Études 2009/10 Tome 411

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Article de revue

La réforme pénale : un tournant du quinquennat ?

Pages 319 à 329

Notes

  • [1]
    Comité de réflexion sur la justice pénale (dit « Comité Léger ») crée par le Président de la République le 13 octobre 2008 sous la présidence de Philippe Léger, avocat général.
  • [2]
    Cette commission, créée par Pierre Arpaillange en 1988, ministre de la Justice du gouvernement Rocard, et présidée par Mireille Delmas-Marty, avait préconisé une redistribution des pouvoirs au profit du parquet et de la défense, impliquant une transformation profonde du rôle du juge d’instruction.
  • [3]
    Discours du Président de la République (audience solennelle de début d’année de la Cour de cassation),7 janvier 2009.
  • [4]
    Extrait du discours de Nicolas Sarkozy devant le Parlement réuni en Congrès le 22 juin 2009.
  • [5]
    Extrait d’un entretien avec D. Olivennes et M. Labro, Le Nouvel Observateur, 2-8 juillet 2009 [Je souligne].
  • [6]
    8e proposition du rapport intitulée « Un président arbitre du débat judiciaire ».
  • [7]
    On distingue en droit pénal le « modèle inquisitoire » où le juge a un rôle actif dans l’enquête, du « modèle accusatoire » où le procès est une lutte entre l’accusation et la défense arbitrée par le juge.
  • [8]
    Entretien avec Marc Robert, Alain Salles, Le Monde,8 juillet 2009.
  • [9]
    C’est l’affaire Medvedyev c/France du 10 juillet 2008 renvoyée devant la grande chambre.
  • [10]
    La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, adoptée à une voix de majorité par le Congrès réuni à Versailles, donne le droit aux citoyens de demander un référendum d’initiative populaire, de questionner le Conseil constitutionnel par l’intermédiaire des tribunaux, de porter leurs plaintes devant le CSM et de saisir un Défenseur des droits.
  • [11]
    Commission d’enquête parlementaire (dite commission d’Outreau) mandatée en décembre 2005 pour analyser les causes des dysfonctionnements de la justice dans le déroulement de l’affaire d’Outreau. CD Rom, juin 2006, p. 224.
English version

1Qui a dit que les juristes n’avaient aucune imagination ? A lire le pré-rapport du « Comité Léger » [1], la question paraît saugrenue tant l’audace est affichée. Ce bref document propose un changement majeur de notre procédure pénale, une ambition qui évoque le dernier grand rapport de la commission « Justice pénale et droits de l’homme » publié en 1990 [2]. Au delà de la suppression du juge d’instruction, il tranche sur des lois qui continuent imperturbablement de durcir notre arsenal répressif depuis plusieurs années. Ce changement fait écho à une inflexion récente du discours du Président de la République prononcé à la Cour de cassation le 7 janvier dernier. Ne voulait-il pas créer un « habeas corpus à la française », en finir avec « le culte de l’aveu » tout en osant parler de « pouvoir judiciaire » ? Ce qui est peut-être un tournant du quinquennat ne doit pas masquer un paradoxe : peut-on en même temps vouloir une législation sécuritaire – pas moins de 18 lois pénales se sont succédées depuis 2001 – et un authentique pouvoir judiciaire doté d’une procédure pénale plus contradictoire ? Le discours du Président a le mérite de pousser jusqu’au bout une inspiration libérale même si elle est lourde d’ambiguïtés.

L’inflexion du discours politique

2Du discours de Nicolas Sarkozy, seule l’annonce de la suppression du juge d’instruction est généralement retenue. Il s’ouvre pourtant par une reconnaissance inattendue du pouvoir judiciaire : « J’entends que mon propos soit au delà des termes convenus un moment de vrai dialogue entre deux des trois pouvoirs nécessaires à l’équilibre de la démocratie : le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Oui, le mot est lâché. J’ai dit pouvoir judiciaire. Je n’ignore pas bien sûr que les pères fondateurs de notre Ve République ont veillé à ne retenir dans notre constitution que le vocable “autorité judiciaire”. [3] » On est loin de l’appel, si souvent entendu dans un passé récent, à « responsabiliser » et à « faire payer » les juges pour les fautes commises. Est-ce seulement un hommage destiné à atténuer la fin annoncée du juge d’instruction ? On peut l’imaginer, d’autant que devant le Congrès de Versailles, le Président réaffirme que la sécurité est sa priorité. « Comment peut-on parler de justice quand il y a 82 000 peines non exécutées parce qu’il n’y a pas assez de place dans les prisons ? [4] » Le système judiciaire est ici à nouveau accusé d’inconséquence. Sa mission sécuritaire vise à donner à l’inflation carcérale les moyens de son développement. Cette priorité est cette fois justifiée par le scandale de l’état des prisons. Tel est, soutenu par sa propre indignation, le discours d’un Etat de sécurité répondant à des critères de simple décence.

3Pourtant, lors d’un entretien récent, le souci de l’Etat de droit est remis au premier plan par Nicolas Sarkozy. « Il faut mettre en place l’habeas corpus à la française. Ce sera une révolution… J’ajouterai que pour ma part, je suis prêt à discuter de l’indépendance du parquet. Le parquet doit obéir à sa hiérarchie dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique pénale. Mais je vous rassure tout de suite, dans le cadre de son action d’enquête, le parquet doit être totalement libre. Nous ferons des propositions. [5] »

4La porte est ouverte à une réforme profonde, à laquelle « le comité Léger » va s’employer. Son rapport ouvre avec intrépidité un double front. Dans la phase dite préparatoire (l’instruction) du procès pénal, il concentre ses critiques sur le juge d’instruction : impossibilité de poursuivre un système où il cumulerait les pouvoirs (juge et enquêteur), faible « plus value » de son intervention, insuffisances de la réforme de 2007 qui suivit l’affaire d’Outreau. Il propose curieusement de transposer ce pouvoir d’enquête « à charge et à décharge » au procureur de la République en feignant d’ignorer qu’il déplace simplement le problème. Voilà qu’on déporte vers le parquet une confusion décisionnelle critiquée chez le juge d’instruction comme si, par magie, celle-ci disparaissait en changeant de main ! Plus grave encore, ni le rattachement de la police judiciaire au juge, ni l’évolution du parquet vers plus d’indépendance ne sont abordés. Seule une instance, encore imaginée – le juge de l’enquête et des libertés – se prononcera sur les atteintes aux libertés (détention provisoire, perquisition, écoutes téléphoniques…). En sorte que face à une défense forcément inégale, se place un parquet hiérarchisé, autorité de poursuite, disposant des moyens de la police et, désormais, unique directeur d’enquête. Le redéploiement des pouvoirs du juge d’instruction profite nettement à deux instances puissantes et liées statutairement au pouvoir exécutif : la police et le parquet.

5Ce fait inquiétant sera-t-il compensé par le renforcement des droits de la défense ? Pour affirmer le caractère « contradictoire » de la procédure, il est prévu une intervention plus complète de l’avocat pendant la garde à vue, mais en même temps une « retenue judiciaire » de six heures qui élargit les compétences de la police. Point positif longtemps attendu depuis l’affaire d’Outreau : la réduction des « délais butoirs » à la détention provisoire (6 mois quand la peine est de 5 ans, voire même sa suppression quand la peine encourue est inférieure à 5 ans). Est-ce là l’habeas corpus attendu ? C’est en tout cas un pas dans la bonne direction.

6Cette impression mitigée est renforcée par la réforme envisagée de la procédure criminelle de la cour d’assises, qui forme le second volet du rapport Léger. Cette fois, c’est le pouvoir du président de la cour d’assises qui est visé. Il se voit amputé de deux de ses pouvoirs : l’instruction à l’audience et la direction des débats. Le but est là encore de donner un caractère plus contradictoire à la procédure. Dorénavant, le président ne pourra ni diriger les débats confiés aux parties (défense et accusation), ni instruire, c’est-à-dire interroger lui-même. On songe bien sûr à la cross examination du procès anglo-américain, où le témoin est interrogé alternativement par les avocats des deux parties sous l’œil d’un juge arbitre. Une phrase est significative de cette marginalisation voulue du président : « A l’issue de cet interrogatoire, le président pourra à son tour poser des questions complémentaires qui lui apparaîtront utiles. [6] » Cette limitation à un rôle de simple arbitre conduit à le recentrer sur sa fonction de juge partagée avec le jury.

7Arbitre, vraiment ? A bien lire le rapport, le président conserve la connaissance du dossier, dirige l’ordre des auditions, peut ordonner des suppléments d’information… Il est en tout cas un arbitre singulièrement actif. L’ambiguïté de la réforme proposée est qu’elle perpétue les valeurs du système inquisitoire dans un modèle formellement contradictoire. Elle peine à trouver un nouveau vocabulaire. La présence de la sempiternelle « manifestation de la vérité », le maintien de « l’intime conviction » et d’une instruction « à charge et à décharge » montre bien qu’on ne sort pas de l’esprit d’un modèle inquisitoire [7]. Or, le vocabulaire du modèle contradictoire est plus proche d’une culture de la preuve : le procès met en compétition deux thèses placées à égalité face au juge qui choisit celle qui produit la preuve la plus convaincante. Rien de comparable avec un juge souverain dans sa recherche de la vérité.

8Deux acteurs récupèrent les pouvoirs retirés au président : la défense et le parquet qui devront organiser les débats. Ce déplacement implique une durée accrue des procédures, ce qui amène ce rapport à préconiser une légalisation de la correctionnalisation et l’instauration du plaider coupable au criminel. Une fois la culpabilité reconnue, le procès sera limité au débat sur la peine. Quant à la « modernisation » de la cour d’assises, elle tient en deux points principaux brièvement évoqués : en première instance, un tribunal criminel avec un petit nombre de jurés et une obligation de motiver les décisions.

Le discours et les actes

9Ces propositions, libérales dans leurs intentions, tranchent avec les actes posés dans les faits. Il est difficile d’ignorer que ce discours de la réforme coexiste avec un usage de plus en plus répressif de la justice pénale. La tendance lourde n’est pas à l’indépendance des institutions mais au resserrement de leur contrôle et à l’efficacité de la lutte contre le crime. C’est ce que les anglo-saxons appellent le crime control (le contrôle du crime) dont la police et le parquet sont les instruments privilégiés, à l’opposé du due process (le respect du droit).

10L’indépendance des procureurs ? Regardons la situation du procureur général de Riom, qui vient de dénoncer dans les colonnes du Monde sa « mutation arbitraire » : elle témoigne que ces dernières années, le pouvoir exécutif dirige de très près les nominations et les révocations de ces magistrats [8]. Si un procureur général peut être ainsi évincé sans raison, quelles garanties auront les juges de ne pas subir de pression ? Comment parler d’une justice indépendante et impartiale ? N’oublions pas que les parquets offrent désormais les réponses quasi juridictionnelles à la délinquance (songeons au plaider coupable) et qu’ils ont un rôle de garantie des libertés individuelles, notamment dans le contrôle des gardes à vue. Si un jour ils disposent du monopole des instructions sans indépendance statutaire (ce que ne semble pas envisager le gouvernement), le recul de l’Etat de droit sera flagrant. La Cour européenne des droits de l’homme vient de dénier au procureur français la qualité d’autorité judiciaire, dès lors qu’il lui manque l’indépendance au regard de l’exécutif [9]. Dans notre pays, il suffit qu’une affaire soit « signalée » pour qu’un magistrat sache aussitôt que son sort est suspendu au cours de son enquête. Est-ce là le « pouvoir judiciaire » digne d’une démocratie évoqué par le Président ? Est-ce là ce parquet « totalement libre » qu’il appelle de ses vœux dans l’entretien au Nouvel Observateur ?

11Sans doute pour une part la réforme constitutionnelle en cours est-elle inspirée par le souci de renforcer l’Etat de droit [10]. Le Conseil constitutionnel devrait être saisi par question préjudicielle dès lors qu’une question de conformité de la loi à la Constitution se pose devant les tribunaux. Les citoyens auront pour la première fois dans notre pays la possibilité de contester la loi si elle bafoue leurs droits constitutionnels. Mais pourquoi filtrer les requêtes destinées au Conseil par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat ? Le risque est réel de ralentir les procédures, de brider l’autonomie du Conseil constitutionnel et, au bout du compte, de faire échec à la réforme.

12Notre Conseil supérieur de la magistrature (CSM) vit lui aussi l’heure d’un vrai changement, en devenant l’organe de régulation de l’autorité judiciaire. Il vient d’être doté d’une nouvelle composition qui garantit à la fois une certaine impartialité au regard du politique (le chef de l’Etat ne le préside plus) et de la profession elle-même (une majorité de non magistrats le compose). Il devra aussi désormais traiter les plaintes des justiciables. Mais là encore, la réalité envoie des messages contraires : dans la majorité des cas, pour les nominations des procureurs, l’avis négatif du CSM n’est guère respecté : en 2006, sur 10 avis défavorables, 9 n’ont pas été suivis (en 2007, sur 14, 9 ne l’ont pas été). Quand cesseront ces querelles entre l’exécutif et le judiciaire ? On se souvient que Vincent Auriol, qui voulait doter le CSM de sa pleine autonomie après la guerre (conformément à la constitution de 1946), s’est heurté aux puissantes directions du ministère de la Justice. Le CSM pourra t-il un jour acquérir sa pleine autonomie, à l’instar de ses homologues européens ?

13Une procédure pénale orientée par les droits de la défense peut-elle être une garantie pour les libertés ? On ne peut continuer à tenir ce discours quand les peines planchers et les lois sur la récidive sont un carburant qui fait flamber les courtes peines, les plus désocialisantes, dans les prisons françaises. Pour les plus pauvres, les droits de la défense sont hors d’atteinte. A dix jours des élections européennes, Nicolas Sarkozy a déclaré la guerre aux violences en milieu scolaire : fouille des cartables, multiplication des portiques, appel à des réservistes… On ne peut pas souhaiter un meilleur équilibre du procès pénal et souffler sans cesse sur les braises hautement inflammables. En 2008, on comptait 577 866 personnes placées en garde à vue, soit 1 % de la population française. En huit ans, le nombre de gardés à vue a progressé de plus de 50 %. Actuellement, cette politique est devenue schizophrénique : d’un côté, les lois pénales votées ces dernières années remplissent toujours plus nos prisons (on est passé de 60 403 détenus en janvier 2007 à 66 178 en janvier 2009), de l’autre, nous tentons, sans y parvenir, de trouver des solutions non carcérales pour les peines de moins d’un an faute de moyens.

14Mais surtout, le grand perdant de cette réforme est la victime. Vers qui va-t-elle se tourner en l’absence du juge d’instruction ? Un recours gracieux devant un procureur général en cas de classement sans suite ne pèse pas bien lourd. Comment comprendre une proposition du Comité Léger qui est de « renforcer les droits des parties civiles dans la phase de jugement » alors qu’il y est fait une critique sévère du droit d’appel des parties civiles ? Comment le comprendre dès lors que le Président de la République s’est proclamé maintes fois du côté des victimes ? La discordance est flagrante entre les lois répressives sans cesse justifiées par la cause des victimes et un rapport Léger plus en phase sur ce point avec les professions qu’avec le discours politique.

15Ce rapport veut paradoxalement rendre hommage aux victimes tout en les maintenant à distance. Or, la demande de la victime est en contradiction avec la philosophie même de ce rapport. Elle exige « la » vérité d’une instance insoupçonnable alors que celle-ci sera confiée à des instances (le parquet, la police) sans aucune garantie d’indépendance. Elle aspire à être « reconnue », mais comment y parvenir avec le développement des procédures rapides ? Elle souhaite une réparation symbolique alors que le développement du plaider coupable implique l’effacement de l’audience, où la confrontation individualisée peut avoir un effet réparateur. Comment imaginer qu’une justice sans audience et sans souci de la vérité puisse satisfaire les victimes dont on sait l’omniprésence dans notre imaginaire démocratique ?

La singularité de la réforme française

16La particularité de la réforme française est unique en Europe. Notre pays a longtemps différé ces réformes tant les pesanteurs culturelles subsistent, tant les rendez-vous manqués sont nombreux. Il lui faut à la fois rééquilibrer la procédure pénale et créer un pouvoir judiciaire inédit dans notre pays qui n’a jamais voulu une réelle séparation des pouvoirs. L’Italie et l’Allemagne ont fait le choix d’un rééquilibrage de ce type, mais le pouvoir judiciaire y est reconnu de longue date et ses moyens lui donnent une réelle autonomie. Une instruction confiée au parquet dans un pays qui n’a pas de pouvoir judiciaire digne de ce nom serait un recul pour la démocratie au moins pour deux raisons : la dépendance du parquet et celle de la police. Tant qu’on n’aura pas desserré le lien de ces deux institutions avec le pouvoir exécutif, l’indépendance des enquêtes dans les affaires les plus sensibles sera un leurre. En somme, comme le rapport du comité Léger est allé jusqu’au bout d’une déconstruction procédurale, Nicolas Sarkozy doit approfondir sa réflexion libérale. L’hétérogénéité des faits par rapport au discours vient de ce qu’ils sont enracinés dans une culture politique. Les rôles ne peuvent être effectivement distribués sans prendre en compte la dimension culturelle du système judiciaire.

17Dans le schéma proposé, le risque est double : face à deux acteurs éprouvés du crime control (parquet et police) de quel poids pèseront un acteur imaginé (le juge de l’enquête et des libertés) et un autre au rôle inédit (l’avocat) ? Le rôle de l’avocat est central dans ce nouveau schéma, mais notre culture lui tourne le dos. Professionnel de la parole, éloigné d’un travail d’investigation qui est l’apanage de la police, il ne peut à lui seul incarner l’égalité des armes. L’inégalité devant la justice se posera avec d’autant plus d’acuité. Il ne suffit pas d’affirmer l’exigence d’une procédure contradictoire. Il n’existe pas dans notre pays l’équivalent d’un service public de la défense pénale comme l’est, par exemple, le budget du bureau de la défense à la Cour pénale internationale. Dans une profession libérale soumise à une concurrence accrue à l’ère de la mondialisation, les inégalités ne peuvent que se creuser sans une aide publique substantielle.

18Quant au juge de l’instruction, présumé garant des libertés, il devrait méditer ce que la commission dite d’Outreau avait dit de son frère jumeau, le juge de la liberté et de la détention (le JLD), crée par la loi Guigou du 15 juin 2000 pour exercer le pouvoir de mettre en détention provisoire. Elle a souligné à quel point il n’est que l’apparence d’une garantie. La logique du processus décisionnel ne cesse de se perpétuer malgré cette division du pouvoir. Décrit comme un « spectateur épisodique du dossier », aux interventions ponctuelles et sans prise sur la réalité, ce juge mène un débat tronqué et artificiel [11]. Un tel système conduit de fait à la confirmation du dossier d’accusation. Là où d’autres systèmes répartissent le même rôle entre deux acteurs (l’accusation et la défense), dans un système inquisitoire un seul les concentre. Un juge arbitre – l’affaire d’Outreau l’a montré – ne ferait nullement obstacle, bien au contraire, à la puissance systémique des effets de confirmation.

19Ce nouveau juge de l’instruction (quelle que soit sa dénomination) sera isolé, en bout de chaîne, incapable de mesurer les dossiers complexes que le parquet aura le temps de maîtriser. L’un est dans la continuité et l’efficacité. L’autre sera dans la discontinuité et l’intermittence. Sollicité ponctuellement, ce juge n’aura qu’une vision fragmentaire et superficielle des affaires. Il devra travailler selon le rythme du directeur d’enquête, à l’inverse du juge d’instruction qui connaît le dossier et peut exercer un contrôle opérationnel sur la police judiciaire.

20La déconstruction voulue par nos réformateurs doit mesurer ses conséquences sur les libertés et l’équilibre des pouvoirs. Dans notre pays, la défense de la société par l’Etat est très ancrée dans l’histoire, alors que la reconnaissance des droits individuels progresse par à coups. Elle s’est constituée après les moments les plus violents de notre histoire politique dans les années 1789, après la Seconde Guerre mondiale, puis au début de la Ve République. Le principe de légalité est sa garantie immuable, la présomption d’innocence son idéal, le procès équitable son horizon éthique. Pour obtenir la modération de l’Etat répressif, pour être effectifs, ces droits ont besoin d’un pouvoir judiciaire indépendant. Le système judiciaire est le gouvernail de la démocratie libérale. Pris dans une tension entre la nécessité de défendre la société et de retenir la puissance d’agir, il doit tenir fermement le cap.

21Voilà pourquoi le texte pénal se déchire sans cesse, toujours instable, pris dans une contingence essentielle, spécialement dans les périodes électorales. Sa matière première est la violence, son ressort est l’émotion collective, son danger est l’excès de violence en réponse. Les règles de la procédure pénale dans une démocratie libérale cherchent sans cesse un équilibre, exercent un effet modérateur, stabilisant. Terre difficile à atteindre dans des sociétés démocratiques sans institutions crédibilisées par la pratique et l’expérience.

L’avenir du « pouvoir judiciaire »

22Le danger de cette réforme est de porter atteinte au pouvoir judiciaire de fait que représente la figure du juge d’instruction et, au-delà, à celle du juge. Ce pouvoir n’a certes jamais été reconnu constitutionnellement dans notre pays – le discours du 7 janvier y fait allusion – mais il a de profondes racines culturelles. Il faut l’appréhender moins dans son statut que dans sa culture et sa généalogie. Depuis le Moyen Age, le juge dans la tradition du droit européen est chargé de dire le droit. A l’inverse des systèmes de common law où le juge se borne à guider le jury dans sa décision, « l’office » du juge français (le mot montre ses origines sacrées) est de dire la vérité. Ce que l’on retrouve dans l’obligation de chercher « la manifestation de la vérité » et dans la notion d’intime conviction dans le modèle inquisitoire. Juger dans ce système est une façon de peser sur le réel, de l’infléchir dans le sens voulu, d’incarner l’intérêt général. Pour agir efficacement, il faut disposer d’un pouvoir appuyé sur une continuité d’intervention et de moyens.

23Le magistrat est le pivot du système. A l’audience par exemple, il enquête, préside les débats, conduit le délibéré et juge sur la culpabilité et sur la peine avec le jury. Certes son nom peut changer – juge d’instruction, juge des enfants, président des assises – mais c’est au fond toujours la même concentration des pouvoirs entre les mêmes mains au nom de l’intérêt général. Ce pouvoir est nourri par une capacité d’agir dans la continuité. Il est à l’opposé d’un juge arbitre au rôle discontinu et distancié. Plus encore que dans la décision elle-même au caractère diffus, c’est dans ce processus décisionnel que gît le pouvoir judiciaire.

24Toute l’histoire de la justice, depuis au moins deux siècles, est traversée par une défiance des pouvoirs politiques à son égard. L’Empire puis la République se sont affirmés contre les juges en divisant leurs compétences, en les soumettant à la loi et à leur ministre de tutelle. L’inquisiteur est placé sous surveillance. Il sera d’autant plus dur à l’égard du crime qu’il sera sous contrôle. La solution napoléonienne consistant à faire de ces juges puissants des fonctionnaires dévoués à l’application de la loi n’a jamais été remise en cause par les régimes suivants. Juger résultera, au moins formellement, d’une stricte application de la loi exercée par des fonctionnaires hiérarchisés. Ainsi tenus, ces juges puissants ne peuvent ni jouer un rôle politique, ni prétendre être des contrepouvoirs.

25Qui aurait pu croire que dans les années 1990, l’action des juges d’instruction allait briser ce schéma ? De fait, en ne craignant plus de juger les puissants, en affrontant le pouvoir politique, ils ont, en quelque sorte, réactivé les ressorts culturels du pouvoir judiciaire. Ils ont rendu lisibles la séparation entre le judiciaire et l’exécutif. Il ont fait apparaître une scène démocratique inédite où la responsabilité des dirigeants rencontre l’égalité devant la loi. Ce n’est pas un hasard si ce réveil coïncide avec une crise morale de l’Etat, affaibli par la corruption politique. Nul ne pouvait prévoir que la tutelle politique sur la justice, en se relâchant, libèrerait un pouvoir invisible parce qu’enchaîné.

26Le préalable d’une réforme de la justice en France est la reconnaissance de la réalité du pouvoir judiciaire. Si la rénovation du CSM, organe de régulation de ce pouvoir, va dans le bon sens, la suppression du juge d’instruction irait en sens contraire. Comment concevoir qu’un parquet composé selon des profils de carrière et des choix relevant du seul ministère de la Justice puisse subitement devenir indépendant ? Comment imaginer qu’une indépendance réelle surgisse d’un système fondé sur la loyauté hiérarchique ? Le volontarisme politique ne peut à lui seul créer les conditions d’un nouvel équilibre démocratique. Un bon rythme de réforme serait de mettre en harmonie les temporalités discordantes du discours politique, des cultures professionnelles et de la société civile. Ce qui suppose d’instaurer un temps long qui mette en œuvre un rééquilibrage de cette ampleur si souvent différé dans le passé.

27Si demain le parquet retrouve un peu plus d’indépendance, s’il assure l’unité des enquêtes, s’il s’instruit à son tour « à charge et à décharge », le juge d’instruction disparaîtra peut-être formellement mais sa fonction demeurera. Les garanties espérées seront de pure façade. Le pouvoir judiciaire restera dans la clandestinité. Pire encore : déplacé, il sera sans doute plus contrôlé. Il sera incontestablement amoindri par cette permutation. Une fois de plus dans sa longue histoire, il avancera masqué.

Notes

  • [1]
    Comité de réflexion sur la justice pénale (dit « Comité Léger ») crée par le Président de la République le 13 octobre 2008 sous la présidence de Philippe Léger, avocat général.
  • [2]
    Cette commission, créée par Pierre Arpaillange en 1988, ministre de la Justice du gouvernement Rocard, et présidée par Mireille Delmas-Marty, avait préconisé une redistribution des pouvoirs au profit du parquet et de la défense, impliquant une transformation profonde du rôle du juge d’instruction.
  • [3]
    Discours du Président de la République (audience solennelle de début d’année de la Cour de cassation),7 janvier 2009.
  • [4]
    Extrait du discours de Nicolas Sarkozy devant le Parlement réuni en Congrès le 22 juin 2009.
  • [5]
    Extrait d’un entretien avec D. Olivennes et M. Labro, Le Nouvel Observateur, 2-8 juillet 2009 [Je souligne].
  • [6]
    8e proposition du rapport intitulée « Un président arbitre du débat judiciaire ».
  • [7]
    On distingue en droit pénal le « modèle inquisitoire » où le juge a un rôle actif dans l’enquête, du « modèle accusatoire » où le procès est une lutte entre l’accusation et la défense arbitrée par le juge.
  • [8]
    Entretien avec Marc Robert, Alain Salles, Le Monde,8 juillet 2009.
  • [9]
    C’est l’affaire Medvedyev c/France du 10 juillet 2008 renvoyée devant la grande chambre.
  • [10]
    La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, adoptée à une voix de majorité par le Congrès réuni à Versailles, donne le droit aux citoyens de demander un référendum d’initiative populaire, de questionner le Conseil constitutionnel par l’intermédiaire des tribunaux, de porter leurs plaintes devant le CSM et de saisir un Défenseur des droits.
  • [11]
    Commission d’enquête parlementaire (dite commission d’Outreau) mandatée en décembre 2005 pour analyser les causes des dysfonctionnements de la justice dans le déroulement de l’affaire d’Outreau. CD Rom, juin 2006, p. 224.
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