiliser, au moins en apparence, certains domaines d’action – le fonctionnement de l’économie entre autres. Or dans le monde contemporain, un seuil a manifestement été franchi, lequel place nos sociétés dans une configuration difficile à déchiffrer : il n’est en tout cas plus possible de concevoir une gestion linéaire du temps, depuis que la possibilité de jongler avec celui-ci est proposée à tout instant selon les combinaisons infinies que permettent la numérisation des informations et Internet. Cette accélération des temporalités provoque des désynchronisations entre les acteurs sociaux et des institutions régulatrices peu capables d’accompagner ces rythmes. Elle menace les équilibres fondamentaux de nos sociétés complexes. Elle peut placer aléatoirement nombre d’individus dans la marginalisation et la souffrance. Il devient urgent de s’engager, comme nous y invite l’auteur – dans sa fidélité à la vigilance de l’Ecole de Francfort – dans une critique sociale du temps, d’évaluer les dommages créés par cette spirale diabolique. Malgré le degré de généralité de certains arguments ou quelques affirmations vraiment rapides, on ne peut que partager cette angoisse devant les turbulences que provoquent les changements en cours et devant leur absence de lisibilité.

56Pascale Gruson

Jean-Marc Ferry, La république crépusculaire, Comprendre le projet européen in sensu cosmopolitico. Cerf, 2010, 306 pages, 25 €

57Jean-Marc Ferry essaie de comprendre, avec ses outils de juriste et de philosophe, ce qui se profile aujourd’hui dans l’ordre européen. L’Europe est un objet difficilement identifiable parce que pas encore pleinement politique. Il faudrait plus d’unité entre tous, ce à quoi les Etats membres refusent de consentir dans la phase actuelle. Mais, en même temps, par suite d’une mondialisation galopante, les souverainetés nationales ne semblent pas vraiment contrôler les situations que la globalisation engendre. Pour conjurer le présent « malaise européen », il importe de prendre en compte les travaux d’Ulrich Beck sur la déterritorialisation de l’autorité en ces temps de cosmopolitisme accentué, et les réflexions de Jürgen Habermas sur l’importance de faire glisser le contrôle démocratique vers une « démocratie délibérative ». L’alternative n’est ni dans le renforcement de l’Etat national ni dans la mise en place d’un Etat fédéral. Pour sortir de la fixation sur ces modèles, l’auteur plaide pour une intégration originale. Il l’appelle « post-étatique », parce qu’elle ne passe pas par la dilution des nations ni par la soumission à un Etat supranational omnipotent. Il se pourrait que la démocratisation espérée à l’échelle de notre continent ne soit pas à rechercher en première ligne du côté des relations que l’Union entretient avec ses citoyens. Mais, en période de cosmopolitisme généralisé, il convient surtout de pousser les relations d’ouverture que l’Union entretient avec sa périphérie.

58Henri Madelin

Jean-François Bayart, Les études postcoloniales, Un carnaval académique. Karthala, 2010, 126 pages, 15 €

59Petit par le format, court par le nombre de ses pages, dont vingt-cinq sont affectées à une sélection bibliographique, râblé dans son argumentation, le livre correspond bien à la collection Disputatio des Editions Karthala. L’auteur entre dans une polémique qu’il n’a pas provoquée. Un courant universitaire anglo-américain des années 90 reproche aux sociologues de langue française de négliger l’impact de la colonisation sur les structures modernes de la société. Non seulement l’auteur réfute cette critique jusqu’à montrer que ce courant s’inspire des écrits de chercheurs français, mais il rétorque que ces postcolonial studies ont un caractère idéologique et qu’elles « réifient » l’histoire. Elles transfèrent le schéma colonial « sur toutes les situations de domination à travers les âges, sans craindre les anachronismes ni les non-sens ». Elles font de l’empire colonial une sorte de clef ou de modèle pour comprendre tout empire alors que la colonie suit une norme impériale, commune et banale. L’argumentation est, en réalité, beaucoup plus subtile que ces quelques lignes de présentation ne le font entrevoir pour analyser « l’écheveau » de la colonisation. On y reconnaît le tempérament de l’auteur qui est aujourd’hui l’un des meilleurs politologues français : son art de déconstruire des fausses évidences qu’il appelle « les mots-valises » comme il l’a fait, par exemple, dans son ouvrage L’illusion identitaire (Fayard, 1996) à propos du « culturalisme » ; une érudition impressionnante dont les notes rendent compte : une note peut remplir deux pages ; une verve et une véhémence que le sous-titre de l’ouvrage fait pressentir.

60Eric de Rosny

Jacques Attali, Tous ruinés dans dix ans ?, Dette publique : la dernière chance. Fayard, 2010, 264 pages, 15,90 €

61Le prolixe penseur, écrivain, ex-conseiller du Président Mitterrand, ex-président de la Banque européenne de développement, rassemble ici les quelques données usuelles sur la dette publique. Jacques Attali resitue la crise d’aujourd’hui dans une longue histoire haute en couleur qui ne prend sens qu’avec l’avènement des Etats-nations au xvie siècle, et ne devient cruciale qu’avec le déplacement actuel du centre de gravité de l’économie mondiale : de l’Occident vers l’Asie, du Nord vers le Sud. Ce livre sans technicité se lit comme un roman d’été : la mise en scène est parfaite, les points d’interrogations placés aux bons endroits. Chemin faisant l’auteur distille quelques vérités de base souvent oubliées : le rôle des gouvernements dans l’émergence puis la domination des marchés financiers, la position généralement perdante des créanciers (par faillite des Etats ou par inflation). Le pire (la dépression mondialisée) n’est pas toujours sûr. N’est pourtant pas assuré le meilleur (qui suppose l’abandon de nombreux avantages dits acquis). Ce petit livre rappelle surtout que la prospective – fruit de la conjonction de multiples scénarios – n’est pas une science. Reste qu’elle demeure nécessaire.

62Etienne Perrot

Luc Bronner, La loi du ghetto, Enquête dans les banlieues françaises. Calmann-Levy, 2010, 259 pages, 17 €

63Cités, banlieues, zones urbaines sensibles, et à présent, ghettos ? Journaliste de terrain, Luc Bronner dresse un constat qui autorise l’emploi de ce terme : la situation s’est dégradée pendant vingt ans jusqu’au pourrissement ; une contre-société marquée par le renversement de l’ordre générationnel au profit des adolescents s’est constituée ; la nouvelle « classe dangereuse » suscite la peur au point d’être traitée comme un ennemi intérieur. Le livre repose sur des reportages à chaud lors d’épisodes de violence, sur des entretiens avec des jeunes et des adultes et sur le recours à des travaux sociologiques de référence. Il en résulte une série de tableaux assez proches du halo médiatique habituel sur les affrontements entre bandes, le trafic de drogue, la guerre avec les forces de l’ordre, et sur le poids de la loi du silence. Mais l’ouvrage est plus intéressant lorsqu’il aborde des questions de fond, telles que la hiérarchie sociale symbolique des quartiers, l’hyperlocalisme des jeunes dans leur attachement au territoire, et la concentration extrême des enfants d’immigrés dans certains quartiers. Enfin, les chapitres consacrés à l’action politique, et plus encore au traitement judiciaire d’exception appliqué à toute une population concluent à l’impuissance des institutions, à contre-pied du ressassement sécuritaire officiel. L’auteur avance une explication à cette impuissance : la peur de voir les habitants des ghettos constituer des formes d’organisation politique autonomes.

64Sylvie Koller

Christian Schmidt, Neuroéconomie, Odile Jacob, 2010, 320 pages, 30 €

65Tous les économistes ont rêvé de couler leurs savoirs dans la matrice des sciences de la nature, physique et humaine. Jadis la mécanique ou la thermodynamique, plus près de nous la psychologie, la sociologie, la linguistique. Dernière en date, mais non des moindres, la neuroéconomie cherche à éclairer la décision économique en examinant ses traces dans le cerveau, selon des tests et des expériences contrôlés. Cette démarche est celle du physicien qui analyse les concertos de Beethoven en mesurant avec minutie les correspondances de la vibration des cordes de piano, ou encore du linguiste qui étudie la phénoménologie de l’esprit selon Hegel en dénombrant les occurrences du vocabulaire. Ce n’est pas rien. La neurobiologie s’est ainsi intéressée à la méditation religieuse aussi bien qu’à l’orgasme. En économie comme ailleurs, elle apporte des informations intéressantes sans nécessairement sombrer dans un réductionnisme bête. En témoigne l’ouvrage de Christian Schmidt, qui reprend à frais nouveaux les intuitions de Hume sur le rôle des passions dans la décision « rationnelle ». L’effet neurologique de la surprise, les sensations d’intensité différente du gain et de la perte, le ressenti subjectif du risque, autant de préoccupations qui prolongent les études menées par De Martino, et aboutissent à des résultats nuancés, sans révolutionner les principales conclusions des économistes sérieux. L’ouvrage intéressera surtout les économistes conscients des limites de la théorie des jeux. En dépit de sa grande probité intellectuelle, la thèse de l’auteur risque de laisser indifférents ceux qui ressentent intuitivement que les lois de l’économie et les habitus sociaux évoluent plus vite que les lois de la neurobiologie.

66Etienne Perrot

Emile Poulat, Scruter la loi de 1905, La République française et la Religion. Fayard, 2010, 367 pages, 22 €

67Maintenant que le centenaire de la loi de 1905 est largement passé, il est possible de revenir à cette loi fondamentale française dans le calme et la sérénité. C’est ce que nous propose Emile Poulat avec son regard perçant : « L’Etat n’est pas devenu plus laïque avec la loi de 1905, il est devenu moins sacristain. » Cette loi charrie en effet avec elle quantité d’arrières pensées qu’il faut dégager pour revenir au texte : c’est le but de ce livre qui nous restitue le texte intégral de la loi, en explique l’établissement et redonne son contexte. Aidé par Maurice Gelbard, E. Poulat montre les retouches qui lui ont été apportées, et ce qui en subsiste aujourd’hui. Il étudie aussi en détail quelques articles de la loi. Plusieurs chapitres sont enfin consacrés à l’interprétation du texte. Il fallait créer de toutes pièces une nouvelle liberté, celle des religions, dans un contexte chargé de lutte et de violence. Il fallait retrouver « un nouvel art de vivre ensemble », c’est le but de cette loi 1905 ici décortiquée et analysée pour une fois de très près. Reste dans le non-dit (chapitre 20) tout ce qui relèverait du pouvoir spirituel, ignoré par la loi, mais devenu une question pour nos sociétés modernes. Ce livre sera un utile instrument de travail pour ceux qui s’intéressent à ces sujets.

68Pierre de Charentenay

André Schiffrin, L’argent et les mots, La Fabrique, 2010, 105 pages, 13 €

69André Schiffrin, ce grand éditeur franco-américain poursuit, dans ce nouvel ouvrage, sa réflexion sur l’évolution et l’avenir de l’édition et de la presse face au double défi du numérique et du capitalisme financier. Dans cet essai bref mais percutant, qui s’appuie sur de nombreux exemples puisés aux Etats-Unis et en Europe, il évoque le phénomène préoccupant de concentration dans l’édition qui doit aussi affronter l’appétit de Google, engagé dans la numérisation de millions de livres. De son côté, la presse d’information subit le choc économique d’Internet et cherche de nouvelles sources de financement pour sauvegarder le journalisme d’investigation. Toutefois, cet ouvrage ne se limite pas à un constat alarmiste. André Schiffrin esquisse des solutions en s’inspirant d’expériences et de réflexions menées des deux côtés de l’Atlantique. Il propose d’introduire une notion de service public dans le fonctionnement des métiers du livre et des médias. Selon lui, la défense de l’édition indépendante et de la librairie, comme de la liberté de l’information passe par des aides publiques ciblées et, dans le cas des Etats-Unis, par l’engagement des grandes fondations. Ce livre est donc à la fois un avertissement mais aussi un appel au sens des responsabilités des citoyens des démocraties occidentales.

70Antoine de Tarlé

Philippe Steiner, La transplantation d’organes, Un commerce nouveau entre les êtres humains. Gallimard, 2010, 342 pages, 24,90 €

71La lecture en est austère, mais l’ouvrage est passionnant pour qui cherche à comprendre le commerce qu’instaure entre êtres humains la transplantation d’organes. Par « commerce » l’auteur entend ici l’ensemble des relations sociales qui s’établissent autour d’une ressource précieuse, l’organe humain désormais transplantable d’un corps à un autre. Se référant aux travaux d’Emile Durkheim et de Marcel Mauss et aux catégories de la « sociologie relationnelle », il étudie d’abord le consentement au prélèvement post-mortem. La famille y a un rôle central. « Commu-nauté émotionnelle » éprouvée par la mort d’un proche, c’est elle qui s’opposera au prélèvement, ou l’acceptera par solidarité avec une autre famille éprouvée par la maladie d’un des siens. Le terme de solidarité est ainsi beaucoup plus juste que celui de « don », mais la rhétorique du don est couramment déployée pour masquer ce rôle de la famille et la marginaliser ! Par-delà ces relations inter-personnelles, la transplantation d’organes exige la coordination d’organisations destinées à obtenir l’adhésion du public, inciter les médecins à solliciter l’accord des familles, attribuer les greffons, trouver les financements nécessaires… Avec les outils de la « sociologie économique », l’auteur étudie les modes actuels de coordination de cette action collective. Il montre que les pays développés ont évité chez eux jusqu’à présent l’intervention du marché, mais que les pressions visant à l’introduire deviennent vives. Il n’exclut pas qu’on en vienne au versement d’indemnités pour frais réellement encourus, mais montre qu’il serait contraire à notre système de valeurs d’accepter un commerce marchand qui réduirait le corps humain au statut de marchandise et remédierait à la détresse des malades en mettant à profit la détresse économique des plus pauvres.

72Patrick Verspieren

Cécile Sales, Vous êtes sale… je peux tout vous dire, Itinéraire d’une psychanalyste. Le Félin, 2010, 167 pages, 19,90 €

73« Pour ceux qui veulent saisir le cœur de l’expérience analytique », Cécile Sales rend ici un témoignage particulièrement personnel de son itinéraire et de sa pratique de psychanalyste depuis vingt-cinq ans. L’auteur, en effet, se prend elle-même comme objet d’une réflexion autobiographique menant de son enfance à la période charnière de son expérience analytique, puis à sa pratique au quotidien, avant de restituer quelques fragments d’analyse, sans masquer les échecs possibles. C’est dans un style emprunt de la simplicité, de l’humilité et de l’exigence du retour sur soi requises par toute pratique analytique digne de ce nom que Cécile Sales évoque comment cette forme unique de collaboration peut ouvrir l’accès à son être propre, à son désir singulier, à une position de sujet de son existence, aux capacités créatrices qui permettent d’inventer sa vie. Elle ne cherche pas à dire ce qu’est un psychanalyste avec de nouvelles étiquettes ; elle laisse place aux réponses vécues aussi singulières que l’itinéraire de chacun dans une démarche qui s’adresse à la totalité de l’être et de son histoire. Le rôle de passeur que joue l’analyste dans cette difficile relation de confiance est évoqué ici avec sobriété et modestie, en une constellation paisible et lumineuse de mots justes qui ont les accents de vérité de l’expérience authentique.

74Marie-Emmanuelle Gillet

Marie de Hennezel & Bertrand Vergely, Une vie pour se mettre au monde, Carnetsnord, 2010, 222 pages, 17 €

75Trois verbes soutiennent le dialogue entre le philosophe et la psychologue : vieillir, mûrir et accomplir. Un ouvrage pour dire « oui » à la vie en s’appropriant ce qu’elle fait vivre. Il s’agit de sortir de l’épreuve pour entrer dans l’expérience, de passer de l’homme extérieur à l’homme intérieur. Saint Paul évoque ce passage dans la lettre aux Corinthiens : « Tandis que l’homme extérieur s’en va en ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour. ». Envisager les choses autrement, changer de regard sur ce que nous avons à vivre, apprendre à mûrir comme à vieillir, à dire « oui » à la vie, à notre vie telle qu’elle se présente pour en réaliser davantage la mesure. A nous d’en dessiner le chemin au gré des événements qui surviennent. Cet ouvrage au style simple et accessible de la conversation, empreint de sagesse et de bon sens aidera à considérer notre existence d’une manière nouvelle. Nous pourrions penser que ces mots s’adressent à ceux qui ont passé l’âge de la retraite, toutefois les plus jeunes n’en apprendront pas moins les attitudes, les moyens mis à leur disposition, pour bâtir les fondations de leur vie. Les auteurs s’engagent ainsi dans un acte de transmission précieux dans notre société contemporaine dont la tendance est souvent de se laisser séduire par « la folle solitude de l’homme autoconstruit » pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Olivier Rey. Il reste à nous offrir le temps de lire.

76Franck Delorme

Questions religieuses

Pierre Gibert, L’invention critique de la Bible XVe-XVIIIe siècle, Gallimard, 2010, 376 pages, 21 €

77Après avoir édité plusieurs ouvrages des pionniers de l’exégèse moderne, Richard Simon et Jean Astruc notamment, Pierre Gibert nous offre aujourd’hui une histoire de l’exégèse critique qui fut un vrai travail. « Critique » est le maître mot de cette histoire qui démarre au xve siècle lorsque l’allégorie, qui dans un premier temps a rendu l’Ancien Testament recevable, cède le pas devant l’exigence de revenir à la lettre du texte, texte auquel l’invention de l’imprimerie donnera une diffusion nouvelle. Trois grandes étapes scandent cette « invention » de la critique. Dans la période humaniste, Erasme, Sébastien Castellion, Lorenzo Valla parmi d’autres étudient la matérialité du texte ; la vérité est alors dans la grammaire du texte, la veritas hebraica et graeca. Le xviie siècle ouvre un questionnement philosophique sur la vérité de l’interprétation à la lumière de la raison. Le luthérien Meyer, Spinoza et surtout Richard Simon, avec son Histoire critique du vieux Testament (1678), publient des ouvrages importants, alors qu’au xviiie et à l’aube du xixe, le questionnement historique se fera plus prégnant. Ce livre, érudit et dense, nous fait sortir du schématisme de certaines représentations de l’histoire de l’exégèse. Avec intérêt, et parfois même passion, Pierre Gibert nous plonge dans les débats qui ont opposé les auteurs. Les pages consacrées au conflit entre Simon et Bossuet sont captivantes et montrent la méprise de Bossuet, jusqu’à un entêtement dont les conséquences – la condamnation de Simon – seront immenses par-delà les années et la crise moderniste : une défiance durable entre les chrétiens croyants et les exégètes critiques, tout chrétiens qu’ils soient, ainsi qu’une véritable perte de la mémoire biblique dans la France contemporaine. Alors que Richard Simon pensait que « tout théologien se devait de lire la Bible et les Pères », son affirmation que « Moïse ne peut être l’auteur de tout ce qui est dans les livres qui lui sont attribués » occulta dans la polémique bien des affirmations que reprendra l’exégèse allemande du xixe siècle. Si le cœur de l’ouvrage est une étude de l’œuvre majeure de R. Simon, Pierre Gibert offre aussi un tableau détaillé des ouvrages antérieurs qui ont ouvert l’accès à la critique et à l’histoire des textes. L’interrogation sur la composition de la Bible et la vérité de sa lecture sort stimulée du chemin d’histoire critique de l’exégèse biblique ici retracé.

78Joëlle Ferry

François Vouga & Jean-François Favre, Pâques ou rien, La Résurrection au cœur du Nouveau Testament. Labor et Fides, 2010, 374 pages, 35 €

79Dès l’ouverture les auteurs font droit aux nombreuses questions que soulève la Résurrection, en particulier celle de la difficulté de la représentation de Pâques. Les évangélistes, Paul ainsi que tous ceux qui dans l’art ont voulu représenter la Pâques se sont heurtés au fait que l’annonce de la résurrection a transformé la relation à la transcendance et a renouvelé le regard porté sur le quotidien. Les auteurs proposent un itinéraire qui répond à trois questions : la première porte sur ce qu’est Pâques. La seconde s’interroge sur ce qui constitue la cohérence du message pascal avec l’enseignement de Jésus. Enfin, la troisième porte sur la transformation qu’opèrent l’événement pascal et son actualité. Ils envisagent ensuite comment dire Pâques et ce que Pâques change à la perception de la réalité – cela concerne essentiellement la notion d’incarnation et l’interprétation de la personne de Jésus. L’originalité de l’ouvrage tient surtout dans la confrontation entre l’analyse exégétique des textes néotestamentaires traitant des apparitions du Ressuscité ou des implications de la Résurrection (évangiles et écrits de Paul) et l’analyse des représentations picturales sur ce thème livrées par quelques grands artistes tels Fra Angelico, le Greco, Rembrandt, Cézanne ou Monet. En effet, ces peintres sont sollicités pour la manière dont ils font apparaître dans la réalité la transcendance de Pâques. Certains représentent le Ressuscité, comme le Greco ou Rembrandt. D’autres, sans le peindre, le rendent présent. C’est le cas de Cézanne dans la série des œuvres consacrées à la Montagne Sainte Victoire ou encore de Monet dans la série des cathédrales de Rouen. L’ouvrage s’achève sur la vérité et la réalité de Pâques dont l’absolue singularité et l’irréductibilité aux langages qui en rendent compte fondent la foi chrétienne.

80Chantal Reynier

William C. Spohn, Jésus et l’éthique, « Va et fais de même ! » Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par L. David. Lessius, 2010, 300 pages, 24,50 €

81William Spohn, théologien très respecté aux Etats-Unis, mort en 2005, est peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique. Cette publication le fera sans doute mieux connaître. Elle n’est pas à proprement parler une œuvre de théologie morale, mais plutôt une réflexion spirituelle sur l’être chrétien avec une très forte insistance sur son rapport au Christ. L’accent est fort et original concernant le rôle des sensations, des sentiments, de l’imagination au contact de la lecture engagée des récits évangéliques, ainsi que de la conversion. L’auteur s’inspire beaucoup des perspectives de l’éthique des vertus et du caractère, laissant de côté et même négligeant quelque peu, la décision de la personne dans le concret de ses situations historiques déterminées. Il ne cache pas sa méfiance envers la philosophie ou à l’égard des démarches contemporaines inspirées par les sciences humaines. D’où l’impression d’un livre un peu acosmique, mêlant des réflexions théoriques et des anecdotes personnelles, certainement inspiré par des convictions religieuses fortes, bien en prise avec une époque et une Eglise où une identité religieuse affirmée paraît s’imposer.

82Paul Valadier

Ian Wilson, L’énigme du Suaire, Albin Michel, 2010, 450 pages, 22,50 €

83Le titre est juste car cet objet reste bel et bien une énigme : tant par le fait que nous ne savons pas le reproduire que par le fait que les éléments qui permettraient sa datation ne concordent pas. Ian Wilson fait œuvre d’historien et témoigne d’une vie de recherches. Ce livre est intéressant à double titre. Avec un humour très britannique il donne des éclairages précieux sur les principaux acteurs des travaux menés sur le linceul depuis 50 ans. Il a rencontré la plupart d’entre eux. Mais son domaine de prédilection reste l’enquête historique, qu’il mène sur les traces du linceul avant son apparition en France en 1353. Depuis son premier ouvrage paru en 1979, le fond documentaire s’est considérablement élargi. Il fait état de travaux décisifs récents (2009) comme ceux de Mark Guscin qui permettent, après bien des débats, d’identifier le Saint Suaire de Turin avec la fameuse Image d’Edesse. Nous suivons sa trace depuis le vie siècle. Ceci rend d’autant plus nécessaire une nouvelle mesure du taux de C14 de ce tissu. De nombreuses lacunes historiques demeurent, même si les hypothèses se précisent ; par exemple sur son parcours entre Athènes en 1204 et Lirey en 1353, deux pistes possibles qui d’ailleurs se recoupent : celle des descendants d’Othon de la Roche, duc d’Athènes, et celle des Templiers. Un regret cependant : l’auteur ne s’intéresse pas aux travaux d’analyse numérique de l’empreinte.

84Martin Pochon

Jean-Michel Hirt, Le voyageur nocturne, Lire à l’infini le Coran. Bayard, 2010, 185 pages, 19 €

85Voilà un beau livre, poétique, inclassable, courageux de la part d’un psychanalyste. Jean-Michel Hirt se plonge dans le Coran en se réclamant d’Ismaël, père des musulmans, mais aussi personnage de Moby Dick, le livre d’Herman Melville. La poursuite mystique de la baleine blanche se livra sur les océans de la planète. J.-M. Hirt se lance humblement dans l’océan du texte coranique qui « s’enroule sur la Bible » en une mise en abyme. Le Coran, « océan sans rivage », incite à une navigation périlleuse à l’aune de l’émotion procurée par la rencontre. La lecture se veut libre de tout dogme, mais s’avère respectueuse de la Parole du Dieu unique, parole introduisant à des lieux inaccessibles et étranges. J.-M. Hirt convoque à la fois certaines figures du Coran – comme celle de l’obscur Iblîs, ange luciférien cherchant à ramener le vivant au néant, ou d’Abraham, prophète de la rupture avec l’idolâtrie paternelle – et des thématiques portées par les multiples diffractions du sens (comme celle de la vision par-delà l’évidence). Ce n’est pas une énième interprétation surplombante d’un texte sacré, mais un itinéraire poétique et mystique dans un univers de signifiants chatoyants, renvoyant à la splendeur indicible du Réel, et au mystère de la vie humaine. Ismaël, celui de Moby Dick, c’est, selon J.-M. Hirt, vous et moi : il ne s’acharne pas, comme Achab, à avoir la peau de l’improbable cétacé, mais se jette à la rencontre du Dieu Un. J.-M. Hirt termine en rêvant le carnet de voyage d’Ismaël. Il nous livre alors un secret. Que faire dans l’accablante journée que les chrétiens nomment le samedi saint, journée de mort de l’espoir, qui assaillit parfois nos existences ? Lire le Coran, « guide d’endurance » pour ceux qui sont perdus dans « l’encre noire de la nuit. »

86Jacques Arènes

Saber Mansouri, L’Islam confisqué, Manifeste pour un sujet libéré. Actes Sud. 2010, 158 pages, 17 €

87Disciple de Pierre Vidal-Naquet, Saber Mansouri, né en Tunisie en 1971, helléniste et arabisant, enseigne à l’EPHE. Le début de l’ouvrage donne la clé : l’islam est un sujet confisqué par l’image et le texte. « Imager par le texte, peindre par les mots ? Le premier verset du Coran (96,1) est un hymne à la lecture et au savoir. “Lis” (iqra’) est un ordre. » L’islam est décrit comme une cité de l’écrit : Coran, traditions (hadith) et traités de droit jurisprudentiel (fiqh). Il faudrait pourtant préciser ici que le terme iqra’ signifie littéralement « récite » et non, comme dans la langue moderne, « lis ». Cela nous renvoie plutôt à une cité de l’oral et non de l’écrit. C’est toute l’ambiguïté du terme qirâ‘a que l’on traduit aujourd’hui par « lecture » alors qu’originellement il signifie « récitation » pour donner qur’ân, coran, la récitation par excellence, qui n’est pas lecture. N’est-ce pas là que résiderait la véritable confiscation ? Avoir fait de l’islam un livre, un écrit, tout comme les livres fondamentaux du judaïsme et du christianisme, alors qu’il est une religion de l’oral et de la récitation ? Certes, on convoque les écrivains Averroès et Ibn Khaldoun, avec les commentaires d’Aristote et les Prolégomènes, mais les philosophes arabes dans leur ensemble, ne sont pas véritablement considérés comme musulmans orthodoxes. Il reste que cet ouvrage est fort intéressant avec les détours qu’il opère par les événements politiques et l’actualité. Et il est complété par un précieux index.

88Jacques Langhade

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