Notes
-
[1]
Jean-François Bayart, « Et si l’Europe faisait fausse route dans la crise iranienne ? », Esprit, juin 2006, p. 19-36.
-
[2]
Bahman Baktiari, Parliamentary Politics in Revolutionary Iran. The Institutionalization of Factional Politics, Gainesville, University Press of Florida, 1996.
-
[3]
Sur cette problématique des « situations thermidoriennes », cf. Jean-François Bayart, L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar, Albin Michel, 2010, et « Le concept de situation thermidorienne : régimes néo-révolutionnaires et libéralisation économique », Questions de recherche/Research in Question, 24, mars 2008, p. 1-76 (http://www.ceri-sciences-po.org/publica/question/qdr24.pdf)
-
[4]
Béatrice Hibou (dir.), La Privatisation des Etats, Karthala, 1999.
-
[5]
François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1985, p. 116.
-
[6]
Fariba Adelkhah, « Islamophobie et malaise dans l’anthropologie. Etre ou ne pas être voilée en Iran », Politix, 80, 2007.
-
[7]
Fariba Adelkhah, Etre moderne en Iran, Karthala, 1998 [2006].
-
[8]
Karl Mannheim, Le Problème des générations, Nathan, 1990.
-
[9]
Fariba Adelkhah, « Neda, ou l’annonce faite à la République d’Iran », Esprit, août-septembre 2009, p. 236-241.
-
[10]
Ali Gheissari, Vali Nasr, Democracy in Iran. History and the Quest for Liberty, New York, Oxford University Press, 2006, p. VI.
1Chacun s’accorde à reconnaître l’importance de la crise politique par laquelle la République islamique d’Iran a choisi de fêter son trentième anniversaire en se livrant à une fraude aussi inutile que grossière lors de l’élection présidentielle du 12 juin 2009 et en poursuivant son programme nucléaire contre vents et marées internationaux. En revanche, la signification qu’il convient d’accorder à cette tourmente reste sujette à débat. Ainsi l’idée, largement répandue, selon laquelle les Gardiens de la Révolution sont en passe de faire main basse sur l’Iran – raisonnement qui est au fondement des sanctions américaines et que Hillary Clinton a repris à son compte lors de sa dernière tournée au Moyen-Orient, le 15 février 2010 – est-elle directement inspirée par les réformateurs qui rationalisent de la sorte l’échec de leur expérience gouvernementale (1997-2005). Le principal danger que courent aujourd’hui les décideurs occidentaux est de se laisser intoxiquer par des dissidents réels ou supposés du régime iranien qui, souvent, prennent leurs désirs pour des réalités, ou savent tenir le discours susceptible de séduire leurs interlocuteurs afin de les instrumentaliser. Toutes les leçons du bourbier irakien, dans lequel l’Administration Bush s’est jetée tête baissée sur la foi des allégations de quelques opposants à Saddam Hussein, ne semblent pas avoir été tirées. La politique est l’art du possible, et la volonté d’empêcher Téhéran de se doter de l’arme atomique n’a de sens que si nous en avons les moyens, ce dont on peut douter [1]. Plutôt que de jouer les Cassandre en toute méconnaissance de cause et de dénoncer on ne sait quel esprit « munichois », voire une « intelligence avec l’ennemi », chez quiconque s’efforce de faire acte d’analyse et ne se sent pas tenu de penser « bleu blanc rouge », selon l’expression désormais en usage dans les cercles dirigeants parisiens, mieux vaut s’interroger sur la nature de la République islamique elle-même et les changements dont elle est grosse.
Prendre la Révolution et la République islamique au sérieux
2Rappelons tout d’abord que la République islamique est née d’une vraie révolution qui, pour la sociologie historique du politique, n’a eu d’égale que la Révolution française, dans sa complexité (les révolutions communistes en Russie, en Chine, en Indochine, à Cuba ont revêtu une composante militaire, voire putschiste, qui a d’emblée relativisé leur assise populaire). La révolution iranienne n’a pas été uniment islamique. Outre qu’elle a comporté une dimension sociale, régionale et locale irréductible à sa logique politique générale – les mobilisations paysannes et ouvrières, les mouvements ethno-autonomistes ou nationalistes ont contribué à sa dynamique – elle a été dans un premier temps portée par des élites laïques. Et le courant se réclamant de l’islam politique qui, dans un deuxième temps, a pris de force sa direction sous le magistère de l’ayatollah Khomeyni était minoritaire au sein du clergé. Par ailleurs, l’orientation de la mobilisation révolutionnaire a été fondamentalement anti-despotique. Elle s’est inscrite dans la lignée de la révolution dite constitutionnelle de 1906-1909, bien que cette dernière n’ait pas été anti-monarchique. Elle a été simultanément nationale. Elle a participé d’une lutte tiers-mondiste contre l’impérialisme occidental dont le précédent mossadeghiste (1951-1953) avait représenté les prodromes en Iran même. Elle s’est aussi confondue avec la « Défense sacrée » du territoire contre la guerre d’agression que lui imposa Saddam Hussein avec l’appui mal déguisé des pays arabes, des Etats-Unis et de la France (1980-1988).
3Ces deux ressorts, anti-despotique et nationaliste, de la légitimité de la République islamique née de la révolution demeurent très actuels. Implicitement, au moins deux des candidats qui contestent le résultat du scrutin présidentiel du 12 juin 2009, Mir Hossein Moussavi et Mehdi Karroubi, et le Mouvement vert qui les a choisis comme hérauts, se réclament de la tradition constitutionnaliste et anti-absolutiste de 1906. Quant à lui, Mahmoud Ahmadinejad, reconduit dans ses fonctions présidentielles dans les conditions que l’on sait, se pose en Mossadegh de l’atome : son répertoire est d’ordre nationaliste et anti-impérialiste, plutôt qu’islamique, quel que soit le soutien qu’il trouve en la personne de l’ayatollah Ali Khamenei, un Guide de la Révolution dont l’autorité est de toute façon plus politique que religieuse. Aussi ne faut-il pas sous-estimer la popularité du programme nucléaire dont il s’est fait le champion, mais qu’aucun de ses compétiteurs ne met en question. De façon révélatrice, ce furent les réformateurs qui s’opposèrent, en octobre 2009, à l’ébauche de compromis avec la Russie et les pays occidentaux à propos de l’enrichissement de l’uranium, solution que le président de la République faisait mine d’accepter.
4En ce sens, l’Iran n’est pas sorti de la révolution, dans la mythologie de laquelle il continue de puiser. La République islamique est également une vraie République dont le Constituant s’est précisément ingénié à empêcher la résurrection du despotisme en multipliant les centres de décision et les contre-pouvoirs. Il a réussi au-delà de ses espérances. Le plus grand problème du pays est peut-être moins la concentration dictatoriale de l’autorité que son émiettement, et la paralysie gouvernementale, ainsi que l’irresponsabilité politique qui en découlent. Certes, le Guide de la Révolution surplombe les institutions et s’est efforcé de s’autonomiser par rapport au reste de la classe politique une fois que son vieux compagnon, Hachemi Rafsandjani, eut achevé son deuxième mandat de président de la République, en 1997. Néanmoins, il reste surtout un primus inter pares, faute de bénéficier du charisme politique et de la compétence théologique de l’ayatollah Khomeyni. En outre, sa maisonnée (beyt) dépend, d’un point de vue financier ou en termes de ressources humaines, des autres institutions républicaines ou religieuses du pays. Constitutionnellement, il procède d’une Assemblée des Experts, composée d’uléma élus et aujourd’hui présidée par Hachemi Rafsandjani, devenu sinon son rival, du moins son contrepoids – une Assemblée des Experts qui est théoriquement compétente pour le démettre s’il ne répond plus aux qualifications de sa fonction et qui sera en charge de lui trouver un successeur le moment venu. Le président de la République, pour sa part, n’a qu’une autorité limitée bien qu’il soit élu au suffrage universel direct. Il doit compter avec la supervision du Guide, mais aussi avec un Parlement qui ne manque pas de prérogatives et lui mène la vie dure [2]. Ce à quoi il faut ajouter l’ampleur de ce que les Italiens nomment le sotto governo, le mésogouvernement de fondations créées au lendemain de la révolution, d’entreprises publiques se dédoublant à l’infini à la faveur des privatisations, des fameux Gardiens de la Révolution, de l’armée qui a survécu à la chute des Pahlavi, des services secrets eux aussi en partie hérités de l’ancien régime, de la National Iranian Oil Company (NIOC) qui est un véritable Etat dans l’Etat, ou de sanctuaires qui sont des puissances économiques n’ayant de comptes à rendre qu’à Dieu, à l’instar de l’Astan-e Qods, le waqf (bien de mainmorte) qui gère le mausolée du Huitième Imam à Machhad et sa holding agro-industrielle.
5La République islamique est une jungle institutionnelle opaque, dont les multiples conflits d’intérêts et de compétences sont tant bien que mal arbitrés par une procession de conseils au sein desquels siègent les différents courants factionnels, les principaux lieux d’autorité et les figures historiques du régime : Conseil des Gardiens de la Constitution, Conseil du Discernement, Haut Conseil de la Sécurité nationale, Assemblée des Experts. La politique nucléaire de l’Iran, le coup de force électoral du 12 juin 2009, les modalités de la répression du Mouvement vert qui le conteste – ou de la négociation secrète, pour l’instant infructueuse, entre ses leaders et Ali Khamenei – ont été, ces derniers mois, élaborés dans les arcanes d’une architecture constitutionnelle polycentrique. Rien ne dit que l’une de ses parties prenantes soit sur le point d’en rompre à son profit l’équilibre homéostatique, bien que la crise puisse compromettre les positions de certaines d’entre elles. La droite au pouvoir, les Gardiens de la Révolution eux-mêmes, et, de notoriété publique, les services secrets – qui en sont distincts – sont profondément divisés, comme le furent les réformateurs, au faîte de leur influence, en 1997-2005. Les clivages politiques ou économiques qui parcourent chacun de ces acteurs déstabilisent la situation de la République autant que l’antagonisme, plus visible, entre les conservateurs et les réformateurs (ou le Mouvement vert qui pousse ces derniers au-delà de ce qu’ils imaginaient).
6Cette République islamique, qui repose donc sur une « balance des pouvoirs », est de type représentatif, même si la sélection des candidatures par le Conseil des Gardiens de la Révolution et, désormais, la fraude de masse n’en font pas pour autant une démocratie, tant s’en faut. Les élections se tiennent à intervalles réguliers depuis la révolution et elles sont devenues le mode normal de recrutement du personnel politique, mais aussi des dirigeants de la plupart des forces sociales du pays. L’assise de ce système représentatif – sans équivalent au Moyen-Orient, on a tendance à l’oublier – est certes censitaire, au sens idéologique et financier du terme, dans la mesure où les candidats doivent être jugés conformes aux principes fondamentaux du régime et, de plus en plus, aux intérêts de la faction dominante, et ont à mener des campagnes dispendieuses s’ils veulent être élus. Il n’empêche qu’elle est consistante et prend la double forme de la notabilité, à l’échelle locale, et de la nomenklatura, au niveau de la politique nationale. Encore faut-il préciser que les catégories dirigeantes sont maintenant constituées de gestionnaires (modir), d’experts, d’élus indépendants des grandes factions, de clercs technocrates, qui n’ont plus grand-chose à voir avec les « doctrinaires » (maktabi) ou les religieux des débuts de la République islamique.
7Après sa phase de Terreur et la guerre contre l’Irak qui lui a été plus ou moins concomitante, le régime est entré dans sa période thermidorienne avec la mort de l’Imam Khomeyni, en juin 1989, et l’accession au pouvoir des « Reconstructeurs » de Hachemi Rafsandjani (1989-1997). Ni le gouvernement des réformateurs partisans de Mohammad Khatami (1997-2005), ni la victoire inopinée d’une droite néo-conservatrice sous la houlette de Mahmoud Ahmadinejad, en 2005, n’ont remis en cause la professionnalisation de l’ancienne élite révolutionnaire en classe politique inféodée à l’Etat, la sécularisation progressive de l’exercice du pouvoir, et l’accumulation économique effrénée à laquelle les détenteurs de ce dernier se sont livrés grâce à leurs positions d’influence ou d’autorité. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une « République des initiés », dont le cours postrévolutionnaire est comparable à celui de la Russie, de la Chine ou des pays socialistes de l’Indochine. La classe dominante iranienne est confrontée au même dilemme que les partis communistes à la fin du xxe siècle, ou que les « Perpétuels » du Thermidor français : comment parvenir à libéraliser, sinon la vie politique, du moins l’économie, tout en conservant les acquis de la Révolution [3] ? Dans le cas iranien comme dans les autres, la réponse est claire : précisément en prenant la tête de la libéralisation économique et en en accaparant les fruits. La lutte factionnelle entre conservateurs, reconstructeurs rafsandjaniens et réformateurs khatamistes des années 1990 – à laquelle s’est mêlée et qu’a compliquée, depuis le début des années 2000, l’entrée en lice d’une droite dite fondamentaliste, néoconservatrice et très critique à l’encontre de l’establishment de la droite classique – doit être lue à cette aune. Elle a pour toile de fond les privatisations en trompe-l’œil des entreprises publiques, la restructuration en filiales et en autant de sociétés écrans des fondations et des waqf, le commerce extérieur formel ou informel, la spéculation financière, foncière, immobilière ou pétrolière. D’où sa violence, qu’a illustrée la virulence des accusations de corruption portées par Mahmoud Ahmadinejad à l’encontre de ses prédécesseurs lors des campagnes électorales de 2005 et 2009. Mais ces péripéties renvoient à une phase antérieure de l’accumulation du capital qu’il convient de garder à l’esprit : la confiscation des biens de la classe dirigeante pahlavi lors du moment révolutionnaire, la restitution aux waqf des avoirs fonciers et immobiliers transférés à l’Etat à la faveur de la réforme agraire dans le contexte de la « Révolution blanche » de 1962-1963, la fourniture aux armées pendant la guerre contre l’Irak, les formidables profits qu’a permis l’accès de la nomenklatura du régime aux taux de change officiels les plus surévalués du rial tout au long des années 1980-1990 ont mis à l’étrier le pied des « Perpétuels » iraniens. L’implication des Gardiens de la Révolution dans les affaires, sur laquelle l’on glose aujourd’hui, n’est qu’un aspect de cette évolution thermidorienne plus générale qui concerne aussi bien les waqf – dont celui de l’Astan-e Qods –, les grandes fondations ou la NIOC. Elle trahit d’abord une forme de « privatisation de l’Etat » [4].
L’autonomie du social
8Le Thermidor français fut aussi, si l’on en croit les historiens, la reconnaissance de « l’indépendance et l’inertie du social, la nécessité de la négociation politique, l’à-peu-près des moyens et des fins » [5]. En Iran, les reconstructeurs rafsandjanistes, les réformateurs khatamistes – avec leur thématique de la « société civile » – mais aussi, contrairement à ce que l’on aurait pu redouter, Mahmoud Ahmadinejad en ont pris acte. La répression du Mouvement vert de protestation contre la fraude des élections présidentielles de 2009 ne contredit pas cette affirmation. Ce que n’admettent pas, en l’occurrence, les autorités de la République islamique est moins le mouvement social lui-même que sa politisation. L’écrasement de la contestation en Iran n’exclut pas forcément une libéralisation sociale de la République islamique, qui irait de pair avec sa libéralisation économique, mais ne s’accompagnerait pas de sa libéralisation politique, et moins encore de sa démocratisation.
9La République islamique n’a jamais été totalitaire. Non que certains de ses dirigeants se soient interdits d’en rêver, en particulier après la Révolution, au paroxysme de la Terreur, et de recourir à des procédés répressifs dignes des heures sombres du communisme, par exemple en 1988 quand des milliers de prisonniers politiques ont été exécutés pour solde de tout compte avant la mort prévisible de l’Imam Khomeyni, ou pendant l’été 2009, lors de la triste parodie des procès de Moscou à laquelle ont été livrées des dizaines de partisans du Mouvement vert. Mais l’idéologie même du nouveau régime entérinait d’emblée l’autonomie d’institutions sociales fondamentales, à l’inverse des régimes communistes : celles de la religion et de la famille, toutes deux sacralisées. Or, l’une et l’autre sont garantes de la sphère privée par rapport à l’espace public et à l’Etat, de l’intimité du for intérieur, de la transcendance, du pluralisme des sanctuaires ou des écoles théologiques. Ces beaux principes n’interdisent pas leur violation par le pouvoir. Ainsi, la liberté de culte, concédée aux chrétiens, aux zoroastriens, aux juifs, est refusée aux bahaï et barguignée aux sunnites. Néanmoins, ils en limitent l’emprise, comme l’a démontré au milieu des années 1990 l’échec de l’interdiction des antennes paraboliques, installées dans l’espace privé. Depuis la Révolution, le changement social – qui s’est notamment traduit par l’une des transitions démographiques les plus rapides de l’histoire et par l’affirmation des femmes dans l’espace public et l’éducation – échappe largement au corset des institutions et de l’idéologie politiques.
10Après la guerre contre l’Irak, la contestation sociale, sous forme de grèves, d’émeutes, de pétitions, d’innovations religieuses ou de mouvements culturels, est allée croissante. Elle a été sous-jacente à la victoire électorale des réformateurs, en 1997, sans s’y réduire. D’une part, ces pratiques sociales ont pu rester indépendantes de la sphère politique. De l’autre, les courants conservateurs ont développé leurs propres modes d’autonomisation du social, notamment dans les domaines de la bienfaisance et de la finance islamiques, et aujourd’hui ils contestent la politique économique de Mahmoud Ahmadinejad dans les colonnes de leurs journaux, dans l’enceinte du Parlement, au bazar dont les puissantes guildes de l’or et du tapis ont fait grève en 2009 pour protester contre l’introduction de la TVA. Le pluralisme relatif de la presse, en dépit du harcèlement de la justice, et les nouvelles techniques de communication ont également été propices à la prolifération des initiatives sociales. En dépit du reflux politique qu’a représenté la victoire électorale de Mahmoud Ahmadinejad en 2005, la mobilisation ne s’est pas démentie. Son expression la plus saillante a été la Campagne « un million de signatures contre les discriminations au détriment des femmes », lancée en 2003 et institutionnalisée en 2005 sous une forme associative, qui a été l’une des principales matrices organisationnelles et thématiques du Mouvement vert, même si elle s’est refusée à soutenir la campagne électorale de Mirhossein Moussavi par fidélité à son choix initial de neutralité politique. Il faut ici prendre ses distances par rapport à une autre interprétation habituelle de la République islamique, qui postule un antagonisme essentiel, voire anhistorique, entre la société iranienne et l’Etat. Dans la réalité, l’une n’est pas extérieure à l’autre. Le plus souvent, l’autonomie du social naît de l’intérieur même des institutions du régime [6]. Le Mouvement vert ne fait pas exception, qui s’est rangé sous la bannière de deux caciques de la République, Mirhossein Moussavi et Mehdi Karroubi, passablement dépassés par l’enthousiasme populaire sur lequel ont surfé leurs candidatures.
11L’islam républicain en Iran se fabrique dans cette tension entre l’autonomisation du social et les multiples interactions entre la société et les institutions politiques, à travers des procédures représentatives ou diverses transactions matérielles, morales et imaginaires. Il ne consiste pas seulement en un régime politique, mais également en un « régime de vérité », en un processus de « constitution d’un sujet moral » qui lui est antérieur, qui le déborde à bien des points de vue, mais qu’il assume et reprend à son compte. L’homo islamicus republicanus est un « être-en-société » (âdam-e edjtemâ’i), qui se veut conscient, rationnel, politiquement participatif et socialement mobilisé. Il est réflexif et individué [7]. Il vit de plain-pied avec la globalisation dont il partage la culture matérielle et les techniques du corps, quitte à le faire de manière polémique.
12La détermination des manifestants qui ont réclamé « où était leur vote » au cri de « Allah-o Akbar ! », depuis juin 2009, a démontré que le double répertoire islamo-révolutionnaire et islamo-civique, au paroxysme d’une crise gravissime, gardait sa puissance de mobilisation. Mais cet islam républicain est-il encore en mesure de se reproduire ? L’avant-garde qui a fait la révolution non seulement s’est professionnalisée en classe politique de gestionnaires, mais encore elle a vieilli. Ali Akbar Hachemi Rafsandjani est né en 1934, Ali Khamenei et Mehdi Karroubi en 1939, Mir Hossein Moussavi en 1941, Mohammad Khatami en 1943. Né en 1956, Mahmoud Ahmadinejad fait figure de jeunot. Or, la majorité de la population iranienne n’a pas vécu la révolution. Pour parler comme Karl Mannheim [8], la « situation de génération » du « groupe concret » des dirigeants politiques n’est pas celle de leur base, de l’électorat ou de l’opinion. En revanche, une partie des acteurs thermidoriens, et de la société elle-même, est habitée par le souvenir douloureux d’une guerre dont l’histoire a été travestie et étouffée, mais dont le culte des martyrs, les prisonniers retenus en Irak, la littérature, le cinéma, les pactes de sang conclus entre frères d’armes ou de danger et les accidents consécutifs au minage de la zone du front continuent d’entretenir la flamme. La mémoire du conflit flotte dans l’air sous la forme d’une désillusion des anciens révolutionnaires et des anciens combattants, que Mohsen Makhmalbaf a portée sur les écrans dans la Noce des Bénis. Elle constitue une bombe à retardement potentielle pour les « Perpétuels », hantés par le passé, mais peu enclins à ouvrir les dossiers de l’histoire. Par ailleurs, il est encore trop tôt pour savoir si la mort, sous les balles du régime, le samedi 20 juin 2009, de la jeune Neda Agha Soltan, dont l’agonie a été filmée par un téléphone portable et diffusée dans le monde entier, a irréversiblement déchiré le « contrat social » sur lequel le régime reposait depuis trente ans [9].
Où l’Iran va-t-il ?
13La signification de la crise de l’été 2009 est plus compliquée qu’il n’y paraît. Dans la lignée du raisonnement qui a fourni la trame de cet article, il serait tentant d’y voir l’analogue du Dix-huit Brumaire. Telle est l’interprétation courante – et très contestable – de la fulgurante ascension de Mahmoud Ahmadinejad, selon laquelle celui-ci serait le fondé de pouvoir des Gardiens de la Révolution. Pourtant la comparaison avec le Dix-huit Brumaire trouve vite ses limites. Outre le fait que l’homme n’est pas Bonaparte, tant s’en faut, et que les milieux néoconservateurs qui ont appuyé sa candidature en 2005, voire fomenté le coup d’Etat électoral de 2009, n’équivalent pas aux brillants esprits de l’« Extrême Centre » qui ont fabriqué le général à qui remettre les clefs de la République, trop de différences opposent les deux situations pour que leur mise en perspective soit fructueuse. Au fond, si l’on veut poursuivre le petit jeu du détournement comparatif de la Révolution française, le 12 juin iranien évoque plutôt le 18 Fructidor de l’an V (1797). La victoire électorale des modérés et des royalistes avait incité les Thermidoriens à en appeler à l’armée pour réprimer durement ceux-ci et sanctuariser la République administrative, neutre, efficace, autoritaire de l’Extrême Centre.
14A l’heure où ces lignes sont écrites, nul ne sait où va la République islamique d’Iran. La légitime émotion qu’ont soulevée la fraude, l’écrasement des manifestations populaires de protestation, la décapitation des réformateurs, l’organisation de mascarades judiciaires ont empêché de voir que ces événements survenaient vingt ans, presque jour pour jour, après ceux de Tian Anmen. Or, le massacre des étudiants n’a pas sonné le glas du Thermidor chinois. Nous savons aujourd’hui qu’il l’a plutôt consolidé. Rien ne dit qu’il en sera de même en Iran, ne serait-ce que parce que l’opinion dans ce pays semble plus intéressée par l’idée démocratique et que la République repose sur une double légitimité, électorale et islamo-révolutionnaire, au contraire d’un régime communiste. Mahmoud Ahmadinejad se plaît à répéter que « nous n’avons pas fait la révolution pour la démocratie », mais « il a eu besoin des suffrages pour pouvoir le dire » [10]. Toute l’indétermination de la situation thermidorienne iranienne repose sur ce paradoxe. Elle peut aussi laisser place à une autre surprise : celle d’un Président démagogue qui utiliserait la crise politique actuelle, et le recours à la coercition que celle-ci suppose, pour faire passer en force un ajustement structurel néo-libéral de l’économie tout en invoquant les mânes de la justice sociale. N’a-t-il pas démantelé les protections légales dont jouissaient les ouvriers depuis la révolution, et ne veut-il pas réduire drastiquement les subventions des produits de première nécessité, malgré l’opposition de la majorité conservatrice au Parlement ? L’homme n’en est pas à une contradiction près.
15La reproduction du pouvoir des « Perpétuels » iraniens n’est qu’un élément du puzzle et elle doit composer avec les mutations de la société elle-même, auxquelles les lie un « contrat » sans cesse renégocié, peut-être aujourd’hui discrédité. Dans Hors Jeu, le réalisateur Jafar Panahi suggère avec force cette tension : sous la pression de la liesse populaire à la suite de la victoire de l’équipe iranienne de football, les jeunes filles qui s’étaient introduites de manière illicite dans le stade et avaient été appréhendées par les Gardiens de la Révolution se voient élargies (ou s’échappent elles-mêmes ?) pendant leur transfert au dépôt, moins parce que la foule les arrache à leurs geôliers que parce que la coercition de ceux-ci s’est progressivement évidée d’un épisode à l’autre du film, jusqu’à tomber en quenouille, dans un gigantesque embouteillage. Nous n’en sommes pas là au printemps 2010. Et pour l’instant le tour de force des auteurs du coup d’Etat électoral du 12 juin est d’avoir réuni en un front du refus des hommes aussi opposés que Mir Hossein Moussavi, Mehdi Karroubi ou Mohammad Khatami, d’une part, et, de l’autre, Mohsen Rezai, Ali Laridjani ou Ahmad Tavakkoli, coalition improbable entre la gauche réformatrice et la droite conservatrice que soutient implicitement l’insubmersible Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, tout en jouant les utilités auprès du Guide de la Révolution. L’« honneur du système », selon la formule consacrée en Iran, est peut-être définitivement entaché, mais ils sont encore nombreux à vouloir le sauver.
Notes
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[1]
Jean-François Bayart, « Et si l’Europe faisait fausse route dans la crise iranienne ? », Esprit, juin 2006, p. 19-36.
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[2]
Bahman Baktiari, Parliamentary Politics in Revolutionary Iran. The Institutionalization of Factional Politics, Gainesville, University Press of Florida, 1996.
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[3]
Sur cette problématique des « situations thermidoriennes », cf. Jean-François Bayart, L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar, Albin Michel, 2010, et « Le concept de situation thermidorienne : régimes néo-révolutionnaires et libéralisation économique », Questions de recherche/Research in Question, 24, mars 2008, p. 1-76 (http://www.ceri-sciences-po.org/publica/question/qdr24.pdf)
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[4]
Béatrice Hibou (dir.), La Privatisation des Etats, Karthala, 1999.
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[5]
François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1985, p. 116.
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[6]
Fariba Adelkhah, « Islamophobie et malaise dans l’anthropologie. Etre ou ne pas être voilée en Iran », Politix, 80, 2007.
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[7]
Fariba Adelkhah, Etre moderne en Iran, Karthala, 1998 [2006].
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[8]
Karl Mannheim, Le Problème des générations, Nathan, 1990.
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[9]
Fariba Adelkhah, « Neda, ou l’annonce faite à la République d’Iran », Esprit, août-septembre 2009, p. 236-241.
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[10]
Ali Gheissari, Vali Nasr, Democracy in Iran. History and the Quest for Liberty, New York, Oxford University Press, 2006, p. VI.