Figures actuelles de l’ascèse. La pesanteur et la grâce, Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy, 75005 Paris, Renseignements : 01 53 10 74 44 et www.collegedes bernardins.fr. Ouvert tous les jours de 10 à 18 h (dimanche et jours fériés de 14 à 18 h). Jusqu’au 12 septembre
1« Levier. Monter en abaissant. Il ne nous est peut-être donné de monter qu’ainsi. » Et : « La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce, et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance », écrivait la philosophe Simone Weil il y a quelque 70 ans. La pesanteur et la grâce est le titre que le Collège des Bernardins a choisi pour exposer les œuvres non figuratives contemporaines de plusieurs artistes qui ont en commun de supprimer tout spectacle, tout récit, toute référence à une chose vue et d’entraîner les spectateurs vers une rive étrange que la philosophe décrit ainsi : « Notre âme fait continuellement du bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n’entendons jamais. »
2Les panneaux monochromes de Marthe Wéry (1930-2005) qui semblent s’affaisser sous leur propre poids dans la grande nef, les peintures de Callum Innes (1962) d’abord soigneusement peintes puis tout aussi soigneusement effacées ou les pans de bois doré de Georges Tony Stoll (1955) appuyés les uns sur les autres pour former un fragile équilibre, accompagnent parfaitement cette réflexion sur le dénuement et sur « l’abaissement » qui rend possible l’élévation. Car ce sont les gestes essentiels de l’art qui sont ainsi réduits à leur plus simple expression, descendus de leur piédestal : abandonner le pathos individuel plutôt que le stimuler, renoncer à la grandiloquence de l’exposition sur une cimaise verticale et de ce fait à la présentation de soi, effacer plutôt que peindre, confier la logique des formes aux lois de la gravitation et non à l’habileté manuelle…
3Le Collège des Bernardins a rouvert ses portes à Paris en septembre 2008 après avoir été acheté en 2001 à la Ville par le Diocèse qui a décidé d’en faire un lieu de recherche, d’enseignement, de débats et de création artistique. L’édifice a été construit au xiiie siècle sous la responsabilité de l’abbé de Clairvaux pour affirmer la présence des Ordres à Paris au moment où les universités se développent dans les villes. Confisqué après la Révolution de 1789, il devient bien national. Il est partiellement détruit pour le percement de plusieurs rues, et le bâtiment principal qui subsiste encore aujourd’hui est reconverti en caserne de pompiers au milieu du xixe siècle, puis en internat d’une école de police. Il a été restauré de fond en comble.
4La pesanteur et la grâce renvoie à l’histoire des relations entre l’Eglise et les artistes. Après le Concile de Nicée au viiie siècle et après la fin de la querelle des images, l’Eglise catholique a organisé et financé le plus grand laboratoire de création visuelle de tous les temps en Occident. C’est à partir de ses efforts que la peinture s’est développée et à la suite de ce développement que les peintres ont finalement échappé à sa puissance. Dès la Renaissance, bien qu’elle soit encore leur premier commanditaire, les artistes trouvent une nouvelle clientèle qui leur permet d’acquérir de l’indépendance. Et au xixe siècle, ils sont même en mesure de se passer d’elle.
5Une réconciliation s’amorce en France après la Deuxième Guerre mondiale. L’Eglise, ancienne initiatrice de la narration figurative à des fins d’édification, se tourne vers des peintres abstraits comme Manessier, Bazaine ou Estève dont on peut voir des vitraux dans plusieurs églises de la région jurassienne, côté Suisse et côté France. Ou plus tard, comme Pierre Soulages pour les vitraux de l’abbatiale de Conques. La confrontation de travaux abstraits, dépourvus par ailleurs de toute intention décorative, avec l’architecture du Collège des Bernardins s’inscrit donc dans la suite logique de ces relations entre l’Eglise catholique et l’art contemporain. Avec en plus, dans ce cas précis, l’idée d’ascèse et de renoncement comme chemin possible vers la spiritualité.
6Laurent Wolf
Paul Klee en visite chez Claude Monet. Paul Klee (1879-1940), La collection d’Ernst Beyeler, Musée national de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, 75001 Paris. Renseignements : 01 44 77 80 07 et www.musee-orangerie.fr. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 à 18 h. Jusqu’au 19 juillet
7L’Orangerie des Tuileries conserve l’une des plus belles collections d’art moderne constituée par le marchand d’art Paul Guillaume (Cézanne, Matisse, Picasso, Derain, Soutine, etc.), et Les Nymphéas (1920-1926) de Claude Monet, huit panneaux géants qui baignent dans la douce lumière du jour depuis la rénovation du bâtiment. Elle sera bientôt rattachée au musée d’Orsay et accueille une exposition Paul Klee (1879-1940), vingt-six tableaux dont dix-sept ont été prêtés par la Fondation Beyeler de Bâle.
8En France, malgré le rang qu’il occupe dans l’histoire de l’art de la première partie du xxe siècle, Paul Klee est encore une silhouette. Il est peu représenté dans les collections publiques. Il n’a pas le statut de Kandinsky, sans doute parce qu’il n’a jamais habité à Paris. Cette petite exposition sera donc une découverte pour beaucoup d’amateurs, d’autant plus qu’elle repose sur le regard aiguisé d’Ernst Beyeler, l’un des plus grands marchands-collectionneurs de ces cinquante dernières années (récemment décédé). Ernst Beyeler a surtout collectionné la dernière période de l’artiste, depuis son arrivée en Suisse en 1933 jusqu’à sa mort en 1940. Touché par la montée du nazisme, par l’exil, puis par la maladie, ce Klee tardif est moins mental, moins volontaire que dans sa période du Bauhaus. Une tension sourde règne en permanence, au bord de l’explosion. Beyeler aime les tableaux qui atteignent le point limite où tout pourrait s’écrouler. L’exposition installe ses Klee pas loin d’un autre choix de collectionneur, celui de Paul Guillaume, et de tableaux dont beaucoup leur sont contemporains ; elle permet de mieux les situer.
9Bien qu’il ait participé aux mouvements artistiques allemands qui ont précédé la guerre de 1914-1918, et bien qu’il ait été professeur au Bauhaus de 1920 à 1931, Klee est resté en marge des avant-gardes. Cette exposition perturbe toute lecture de l’histoire comme une succession de groupes, d’écoles, de tendances. Elle conduit à s’interroger sur les mécanismes d’influence, sur les effets de l’art des uns sur l’art des autres en mettant, tout près des Cézanne, des Picasso ou des Matisse, une peinture qui réussit le prodige d’être à la fois de son temps et hors de son temps. Klee travaillait petit. Ses plus grands tableaux dépassent rarement le mètre de côté. A l’Orangerie, il côtoie non seulement des œuvres de plus grande taille qui appartiennent à la collection Guillaume, mais aussi Les Nymphéas, huit toiles dont la plus grande fait 17 mètres de long et deux de hauteur.
10La dimension a été l’une des grandes questions qu’ont dû résoudre les peintres au xxe siècle parce que, contrairement aux époques précédentes, elle n’était pas réglée par le marché. Il apparaît que le format n’a pas d’importance pour Klee. Toutes ses peintures sont égales, quelle qu’en soit la taille, et leur dimension maximale est fixée par les conditions dans lesquelles il travaille. Le plus petit de ses tableaux peut de ce fait être monumental ; il ne s’agit plus de la manière dont il occupe l’espace, dont il s’impose aux autres tableaux, mais de la distance à laquelle il a été fait et à laquelle il sera vu. Klee requiert la vision proche, celle qui oblige à se pencher pour voir, à se soustraire à l’ambiance et à la foule, à entrer, presque de gré ou de force, dans l’intimité d’une des plus singulières expériences de l’art de ces cent dernières années.
11Laurent Wolf
La précieuse blessure de l’art occidental. A Rebours, Centre culturel suisse de Paris, 32-38, rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris. Renseignements : 01 42 71 44 50 et www.ccsparis.com. Ouvert tous les jours sauf lundi de 13 à 19 heures. Jusqu’au 18 juillet
12A rebours comme à contre-courant, à rebrousse-poil des audaces consensuelles de l’art d’aujourd’hui. A Rebours, c’est le titre de l’exposition conçue par Jean-Christophe Ammann pour le Centre culturel suisse de Paris. Jean-Christophe Ammann a traversé sans fléchir plus de quarante années d’art contemporain. Il a commencé à la Kunst-halle de Berne, en Suisse. Il a dirigé le Kunstmuseum de Lucerne, il est allé à Bâle, puis au Musée d’art moderne de Francfort. Il a vu émerger un nouveau type de curateurs, ceux qui utilisent les œuvres pour illustrer leurs propos, et qui se substituent aux artistes. Il a vu apparaître un art contemporain international moralisateur, adapté à tous les régimes politiques, aussi inoffensif qu’il semble critique et agressif. Il n’aime pas cet art d’idées. Il préfère replonger dans la tradition la plus corrosive d’Occident, celle qui contient l’exaltation et la peine, le désir et la crainte.
13« Le nu, dit-il, il y a des pays où il est interdit d’en exposer, alors qu’on peut y montrer la misère, la guerre, les catastrophes écologiques. Il est impossible de montrer un tableau comme La Maja nue de Goya au Caire ou en Arabie Saoudite, alors que le nu est au centre de notre histoire de l’art. » Il a invité quatre artistes. Martin Eder, ses grandes photographies, des nus en majesté qui honorent la variété des corps, la meurtrissure qui sourd sous la beauté, et ses aquarelles dont le langage emprunte, en le rendant vague, à celui de l’érotisme sur papier glacé. Elly Strick aux dessins terribles, dont le graphisme est une griffure sous laquelle apparaît le fantôme des corps. Caro Suerkemper, qui explore ironiquement dans ses gouaches les poses de la pornographie et qui se moque du sentimentalisme dans des sculptures kitsch en terre cuite. Et Christoph Wachter, dont les dizaines de minuscules gravures sont une conjuration du désir SM.
14On est en équilibre entre la méditation lente et les gouffres. Ces nus-là ne sont pas reposants, chacun en particulier. Mais l’ensemble a un air de célébration. Qu’est-ce que le nu dans notre histoire ? Nous y sommes tellement habitués que nous ne nous interrogeons plus. Nous n’allons pas chercher la transgression dans une Vénus de Titien ou dans Suzanne et les vieillards de Tintoret. Il nous semble qu’à la Renaissance, le nu était tout naturel. Qu’il ne heurtait pas les esprits. Mais les artistes, à cette époque, jouaient aussi avec la limite. Leurs nus étaient plus nus que nus, ils disaient le dévoilement, l’attraction, le risque de se perdre. Ils se tenaient dans l’entrejeu, ils tenaient les spectateurs. C’était déjà des nus de juste avant la chute.
15Dans la tradition de notre art, les nus sont toujours sur une frontière. Entre le désir d’exultation et le désir de culpabilité, entre la conformité et l’excès. L’exposition du Centre culturel suisse de Paris réunit quatre artistes qui utilisent des modes d’expression traditionnels, la peinture, le dessin, la gravure, la sculpture, et qui explorent un thème tout aussi traditionnel. Ils ne se tournent pas vers le passé, vers la répétition de ce qui a déjà été accepté. Ils ne donnent pas non plus de leçons sur ce que devrait être l’avenir, sur la manière dont il faudrait vivre. Ils sont de maintenant, de ce moment que Jean-Christophe Ammann identifie à un renoncement de notre art et de notre volonté, quand en s’égarant du côté des discours et des démonstrations, il produit à perte de vue des images acceptables d’un monde inacceptable. Ils creusent sans tapage la blessure qui est en notre centre, une précieuse blessure à laquelle nous sommes près de renoncer.
16Laurent Wolf