A propos du Ruban blanc de Michael Haneke
1Palme d’or à Cannes, critique enthousiaste et quasi unanime. Comment ne pas admirer le dernier film de Haneke ? Tout y est réuni pour constituer un chef d’œuvre : les images d’abord, le retour à la photo en noir et blanc qui rappelle aussitôt les grands films classiques, la douceur d’un album de famille, le passé transfiguré, sublimé. La mise en scène ensuite, les longs plans fixes parfaitement cadrés, mais aussi bien la caméra mobile qui se fait oublier. Présence impressionnante et majestueuse des acteurs, quel que soit leur âge. Comment ne pas penser à Dreyer, à la pensée flamande ?
2Et puis enfin un grand sujet : la violence. On sait que Haneke lui a consacré jusqu’ici toute son œuvre, on se souvient de Funny Games, La Pianiste, Caché… Mais – ô surprise – avec ce Ruban blanc, et à l’image de son titre, Haneke renonce à la violence spectaculaire. Mieux encore, il s’interdit toute violence visible. C’est même l’introuvable violence qui motive le suspens de son film. Violence sournoise ou furtive, que le spectateur attend, recherche parce qu’il n’en voit que les effets (on pense à Bresson). Comment ne pas admirer l’habileté d’un tel parti-pris, comment ne pas reconnaître une stupéfiante conversion dans la carrière du cinéaste ?
3Et pourtant je n’arrive pas à entrer dans le film, même si le malaise qu’il procure n’a rien de commun avec l’horreur insoutenable que Funny games nous forçait à éprouver, à moins de quitter la salle (ce que je n’avais pu m’empêcher de faire dix minutes avant la fin).
4« Habileté », je ne trouve pas d’autre mot pour expliquer ce que je ressens. Mais pourquoi cette impression, d’où vient-elle ? Bien sûr, tout est beau sur l’écran, bien sûr Haneke traite un grand sujet et je ne doute pas de sa sincérité, il est sûrement convaincu de l’importance du message qu’il veut nous transmettre. Convaincu ainsi d’avoir trouvé les meilleurs moyens de faire passer ce message, il a voulu construire un film efficace, et il a réussi. Au moins jusqu’ici auprès du jury de Cannes et de la critique.
5Quel est donc ce message qui fait l’unanimité ? Le Ruban blanc, en effet, ne dérange personne, et cela même devrait jeter un trouble, paraître suspect. Quelle est donc cette origine du Mal que Haneke aurait le mérite d’avoir découverte, et le courage ( ?) de dénoncer ? Si j’ai bien compris, Le Ruban blanc – image de l’innocence, de la pureté des enfants – ce n’est pas tout à fait l’enfance que l’Evangile nous invite à retrouver ; bien au contraire, c’est l’enfance pervertie par la violence des contraintes, des sévices que la rigueur et l’hypocrisie des adultes lui fait subir. C’est le puritanisme d’une « éducation » qui a certainement existé il y a cent ans ; et en particulier sans doute dans les villages fermés où des hobereaux privilégiés et arrogants semblaient ignorer l’existence de la démocratie. Comme d’ailleurs ils feignaient de n’avoir jamais entendu la voix d’un certain Jésus de Nazareth – et la colère – de Jésus quand il s’adressait aux pharisiens. A ceux précisément qui méritent de se voir engloutis en pleine mer avec une meule autour du cou pour avoir scandalisé un enfant (Matthieu, 18, 5-12). Haneke se prendrait-il pour un nouveau Bernanos en cherchant du côté des « enfants humiliés » d’hier l’explication des violences d’aujourd’hui ?
6Rien de commun pourtant, entre l’auteur du Journal d’un curé de campagne et celui de Funny games ! Tout les sépare ; ne serait-ce que l’humilité de Bernanos à travers son œuvre, et la prétention permanente de Haneke. Prétention à tout expliquer (ce qui n’a jamais été un trait des grands artistes), mais surtout prétention à dominer, à violenter, à maîtriser – au pire sens du terme – le spectateur. Car il y a une constante dans le cinéma de Haneke, malgré ce qui sépare son dernier film des précédents – et quoiqu’il s’en défende – c’est la fascination du mal que ce cinéaste tient absolument à nous faire partager. Soit-disant pour notre bien. Mais que le remède soit d’un goût à vomir (Funny games, La Pianiste), ou excessivement raffiné (Le Ruban blanc), le cinéaste se veut guérisseur à tout prix ; et je vois de nombreuse raisons de me méfier des bonnes intentions dont l’enfer est pavé.
7A la réflexion, j’ai bien du mal à prendre au sérieux la pharmacopée de ce clown, trop blanc et si ténébreux, qui éprouve le besoin de se déguiser en docteur Freud. Si la thèse tellement simplette du Ruban blanc peut à la rigueur coller plus ou moins bien avec la montée du nazisme, elle n’a aucun intérêt pour nous aujourd’hui. D’abord parce que Fritz Lang a fait la lumière là-dessus – et quelle lumière et quel esprit – quand il fallait le faire, et quand il fallait du courage pour le faire. Et Lang ne s’est jamais pris pour un prophète, tout simplement parce qu’il l’était.
8Ensuite, parce que la violence présente, omniprésente désormais dans le monde, ne saurait s’expliquer par les méfaits d’une éducation trop rigoriste sur les générations montantes (c’est plutôt le contraire qui saute aux yeux : le laxisme « post-soixante-huitard », la démission ou l’absence des parents, etc.). A cet égard, Le Ruban blanc est un film anachronique ; et c’est sans doute ce qui fait son charme et justifie son succès.
9Oublions donc la thèse et le donneur de leçon. Reste la beauté du film, n’est-ce pas ? Oui, mais quelle beauté ? Peut-on féliciter Haneke de l’application laborieuse avec laquelle il fait du sous-Bergman, du sous-Dreyer ? Car il ne s’agit pas de créer en copiant, mais de copier pour avoir l’air de créer. Cela s’appelle l’académisme, cet ersatz de l’art, ce piège tendu au critique, au spectateur… et aux jurés des festivals – qui s’en tirent parfois, comme cette année en couronnant le film le plus académique, celui de Haneke, et le plus « contemporain », celui de Audiard, Un prophète, dont on peut parier sans risque qu’ils vieilliront aussi mal l’un que l’autre. Et pour la même raison. Audiard comme Haneke ne regardent pas vraiment leurs personnages, ils regardent l’effet que leurs images vont produire sur le spectateur. La voilà l’habileté, qu’on ne peut pas confondre avec la justesse du regard. Celle-ci ne va jamais sans la tendresse et l’humilité.
A ce propos, un dernier point rapproche ces deux films : le mépris (de leurs personnages évidemment). Chacun dans son genre se complait à « dénoncer » des êtres qu’on n’aurait pas la moindre envie de fréquenter à la sortie de la salle. L’un et l’autre pourraient s’intituler : « Tous pourris ! » La seule vérité que révèlent ces deux mots, c’est le mépris qu’on éprouve envers l’être humain. Ni la barbarie d’Un Prophète, ni l’esthétisme du Ruban blanc ne pourront dissimuler longtemps cette sombre évidence.
Jean Collet
Bright Star, de Jane Campion, film américano-britannique (1 h 59), avec Abbie Cornish, Ben Wishaw, Paul Schneider…, sortie le 6 janvier
10La Grande-Bretagne du xixe siècle pose au cinéma un défi récurrent : comment montrer, avec les moyens propres du médium audio-visuel, l’éveil de la conscience féminine dans une société encore corsetée où il est tout de même permis aux femmes d’écrire (Jane Austen devenant écrivain dans Jane d’Andrew Jarrold, 2007) et d’explorer leur sexualité dans la sphère privée (l’Ecossaise mutique installée en Nouvelle-Zélande dans La Leçon de piano de Jane Campion) ?
11Avec Bright Star, la cinéaste néo-zélandaise signe moins un film biographique sur les deux dernières années de la vie du poète John Keats (mort de tuberculose à vingt-cinq ans en 1821) que sur la naissance d’un amour adolescent. Fanny Brawne, jeune fille petite-bourgeoise de la campagne londonienne, n’a pas le talent de Jane Austen, mais elle n’en est pas moins créative : elle dessine et coud ses propres toilettes. Elle invente par exemple le « col-champignon à triple frou-frou » – une pièce unique, portée par sa créatrice en pleine cambrousse avec une fraîcheur juvénile.
12Fanny, devant les écrits encore non publiés du jeune poète qui vient louer la maison mitoyenne à celle de ses parents, peut affirmer gaiement : « My stitchings are worth more than your scribblings » – mes broderies rapportent plus que vos gribouillis (ou : ma couture, que votre écriture). Son dandysme n’est donc pas un hobby, il vient à définir sa personnalité, exigeante socialement et amoureusement. Jamais consommée, la flamme (réciproque) qu’elle nourrit pour le poète se complique de palinodies dues à la fierté et à l’idéalisme des deux jeunes amants ainsi qu’à la rivalité qui s’instaure entre Fanny et le « colocataire » et ami de Keats, qui voit d’un mauvais œil le poète gâcher ses forces dans une liaison amoureuse. Après l’intraitable étrangeté psychique de Sweetie et de La Leçon de piano, la liberté sexuelle de In the Cut, le féminisme de Jane Campion prend donc ici la forme d’une définition de soi par le tracé de ses propres contours ou coutures. Les vêtements de Fanny ont une force abstraite qui anticipe sur le chemisier cubiste d’Odette Swann dans A la recherche du temps perdu. En comparaison, la correspondance et les poèmes de Keats, joyaux du romantisme anglais, font pâle figure dans le film qui, une fois l’intrigue nouée et la jeune fille éveillée à l’amour, s’étiole dangereusement : échanges à travers le mur mitoyen, mèche de cheveux envoyée par la poste, billets doux sous l’oreiller, lettre en surimpression sur un plan de Keats au bord de la mer, verts paysages et lilas mauve… Contrairement aux couleurs et aux coupes tranchées des toilettes de Fanny, la belle ouvrage visuelle de Bright Star finit par tendre vers le décoratif pur. Seules la rondeur butée de l’actrice australienne Abbie Cornish et la maigreur de rock-star de Ben Wishaw (Keats) dérangent l’impression généralisée d’harmonie. Dommage que par ses choix de décors et de photographie, la cinéaste insuffle au récit de cette passion une douceur qui fait le bonheur des yeux mais émousse la tragédie réelle et plus encore, la violence du romantisme anglais.
Charlotte Garson
A Serious Man, de Joel et Ethan Coen, film américain (1 h 44), avec Michael Stuhlbarg, Richard Kind, Fred Melamed…, sortie le 20 janvier
13Les frères Coen nous reviennent en grande forme, avec cette comédie noire empreinte de sadisme. En guise de prologue, ils nous livrent un savoureux conte populaire juif, dont la morale est ainsi formulée : « Reçois avec simplicité tout ce qui t’arrive. » C’est ce qu’essaie de faire Larry Gopnik, modeste professeur de physique dans une petite université du Midwest en cette année 1967, sur qui tous les malheurs semblent s’abattre : sa femme demande le divorce pour convoler avec un vieil ami commun, le pontifiant Sy Ableman ; son frère, incapable de travailler, s’installe chez lui et monopolise la salle de bain ; ses enfants le volent et le méprisent ; un de ses étudiant tente de le soudoyer pour obtenir son diplôme tout en menaçant de l’attaquer pour diffamation. Pour couronner le tout, un inconnu envoie à l’université des lettres anonymes pour saboter ses chances d’être titularisé.
14Sentant vaciller ses principes et le bel ordonnancement de sa vie, Larry cherche conseil et consolation auprès de trois rabbins différents. Il rencontre successivement un jeune exalté, un sophiste d’âge mur et un vieux sage énigmatique, qu’il interroge sur le sens de ces épreuves : la souffrance est-elle une punition ? Un test ? A-t-elle une signification ? Enfin : « Que veut dire “Hashem” ? Pourquoi a-t-il mis en nous toutes ces questions s’il ne nous donne pas les moyens d’y répondre ? »
15Derrière la comédie se dessine en filigrane une relecture désespérée, cynique et amorale du livre de Job. Comme Job, Larry est « un homme sérieux », bon père, bon citoyen, bon paroissien. Satisfait de son sort, il mène une vie rangée et ordinaire, et n’a pour ainsi dire aucun tort. Comme Job, il tente de comprendre ce qui lui arrive. La différence est qu’ici, rien ne se cache derrière le mystère du mal. L’existence, qui n’est qu’une prison absurde, n’a pas de profondeur. L’image lisse, aux couleurs saturées, le dit bien. Le risible a remplacé le lyrisme de Job. Alors que ce dernier adressait à Dieu sa plainte, et lui demandait des comptes, la seule occasion qu’a Larry de prendre de la hauteur est de monter sur le toit de sa maison pour réparer l’antenne de la télévision. C’est en vain qu’il essaie de rétablir la communication : la volonté de Dieu demeure obscure, et ses signaux, brouillés. S’il a une révélation, elle est plus prosaïque : de là-haut, Larry a une vue imprenable sur sa voisine, qui prend un bain de soleil entièrement nue…
16Une seule chose est sûre dans cette vie étrangement cruelle, qui nous réduit à l’impuissance tout en nous demandant des comptes : le « principe d’incertitude » – dont Larry fait une brillante démonstration au tableau noir, à l’aide de formules plus incompréhensibles les unes que les autres.
17A Serious Man apparaît ainsi comme un cauchemar kafkaïen, tragique et jouissif à la fois, où tout rempart ne peut être que dérisoire, et toute accalmie, provisoire.
Charlotte Renaud
Age d’or et nouvelle vague (à propos de deux films roumains), Contes de l’âge d’or, de Cristian Mungiu, Ioana Uricaru, Hanno Höfer, Rãzvan Mãrculescu, Constantin Popescu, film roumain (1 h 20), dans les salles. La fille la plus heureuse du monde, de Radu Jude, film roumain (1 h 40), dans les salles
18Sur l’affiche française des Contes de l’âge d’or s’étale en majuscules, à l’initiative malicieuse des distributeurs, une citation fameuse de Georges Marchais : « Le bilan des pays communistes est globalement positif. » Et, de fait, le bilan dressé par les cinq sketches de ce film collectif, des quinze dernières années de l’ère Ceaucescu (celles que la propagande officielle qualifiait, justement d’ « âge d’or ») n’est pas exactement enthousiaste. On sait à quelle entreprise cathartique se livre le jeune cinéma roumain, cette nouvelle vague qui, avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours, de Cristian Mungiu, l’un des réalisateurs de ces Contes, emportait la Palme d’or en 2006 : à la fois faire le bilan de cette catastrophe, et dresser un état des lieux de la Roumanie actuelle, de la difficile transition à laquelle elle s’emploie. La sortie de ces nouveaux films invite, inévitablement, à interroger la pérennité de ce jeune cinéma, au-delà de cette seule entreprise. Adaptant une série de légendes populaires, les Contes de l’âge d’or prennent le parti de l’ironie (qui payait dans le cas de l’épatant 12h08 à l’est de Bucarest de Corneliu Porumboiu) en adaptant une série de légendes urbaines dépeignant, plutôt que sa seule violence, la logique d’absurdité totale où se noyaient les années de la dictature. Le ton, les figures ici sont familières (des petites gens et des bureaucrates perdus dans des situations insensées), ce sont des figures croisées dans 12h08 ou dans le beau La mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu. Mais la logique de vignettes qui préside au film l’empêche de décoller, de voir plus haut que ce simple recensement (certes édifiant, à la fois cocasse et effrayant), et de retrouver l’enthousiasme suscité par ses prédécesseurs.
19La mort de Dante Lazarescu, 12h08 à l’est de Bucarest et, dans une moindre mesure, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, valaient surtout pour leur capacité à déplier, à partir des exigences du constat, un véritable programme de mise en scène. Programme partagé : un travail rigoureux sur l’écoulement du temps, des films déployés dans une durée à la fois strictement restreinte (des récits circonscrits à une journée seulement, parfois moins) et diluée (dans cette temporalité resserrée, forcément, les minutes pèsent leur poids). C’est un tel programme que suit le réussi La fille la plus heureuse du monde. Délia, 18 ans, vient de gagner une voiture en participant à un concours organisé par une marque de jus d’orange, concours dont le règlement l’oblige, par ailleurs, à tourner une publicité qui la verra vanter les mérites dudit produit. Le film décrit la journée de tournage où Délia, escortée par ses parents, va voir se resserrer l’étau d’une double humiliation : d’un côté, celle que lui font subir le tournage et les prises qui se répètent ad nauseam ; de l’autre, l’humiliation infligée par ses parents qui, sans relâche, la prient de bien vouloir leur céder la voiture. Facile de voir ici, encore, une possible métaphore (celle d’une Roumanie prise entre un archaïsme qui ne démord pas – les parents – et une modernité agressive et chaotique – le plateau de tournage). Mais le dispositif (la répétition, jusqu’à l’absurde, des mêmes situations, des mêmes mots – ceux de la marque et ceux des parents se rejoignant en un seul mensonge) pousse un peu plus loin le film, sur le terrain d’un saisissant petit traité sur le langage, tel que l’exercice du cynisme, ici ou ailleurs, le redéfinit.
Jérôme Momcilovic
Max et les maximonstres, de Spike Jonze, film américain (1 h 40), dans les salles
20A l’origine de Max et les maximonstres, il y a un livre pour enfants, l’un des plus beaux qui soient : le Where the wild things are de Maurice Sendak, sorti dans les années 60. Un enfant turbulent, Max, est envoyé, parce qu’il a fait trop de bêtises, au lit sans dîner par sa mère qui le traite de petit monstre. Alors, dans le secret de sa chambre, Max part pour un voyage, un voyage qui le mène sur une île où d’autres monstres, des vrais, immenses, vont l’accueillir et dont il va devenir le roi. La beauté du livre tenait à la manière dont Sendak juxtaposait au conte, très court, un quasi-documentaire sur les rouages de l’imaginaire enfantin, en déroulant son récit au rythme serein que donne l’évidence des fantasmes de l’enfant. Le pays imaginaire où Max s’échappe n’est pas de l’autre côté du miroir (comme celui que traversait Alice), pas de l’autre côté de l’arc-en-ciel (comme pour la Dorothy du Magicien d’Oz). Il est là, il pousse, le plus naturellement du monde, dans la chambre de Max – il y a cette formule merveilleuse dans le livre : « Ce soir-là, une forêt poussa dans la chambre de Max. » Tout en développant, bien obligé, le récit rudimentaire de Sendak (ici sont plus visibles les pistes juste esquissées par le livre : la névrose d’abandon du petit, le spectre du père absent…), le film parvient d’une belle manière à restituer cette infinie douceur. Il y parvient parce que, à l’instar du livre, il persiste à situer son regard au niveau exact de celui de l’enfant. Rien de plus naturel ici que ces monstres bavards aux yeux tristes, rien de moins étonnant puisque Max, lui-même, ne s’en étonne pas. De ce principe, le film tire un charme certain et parfois, quelque chose de profondément émouvant.
21Jérôme Momcilovic
D’Arusha à Arusha, de Christophe Gargot, documentaire français (1 h 55), dans les salles
22En suivant à Arusha (Tanzanie) les sessions du Tribunal Pénal International pour le Rwanda à partir de 1999, le documentariste Christophe Gargot a pensé aux procès de Nuremberg : « Qu’est-ce que cette justice nous cache en se montrant ? » s’est-il demandé. Son film ne prétend pas expliquer de bout en bout un génocide lors duquel, en trois mois de 1994, plus d’un million de tutsis moururent de la main de hutus. Tout au plus une chronologie inaugurale resitue-t-elle le contexte en remontant à 1919, date où la Belgique colonise le Rwanda. Gargot filme surtout le présent d’un pays en des lieux très distincts : intercalés entre ceux du TPIR reviennent d’autres plans, plus énigmatiques, pris au Mémorial du génocide de Kigali ; des habitants viennent s’y recueillir, observant parfois avec perplexité les sculptures de corps suppliciés semblables aux moulages de Pompéi. Dans l’alternance entre le tribunal et l’extérieur, entre l’international et le local, le réalisateur pose la question de ce que peut la justice, en particulier supranationale (quel rapport les Rwandais entretiennent-ils avec le TPIR ?). A travers un entretien avec l’un des criminels hutus et avec son épouse tutsi, le réalisateur interroge aussi la valeur du témoignage des bourreaux. D’Arusha à Arusha ne clôt pas, loin s’en faut, le dossier rwandais, mais il nous donne la possibilité de prendre la mesure de sa complexité.
23Charlotte Garson
Tsar, de Pavel Lounguine, film russe (1 h 56), sortie le 13 janvier
241565. Ivan le Terrible, tsar de Russie, subit une défaite dans la longue guerre qui l’oppose à la Pologne. Il ne voit autour de lui que trahison et se persuade que le Jugement dernier est proche. Pour lutter contre les « traîtres » et mener à bien la mission divine dont il se croit investi, il crée une garde personnelle, les « Chiens du tsar », qui plongent la Russie dans un bain de sang. Seul le chef de l’Eglise, Filipp, grand érudit et proche ami d’Ivan, ose dénoncer la tyrannie mystique du souverain. Le film est une réflexion sur le pouvoir et l’histoire de la Russie. Confrontant deux visions de Dieu, il évoque le difficile rapport entre les sphères temporelle et spirituelle en quatre grands chapitres (la prière, la guerre, le sacrifice et le divertissement du tsar). Si le célèbre film d’Eisenstein en 1944 faisait apparaître Ivan sous les traits d’un unificateur de la terre russe, Pavel Lounguine insiste au contraire sur le caractère arbitraire de son pouvoir, ce qui n’est pas sans audace dans le contexte actuel du pays. Tsar est d’une indéniable beauté formelle (l’image est de Tom Stern, le directeur photo de Clint Eastwood), mais aussi d’une violence parfois insoutenable, dont on peut regretter qu’elle soit mise au service d’une vision simpliste de l’histoire. On retrouve dans le rôle titre Piotr Mamonov, l’acteur prodigieux de L’Ile, mais Tsar n’atteint pas la même grâce, peut-être parce qu’il confond la force et la violence et perd en singularité ce qu’il gagne en luxuriance. Certaines scènes rejoignent pourtant la fiévreuse inquiétude de L’Ile, comme ces soliloques d’Ivan devant Dieu, où s’expriment à la fois la folie destructrice et la désarmante fragilité du tyran.
25Charlotte Renaud
Friedrich Murnau : Nosferatu, Fantôme, le Dernier des hommes…, MK2, coffret 9 DVD
26De même qu’une discothèque oubliant Schubert serait impensable, une DVDthèque sans l’œuvre de Murnau n’aurait guère de sens. La comparaison, elle, a un sens car Murnau, à bien des égards, poursuit au cinéma la vision noire du romantisme allemand, le même rêve clair-obscur qui anime en secret les vertigineuses modulations schubertiennes. Visionnaire inégalé, à la puissance plastique souveraine, Murnau peint la condition humaine comme une possession inéluctable des forces de vie par les forces de mort. De Nosferatu à Tabou, la même malédiction ronge la splendeur du monde. Au fatalisme cosmique répond l’oppression sociale qui enserre l’être, l’étouffe dans le filet de la culpabilité. Le moins connu des films réunis dans ce coffret, Fantôme, s’avère exemplaire ; le corps littéralement traversé de visions (une calèche de chevaux spectraux), menacé par des façades sur le point de basculer et des voûtes obscures qui ferment le ciel, le personnage impuissant rêve au lieu de vivre. Mais c’est Tabou, l’ultime opus avant un accident automobile fort à l’image de son créateur, jusque dans ses arrière-plans inavouables, qui renferme le plan murnaldien le plus révélateur dans sa beauté définitive ; le jeune homme nage frénétiquement pour rattraper l’esquif qui lui ravit sa bien-aimée décrétée taboue par le vieil homme. Arrivé à hauteur du bateau, le nageur attrape le cordage salvateur ; d’un geste simple, sans réplique, le vieillard tranche comme les Parques la corde, c’est-à-dire la vie, de l’homme qui va se noyer. Tout est dit du Destin en un plan, en un geste. Le privilège des plus grands est de cristalliser leur poétique.
27Philippe Roger
Coffret Douglas Sirk partie 3 : Mélodrames allemands, Coffret 3 DVD, Carlotta
28Après les grands mélodrames américains de Douglas Sirk et ses comédies mineures, Carlotta rend désormais accessibles ses premiers films. Dans l’Allemagne de Hitler qu’il fuira bientôt pour l’Europe et les Etats-Unis, « Detlel Sierck » livre quelques longs métrages marquants. Etonnent sa capacité à tourner en extérieurs (dans la région du Ruban blanc de Michael Haneke, mais aussi en Australie et à Ténérife) et la variété de son inspiration : il adapte par exemple Les Piliers de la société d’Ibsen (1935), avec Heinrich George, grand acteur de théâtre qui joua sous la direction de Bertolt Brecht.
29Les films de ce coffret ont en commun le dilemme que l’on retrouve dans le grand-œuvre américain : chanteuse de cabaret anglaise du xixe siècle dans Paramatta, bagne de femmes ou touriste suédoise à Porto Rico dans La Habanera, l’héroïne interprétée par Zarah Leander s’illusionne toujours sur son désir avant de devoir choisir entre sa survie et celle de l’homme qu’elle aime. C’est également l’intérêt de son nouveau patron que la domestique du plus beau des films du coffret, La Fille des marais (1935) souhaite préserver en quittant le seul poste qu’elle a pu trouver. Dans cette adaptation d’un récit de Selma Lagerlöf que Viktor Sjöström avait magnifiquement porté à l’écran en 1917, Sirk fait preuve d’un sens plastique saisissant : reflet d’un visage dans le marais dissipé par le jet d’une pierre, couple filmé comme deux ombres sur le sol, anticipant une union qu’il ignore lui-même…
30Charlotte Garson
Allan Dwan : Silver Lode, Passion, Cattle Queen of Montana, Escape to Burma…, Carlotta Films, coffret 5 DVD
31Réunissant la meilleure part de la production des années cinquante du vétéran Allan Dwan (ses films à petit budget pour une RKO en déclin), ce coffret permet de revenir sur son cas. S’il n’est pas le génie proclamé un peu hâtivement par une frange maximaliste de la cinéphilie classique, Dwan n’en demeure pas moins attachant. Quel que soit le scénario qu’il doit porter, il fait preuve de la force de conviction du pionnier ; c’est aussi qu’il a débuté dans la carrière cinématographique avant la Première Guerre mondiale. Le charme de ses westerns tardifs (comme Silver Lode, 1954, ou Tennessee’s Partner, 1955) tient d’ailleurs à leur discret anachronisme, révélateur ; ses personnages entiers, taillés à la serpe, sortent droit du cinéma muet. Simple, sobre et sans détour, le style visuel, sans incidences sonores, poursuit de même un certain esprit du muet. S’il n’est pas un auteur, si à l’inverse d’un John Ford il ignore la résonance métaphysique, Allan Dwan est un artisan intègre, un solide technicien qui a son métier chevillé au corps. Les budgets réduits ne lui font pas peur, car il sait aller à l’essentiel en toute circonstance. Son classicisme préfigure celui d’un Don Siegel, et même d’un Clint Eastwood. Dwan a foi dans le cinéma, un cinéma primitif nourri d’archétypes, plus rêvé que réel : ses films présentent des situations qui s’apparentent toutes plus ou moins à celles du rêve. Si le spectateur accepte leurs conventions, c’est qu’il les ressent teintées des idéaux de l’adolescence. Dwan emporte l’adhésion dans un univers proche de la bande dessinée.
32Philippe Roger