Notes
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[1]
Avant-propos du Silence des bêtes, Elisabeth de Fontenay, Fayard, 1988.
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[2]
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, 2007.
-
[3]
E. de Fontenay, op. cit., p. 103.
-
[4]
Point particulièrement souligné par Florence Burgat, Animal mon prochain, O. Jacob, 1997.
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[5]
Gilbert Hottois, Dignité et diversité des hommes, Vrin, 2009, p. 178.
-
[6]
Voir par exemple l’article « Converting for Improving Human Performance : Nano-technology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science » (http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies/1/NBIC_frontmatter.pdf).
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[7]
Céline Lafontaine, La société postmortelle, Seuil, 2008, p. 69, cité par Jacques Ricot, Ethique du soin ultime, Presses de l’EHESP, 2010, p. 123-124.
-
[8]
Qui ne craint même pas d’utiliser le terme de « génocide » en s’appuyant, non sans réserve, sur Derrida, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin Michel, 2008, p. 31.
-
[9]
Voir à ce sujet les justes remarques de Janine Chanteur, Du droit des bêtes à disposer d’elles-mêmes, Editions du Seuil, 1993, auteure très injustement malmenée par ses consœurs déjà citées.
-
[10]
Peter Singer, Questions d’éthique pratique, Bayard éditions, 1997, envers lequel il est juste de reconnaître que E. de Fontenay prend ses distances dans Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, op. cit., p. 92, ainsi d’ailleurs qu’à l’égard de J.M. Schaeffer, op. cit., p. 47.
-
[11]
A ce sujet, de bonnes mises au point dans Robert Spaemann, Les personnes. Essai sur la différence entre « quelque chose » et « quelqu’un », Editions du Cerf, 2009, chapitre 18, « Tous les hommes sont-ils des personnes ? », p. 339-356.
-
[12]
Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss remarquait que des tribus du Brésil central émigraient après avoir déforesté les lieux où elles résidaient. Il ne semble pas qu’elles aient été imprégnées par un cartésianisme prédateur.
-
[13]
D’une œuvre riche et abondante, on retiendra Les enjeux de la rationalité, Aubier-Montaigne, 1977 ; L’espérance de la raison, Bibliothèque philosophique de Louvain, n° 59, 2004 ; L’éthique dans l’univers de la rationalité, Artel-Fides, 1997.
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[14]
Et il y a loin de la gestion sage voulue par le Créateur pour l’homme à la « domination » cartésienne ou marxiste, principe qui a marqué comme un a priori indiscutable nos philosophies du « progrès ». Mais cette question devrait être traitée pour elle-même, ce qui ne peut être fait ici.
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[15]
Même Etty Hillesum, pourtant au contact quotidien avec de futurs déportés juifs dans le camp hollandais de Westerbork, pensait que les nazis les envoyaient travailler dans des fermes en Pologne (Une vie bouleversée, Editions du Seuil, Points, 1995). Impossible d’imaginer l’inimaginable.
1«Qu’est-ce que le mortel pour que tu en gardes mémoire ? » demande le Psaume 8, à quoi répond le Psaume 144 : « l’homme est semblable à un souffle, ses jours sont comme l’ombre qui passe » (verset 4) ! Devant de tels textes, on s’étonne d’entendre de nos jours de violentes critiques contre la tradition biblique, juive et chrétienne, plus généralement contre l’humanisme de la Renaissance qui lui doit tant. L’homme éduqué par cette tradition serait devenu le prédateur de la nature et l’idée qu’il constituerait une « exception » n’apparaît plus que comme une illusion dangereuse, dont il convient de se débarrasser au plus vite. L’homme : une ombre transitoire ou un rapace destructeur de la nature ?
2A quoi tient cette dénonciation « de la métaphysique humaniste, subjectiviste et prédatrice » [1] et cette annonce jubilatoire de La fin de l’exception humaine [2] ? Quels sont les arguments avancés pour s’opposer à ce que Schaeffer appelle « la Thèse » ? Peut-on réellement y renoncer et passer par profits et pertes l’idée d’exceptionnalité humaine ?
Contre « La Thèse »
3Si la tradition juive et chrétienne est particulièrement dénoncée pour enseigner dès la première page de la Genèse, mais ce texte n’est pas isolé dans la Bible, que l’homme est appelé par son Créateur à emplir la terre et à la soumettre, c’est surtout contre le (supposé) dualisme cartésien que l’attaque est dirigée. Un tel dualisme, posant un Cogito à distance de l’étendue matérielle et physique, isolerait l’homme dans une spécificité et une exceptionnalité qui le coupent du monde des vivants en lui accordant une place à part et supérieure ; en le détachant ainsi de l’ensemble du cosmos, ou du créé si l’on parle en termes plus théologiques, elle l’exile et l’isole ; elle lui fait croire qu’il peut disposer à son gré de l’ensemble des choses, étant en quelque sorte souverain et supérieur à l’étendue. Cette « vulgate anthropocentriste » [3] aurait en réalité habité notre philosophie et surtout inspiré l’entreprise technique et scientifique moderne. Voilà pourquoi la contestation n’a rien d’académique, mais touche à des bases essentielles au développement de nos sociétés.
4On devine sans peine les conséquences désastreuses d’une telle « Thèse » concernant le rapport de l’homme à la nature dont il se croit « comme maître et possesseur » (Descartes) ; elles apparaissent, certes d’abord dans une gestion insouciante et dévastatrice des ressources naturelles ou de l’environnement, mais aussi dans le rapport entretenu avec les animaux. Rapports marqués par la « criminalité », comme ne craint pas de dire Elisabeth de Fontenay, puisque réduits à du matériau incapable de souffrance, il est possible d’user et d’abuser de tels êtres « mécaniques ». La haine de l’animal en découle, qui est en réalité une haine de soi, puisqu’en niant l’animalité, l’homme ne fait que nier et oublier sa propre animalité [4]. Et cette haine entretient une insensibilité à la souffrance, autorisant ainsi abattages en grand, expérimentations en laboratoire, mauvais traitements, à l’égard de cette chose qu’on n’a jamais voulu penser en elle-même (Florence Burgat), puisqu’elle est tenue pour sans pensée.
5En réalité cette « vulgate anthropocentrique » dévoile une suffisance humaine assez ridicule, puisque au nom de son exceptionnalité, l’humanité se permet de se conduire en prédatrice de la nature et de commettre des « crimes » contre les animaux. Cette suffisance peut être d’ailleurs dénoncée à la suite de Nietzsche qui ne craignait pas de parler de la « présomption » humaine et chrétienne ; celle-ci porte l’homme à se croire supérieur à la nature, lui qui n’en est réalité qu’une ombre passagère (où l’on retrouve curieusement certains traits de la Bible), mais qui s’enfle comme une outre boursouflée, alors que, une fois disparue, notre espèce ne laissera aucune trace. Cet homme prétendu exceptionnel est voué à la disparition, non seulement à la mort individuelle, mais aussi à la mort collective : l’humanité disparue, il ne se sera rien passé.
L’exception s’effacera devant le néant
6Mais à ces trois arguments (dualisme isolant l’humanité, désastre des conséquences de cet exil, présomption vaine et dérisoire), s’en ajoute un autre, venant d’un tout autre horizon. Si l’on peut annoncer « la fin de l’exception humaine », c’est aussi parce que l’état actuel de l’humanité n’est qu’une étape provisoire dans une évolution plus générale prévisible. Et Gilbert Hottois [5] avance « une hypothèse insoutenable pour les tenants des humanismes traditionnels, religieux ou philosophiques » qui est la suivante (texte souligné par l’auteur) : « l’analogie qui invite à penser au très lointain futur à la lumière du très lointain passé suggère simplement que les entités ou l’entité, issue(s) de notre humanité via un nombre indéfini de ponts imprévisibles, pourront être ou pourra être aussi différente(s) de nous que nous sommes différents des premières formes de la vie terrestre. » En prolongeant la flèche de l’évolution, pourquoi ne pas entrevoir une humanité tout autre que la fausse « exception humaine », une sorte de superhumanité dont les traits seront aussi différents de nous que nous le sommes des espèces animales ou des formes d’humanité que nous décrivent les récits évolutionnistes ? Et il ne manque pas de recherches et de programmes pour l’ « amélioration » de l’espèce au nom d’une plasticité intégrale de l’homme ; non seulement son statut actuel n’est pas définitif, mais, notamment par le biais des sciences cognitives et des nanosciences, il sera possible de douer l’homme de capacités jusque-là inconnues [6]. A quoi bon dès lors se vanter d’une exceptionnalité qui n’est sans doute qu’une phase provisoire et courte au sein d’une large aventure qui recèle bien d’autres possibilités humaines encore inouïes ?
Ce dernier argument, qui semble aller à l’encontre des arguments précédents, converge en réalité avec eux : ce que nous tenons pour un stade exceptionnel de l’humanité, n’est en réalité qu’une étape vers ce que les techniques pourront « produire » et qui sera « aussi différent de nous que nous sommes différents des formes de vie de l’ère secondaire » (Hottois, p. 191). Dans la même ligne, certains annoncent que nous allons vers une « postmortalité », car « l’entrée du cyborg – un être en complète symbiose avec la technique – et du posthumain sur la scène culturelle atteste, de manière plus globale, de cette volonté de prolonger indéfiniment la durée de l’existence humaine par le biais d’une fusion humain/machine. [7] » Ce que nous considérons comme une exception n’est en réalité qu’une étape vers une tout autre humanité, plus intelligente (donc moins prédatrice et moins « criminelle », peut-on supposer), non soumise à la mort (donc moins angoissée, et par conséquent aussi moins violente !). Plus capable de comprendre l’univers, et en particulier nos amis les bêtes. En outre, cette volonté de « perfectionner la vie “par le biais des techniques” correspond à l’abandon de la croyance en l’émancipation politique » (Céline Lafontaine) : la révolution technologique tiendra largement lieu des révolutions politiques, si coûteuses en victimes et d’ailleurs vaines. Un autre âge se profile donc qui abolira le stade actuel, faussement tenu pour exceptionnel ou pour l’état indépassable de l’espèce humaine.
Paradoxes de ces argumentations
7Si tous les arguments précédents vont dans le sens d’un déboulonnage de l’exception humaine, mis ensemble ils frappent par la contradiction qui les habite. Comment peut-on attendre d’un développement encore plus rapide et plus décisif des techniques et des sciences une telle « amélioration » de l’humanité, si l’on met à bas ce qui est une des conditions essentielles du développement scientifique ? A savoir le désenchantement du monde, la prise de distance à son égard par un esprit ou une intelligence qui le considère comme analysable, calculable, et dans une certaine mesure manipulable. Bref, comment l’avenir scientifique serait-il concevable sous une forme ou sous une autre, sans un type de démarche intellectuelle qui ne recoupe peut-être pas l’ensemble du cartésianisme (qu’il ne faudrait pas non plus réduire à un dualisme scolaire), mais qui relève bien d’une distinction fondamentale entre objet(s) observé(s) et sujet réfléchissant, conscient de soi, apte à revenir sur ses démarches et à les corriger ? Même si l’épistémologie contemporaine s’éloigne des perspectives cartésiennes par bien des aspects, n’en est-elle pas cependant le prolongement remarquable ? De plus l’argument de Hottois, qui attend un essor sans précédent de l’humanité, fait une confiance assez insensée dans des techniques et des sciences dont il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elles ne soient pas décevantes, voire lourdes de déconvenues catastrophiques. En tout cas il est contradictoire de renvoyer aux vieilles lunes « les anthropologies onto-théologiques », selon un raccourci d’ailleurs assez simpliste, et de mettre sa confiance dans des techniques qui reposent sans toujours le savoir sur de telles anthropologies, donc sur l’exception humaine pourtant dénoncée comme perverse. Il est risqué de couper la branche sur laquelle on est assis.
8On peut se demander aussi dans quelle mesure on pourra parler d’une « amélioration » de l’humanité. Si l’on comprend bien, les sciences cognitives, et les techniques qui en découleront, permettront l’élargissement et l’affinement des capacités intellectuelles, sinon affectives, de l’être humain. Mais cela n’ira pas sans l’utilisation de prothèses qui « amélioreront » les possibilités physiques et intellectuelles. Or l’usage de prothèses, si nécessaires qu’elles soient en bien des cas, met dans une assez forte dépendance à leur égard. Si ces prothèses deviennent en quelque sorte de nouvelles facultés, et pas seulement des instruments limités et provisoires, si même elles remplacent ces facultés, comme certains l’envisagent, l’être humain sera-t-il réellement « amélioré » alors qu’il dépendra totalement ou très largement de ces bulles prothésistes sans lesquelles lui manqueront ses mirifiques possibilités ? Il y a grand risque qu’un tel être perde son autonomie, puisqu’il reposera sur des instruments, certes bien intégrés nous promet-on, mais hors desquels il ne pourra guère subsister. Et comme se le demandent certains, non sans inquiétude, va-t-on vers un avenir radieux ou vers une auto-destruction de l’humain ? Cet avenir prétendument radieux n’équivaut-il pas à la destruction ? A supposer même que ces prothèses soient libératrices, l’être humain dépendra de leurs fabricants ; il trouvera donc là encore une dépendance de l’homme à l’homme, bien plus sournoise et insidieuse qu’une dépendance envers les choses. Contrairement aux rêves cauchemardesques de Céline Lafontaine, on n’est pas sûr que l’émancipation politique n’ait pas de beaux jours devant elle, si toutefois elle est encore possible devant des scientifiques tellement puissants et dont l’espèce dépendra pour sa vie, rendant du même coup vaine et impossible toute idée de libération politique et de liberté.
Mais il faut aussi s’interroger sur les arguments mis en avant par les ami(e)s des bêtes. On leur concédera volontiers toute la vilenie de l’humanité envers les animaux quand les humains manifestent une cruauté sauvage que ces mêmes humains sont aussi capables d’exercer contre eux-mêmes, on ne le sait que trop. Mais il faut mesurer les enjeux philosophiques et même métaphysiques de leurs présupposés, car ils sont essentiels. Le refus de la dite « vulgate humaniste » risque bien, une fois passés les indignations et les excès de langage, d’aboutir à une confusion entre l’humanité et la nature ; une continuité stricte est périlleuse et brouille les repères. A lui seul, le terme de « criminalité » utilisé par Elisabeth de Fontenay [8], montre une grave confusion de pensée, puisque les animaux sont mis sur les mêmes plans que les hommes, ou les hommes assimilés à des animaux. On commet des crimes contre des êtres humains, mais contre des animaux le terme n’est-il pas déplacé, et même dangereux par l’assimilation qu’il induit ? De même les animaux sont-ils, comme dit Florence Burgat, « nos prochains », ce que d’ailleurs son livre ne démontre nullement, mais ici à nouveau l’effet rhétorique, s’il peut être une réussite publicitaire, induit un préoccupant nivellement. On peut d’ailleurs suspecter pareille confusion quand on parle de droits des animaux comme on parle des droits de l’homme, puisqu’une telle identification met à niveau ou assimile des réalités fort différentes, qu’on le veuille ou non [9].
La confusion est plus que visible quand on en vient à parler des animaux comme des personnes à la façon de Peter Singer [10], ou à supposer que certains êtres humains, eux, ne sont pas des personnes, ayant perdu les qualités qui les distinguent en tant que personnes raisonnables, libres, capables de mémoire et douées de langage. La commisération envers les animaux ne doit pas aboutir à une sous-estimation de l’homme. Non seulement les animaux n’y gagneront pas en respect, mais c’est l’espèce humaine qui se dégradera du même coup, et perdra de sa dignité. Ou encore, sous prétexte de critiquer l’orgueil assurément déplacé de l’exception humaine, le risque est redoutable d’établir des continuités dangereuses, puisqu’elles font oublier tout « propre de l’homme » [11] et tendent à l’indifférenciation. La pitié ou la commisération ne sont pas toujours de bonnes conseillères en matière de pensée ou de réflexion anthropologique ou métaphysique, malgré Schopenhauer souvent cité dans notre contexte qui a élevé la pitié au rang d’un principe moral et métaphysique de communion au réel ou à la Volonté de vie.
Exception quand même
9On convient qu’il n’est pas aisé de définir un « propre de l’homme », car sa nature est sans doute d’échapper à toute définition qui l’inclurait dans les limites de paramètres clairs, précis et exhaustifs. A moins que l’on admette qu’il est du propre de l’homme de ne pouvoir être défini, parce qu’il se caractérise par une exceptionnelle aptitude à « nier » ce qui est. La négativité, repoussée par Elisabeth de Fontenay comme une illusion dont il convient de se défaire, est partie constitutive de l’humanité même. Par nature l’être humain est insatisfait, comme disait Eric Weil, ne pouvant se contenter de l’immédiat, bien plus, devant se détacher de cet immédiat pour exercer son pouvoir de viser autre chose. Nul besoin de professer l’hégélianisme pour accepter ce qui devrait relever des évidences anthropologiques de base. Animal sans aucun doute, l’être humain est un animal qui prend conscience de son animalité et qui veut la « dépasser », qui doit la dépasser, parce qu’à se tenir à une telle animalité les conditions de sa survie ne seraient pas assurées. Enraciné dans la série des vivants, il doit aussi se donner les moyens de sa survie que la nature ou l’environnement ou ses propres outillages instinctifs ne lui donnent pas. Il doit « se cultiver », donc travailler sur soi pour être capable de faire face, ce qui pose une discontinuité nette par rapport aux autres vivants qui ont la capacité, exceptionnelle en effet, de s’adapter facilement à leur environnement. L’espèce humaine ne jouit pas d’une telle exceptionnalité « naturelle ». D’où les inventions culturelles diverses selon les circonstances, les lieux et les moments qui vont des outils à cet outil des outils qu’est le langage. Or celui-ci n’est nullement l’expression spontanée (cris ou chants des animaux) ; il doit être appris parce que construit, élaboré, savant, changeant et plastique. Bien loin d’avoir à entretenir une empathie avec son environnement ou avec le reste des vivants, il doit accepter un travail de différenciation qui le situe à part. Tout à l’inverse de la pitié qui le conduirait à l’identification et à la fusion, il se doit de « se distinguer » et de prendre distance, déjà à l’égard de son propre corps pour se l’approprier (soins, nourriture, apprentissages divers des techniques du corps, dont la marche, évoquées par Marcel Mauss…). Et la culture de soi ne va pas sans la culture tout court grâce à laquelle l’espèce se donne les moyens d’habiter l’univers, de se nourrir, donc de travailler la terre en la transformant, car même les civilisations de la cueillette transforment déjà bel et bien leur environnement en s’appropriant les fruits des arbres [12].
10L’espèce humaine « s’excepte » donc d’elle-même, si l’on ose ce néologisme, et elle ne peut faire autrement sous peine de disparition. Mais cette négativité, source des cultures ou des civilisations, produit des constructions fragiles. Il est clair en effet que l’insatisfaction devant ce qui est creuse en l’être humain la possibilité de l’inconfort, de la peur, de l’angoisse. S’il doit se cultiver, c’est qu’il n’est pas tout donné à lui-même, que rien dans la nature ne répond immédiatement, directement ou de façon satisfaisante à ses attentes. L’univers le déçoit forcément et sa puissance de négativité le plonge lui-même dans le déchirement intérieur. Insatisfait, il est donc déchiré. Son exceptionnalité n’est pas celle d’un être supérieur et parfait, clos sur soi, assuré de lui-même ; elle est plutôt celle d’un être qui peut connaître et connaît la division de soi avec soi, la peur de manquer, la culpabilité de ne pas avoir fait assez, ou de s’être trop vite contenté de ce qui est. S’il doit exercer son inventivité (sa raison), c’est justement par faiblesse et par désarroi : il ne cherche à dominer la nature que parce que faute d’une telle domination, il périrait. Ce n’est pas l’orgueil ou la présomption qui le guident, mais la faiblesse, une faiblesse que ne connaissent pas les animaux qui se trouvent très vite adaptés à leur environnement sans avoir beaucoup la puissance de modifier leur rapport avec lui.
11On peut ajouter d’ailleurs que les constructions culturelles, étant fruits de l’invention humaine, donc de l’artifice, sont elles-mêmes périssables, fragiles, exposées ; non seulement à cause de rivalités entre individus ou entre groupes, mais parce que rien n’est jamais acquis : ni la maîtrise du corps dont il faut entretenir la santé, ni les nourritures et les techniques nécessaires à la vie qu’il faut sans cesse créer, multiplier et adapter. La négativité n’est pas seulement en quelque sorte au principe ; elle doit s’exercer tout au long d’une vie humaine. Coûteuse et rude exceptionnalité qui mobilise les êtres humains en permanence, et ne les laisse pas dans la tranquillité paisible d’une nature acquise une fois pour toutes. Travail sur soi et sur l’entourage qui arrache à la jouissance paisible et sans lequel l’espèce connaîtrait le dépérissement et la mort.
12C’est bien pourquoi l’espèce humaine ne peut pas se contenter du présent ou se borner à en profiter. Elle se doit, non seulement de s’arracher à l’immédiat (négativité source de cultures toujours précaires), mais d’anticiper l’avenir. Avec une force particulière, Nietzsche a développé dans sa Généalogie de la morale, au cours de la « Deuxième Dissertation », les conditions par lesquelles « l’animal-humain » accède à son humanité et à la « souveraineté de soi ». Il montre que c’est par la promesse, donc par l’engagement sur le futur, que l’animal-humain se discipline en se soumettant aux exigences d’un créancier. La promesse oblige à voir loin et « dresse » l’individu en l’engageant à prévoir le futur. Une telle promesse ne peut d’ailleurs pas être tenue, toujours selon Nietzsche, sans la férule du créancier et la menace de cruautés au cas où le débiteur (l’animal-humain) faillirait à tenir ses engagements. Dépassement de l’instant et de l’immédiateté, anticipation de l’avenir, cruauté comme menace et moyen de fidélité à sa parole, autant d’éléments assurant le devenir-homme, et permettant ou promettant l’avènement d’un homme « souverain », capable d’un engagement personnel, donc de conscience morale (Gewissen). C’est dans ce creuset que se forme, toujours selon Nietzsche, la « raison », et non selon un développement immanent, comme ont tendance à le croire les naturalistes ou les mécanistes ; ainsi la raison est moins le fruit d’un orgueil démesuré, que le résultat conquis dans l’épreuve de la promesse et de la cruauté exercées par l’homme (créancier) sur l’homme (débiteur), résultat d’ailleurs difficilement et rudement atteint, quand il l’est ! Une telle raison fait donc corps, si l’on ose dire, avec le devenir-homme, comme nécessité anticipatrice inéluctable. Est-on très loin des perspectives d’un Jean Ladrière [13] qui a tant insisté sur le caractère « eschatologique », selon ses mots, de ladite raison, c’est-à-dire sur la nécessité où elle est de se donner un horizon à partir duquel analyser et penser l’immédiat ?
13Bien sûr cette raison peut toujours s’enfler, ou l’espèce humaine verser dans la « présomption » orgueilleuse. C’est pourquoi il est bon, à la suite de Nietzsche, de rappeler cette « généalogie » de la raison, et tout simplement de l’homme lui-même, de se remémorer les rudes conditions de l’accès à soi. Et si la férule nietzschéenne ou ses références à la cruauté paraissent excessives, il suffirait de penser aux tourments de l’éducation longue et difficile d’un enfant pour retrouver combien le philosophe solitaire de Sils-Maria a touché, avec ses outrances propres, des points tout à fait justes de l’humaine condition. La longueur et la dureté de l’éducation de tout homme sont en effet « exceptionnelles », et n’ont guère d’équivalent chez les animaux. Une exception humaine qui se paie cher et dont nos « prochains », les animaux, semblent heureusement (?) dispensés.
Travaillée par l’insatisfaction et obligée à la négativité, à la culture de soi et de son environnement, l’espèce humaine connaît donc le déchirement intérieur, source de la culpabilité et de l’angoisse. Elle vit la condition d’un « animal malade », selon l’expression nietzschéenne, animal sans aucun doute, mais à la différence des autres, un animal blessé et déchiré, incapable de boucler sur soi-même dans une satisfaction béate. Or cette situation peut être elle-même la base d’une autre exceptionnalité humaine peu glorieuse. Ayant subi la « cruauté » et connaissant l’angoisse, l’être humain est capable d’exercer la cruauté et la violence sur autrui ou sur son entourage. Tel est l’un des traits les plus manifestes de l’exceptionnalité humaine : l’être humain est capable de violence, et de la pire violence. Sur soi évidemment par ces culpabilités qui déchirent et paralysent des êtres, sur autrui aussi. Sur l’environnement également, et l’on peut en effet mettre en cause la folle « conquête » de la nature par nos sociétés modernes, faite sans cette sagesse que le Créateur recommande à la créature, appelée à manifester la même sagesse respectueuse que Dieu même envers sa création [14].
Mais il y a nombre de cruautés totalement gratuites, voulues et exercées pour elles-mêmes, pour le « plaisir » de torturer, de blesser, de rabaisser, ou de tuer autrui. Chacun est renvoyé à des expériences personnelles pour comprendre ce point, mais le xxe siècle nous a donné tant d’exemples de ces brutalités gratuites qu’elles dépassent l’imagination, au point que les contemporains ne voulaient pas y croire [15]. Génocides, camps de la mort, tortures impitoyables, expérimentations sur êtres humains vivants (et pas seulement sur des animaux, et pas seulement les nazis, mais les Américains sur des prisonniers japonais !), ces horreurs ne viennent pas d’une raison présomptueuse, mais d’une violence irraisonnée de la part de cet animal malade qu’est l’homme et qui fait peser sur autrui sa propre violence destructrice. De telles violences ne répondent pas à des besoins vitaux, comme ceux qui obligent à abattre des arbres ou à creuser le sol, elles proviennent d’une irrationalité ignorée des animaux. Et si ceux-ci se battent pour défendre leur territoire ou leur progéniture, on n’a pas encore entendu dire qu’ils aient inventé quelque chose comme les assassinats de masse ou les camps de concentration. « Supériorité » de l’animal sur l’homme, cet animal-ci étant « exceptionnel » en effet par sa cruauté. On prête à Nietzsche ce mot, qui n’est drôle qu’en apparence : « les singes sont trop bons pour que les hommes en descendent ». Les ami(e)s des bêtes ont raison de nous appeler à plus de compassion à l’égard des animaux ; mais c’est plutôt des hommes, de nous-mêmes, qu’il faut avoir pitié, capables que nous sommes de telles horreurs. Le reste suivra quand nous prendrons mieux conscience de notre participation à la fragilité de toutes choses, donc des animaux, en réalité plus « solides » et résistants que nous les hommes…
Alors « exception humaine » ? Sans aucun doute, mais à cause d’une fragilité qui oblige à la raison et à la culture, donc à la séparation de l’entourage et de la nature, à cause aussi d’une division de soi qui est source de déchirements intérieurs et de violences inouïes sur autrui. Obligé à la grandeur par cette même faiblesse, on comprend que le Psaume 8 déclare : « à peine le fis-tu moins qu’un dieu ». A peine, et telle cette grandeur exceptionnelle qu’a si bien peinte Michel-Ange au plafond de la Sixtine où Adam est désigné par le doigt de Dieu le Père comme créature qui fait exception parmi toutes les autres. Mais pas vraiment un dieu, ce qu’il peut tenter de croire. Certains exégètes prétendent – et pourquoi ne pas retenir cette interprétation ? – que ce Psaume 8 aurait été chanté par un père devant le berceau de son bébé : tout faible et dépendant, ce bébé peut pourtant être dit « un peu moindre qu’un dieu ». Telle est une exceptionnalité qu’aucune promesse d’un avenir radieux et sous prothèses, ni qu’une pitié mal placée ne peuvent nous faire oublier de défendre. Et si la tradition judéo-chrétienne est injustement, voire sottement critiquée, il ne faut pas trahir le haut humanisme lucide (et non prométhéen) qu’elle offre au monde. Elle dit la grandeur de l’homme dans sa faiblesse même.
Notes
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[1]
Avant-propos du Silence des bêtes, Elisabeth de Fontenay, Fayard, 1988.
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[2]
Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Gallimard, 2007.
-
[3]
E. de Fontenay, op. cit., p. 103.
-
[4]
Point particulièrement souligné par Florence Burgat, Animal mon prochain, O. Jacob, 1997.
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[5]
Gilbert Hottois, Dignité et diversité des hommes, Vrin, 2009, p. 178.
-
[6]
Voir par exemple l’article « Converting for Improving Human Performance : Nano-technology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science » (http://www.wtec.org/ConvergingTechnologies/1/NBIC_frontmatter.pdf).
-
[7]
Céline Lafontaine, La société postmortelle, Seuil, 2008, p. 69, cité par Jacques Ricot, Ethique du soin ultime, Presses de l’EHESP, 2010, p. 123-124.
-
[8]
Qui ne craint même pas d’utiliser le terme de « génocide » en s’appuyant, non sans réserve, sur Derrida, Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, Albin Michel, 2008, p. 31.
-
[9]
Voir à ce sujet les justes remarques de Janine Chanteur, Du droit des bêtes à disposer d’elles-mêmes, Editions du Seuil, 1993, auteure très injustement malmenée par ses consœurs déjà citées.
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[10]
Peter Singer, Questions d’éthique pratique, Bayard éditions, 1997, envers lequel il est juste de reconnaître que E. de Fontenay prend ses distances dans Sans offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale, op. cit., p. 92, ainsi d’ailleurs qu’à l’égard de J.M. Schaeffer, op. cit., p. 47.
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[11]
A ce sujet, de bonnes mises au point dans Robert Spaemann, Les personnes. Essai sur la différence entre « quelque chose » et « quelqu’un », Editions du Cerf, 2009, chapitre 18, « Tous les hommes sont-ils des personnes ? », p. 339-356.
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[12]
Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss remarquait que des tribus du Brésil central émigraient après avoir déforesté les lieux où elles résidaient. Il ne semble pas qu’elles aient été imprégnées par un cartésianisme prédateur.
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[13]
D’une œuvre riche et abondante, on retiendra Les enjeux de la rationalité, Aubier-Montaigne, 1977 ; L’espérance de la raison, Bibliothèque philosophique de Louvain, n° 59, 2004 ; L’éthique dans l’univers de la rationalité, Artel-Fides, 1997.
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[14]
Et il y a loin de la gestion sage voulue par le Créateur pour l’homme à la « domination » cartésienne ou marxiste, principe qui a marqué comme un a priori indiscutable nos philosophies du « progrès ». Mais cette question devrait être traitée pour elle-même, ce qui ne peut être fait ici.
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[15]
Même Etty Hillesum, pourtant au contact quotidien avec de futurs déportés juifs dans le camp hollandais de Westerbork, pensait que les nazis les envoyaient travailler dans des fermes en Pologne (Une vie bouleversée, Editions du Seuil, Points, 1995). Impossible d’imaginer l’inimaginable.