Tetro, de Francis Ford Coppola, film américain (2 h 07), avec Vincent Gallo, Alden Ehrenreich, Maribel Verdu, Klaus Maria Brandauer, Carmen Maura, sortie le 23 décembre
1Une rue de Buenos Aires, de nos jours. Sur un mur, à l’arrière plan, un graffiti dit en substance : « Ne coupe pas la corde qui te relie à ton âme ». Ce slogan pourrait bien être l’exergue à Tetro, le beau mélodrame que Francis Ford Coppola, en noir et blanc et en vidéo numérique, livre après l’étrange voyage dans le temps qu’était L’homme sans âge. Ce sont avant tous les liens familiaux que le jeune Bennie (Alden Ehrenreich, au visage aussi poupin que Leonardo DiCaprio à ses débuts) tente de renouer en rendant visite à son frère Angelo (Vincent Gallo) à la faveur d’une panne du paquebot sur lequel il travaille. Mais son aîné ne l’entend pas de cette oreille : s’il a quitté l’Amérique du Nord quand son cadet était encore enfant, c’est pour fuir un père chef d’orchestre de renommée mondiale qui semble avoir fait de l’ombre à sa propre vocation d’écrivain – il a donc, dans tous les sens du terme « coupé les ponts » avec la famille, la célébrité du nom de son père (Tetrocini), qu’il a tronqué et pris comme pseudonyme. Coppola filme cette relation difficile avec une tendresse qui contrebalance agréablement la sécheresse du noir et blanc numérique : « Qui est Ava Gardner ? », demande le jeune à l’aîné : même les références communes n’existent plus, englouties dans un generation gap... Le trait d’union entre eux a le visage de la compagne espagnole de Tetro – seul personnage féminin fort pour ces demi-frères dont les mères sont respectivement morte et plongée dans le coma depuis de nombreuses années.
2Déchirures familiales, accidents, comas… On voit que même si le réalisateur du Parrain et de Coup de cœur déplace son goût de l’emphase (la saga italo-américaine, la folie d’un Las Vegas reconstruit en studio) dans l’espace réduit de la « petite vie » argentine de Tetro (son deux-pièces et le petit théâtre où il travaille comme éclairagiste), il utilise ce décor minimal pour chauffer à blanc l’intensité dramaturgique. Plus Tetro avance, plus des ruptures dans le récit du quotidien le font chatoyer d’ondulations baroques : tantôt ce sont des flashbacks, tantôt des citations en couleur de l’un des Contes d’Hoffmann de Michael Powell dans lequel la poupée Coppélia est démembrée par les mains des hommes qui se la disputent. Entre récit et mise en scène, Coppola opère une torsion virtuose : plus la couleur et la danse s’imposent comme expressions plastiques du retour du refoulé f(am)ilial, plus le personnage antipathique de Tetro, écrivain raté et colérique, fait l’expérience d’une mise à nu. Epoustouflant de justesse, Vincent Gallo (connu également comme réalisateur de Buffalo 66 et The Brown Bunny) infléchit la dureté de son personnage d’une transparence cristalline. C’est en voyant scintiller le soleil sur les glaciers de Patagonie que, en route vers un festival littéraire où se joue la divulgation de son roman familial, son regard buté semble se transformer insensiblement et sa rudesse, commencer à fondre.
3Trois accidents, deux plâtres, deux Coppélia, deux mères :tissé de rimes et de reprises, Tetro n’évite pas toujours les lourdeurs, notamment dans quelques séquences avec la critique littéraire, autrefois alliée de Tetro, lorsqu’il était un jeune écrivain prometteur (Alone, que Carmen Maura infléchit de l’épaisseur de ses rôles passés chez Pedro Almodovar), ou dans celles, plus humoristiques, qui dépeignent la vie de bohème de la petite troupe de théâtre underground. Qu’importe. Le cinéaste peut naviguer sans peur dans des eaux mélodramatiques, sa retenue formelle lui sert de compas. « Nous formons une famille » : pour en arriver à cette dernière réplique en apparence convenue mais qui résonne avec le graffiti inaugural, Coppola passe par maintes destructions, maints entrelacs, maints démembrements : formée et déformée, la famille a dans son cinéma la lenteur et la massivité des glaciers.
Charlotte Garson
Hadewijch, de Bruno Dumont, film français (1 h 45), avec Julie Sokolowski, Karl Sarafadis, Yassine Salime, dans les salles
4Des visages et des noms. La force du cinéma de Bruno Dumont s’introduit toujours par cet alliage : puissance rentrée et souvent effrayante des premiers, étrangeté toute mythologique des seconds. L’héroïne de ce nouveau film s’appelle Hadewijch, et son visage est admirable. Mais c’est un visage à la fois plus doux et plus complexe, qui sort cette fois-ci du grand réservoir de figures de Dumont. Avant lui les visages se donnaient en un bloc, aride et mutique, où lire en même temps l’animalité et l’expression possible de la grâce. Massifs et volatils, mais en deux temps, selon la dialectique terre/ciel qui prévaut depuis La vie de Jésus : d’abord l’empreinte lourde des corps dans le limon, ensuite l’hypothèse de leur élévation (la lévitation de Pharaon de Winter, au terme de L’humanité). Ici le visage finit bien, et littéralement, illuminé par la grâce, mais avant cela il sera passé par d’infinies variations, à la fois fruste et léger, buté et gracieux. Non plus un visage-bloc refermé sur un mystère (dont le mutisme serait la figuration, reconduite encore sur le visage minéral du Demester de Flandres), mais un visage ceint autour d’énigmes nombreuses et toujours changeantes. En cela, Hadewijch est peut-être le premier véritable personnage de Dumont, c’est-à-dire : le premier occupé autant, sinon plus, à se figurer lui-même qu’à se donner comme le réceptacle où tenir captive la condition humaine.
5Peut-être fallait-il, pour cela, que Dumont fasse de la pente naturellement mystique de son cinéma le sujet d’un film. Celui-ci commence au couvent : Hadewijch est une apprentie religieuse dont la foi extatique inquiète la mère supérieure qui finit par la mettre à la porte, lui conseillant d’éprouver plutôt, dans le monde, l’expression obstinée de son amour pour Dieu. Hadewijch retrouve alors son véritable nom (Céline), et le domicile parisien de ses parents. Son père est diplomate et l’appartement, sur l’île saint Louis, luxueux. C’est une première surprise : que Dumont s’aventure à filmer la capitale et cet appartement cossu, décor doublement étranger à son cinéma. Filmer à Paris l’oblige à délaisser, au moins en partie, le monumentalisme qui y avait court jusqu’ici, et ce changement de dimension est à l’image du film, où Dumont s’essaie à une inédite proximité. La proximité, il n’est question que de ça : Céline/Hadewijch cherche le contact, sa foi est immense, mais il lui manque, pour s’accomplir, un corps, celui du Christ qu’elle ne peut pas toucher. Son drame vient de ce que c’est un amour terrestre qui cherche à s’exprimer dans sa foi. Le plus beau du film est là, dans sa manière étonnamment douce de capturer cette constante hésitation quand se formule, pour Céline, l’hypothèse véritable d’un amour terrestre. Sa quête ensuite la mène vers d’étranges chemins qui lui feront commettre l’irréparable. On retrouve alors quelque chose de plus familier de la part de Dumont, une manière de construire le récit par blocs, dont l’enchaînement arbitraire est à prendre ou à laisser. Comme dans Flandres, cette sécheresse, qui est aussi un schématisme, impressionne en même temps qu’elle flirte avec le grotesque. Reste que la douceur et la finesse neuve dont se pare ici son cinéma lui ouvre des perspectives dont on ne peut que s’enthousiasmer.
Jérôme Momcilovic
Yuki et Nina, d’Hippolyte Girardot et Nobuhiro Suwa, film français (1 h 32), avec Noë Sampy, Arielle Moutel, Tsuyu Shimizu, Hippolyte Girardot, sortie le 9 décembre
6Comment comprendre, et accepter, à neuf ans, que ses parents se séparent ? De cette interrogation simple, Hippolyte Girardot et le réalisateur japonais de H Story et de Un couple parfait, Nobuhiro Suwa, tirent la trame ténue mais touchante d’un film « duel » tourné en duo. Déjà H Story disait la disjonction entre un scénario (celui d’Hiroshima mon amour écrit par Marguerite Duras) et la ville japonaise où une actrice française venait tourner sans trouver ses mots ni sa place dans le décor ; quant à Un couple parfait, il s’imposait avec force comme un traité de la séparation amoureuse en mettant en scène un couple défait, cohabitant tant bien que mal dans une chambre d’hôtel le temps d’un séjour à Paris pour assister à un mariage d’amis. Yuki et Nina font la paire et la défont : non seulement ses héroïnes éponymes sont de grandes copines qui partent souvent en vacances ensemble, mais la dualité définit aussi Yuki, enfant d’un couple mixte. Choyée autant qu’une enfant peut l’être, la petite est renvoyée au « deux » lorsque l’unité parentale se brise et prend la forme très palpable d’une décision de sa mère : retourner vivre dans son Japon natal avec sa fille.
7Dans la relation parents-enfants, le divorce est un moment « délicat » ; cette délicatesse, la directrice de la photographie Josée Deshaies la traduit par des plans larges, aérés. Lorsque la mère annonce à Yuki sa décision, la caméra ne se colle pas derrière leurs épaules, elle les cadre de dos, les laissant s’éloigner tandis que la mère demande timidement « ça va ? ». A d’autres moments, la sobriété cache au creux du plan une image quasi surréelle, comme lorsque les deux fillettes, campant pendant une fugue, allument une lampe de poche sous une tente et apparaissent derrière la toile comme les figurines d’un théâtre d’ombres, en une anticipation de leur égarement dans les bois. C’est de telles trouvailles que le film fait son miel, avec une patience infinie pour les jeux des enfants, leur pensivité, leur rage rentrée et l’arrangement qu’ils construisent, brindille après brindille, pour parvenir à « camper » dans une réalité peu aimable. Il faudra bien, certes, que Yuki, l’enfant bilingue, s’adapte à une nouvelle vie et qu’elle recrée des liens par-delà les frontières. En attendant, les parents si bien intentionnés du film, Hippolyte Girardot, Tsuyu Shimizu et l’étonnante Marilyne Canto (dans le rôle de la mère de Nina, elle-même divorcée) sont finalement mis à l’épreuve dans les actes : malgré leurs discours inspirés d’une franchise toute « françoise-doltienne », ils ne peuvent empêcher que les deux gamines s’évanouissent dans la nature. Façon pour Yuki et Nina de faire leur propre expérience de la perte, d’accomplir une odyssée imaginaire et de la vivre « par les pieds », en découvrant quel arbre cache la forêt.
Charlotte Garson
Le Père de mes enfants, de Mia Hansen-Love, film français (1 h 50), avec Louis-Do de Lencquesaing, Chiara Caselli, Alice de Lencquesaing, Alice Gauthier, sortie le 16 décembre, Prix « Un Certain regard » – Festival de Cannes 2009
8Deuxième long métrage de la jeune cinéaste Mia Hansen-Love (après le remarqué Tout est pardonné, prix Louis Delluc du premier film en 2007), Le Père de mes enfants s’inspire de la vie du producteur de cinéma Humbert Balsan, qui, criblé de dettes, mit fin à ses jours il y a deux ans.
9Producteur passionné, époux aimant et père de trois filles délicieuses, Grégoire Canvel (l’excellent Louis-Do de Lencquensaing que l’on avait découvert en 1991 dans Madame Bovary de Claude Chabrol) a tout pour lui : il a la mèche et l’élégance aristocratiques, mais aussi la simplicité et la décontraction des esprits libres et cultivés. Débordant d’une inlassable énergie qui force l’admiration, Grégoire, à la tête de sa société Moon Films, produit des longs métrages suédois ou coréens improbables, toujours à l’affût d’un talent qui ne demande qu’à éclore, toujours prêt à l’impossible pour défendre l’idée exigeante qu’il se fait du cinéma. Pendu à son téléphone portable, absorbé par son métier même lorsqu’il est à la campagne en famille, Grégoire Canvel passe son temps, pour mener à ses bien ses projets, à négocier tantôt avec un cinéaste russe sur un plateau de tournage, tantôt avec un banquier récalcitrant. Mais sa maison de production est de plus en plus chancelante et l’isolement, l’étouffement du producteur, qui s’est toujours sorti des mauvaises passes, sont cette fois-ci inéluctables.
10Si Le Père de mes enfants est certes un film de plus sur le cinéma, qui fait d’ailleurs parfois songer à La Nuit américaine de Truffaut, il est aussi et surtout une réflexion sur le travail, sur l’aliénation et la schizophrénie qu’il peut créer avec un infini vertige. Sous le regard de la cinéaste, ancienne critique des Cahiers du cinéma, Grégoire Canvel, qui rappelle L’Adversaire d’Emmanuel Carrère (subtilement mis à l’écran par Laurent Cantet), bascule tout à coup dans un désespoir d’autant plus violent qu’il a été puissamment refoulé ; une souffrance d’autant plus profonde qu’elle a été dissimulée et tue. Comme le dit Mia Hansen-Love très justement, « son extraordinaire capacité de refoulement, force de vie, finit par s’inverser en force d’autodestruction ».
11Si le film décrit avec beaucoup de finesse le parcours de cet homme aux abois, ce deuxième long métrage surprend aussi, paradoxalement, par sa légèreté : grâce aux comédiens d’abord, tous d’une justesse ciselée, grâce également à une caméra aimante qui caresse les personnages avec beaucoup de douceur, le film, malgré sa gravité, est très aérien, très apaisé ; la mort de Grégoire Canvel survient en effet au milieu du film, de sorte que Le Père de mes enfants est aussi et surtout l’histoire d’un deuil, la renaissance d’une épouse et de ses trois enfants esseulées, qui se reconstruisent chacune à leur manière et qui prennent peu à peu, à l’instar de l’aînée, Clémence, le rôle principal d’une histoire à venir. Le Père de mes enfants est alors un film sans manières, sans complaisances, où le style ne se voit pas ; un film étrangement serein et lumineux, qui a la beauté des évidences.
Xavier Lardoux
L’Etranger, de Luchino Visconti (d’après le roman d’Albert Camus), film italien, français, algérien (1 h 44), avec Marcello Mastroianni, Anna Karina, Georges Wilson, Bernard Blier, Bruno Crémer, dans les salles
12Du fond d’un couloir, un homme vient vers nous menotté et disparaît dans un bureau. 1903. Né à Alger. Mère décédée. Meursaut… Un autocar vide et, contre la vitre, le même visage, en sueur, somnole. Derrière lui, le port d’Alger, la mer, les collines défilent, il est en amnésie de ce paysage solaire. On connaît l’incipit du roman d’Albert Camus : « Aujourd’hui maman est morte, ou peut-être hier, je ne sais pas. » Visconti parle d’une fidélité à l’« écriture blanche » de l’écrivain. La puissance du cinéma donne au présent ce goût de l’existence qui, se vivant, est déjà achevée. Les couleurs de la ville aperçues dans le film ont la tonalité d’un coucher de soleil que traversent des éclats d’insouciance oubliée et des moments d’obscure solitude.
13A le voir aujourd’hui, le film bénéficie d’une couche temporelle émouvante : Visconti rêvait d’adapter le roman (situé en 1935) dès sa publication en 1942. Il ne le peut qu’en 1967. Le film est médiocrement reçu : adaptation « trop littérale », trop peu « viscontienne ». Pourtant sa force exceptionnelle vient de cette fidélité à un texte important que le cinéaste a su transcrire au delà d’une époque, dans l’Histoire. Alger n’est pas le décor d’une fiction, c’est la matrice et le fond d’une tragédie qui a valeur de mythe, l’inadéquation de l’homme et du monde. En l’étranger s’est effondrée la condition de toute sociabilité. Au seuil de sa porte, un vieux et son chien, tous deux pleins de croûtes, sont liés par une même maladie : la vieillesse. Il y a quelque chose de défunt dans cet univers proche de celui de Mort à Venise.
14Certes, la vie semble ignorer le deuil initial, même si, à la dérobée, les regards interrogent Meursaut sur ce qu’il « devrait éprouver ». A distance, des sensations nous traversent. La fraîcheur de l’eau, la douceur d’un sein de femme, la proximité de la foule qui sort d’un match. A l’arrière plan existe une réalité qui basculera ; dans la quotidienneté des milieux populaires, deux communautés cohabitent en s’ignorant largement, avec une animosité contenue ou distraite, une amitié et une empathie muettes. Ce n’est pas le « souteneur », l’indigène issu d’un cinéma exotique, qui sera le meurtrier, mais le « bel indifférent » d’un cinéma et d’un monde modernes. Un monde sans cause. On attendait Visconti pour la séquence de la plage : celle du meurtre de l’Arabe. Cet instant, telle une météorite, implose dans une étonnante célérité.
15Visconti avait désiré Alain Delon, jeune « Guépard » ou « Samouraï », pour interpréter l’étranger. Il l’a regretté. Pourtant, la sensualité et l’apparente indifférence de Mastroianni rend peut-être le personnage plus troublant ; il incarne une fracture inhabituelle entre la présence des sens et l’absence d’émotion. De ce film aux inoubliables images (Giuseppe Rotunno est le chef opérateur), demeure l’intransigeance d’un homme éperdu d’un désir de vivre que contredit l’absurde mort. Comme le livre, le film est une œuvre essentielle qui pose cette question : « peut-on vraiment aimer la vie et être sans foi ? »
Michelle Humbert
A l’origine, de Xavier Giannoli, film français (2 h 10), dans les salles
16Un escroc sans envergure se fait passer pour le chef de projet d’un chantier de construction autoroutier, abandonné plusieurs années auparavant. Les ouvriers, les pouvoirs publics locaux, que l’arrêt de la construction avait ruinés, voient en lui un homme providentiel… et ce qui n’était destiné qu’à enrichir un petit malfrat devient un projet collectif : mener le chantier à son terme. Récit linéaire, mis en scène sans effets, dialogues sobres, casting superbe, A l’origine pourrait modestement ressembler aux polars français des années 70 et 80 (les films d’Alain Corneau par exemple) : une histoire bien racontée, une mécanique bien huilée. Et pourtant, le film a une dimension plus intéressante et complexe : au-delà de l’argument, Giannoli se concentre sur la richesse humaine de chacun des personnages et sur leurs ambivalences. Il ne s’agit pas là de démontrer que l’escroc devient un homme de bien, et A l’origine n’est pas l’histoire d’une rédemption ; mais chacun des actes des personnages révèle une épaisseur nouvelle dans leur caractère, l’escroc découvre qu’il peut être aimé, la maire voit tomber ses défenses psychologiques avec autant d’inquiétude que de joie. Il est très beau de voir ces personnages se complexifier peu à peu : la longueur des plans que Giannoli leur accorde, quitte à ralentir son action, la façon dont il cadre les visages de très près donnent le sentiment d’un film profondément curieux et respectueux de la nature humaine.
17Antoine Bing
Les chats persans, de Bahman Ghobadi, film iranien (1h 45), sortie le 23 décembre
18« Cette nuit, une femme qui a vu le sourire d’un étranger restera éveillée jusqu’au matin » (chanson)… En Iran, il est interdit de sortir avec un animal domestique. Pourtant, dans l’obscurité des maisons vivent de nombreux chats. Souvent mélomanes, ils « restent des heures devant les amplis ! » Contrairement à ses œuvres précédentes situées au Kurdistan, son pays d’origine, Bahman Ghobadi a tourné Les chats persans à Téhéran. Le prétexte narratif est proche du documentaire : deux jeunes gens veulent créer un groupe de rock et obtenir des papiers pour entreprendre une tournée en Europe. Grâce à eux et à leur guide, nous découvrons une jeunesse résistante et talentueuse mais aussi à la dérive. D’un lieu clandestin à l’autre où l’on joue du blues, du rock ou du rap persan, Téhéran nous apparaît comme une capitale qui n’a rien d’unifié ni de soumis : « Une ville où tout ce que tu vois te provoque », chante le rappeur. Les repérages à moto et les dix-sept jours de tournage sans autorisation ont été une expérience risquée, une épreuve. La police qui interdit certaines musiques est aussi celle qui empêche le tournage des films. Il en découle une forme irrégulière, un assemblage de « tags » visuels et sonores qui rendent compte de ces communautés précaires, qui écrivent en musique l’incertitude de leur existence. De longs clips, souvent très beaux, nous consolent. Les textes des chansons influencent le rythme du film et délivrent une bienfaisante énergie. « La vie est une expérience sans limites, les rêves sont ma réalité », chante cette jeunesse confrontée à une violente intolérance.
19Michelle Humbert
Two Lovers, de James Gray, film américain (1 h 50), DVD Wildbunch Distribution
20Le titre fait craindre une énième romance à l’américaine, mais James Gray n’est pas new-yorkais pour rien. A partir d’une histoire banale – un homme (Joaquin Phoenix) partagé entre deux femmes, la brune Sandra, amoureuse sincère (Vinessa Shaw), et la blonde Michelle, belle égarée (Gwyneth Paltrow) – il signe un film profond et ambigu sur l’essence subjective du désir. On le sait depuis Pascal : le cœur a ses raisons que la raison ignore. Les personnages du film font les frais de cette maxime, chacun désirant avec opiniâtreté ce qui lui est interdit. Notre héros a le regard fixé vers la fenêtre de Michelle, écran de projection de ses fantasmes, sans voir la douce Sandra, pourtant toute proche. Il devra choisir entre les affres de la passion et le confort de l’amour, entre le rêve et la réalité. La fin du film est à cet égard équivoque : mensonge ou réconciliation ? Comble du cynisme ou passage à l’âge adulte – comme le suggère la première scène, semblable à une naissance ? C’est au spectateur de trancher. James Gray se place au niveau de ses personnages et ne met pas de brillant dans l’image. Il assume une forme de simplicité, dans laquelle certains verront peut-être un manque d’inventivité. Il a du moins le mérite de chercher une troisième voie, entre mélodrame et comédie romantique, celle de l’intelligence des émotions. Les compléments du DVD, deux entretiens d’une vingtaine de minutes avec le cinéaste, permettent d’éclairer son parcours.
21Charlotte Renaud
Nicolas Philibert, L’intégrale (jusqu’ici…), Editions Montparnasse, Coffret 9 DVD
22Nicolas Philibert n’est pas seulement l’auteur d’Etre et avoir (2002), connu pour son succès surprise et pour le procès engagé (puis perdu) par son protagoniste. Avec Raymond Depardon, Claire Simon ou encore Denis Gheerbrant, il incarne non pas une école mais une certaine manière documentaire française née après le « cinéma direct » des années 60. La parution en coffret de ses sept longs métrages assortis de courts et d’entretiens permet de repérer ce qu’ont en commun les sujets auxquels il s’est intéressé. A savoir, moins les institutions dans leur fonctionnement (le musée dans La ville Louvre, 1990, la clinique psychiatrique de La Borde dans La Moindre des choses, 1996, l’école, le zoo, l’usine, le théâtre…) que les humains qui la peuplent humblement (les employés qui accrochent les tableaux aux cimaises, les participants de l’atelier-théâtre de La Borde). Ce qui ressort aussi, exemplairement dans Le Pays des sourds (1992), c’est son immense patience, dénuée de toute idée préconçue sur ceux qu’il filme. Son sens du montage lui permet d’éviter tout commentaire (sauf la voix off de Retour en Normandie, 2006, mais elle tient de l’intime) tout en ne renonçant pas à créer un dispositif. L’inédit du coffret, Nénette (2009) disjoint par exemple avec bonheur le son et l’image : de longs plans sur le vieux orang-outang femelle du Jardin des Plantes sont scandés par les remarques hors-champ des visiteurs, émerveillés par la proximité singe-humain. Mais Nénette reste muette, prisonnière de son animalité – l’élégie, chez Philibert, n’est jamais loin, et le vivre-ensemble utopique d’Etre et avoir a la saveur d’un paradis perdu.
23Charlotte Garson
Gaumont, le cinéma premier (1907-1916), Volume 2 : Emile Cohl, Jean Durand, l’école des Buttes Chaumont, Gaumont, coffret 6 DVD
24On doit saluer le travail des archivistes, qui permet de redécouvrir aujourd’hui le cinéma français d’il y a un siècle, dans des conditions correctes de respect des copies et d’identification des sources. Le point fort de cette anthologie est l’intégrale de ce qui nous reste de l’œuvre d’Emile Cohl, le premier maître du cinéma d’animation. D’un trait de génie, Cohl unit le passé et l’avenir de son art, entre la fantasmagorie poétique du précinéma et l’audace visionnaire d’un McLaren. Nourri d’esprit d’enfance, son sens de la métamorphose part d’une approche tactile du monde ; il pense avec ses mains — qui dessinent mais aussi manipulent des objets en trois dimensions. Qu’il opère dans la satire ou la rêverie variée, ses œuvres en forme de fables portent toujours en elles une dimension morale. Un auteur essentiel. On n’en dira pas autant de Jean Durand, responsable prolifique de bandes assez indigestes qui déclinent jusqu’à plus soif la mise en pièces du monde, en un fastidieux jeu de massacre visuel par trop systématique, servi par des comédiens au registre limité. Curiosités, ses westerns camarguais sont davantage regardables. Quant aux passionnants DVD consacrés à l’école dite des Buttes Chaumont, ils permettent d’apprécier la richesse et la diversité des cinéastes d’alors : un ambitieux Georges-André Lacroix, un original René Le Somptier, un splendide Henri Fescourt et surtout un incroyable Gaston Ravel : son film Des pieds et des mains (1915), qui ne montre de ses personnages que ce que le titre indique, est tout simplement une révélation.
25Philippe Roger
Roberto Rossellini : Blaise Pascal, Descartes, Augustin d’Hippone, L’Age de Cosme de Médicis, Carlotta Films, coffret 5 DVD
26Des œuvres aussi rares qu’essentielles ; à la fin de sa vie, Roberto Rossellini entreprit de bâtir une sorte d’encyclopédie historique pour la télévision italienne des années soixante-dix, dédiée aux grandes figures de la pensée : le père du néoréalisme rêvait d’une télévision didactique, conçue comme accomplissement du cinéma. C’est peu de dire qu’un tel projet, politique au sens noble, doit être aujourd’hui divulgué, repris, médité : une telle démarche radicale est une chance à saisir pour notre temps. Pascal et Descartes viennent former, avec le Louis XIV de 1967, un puissant triptyque consacré au dix-septième siècle français. Blaise Pascal (1972) est le film le plus réussi, peut-être parce que le philosophe a les traits d’un Pierre Arditi aussi juvénile que convaincant. Puis, la figure de Pascal convient bien à un cinéaste conjuguant science et foi, un créateur incarné féru d’abstraction, un matérialiste spiritualiste. Il est saisissant de voir ainsi la pensée filmée comme une action ; l’outil premier, l’instrument de prédilection du cinéaste est un zoom qu’il commande à distance, recadrant à volonté ses plans séquence – manière admirable de rendre sensible le mouvement de sa conscience, dans le présent du tournage ; pour Rossellini, le passé, qui conditionne le présent, est lui-même un présent à explorer. C’est ce même sentiment de présent qui justifie l’emploi paradoxal de musiques sourdement contemporaines pour accompagner ces traversées historiques, suggérant le cours mystérieux du fleuve de l’Histoire, qui toujours avance au présent.
27Philippe Roger