1Depuis une dizaine d’années, les inégalités se creusent en France. L’écart ne cesse de progresser entre une élite économique formant un petit club de privilégiés et une classe moyenne qui se fragilise, hantée par la peur du déclassement et de la marginalisation – 8 millions de personnes vivent en dessous de ce que l’on considère actuellement dans l’hexagone comme le seuil de pauvreté (908 euros par mois). Le fossé est désormais au cœur de l’entreprise [1]. Les salaires exorbitants de certains grands dirigeants, du fait de l’explosion des parts variables et de l’endogamie des conseils d’administration, sont particulièrement mal acceptés en période de crise où les salariés attendent plus d’équité. De façon plus générale, le creusement des inégalités interroge le modèle consensuel de l’égalité des chances et la valeur exclusive accordée au mérite. Selon le sociologue François Dubet [2], le modèle de l’égalité des chances a favorisé la réussite de quelques-uns, entraînant l’accroissement des hauts revenus, au détriment du plus grand nombre. Il constate que cette évolution est spectaculaire aux Etats-Unis où, selon la formule bien connue, « les riches sont de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres ». Le modèle de l’égalité des chances est lié à celui de la méritocratie. Il a rendu les inégalités plus justes et acceptables en ouvrant toutes les places à tous dans le cadre de compétitions équitables. Mais selon ce modèle, si les gagnants peuvent savourer des succès amplement mérités, les perdants doivent également supporter la responsabilité de leurs propres échecs. Comment en appeler à la confiance et à la solidarité, quand une élite accapare les richesses avec autant de satisfaction d’elle-même et qu’il ne reste plus aux perdants que l’amertume de défaites dont ils doivent assumer seuls les conséquences ?
2Il ne s’agit pas de renoncer aux bienfaits de la valeur du mérite. C’est un aiguillon puissant dans une société. Les individus ont besoin de croire que leurs talents et leurs efforts seront récompensés pour travailler, faire de la recherche, créer. L’absence de méritocratie serait démotivante. Le fer de lance du modèle de l’égalité des chances est la détection des plus méritants et fonctionne selon l’adage que l’on peut réussir avec du travail et de la volonté. Ce modèle conduit à penser que chacun obtient des succès et des échecs qu’il ne doit qu’à lui-même. Il est très stimulant pour les gagnants mais désespérant pour ceux qui échouent. Il est en effet plus facile de croire au mérite quand on remporte une victoire que lorsqu’on subit une défaite. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les joueurs après un match. Ceux qui ont perdu préfèrent invoquer la malchance que le manque de mérite… Le désarroi scolaire témoigne également de cette crise du modèle méritocratique. Car en France, l’égalité des chances, c’est avant tout l’égalité des chances scolaires. Mais les échecs scolaires deviennent cuisants quand ils doivent être intériorisés sur le mode de l’indignité personnelle : « Je suis nul ! », « Je ne vaux rien ! ». Cette attribution de l’échec à soi-même est tellement pénible qu’elle ne peut que se retourner contre l’école elle-même par l’absentéisme et la violence des élèves. Comment éviter le développement d’une telle culture du mépris qui enferme certains individus dans la spirale de l’échec ? Les élèves et les professeurs connaissent bien les limites de la méritocratie. Si la récompense des capacités et des efforts de chacun est nécessaire, ils savent aussi qu’il ne suffit pas toujours de faire preuve de travail et de volonté pour s’en sortir. Le modèle de la méritocratie induit une conception très volontariste de la destinée, alors que la part de chance est parfois aussi importante que celle du mérite dans une réussite. Enfin aucun individu, aussi talentueux soit-il, ne peut réussir sans le concours des autres, notamment de ceux qui encourageront les risques qu’il prend, reconnaîtront et valoriseront ses talents.
3La question est alors de savoir s’il est juste que les individus supportent seuls les conséquences de leur situation. Toute société a certes intérêt à encourager ses membres à développer leurs capacités et à assumer leurs responsabilités. Dans cette perspective, les dirigeants d’entreprise sont pour la plupart des figures exemplaires de la méritocratie. D’origines souvent modestes, ils doivent leur réussite à leurs efforts et à leurs prises de risques, aux opportunités qu’ils ont su saisir. La suspicion généralisée qui porte sur leur réussite est injuste quand elle tend à les dénoncer comme des escrocs. L’indignation n’est légitime que lorsqu’elle vise la disproportion de la récompense de certains et du cynisme dont ils peuvent faire preuve. Elle s’adresse principalement aux institutions qui autorisent l’existence de salaires très élevés parfois sans lien avec la création des richesses et les services rendus. Les individus ont le droit de conserver les avantages qu’ils doivent à leur travail et à leur chance, à condition que cela ne soit pas contradictoire avec une coopération collective plus large et ne passe pas par le sacrifice de vies perdues.
4Comment donc concilier les valeurs de l’individualisme (le mérite, la volonté, la responsabilité) et l’effort de solidarité (la dette sociale) ? L’enjeu de cette interrogation n’est pas simplement de penser une meilleure répartition des revenus mais de valoriser les capacités de chacun à faire quelque chose de sa vie. Dans cette perspective, Amartya Sen [3], prix Nobel d’économie, propose de prendre en compte l’existence des situations concrètes et diverses d’inégalités pour favoriser le développement des capacités ou « capabilités » de chacun à partir de ses choix personnels, loin de tout égalitarisme abstrait. Il démontre avec une grande justesse que les inégalités ne s’évaluent pas simplement en termes de revenus, mais en fonction de nombreux critères (risque, éducation, soin, etc.). Les perdants du modèle de l’égalité des chances n’ont pas toujours l’idée qu’une autre vie, une vie vivable et qu’ils pourraient choisir, est seulement encore possible. C’est aussi contre cette inégalité des ressources morales et spirituelles qu’il convient de lutter. Toute vie est exposée à la précarité et crée des obligations de solidarité à l’égard de personnes que l’on connaît peu ou pas du tout. L’effort de solidarité ne consiste pas simplement à apporter une aide économique, mais à donner à chacun tout au long de son existence la possibilité de retrouver le goût de l’ambition et de l’espérance pour mener une vie dont il se sente digne.